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Rythmes & cycles, partie 2 : L’Aventurier du Temps perdu

par Mai 6, 2017Le Serpent à Plumes4 commentaires

J’ai un problème avec le Temps.

Vous l’avez sans doute compris depuis mon premier article sur le sujet, celui sur le voyage dans le temps. Votre impression aura été confirmée par mon deuxième article, celui sur la perception du temps dans notre société.

Mais il est temps (!) d’aller plus loin en parlant de ma propre perception, de mes propres interrogations, de mes propres paradoxes temporels.

Et peut-être qu’il se dégagera de tout cela une solution pour moi-même. Une solution pour enfin apprivoiser cette bête étrange qu’est le Temps. Une bestiole étonnante qui ne cesse de m’intriguer et que j’aimerais tant, à défaut de la dompter, pouvoir amadouer, ou au moins avec laquelle j’aimerais mieux parler.

La mesure de la frustration humaine

J’ai récemment achevé de traverser une période de ce que j’appelle le « temps contracté ». Ce Temps où la somme des choses que nous devons accomplir pour notre simple survie dans la société est tellement élevée que le temps qui nous est imparti pour vivre, simplement vivre, semble se rétrécir à vue d’œil.

Les contraintes de l’existence moderne se combinent à celles de l’existence tout court pour nous submerger et faire paraître les heures comme des secondes qui filent entre nos doigts.

Papiers à remplir et à envoyer aux diverses administrations, en plusieurs exemplaires et avec des informations qui se recoupent sans jamais être totalement les mêmes, relances diverses et variées des différents interlocuteurs qui n’ont pas effectué leurs tâches car eux-mêmes en permanence plongés dans leur propre « temps contracté », tâches incompressibles nécessitées par notre rôle dans la société (notre travail), déplacements inévitables car nous vivons dans un espace sans cesse croissant qui malgré les progrès de nos moyens mécaniques ne peut être traversé instantanément, responsabilisées diverses inhérentes à nos différentes fonctions annexes ou centrales dans le monde (parent, enfant, conjoint, membre d’un groupe d’amis, membre d’une association, membre impliqué dans la vie de la cité), contingences physiologiques (le sommeil, en premier lieu)…

C’est la vie, me direz-vous. Et vous aurez raison.

Mais suis-je vraiment le seul à me sentir comme emprisonné par l’enchaînement implacable des tâches et des contingences ? Suis-je vraiment le seul à aspirer à ce que ce rythme ralentisse ? Suis-je le seul à me prendre à rêver d’une suspension du temps ? Suis-je le seul à trouver que le sablier du professeur Slughorn serait une merveilleuse invention ?

C’est que même sans penser une seule seconde à la finitude de notre existence et à sa conclusion inévitable, donc en évacuant d’emblée toute angoisse métaphysique de l’après-vie ou toute interrogation philosophique sur le sens de la vie, j’ai eu l’impression de me noyer moi-même dans l’infinité des choses que je devais faire, en me demandant si la proportion des choses que je souhaitais faire était vraiment satisfaisante.

Il y a tant de choses à faire pour simplement exister dans notre monde, que j’ai l’impression qu’elles dévorent littéralement le temps imparti aux choses que j’aurais envie de faire pour vivre pleinement le Temps que l’on m’a accordé dans cette vie.

Et chacune de ces choses, qu’elle soit une contrainte ou un choix, exige du temps, exige une durée, exige une attention, exige une disponibilité.

Étant un être fini, et non un être éternel, la somme de mes accomplissements est elle aussi finie.

Nous devons faire des choix. C’est l’une des vérités premières de l’existence.

J’ai fait des choix. Et ces choix ont pris leur dîme temporelle.

Changer de lieu d’exercice, même pour quelques centaines de mètres, même pour une liberté accrue et un confort supérieur, même pour m’affranchir de règles iniques et retrouver une plus grande liberté d’action, a eu un coût temporel. Construire un nid concret pour abriter ma vie avec la compagne de mes jours et de mes nuits, en adéquation avec mes valeurs et mes aspirations a eu un coût temporel bien plus élevé encore. Mais ces choix-là sont réfléchis et assumés. Le prix à payer est acceptable au regard des bénéfices.

Mais la complexité de nos systèmes dévore plus encore de Temps, inutilement, cruellement.

J’ai parfois eu l’impression de perdre mon temps. De le gâcher.

Mon métier me passionne, même s’il n’est pas ma passion. Il me permet de rencontrer d’autres êtres humains et d’entrer en relation avec eux de façon vraie, d’avoir un rôle, une fonction, utile et plus ou moins reconnue (même si on peut toujours vouloir être mieux reconnu, mais c’est un autre problème). Mais il est chronophage. Il dévore le temps, littéralement. Car cela prend du temps que de cerner le problème d’un patient après l’avoir apprivoisé. Cela prend du temps que de comprendre l’autre. Cela prend du temps que d’élaborer une stratégie commune pour trouver une solution ou un début de solution à un problème. Cela prend du temps que de réfléchir sur une situation. Et vingt à trente patients dans une journée, c’est long. Surtout quand il faut en plus convaincre des administrations de soin, quand il faut gérer une activité dite libérale, quand il faut faire tout cela de front.

Je ne me plains pas, loin de là. J’ai un métier passionnant, encore une fois.

Mais j’ai peur de me laisser enfermer dedans.

Car j’ai aussi beaucoup d’autres aspirations, beaucoup d’autres envies, beaucoup d’autres urgences qui piaffent d’impatience à l’intérieur même de mon corps, de mon cœur, de mon cerveau.

Et si peu de temps pour les laisser s’exprimer.

Là non plus, il n’est pas question d’angoisse existentielle. Il est plutôt question de frustration.

Sentir que l’on a au fond de soi une multitude de projets inexprimés, une myriade d’idées qui foisonnent et bouillonnent sans pouvoir naître vraiment, cela ronge. Leurs embryons s’agitent et étouffent de rester coincés dans la matrice de mon esprit.

Mais je ne sais comment les faire naître tous tant le Temps m’est compté au quotidien.

Les nommer pourra au moins un temps les apaiser, car les Noms ont un pouvoir, nous le savons tous.

L’approfondissement de mon expérience dans le soin, qui passe par la maîtrise plus grande des mots, de l’empathie, de la compréhension holistique de l’autre. Mon mémoire d’hypnose. Les formations indispensables et agréables à la fois. Les congrès où se croisent les chemins et s’enrichissent les expériences.

L’écriture, mon Grand Œuvre, ma grande passion, les histoires. Il y a en a tellement. Le Choix des Anges qui peine à naître, mais aussi Rocfou, cette tentative de faire vivre un univers médiéval fantastique enfin débarrassé des scories cruelles de Game of Thrones sans être une nouvelle paraphrase de Tolkien, Fée du Logis pour enfin transcrire en mots les impressions d’un rêve merveilleux et l’irruption du fantastique dans le réel, Sur les genoux d’Isis qui voudrait transposer le merveilleux de l’Égypte antique dans la culture de la fantasy moderne, Tarot, mon vieux projet de marier épopée arthurienne et légende napoléonienne (à moins que ce ne soit l’inverse), et maintenant La Tribu Perdue, une envie d’écrire enfin une littérature de loup-garou débarrassée des niaiseries du genre tout en assumant une portée littéraire (sans prétention excessive) en me basant sur la trame de ce que j’avais écrit en jeu de rôle pour mes petits camarades.

Le théâtre, que j’ai dû arrêter alors que la scène me manque. Il était physiquement trop compliqué d’assumer les répétitions et le reste de mes obligations.

Le cinéma, la réalisation, dont un seul projet pourrait remplir des années de temps complet : écrire un script, trouver des acteurs, constituer une équipe technique, trouver des décors, concevoir un découpage technique et un story-board, préparer un tournage et l’assumer puis le diriger ensuite de bout en bout, faire la direction d’acteur, monter les séquences, assurer la postproduction…

Appréhender la méditation de pleine conscience, lire des centaines de livres, voir des dizaines de séries, des milliers de films.

Vivre avec mes compagnons de jeu des centaines d’aventures de jeu de rôle, dans des univers variés : cape & épée, superhéros, horreur, science-fiction, space opera, roman noir, et tout ce qu’ils voudront bien tenter avec moi.

Écrire sur ce blog.

Et surtout : vivre. Vivre avec mes parents, mes amis. Vivre avec ma femme. Profiter du temps qu’il m’est accordé avec eux. Avec elle.

Vivre avec le monde. Prendre le temps de regarder les arbres danser dans le vent devant ma terrasse, les nuages filer sous la poussée de l’Autant, mon chat jouer avec une poussière ou un insecte, ou courser un mulot malchanceux.

Bref, je suis frustré. Frustré au quotidien par l’impossibilité primordiale de réaliser tout ce que je sens en moi.

Cette frustration atteint des sommets actuellement, car, paradoxe banal de l’univers, c’est en retrouvant plus de temps libre que les désirs étouffés jusque là frappent de plus belle à la porte du réel.

Retrouver l’Arche perdue

Conscient que tout ceci n’est qu’une période elle aussi limitée dans le temps, je m’attache tout de même à réfléchir sur ce que je peux en tirer comme leçon. La principale est celle-ci : l’Arche est en chacun de nous. En moi, j’ai déjà tout ce qu’il faut pour entrer à nouveau en harmonie avec le temps qui structure mon existence. Il suffit de laisser l’Ordre émerger du Chaos.

Il suffit de choisir, vous dira-t-on chez Psychologies Magazine. Il suffit de trouver ce qui est réellement important pour soi, de se concentrer dessus, et de dire adieu au reste, qui n’est que pollution de l’existence.

Oui. Mais non. En tous les cas pas pour moi.

Si j’ai appris une chose au cours de ces quelques années où mon champ de vision s’est étendu à d’autres façons de concevoir l’acte de soigner, c’est que la solution est unique pour chacun d’entre nous. Au point que les phrases toutes faites ne sont d’aucun secours, au point qu’elles puissent même devenir des obstacles à ce qu’elles prétendent offrir.

Le temps est relatif, me disait l’autre soir le grand Albert. Vous savez, celui qui trouve marrant de tirer la langue quand on le photographie ?

La majorité des gens vivent cette vérité sans vraiment en avoir conscience, parce qu’ils n’en mesurent pas toutes les conséquences.

Il est possible de dilater ou de contracter le temps. Du moins notre perception de son écoulement. Se plonger dans quelque chose d’agréable (un bon bouquin, un film poignant, une conversation passionnante) nous fait paraître l’écoulement du temps plus rapide. C’est la fameuse phrase « je n’ai pas vu le temps passer ». Au contraire, se trouver devant un débat télévisé de deuxième tour d’élection présidentielle, ou écouter pérorer un orateur qui se prend trop au sérieux, c’est l’assurance de se trouver dans une boucle temporelle qui ne finit jamais, et trouver « le temps long ».

Mais on peut aller plus loin. Si l’on parle assez vite à quelqu’un pendant dix minutes, il va avoir la sensation que le temps s’est écoulé plus vite. Au contraire, détachez bien les mots, posez les syllabes et prenez un ton plus lent, et ces mêmes dix minutes paraîtront une éternité à votre interlocuteur.

C’est ce que l’on appelle la distorsion temporelle. C’est très utile dans bien des situations, quand on est soignant.

Mais revenons-en au choix, à celui que me conseillerait Psychologies Magazine.

Choisir est un acte difficile, un acte adulte, car il signifie privilégier une voie et se fermer toutes les autres. Il existe, c’est vrai, des chemins de traverse qui permettent parfois d’en emprunter un autre que l’on avait oblitéré auparavant. Mais le principe est là : choisir, c’est trancher dans le vif et supprimer des potentialités. C’est ainsi que l’Univers a évolué depuis son commencement.

La frustration de n’avoir pas le temps de réaliser ce que l’on voudrait se résoudrait-elle en privilégiant une voie parmi toutes les autres et en se séparant de celles que l’on aura jugées moins importantes ? On serait tenté de le penser.

Cependant, je crois profondément que nous sommes là devant un cas de faux choix typique. Nous avons l’illusion du choix, et pas une véritable liberté.

Parce que nous ne pouvons pas décider de laisser tomber les contingences matérielles ou sociétales pour nous concentrer sur nos propres désirs. En tous les cas moi je n’en suis pas capable. Je ne suis pas Diogène dans son tonneau, vivant en marge de la société pour me consacrer entièrement à la philosophie. Il y a là pour moi une incongruité majeure, un choc difficilement acceptable. L’être humain est un animal social. Je ne puis m’écarter de la société de mes semblables. Je dois donc en assumer les conséquences.

D’un autre côté, est-il pensable, concevable, de renier la partie de soi qui aspire à vivre d’autres choses que les conséquences de sa place dans la société ? En d’autres termes, est-il possible, et souhaitable, que j’abandonne mes passions à la raison ? Est-il possible, et souhaitable, de choisir entre ces différentes passions ?

Chacun a sa propre réponse en ce qui le concerne.

Mais la mienne est non.

Je ne peux me résoudre à m’amputer moi-même d’une part essentielle de mon existence.

Une grande sage m’a dit un jour que certaines personnes avaient une façon de penser en arborescence, ouvrant un éventail de possibilités dans leur esprit pour ensuite faire des liens, des ponts entre les différentes branches de cette arborescence. J’ai trouvé l’image parlante d’autant plus qu’elle me semble s’accorder parfaitement avec la façon dont j’ai toujours fonctionné.

Et un autre grand sage qui m’accompagne depuis ma naissance a théorisé le concept du trépied de vie. Chacun d’entre nous doit trouver trois pieds sur lesquels faire reposer sa vie. Ce peut-être la famille, les amis, le travail (rôle dans la société), une passion, un être aimé. Mais il en faut trois, au moins. À égale importance. Afin que si l’un d’entre eux vient à se briser, à s’affaiblir, les deux autres nous permettent de nous tenir encore debout pour le reconstruire ou le remplacer.

Je ne peux donc pas choisir. Ou plutôt si.

Je choisis de ne pas choisir.

Je fais le choix assumé de vivre selon plusieurs temps en même temps.

« N’as-tu jamais dansé avec le Diable au clair de lune ? »

La phrase du Joker devant l’Homme-Chauve-Souris me revient en tête quand je pense à ce qui me semble actuellement être la décision la plus sage pour me permettre d’apprivoiser les temps dont j’ai besoin pour vivre.

Je suis notoirement empoté quand il s’agit de danse. Je sens le rythme, mais je ne parviens pas à le retranscrire avec mon corps, comme s’il était incapable de vibrer avec la même fréquence que mes neurones, et que la musique. Et c’est valable si je me mets à chanter (non, je ne le ferai pas, vous pouvez être tranquille, il fera beau ce week-end), ou à jouer de la musique.

Un comble pour le fils d’un musicien. Un comble pour quelqu’un qui ressent les rythmes et les cycles à l’œuvre autour de lui.

Je suis un être de paradoxes.

Et pourtant, c’est bien la danse que je vais devoir apprendre pour apprivoiser le Temps. Une danse particulière, s’entend.

Ne pas choisir ne signifie pas ne pas structurer, ne pas hiérarchiser.

Dans une partition, dans une symphonie, dans un morceau de rock, et même dans un rap, différents instruments partagent la scène auditive. Selon un ordre, une harmonie. Un rythme. Des cycles. À un moment c’est la basse qui occupe la majeure partie du morceau, et les pieds bougent d’une certaine façon. À un autre moment, la basse fait place à la guitare ou à un violon, et ce sont les bras qui entrent en action, ou bien les pieds changent de rythme, de mouvement. Puis c’est la voix qui s’avance, alors que les autres instruments sont toujours là, et nos gestes suivent une autre phrase, une autre phase.

Voilà ce que je crois être ma solution. Apprendre à danser, à jouer, à chanter avec le Temps. Laisser à un instant le travail se déployer, pour mieux le mettre en sourdine quelque temps plus tard et faire émerger l’écriture d’une histoire lorsque ma femme invite ses amies et collègues lors d’un week-end « filles ». Profiter des espaces entre deux patients, entre deux problèmes, pour vagabonder dans mes pensées ou prendre des nouvelles de ceux qui me sont chers.

C’est difficile parce que ça demande une souplesse qui n’est pas forcément mon fort.

Et danser avec le Diable c’est périlleux, parce qu’il peut changer de rythme à tout moment. Même si la lune éclaire bien le dancefloor. On connaît sa réputation de petite farceuse.

Je vais donc apprendre la souplesse, mais aussi à laisser les événements faire émerger les points d’orgue de ma vie, sans la laisser filer seule, en la guidant de temps en temps pour qu’elle suive la direction voulue, mais en lui permettant quelques digressions de temps à autre. Et si vous songez au taoïsme en lisant ces lignes, vous ne faites peut-être pas tant fausse route que cela.

Je suis confiant. Je sais que je suis plein de ressources. Et que finalement, le Temps est avec moi, car il aime lui aussi jouer.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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