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Sol Invictus, un conte de Noël

par Déc 24, 2016L'encre & la plume0 commentaires

Il marchait depuis très longtemps. Trop longtemps pour se souvenir d’autre chose que ses pas, l’un après l’autre foulant tour à tour le sable, l’argile, les roches, puis la glace, et la glace, en encore la glace. Il était épuisé. Ses forces l’abandonnaient à mesure que la lumière déclinait. Et le monde autour de lui devenait plus inquiétant et dangereux à mesure que les ombres s’étiraient, que les ténèbres recouvraient chaque objet, chaque plante, chaque animal, d’un voile sombre.

À mesure qu’il avançait les flocons de neige tourbillonnaient autour de lui et fondaient en approchant de sa peau. Certains commençaient déjà à garder leur structure cristalline, et formaient comme des gants de soie très fins sur ses mains.

Il devait s’appuyer sur tous les obstacles qui parsemaient son chemin de petites embûches pour ne pas glisser ou tomber, pour ne pas s’affaisser d’un coup.

Il faisait froid.

C’était une sensation nouvelle pour lui.

Une sensation étrange.

Il n’était pas certain de l’avoir jamais ressentie à ce point, même au fil des cycles et des révolutions.

À force d’être rivés sur le sol et à scruter la moindre trace, le moindre indice du passage de son adversaire, ses yeux dorés étaient devenus rouges. Le vent les faisait même parfois paraître plus flamboyants qu’à l’ordinaire.

Malgré l’impression de flou, il fixait chaque poussière, chaque aspérité, chaque creux. Il y distinguait de moins en moins bien les petits signes que laissait la bête sur son passage, mais parvenait tout de même à suivre la piste, en y jetant toutes ses forces.

Mais elles déclinaient, tout comme lui, tout comme l’éclat de ses yeux, tout comme le flux de vie dans ses artères et ses muscles.

Les morsures du vent glacial se faisaient de plus en plus insistantes, de plus en plus violentes. Elles commençaient à cingler sa peau, à la refroidir, à lui infliger mille et un tourments aussi acérés que des millions d’aiguilles. Il sentait que ses pas ralentissaient. Sa respiration se faisait plus hésitante, plus superficielle. Sa chevelure gelait. Sa peau se racornissait.

Peu à peu, il vit les gelures crevasser l’épiderme de ses mains, puis sentit que son visage lui-même se couvrait de zébrures écarlates.

Ses doigts devenaient gourds, ses sensations devenaient sourdes. Tout en lui ne faisait que clamer l’envie de s’arrêter. De se poser. Mais il savait ce que cela signifierait. Il savait que sa mort signait une fin plus grande. Il ne pouvait s’y résoudre.

Et pourtant chaque geste devenait de plus en plus impossible, de plus en plus odieux.

Son sang produisit une première goutte, qui figea instantanément, puis une deuxième, qui parvint à s’échapper. Le froid la cristallisa en une petite rigole irisée de bleu et de vert. Et chaque gouttelette qui s’évapora dès lors de chaque blessure fit comme une petite vague glacée auréolée de teintes azurées et verdâtres. De fins voiles colorés s’élevèrent dans le ciel, scintillants, quand les perles sanguines s’écoulèrent au sol glacé.

Il faisait de plus en plus froid.

Il était de plus en plus épuisé.

Sa vue se troubla. Les traces au sol lui échappèrent à plusieurs reprises.

Il crut voir une autre lumière, au loin. Un autre feu. Mais son esprit déjà congelé refusait de lui donner une image cohérente de ce que ses yeux percevaient.

Il trébucha.

Ses mains accueillirent le choc, et l’amortirent de leur mieux, provoquant de nouvelles entailles, de nouvelles blessures dont le tribut rougeoyant se changea en flaque huileuse en touchant la neige. Ses articulations gémirent, cédèrent. Comme si le gel était parvenu jusqu’à leur cœur.

Il vit encore la masure de bois d’où un autre feu s’élevait. Mais il se savait trop loin. Il tenta de ramper. Mais ses muscles ne répondaient plus.

Il s’affaissa plus encore, sa bouche goûta l’eau glacée comme des dizaines de cristaux piquèrent ses lèvres maintenant désertées par toute chaleur.

Il ferma les yeux.

Des sons lui parvinrent par-delà les hurlements du vent moqueur.

Il ne voulut pas les entendre. À quoi bon lutter ? Il avait échoué, cette fois-ci. Il allait briser le cycle. Il allait faillir. Cette pensée ne lui donnait étrangement aucun remords, aucune peine. Il ressentait tant de lassitude, tant de fatigue au fond de son cœur déjà au bord de l’implosion.

Il se rappelait ses frères et ses sœurs. Il revit en une image fugace leurs échecs. Tous, toutes, ils avaient échoué, comme lui, un jour ou l’autre. Il était le dernier. Il savait comment cela allait se terminer.

Une sensation de contraction, intense, irrésistible, titanesque. Son cœur à peine tiède allait commencer à dévorer le flot incandescent qui dormait dans ses artères, le souffle brûlant qui gisait dans ses poumons, puis la chair puissante de ses muscles, le roc qui constituait ses os. Peu à peu, il allait se recroqueviller, se concentrer, rétrécir. Chaque pouce de son corps, chaque cellule, chaque information, serait transformé en énergie brute pour faire fonctionner le brasier mourant qui alimentait son corps. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus de lui que cette masse palpitante qui finirait par étouffer sous son propre poids. Alors dans un dernier râle, ce qui resterait de lui serait projeté à des distances infinies dans une explosion aux proportions cosmiques, dispersée par les vents. Chacune de ses molécules serait lancée dans un voyage infini, et son âme serait une part de l’éternité.

Ainsi avaient fini ses frères, ainsi avaient péri ses sœurs.

Ainsi allait-il mourir à son tour, enfant d’un monde plus grand que lui-même, vaincu par le froid ultime. Ainsi en allait-il pour les siens.

L’inconscience le gagna.

Son corps commença à s’effondrer sur lui-même. Déjà, il recommençait à chauffer.

Il ouvrit les yeux, avec peine. Les cristaux glacés étaient encore douloureux sur ses cils, ses pupilles. D’abord floue, l’image se forma. Il entendit des sons, qui le firent grimacer, alors que sa peau encore cartonnée s’animait à nouveau et que chaque muscle retrouvait une mobilité qu’il pensait avoir perdue à jamais.

— Grand-père, grand-père ! Il est réveillé !

La voix d’une petite fille lui permit de savoir que c’était bien elle, une gamine d’environ huit ans, qu’il parvenait maintenant à distinguer entre ses paupières encore engourdies. Elle était haute comme trois pommes, littéralement, mais ses longs cheveux blonds la faisaient paraître plus grande. Une odeur de miel flottait tout autour d’elle. Ses grands yeux bleus le regardaient d’un air à la fois intrigué et excité. Elle ne tenait pas en place.

Il entendit le bruit d’une chaise que l’on déplace, et une grosse voix qui répondait.

— Ne lui crie pas dans les oreilles, voyons, tu risquerais de lui faire mal.

La figure bienveillante d’un vieillard à la longue barbe et au sourire bonhomme entra dans son champ de vision. Il était vêtu simplement, les manches retroussées sur des bras puissants. Cet homme avait l’habitude du travail manuel, ou de la chasse. Il sentait assez fort, comme s’il passait ses journées en compagnie d’animaux sauvages, ou de bétail.

Il se leva sur un coude, ce qui lui fit mal, mais constata ce faisant que ses chairs avaient retrouvé leur énergie, si ce n’était encore leur souplesse.

— Oh, oh ! Doucement, mon jeune ami, vous n’êtes pas encore complètement remis. Il ne s’agirait pas que vous alliez trop vite en besogne. Vous êtes encore à moitié gelé.

— À boire. Il me faut à boire…

— Bien sûr. Sélène, veux-tu bien apporter de l’eau à notre jeune invité ?

Il sursauta, cria presque.

— Non, pas de l’eau !

Il se reprit très vite, craignant que le ton de sa voix ne soit mal interprété ou trop violent.

— Est-ce que vous auriez quelque chose de plus fort, par hasard ?

Un sourire s’étira sur la figure du vieil homme.

— Bien sûr ! Va nous chercher un peu d’hydromel, Sélène. Celui de l’année dernière, tu sais. Je crois qu’il fera parfaitement l’affaire. La récolte de miel de cette année-là était exceptionnelle, c’est un véritable régal pour le gosier. Je pense qu’il vous plaira, jeune homme.

Sélène ne se le fit pas dire deux fois. En moins de temps qu’il ne fallut au vieux chasseur pour prononcer sa phrase, elle avait déjà sorti une grande bouteille de verre étonnamment travaillée contenant un liquide ambré de la plus belle couleur, trois verres finement ciselés, et avait versé trois bonnes rasades dans chacun. Le tout sans cesser de sautiller sur place.

Un grand éclat de rire secoua le vieillard.

— Tu crois vraiment que tu vas boire avec nous, Sélène ? Une telle boisson n’est pas de ton âge, ma jolie. Peut-être d’ici quelque temps… quand tu auras grandi.

Sélène fit une moue boudeuse, visiblement contrariée.

— Tu dis ça tout le temps, grand-père, mais j’en ai marre, moi, d’être trop petite !

Le vieux chasseur tendit un verre au jeune homme, qui le saisit avec reconnaissance, puis il prit lui-même un récipient, et trinqua.

— Santé !

— Que la vôtre soit robuste, répondit le jeune homme.

Et il laissa couler le breuvage dans sa bouche.

Le liquide était sirupeux. Il piqua d’abord très légèrement les lèvres, puis agréablement la langue. Son feu commença à rouler et grandir, puis gronda dans la gorge, avant de prendre toute son ampleur dans l’estomac. Il se sentit brusquement beaucoup mieux. Les flammes se répandirent dans chaque artère, dans chaque veine. Ses cheveux commencèrent à se teinter à nouveau de roux.

Son état s’améliora si visiblement que son bienfaiteur se permit un nouvel éclat de rire.

— Oh, oh ! Regarde, Sélène, on dirait que notre jeune ami apprécie vraiment notre hydromel ! Je ne lui savais pas ces vertus curatives !

— C’est que le miel m’a toujours réussi. Je ne sais comment vous remercier.

— Oh, ce n’est vraiment pas la peine, mon ami. Sélène et moi sommes heureux de vous avoir trouvé avant que vous ne geliez totalement. Quelques minutes de plus et on aurait pu vous prendre pour une roche glacée. Heureusement que ma petite fille est sortie nous chercher de la neige à faire fondre, sinon, vous auriez disparu dans une congère pour ne jamais vous réveiller.

— De cela aussi, je vous suis reconnaissant. Plus encore que je ne saurais le dire avec des mots. Plus encore que vous ne pouvez l’imaginer.

Sélène s’était assise à la table, et ne boudait plus. À défaut d’hydromel, elle buvait les paroles du jeune homme, détaillait son accoutrement, ses haillons, son teint pâle et ses yeux verts.

— Mais que faisiez-vous dehors ? Grand-père me dit toujours que lorsque je serai grande je serai plus sage, mais j’ai l’impression que vous avez encore beaucoup à apprendre vous aussi. C’est dangereux de rester dehors sans lumière et sans feu.

Le vieillard partit d’un nouvel éclat de rire, tonitruant.

— Sélène, ma petite, tu n’apprendras donc jamais à être moins directe ! Excusez-la mon jeune ami. Je n’arriverai sans doute jamais à lui apprendre les bonnes manières. Mais elle a bon fond, vous savez.

— Je suis là pour en témoigner. Si vous ne m’aviez pas recueilli, je serais en effet mort à l’heure qu’il est. Quoi qu’il en soi, jeune Sélène, je comprends ta question. Elle est légitime, tu as le droit de savoir, puisque tu m’as sauvé. Et pas seulement moi. Vois-tu, je suis à la poursuite d’une bête. Une bête féroce que je dois retrouver, tuer, et dont je dois ramener le pelage, car il possède des propriétés magiques. Des propriétés vitales pour moi, mais aussi pour beaucoup d’autres personnes. Si j’échoue, les conséquences en seraient terribles, non pas tant pour moi, mais pour toutes ces personnes qui comptent sur moi. Là d’où je viens, toutes les merveilles qui peuplent la terre dépendent de cette magie. Les fontaines d’eau claire, les animaux, les arbres gigantesques, les fleurs multicolores. Tout dépend de cette magie.

— Une bête ? Et comment elle est, cette bête ?

Il prit le temps de boire une deuxième gorgée, qui apporta avec elle un nouveau cortège de bien-être, avant de répondre. Il en savoura la délicieuse saveur.

— Elle est gigantesque, et très dangereuse. Sa peau est celle d’un serpent, mais ses écailles sont cent fois plus solides et sont aussi souples que des poils. Ses crocs sont aussi acérés que des poignards et aussi grands que des lances. Ses yeux paralysent d’un regard et peuvent glacer quiconque se met sur son chemin. On l’appelle le Léviathan. C’est son pelage qui contient toute sa force. Et sans lui, la mienne est condamnée à disparaître, car depuis les temps anciens, son peuple et le mien sont liés par la même malédiction. C’est la peau de l’autre qui nous permet de vivre. Nous avons donc fait un pacte. Chaque cycle, c’est un combat qui décide du sort de nos deux peuples.

— Alors si tu ne le tues pas, c’est toi qui vas mourir ?

— Oui, c’est exactement ça.

— C’est vraiment pas drôle, comme loi !

Et le vieillard rit à nouveau de bon cœur. Le jeune homme fut saisi lui aussi d’un fou rire en voyant la mine révoltée de son hôtesse. Elle se renfrogna, vexée. Le vieil homme tenta de l’amadouer.

— Tu as raison, mais les lois sont rarement faites pour être drôles, Sélène.

— Et bien ça m’est égal, celle-là, elle est vraiment idiote ! Moi je ne veux pas qu’il meure, grand-père !

Le jeune homme fut touché, eut envie de lui faire plaisir.

— Je ne le veux pas non plus, tu sais. Et je te promets que je ferai tout mon possible pour ne pas mourir. La meilleure façon d’y parvenir, ce sera encore de trouver le Léviathan, et de le tuer. Ainsi, je te promets, lorsque j’aurai retrouvé ma force, je reviendrai vous rendre visite.

Les yeux de Sélène s’illuminèrent de joie.

— C’est vrai ? Tu le promets ?

— Oui, je te le promets.

— Et tu pourras m’emmener avec toi dans ton pays ?

Il regarda le vieux chasseur, qui lui fit un signe affirmatif de la tête.

— Je vous y emmènerai tous les deux. Je suis sûr que cela te plaira, petite Sélène.

Elle se leva et se hissa tant bien que mal pour déposer un baiser sonore sur la joue du jeune homme, puis s’en fut toute guillerette vers le lit douillet qui était manifestement le sien à l’autre bout de la cabane. Elle ne tarda pas à s’y endormir.

Le chasseur la regarda un moment, tout attendri.

— Vous avez là une fille très attachante, lui dit le vagabond.

— C’est vrai, répondit-il sans cesser de la regarder. Elle remplit ma vie de lumière et de chaleur. Un jour, cependant, elle grandira, et elle devra partir. J’y pense souvent. J’aimerais tant qu’elle ait une vie pleine de surprises et de joies.

— Je suis sûr que ce sera le cas.

— En attendant, nous devrions faire comme elle. Un peu de repos vous fera le plus grand bien, et à mes muscles également.

Il partit se coucher, plus loin, près de la porte. Le vagabond resta donc près du feu. Il ne tarda pas à s’endormir.

Il ne sut pas vraiment combien de temps il avait dormi. Le feu était éteint dans l’âtre, mais ses propres forces brûlaient à nouveau dans son corps. Suffisamment en tous les cas pour accomplir la mission qui était la sienne. Suivre des traces dans la neige, tendre une embuscade, combattre, et rencontrer son destin.

Ses hôtes étaient encore endormis. Les ronflements sonores du vieux chasseur emplissaient la demeure en roulant comme un tonnerre bienveillant. La petite Sélène était immobile.

Il resta un moment assis, à contempler dans le noir les objets du quotidien qui faisaient la vie de ses bienfaiteurs. Il se promit bien de ne pas oublier tout ce qu’ils avaient fait pour lui. Il devrait revenir pour tenir sa parole et plus encore. Il savait que, sa magie retrouvée, il aurait beaucoup de cadeaux à leur apporter.

Enfin, au bout de très longues minutes, il se leva, sans faire aucun bruit. Il s’habilla avec les vêtements chauds et doux qu’ils lui avaient préparés pour le lendemain.

Il sortit.

Le froid était encore mordant, le vent sifflait à ses oreilles. La tempête ne s’était pas vraiment calmée. Il n’y avait plus de lumière, ses plaies ayant cicatrisé. Mais il savait où reprendre la traque, où retrouver les traces de la bête. Il s’éloigna.

Il était déjà concentré sur sa mission, sur son chemin, sa quête. Si concentré qu’il n’entendit ni ne vit la porte derrière lui s’ouvrir et se refermer doucement, ni une frêle silhouette se glisser au-dehors avec d’infinies précautions.

Il parvint jusqu’à l’endroit où la piste reprenait.

Le Léviathan était passé par là.

Il se remit en route.

Une ronde d’étoiles dans le ciel silencieux parsemait la voûte. Sélène ne se lassait pas, d’ordinaire, de les regarder. Mais cette fois-là, elle prenait surtout garde à ne pas perdre de vue le jeune vagabond ni à se faire remarquer de lui. Elle avait su qu’il partirait. Elle avait su, dès le premier regard, que cet étranger était quelqu’un d’important. Elle était attirée, ne pouvait s’empêcher de le dévorer des yeux, curieuse de tout ce qu’elle voyait sur son visage. Les tâches rousses sur ses joues, ses cheveux presque rouges, ses yeux si verts qu’ils en paraissaient flamboyants, sa peau pâle mais luisante, qui devenait dorée par moments.

Elle ne pouvait plus dormir. Elle avait su qu’il partirait. Elle avait fait semblant, guettant le moment propice, celui où il ne ferait plus attention, et où elle pourrait le suivre.

La vie avec grand-père était monotone. Non pas qu’elle fût ennuyeuse, pas du tout. Mais jamais rien d’imprévu n’advenait, alors qu’elle rêvait de contrées étranges et d’animaux fabuleux, de gens parlant des langues qu’elle ne comprenait pas ou de paysages sans neige. Jamais rien de nouveau ne les atteignait, là, au bout du monde, où les glaces se rejoignent et se marient. Jamais personne ne venait les visiter, là où les rennes et les phoques étaient leurs seuls compagnons, avec quelques goélands.

Alors lorsque le destin lui fit découvrir le vagabond mourant de froid, elle sut qu’elle devait faire quelque chose. Elle comprit également que sa quête était dangereuse, et quelque chose au fond d’elle-même avait la certitude qu’il s’y prenait mal. Il fallait qu’elle l’accompagne, elle devait l’aider, même si elle ne savait pas très bien pourquoi. Peut-être parce qu’elle avait l’espoir que tout ce qu’il avait promis se réaliserait et qu’elle pourrait voyager avec lui vers le sud, là où l’eau ne gelait jamais. Grand-père en parlait parfois, quand elle le questionnait suffisamment longtemps pour qu’il lui cède, ou quand elle parvenait à le faire rire avec ses pitreries. Grand-père l’adorait tellement. Et Sélène aimait tellement grand-père qu’elle s’ingéniait à le faire rire de toutes les façons possibles.

Mais parfois, sans qu’elle sache vraiment pourquoi, toute envie de rire la quittait, et elle se taisait pendant de très longues heures. Lors de ces moments-là, elle ne faisait même plus attention à la présence de grand-père, et elle pouvait rester rêveuse, enfermée dans ses pensées qui erraient comme si le vent les emportait toujours plus loin sans qu’elle puisse les rattraper.

Ces moments-là, elle songeait à des contrées sans glace, et des mots si jolis lui venaient à l’esprit qu’elle se les disait, se les répétait, se les repassait en boucle, en variant une syllabe, un son, une lettre. Elle jouait dans son monde intérieur, jusqu’à ce que, brutalement, sans prévenir, elle se mette à pleurer, ou à rire. Et c’est grand-père qui la consolait ou bien riait avec elle.

Elle aimait tellement grand-père.

Elle savait qu’il serait un peu triste, peut-être en colère ou inquiet, s’il ne la trouvait pas à son réveil. Mais ça avait été plus fort qu’elle.

Et malgré le froid, elle suivait le vagabond, dont les pas étaient de plus en plus lents. Il était épuisé, pas encore assez revigoré par l’hydromel. Ou bien fatigué de toujours marcher, sans jamais s’arrêter. Sélène, elle, avait envie de s’arrêter tout le temps, pour regarder un flocon de neige ou une dune glacée, pour humer l’air frais ou sentir les cheveux se hérisser sur sa nuque.

Mais le vagabond, lui, ne faisait que marcher.

Ils avaient marché si loin que Sélène ne reconnaissait plus le paysage. Elle n’était jamais allée aussi loin toute seule, mais seulement avec les rennes de grand-père et sur son traîneau.

Il y avait une grande montagne, qui s’approchait peu à peu. De la fumée en sortait, comme s’il y avait là un feu titanesque. Et le vagabond s’y dirigeait tout droit.

Et pas après pas, elle s’en rapprochait également, faisant de son mieux pour ne pas se faire remarquer.

Il y était parvenu. Il avait trouvé le nid de la bête noire. Ses frères et ses sœurs étaient-ils allés plus loin que lui ? La bête les avait-elle dévorés ? Il ne se souvenait plus. Certains pans entiers de sa mémoire commençaient à s’effilocher, à mesure que sa peau perdait de son éclat, que ses cheveux ternissaient, que son sang se figeait. Il savait qu’il n’en avait plus pour très longtemps. Et c’est atteint d’une faiblesse mortelle qu’il parvenait au terme de son voyage, une faiblesse telle qu’il ne savait pas vraiment comment il allait combattre et vaincre le monstre qu’il était venu débusquer.

L’arche noire était immense, froide. Mais on sentait la chaleur du soufre, tapie au creux des ténèbres. La bête savait qu’il était là.

Depuis des temps immémoriaux, les deux peuples étaient unis par le même lien. Il en avait toujours été ainsi.

On entendit d’abord le grognement sinistre, comme un râle terrifiant. Puis l’odeur vint. Méphitique, repoussante. Enfin, le Léviathan se montra.

Sélène s’était cachée derrière une aiguille de roche glacée. Elle entendit le sifflement de colère, sentit la puanteur humide. Et vit le monstre sortir de l’ombre de sa tanière pour s’exposer à la lueur des étoiles. Il était long, il était tonitruant, il était luisant et sa carapace brillait tout en absorbant toute lumière. Il était insatiable et impitoyable. Il se dressa de toute sa hauteur et domina le jeune vagabond qui empoigna une lance apparue de nulle part.

Le combat allait s’engager.

À cet instant, Sélène rêva encore. Il ne fallut que quelques battements de son cœur blanc pour que son rêve lui montre ce qu’elle devait faire.

Alors qu’il s’était reculé pour caler ses pieds et arc-bouter tout son corps, lance en avant, prêt à frapper, que le Léviathan se tenait droit au-dessus de lui, exposant sa peau impénétrable à la morsure de son dernier trait, il vit passer une lumière pâle, comme une étoile filante. Elle s’interposa entre le fer et sa proie, entre les crocs et leur victime. La lumière du pelage noir se reflétait sur sa chair qui devenait aussi claire que l’argent. La petite fille de huit ans, haute comme trois pommes, lançait un regard sévère au Léviathan.

Elle se tourna ensuite vers lui.

— Ce n’est pas comme ça que ça doit se passer. Tu ne dois pas le tuer.

— Tu sais bien que je dois le faire, je n’ai pas d’autre choix si je ne veux pas mourir, et si je ne veux pas que mon peuple meure. Je dois récupérer la peau du Léviathan, ou la lumière s’éteindra à jamais.

— Mais si tu le tues, ton peuple mourra aussi car plus jamais la lumière ne s’éteindra, jusqu’à ce que ton peuple soit brûlé, que tes terres soient dévastées, que les plantes soient desséchées, que les animaux soient assoiffés. Alors, comme lui, tu seras le dernier survivant de ton peuple. Tu attendras que le prochain Léviathan te trouve. Et il te tuera. Ce n’est pas comme ça que ça doit marcher !

Le Léviathan lui-même s’était figé, comme si la glace qui scintillait sur ses crocs avait paralysé jusqu’à ses muscles.

Le jeune homme pâle baissa sa lance.

Sélène lui prit la main avec douceur, et la chaleur de ce contact ramena quelques forces dans le bras du vagabond. Lentement, la petite fille amena les deux mains entrelacées vers le pelage sombre du Léviathan, qui ne broncha toujours pas.

La main du vagabond se posa sur la peau noire et luisante. La sensation de froid revint, pénétra jusque dans les muscles et les tendons, dans les nerfs et les ligaments, dans les artères et les veines. Elle remonta jusqu’à l’épaule, mais le jeune homme ne bougeait plus lui non plus.

Alors Sélène parla doucement à la bête monstrueuse qui se trouvait devant eux.

— Tu vois qu’il ne te veut pas de mal. Tu sais que ce qu’il dit est vrai. S’il ne rapporte pas de lumière, son peuple va mourir, comme le tien.

Un son étrange, proche du cri du grillon, roula depuis la gueule du Léviathan.

— Tu pourrais nous aider, mais pour ça il faudrait que tu aies mal, vraiment très mal.

Le crissement se reproduisit, plus long cette fois-ci, presque plus plaintif.

— Oui, je te le promets.

Sélène retira sa main, et celle du vagabond également, qui retrouva un peu de chaleur maintenant que seule la morsure du vent s’y acharnait dessus.

Ils reculèrent de quelques pas, laissant le Léviathan se recroqueviller sur lui-même. Sa taille se mit à changer, à rétrécir, peu à peu, alors que la nuit autour de lui sembla devenir plus dense, plus noire, plus froide. Les yeux de Sélène et du vagabond étaient presque aveuglés par les ténèbres qui devenaient plus profondes au centre de ce qui avait été le corps du monstre. Un éclat de nuit aussi vide que le néant se mit à luire, puis à brûler, et la température atteignit le point où l’air lui-même se suspendit.

Le silence était total.

Enfin, les étoiles réapparurent. Graduellement, leur lueur pâle vint souligner une silhouette presque humaine. Celle d’un homme à la fine musculature, dont la peau était aussi blanche que celle du vagabond, et dont le visage portait des traits similaires. Le jeune homme eut un mouvement de recul en découvrant son jumeau. Il s’aperçut cependant que le visage du Léviathan était plus dur, plus sec, plus froid, que le sien. Comme si le miroir qu’il avait devant les yeux lui montrait une version plus cruelle de lui-même, une version subtilement modifiée.

Le reflet portait à la main un manteau d’écailles et de fourrure, un long manteau dont les manches traînaient sur le sol gelé, un manteau couleur de nuit, piqueté d’étoiles.

Il le tendit au vagabond.

— Eh bien, prends-le !

Sélène était souriante, à côté de lui. Il leva la main, et toucha le manteau. Ses doigts se refermèrent sur un contact doux et soyeux, beaucoup plus chaud qu’il ne l’aurait cru. Une chaleur qui augmentait d’instant en instant.

Le reflet lâcha la fourrure, et celle-ci commença à devenir de plus en plus claire, à prendre une teinte dorée de plus en plus chaude, à irradier de plus en plus, à se couvrir de braises. Et le vagabond se mit lui aussi à sourire.

Il se couvrit du manteau en un geste élégant et fluide, et les braises prirent feu sur sa peau, l’enveloppant d’une fine pellicule de flammes rouges alors que les écailles se changèrent en or pur et brillant. Il se mit à grandir, et ses forces revinrent, décuplées, centuplées. Chaque cellule de son corps se changeait en or vivant et se chargeait d’une force de vie inextinguible. Le feu dans son cœur s’était rallumé, ses taches rouges sur le visage avaient l’éclat du métal en fusion, et ses cheveux la couleur du ciel qui s’embrase.

Sélène le regardait en souriant.

Au fur et à mesure que la lumière resplendissait du corps du jeune homme, que le jeune homme devenait la lumière elle-même, elle se mit à luire elle aussi, argentée, blanche. Elle se mit à grandir. Ses cheveux poussèrent, sa poitrine, ses hanches, changèrent. Son visage devint plus fin. Mais d’autres changements advenaient déjà, et son corps se modifiait encore. Comme si son image était un reflet elle aussi, un reflet pâle et le miroir une surface liquide. Et son visage, déjà, était celui d’une vieille femme, et à nouveau, ses traits, subtilement, se métamorphosaient, rajeunissaient, puis vieillissaient. Le vagabond ne pouvait pas vraiment fixer ses yeux sur son visage.

— Tu vois, ce n’était pas si difficile, reprit-elle.

Le Léviathan, lui, était nu dans la neige, et recula vers son antre, sans jamais quitter des yeux son reflet solaire.

Lorsqu’il disparut dans la grotte, ce dernier eut l’impression de se trouver libéré.

— C’est ainsi que ça doit se passer, reprit Sélène. Et c’est ainsi que cela se passera maintenant. Dans un cycle, tu reviendras nous voir, ici, et ce sera ton tour de te dépouiller du manteau. Le Léviathan reprendra ses habits pendant un autre cycle, puis il te les cédera à nouveau. Maintenant, va, et n’oublie pas que tu devras tenir ta promesse. Je veux voir ces contrées si belles, au sud.

— Je te le promets Sélène. Mais comment te reconnaîtrai-je ?

— C’est moi qui te reconnaîtrai. Je me guiderai sur ta lumière. Va, maintenant. On a besoin de toi là-bas.

Et elle l’embrassa sur le front.

Il inspira une longue goulée d’air frais qui fit grandir le brasier à l’intérieur de ses poumons, et il se remit en route, droit devant lui. Chaque pas lui paraissait plus facile, chaque geste plus simple. Et ses pieds, lentement, s’élevèrent dans les airs. À mesure qu’il laissait Sélène derrière lui, la lumière de son corps se répandait sur le sol, dans les cieux. Elle s’étendit sur les océans, fit fondre la croûte de glace qui les recouvrait. Elle frappa contre les sommets des montagnes et créa des sources d’eau vive. Elle réchauffa les forêts et les collines. Elle illumina les lacs et éclaira les plaines. Aussi loin que sa vue portait, les rayons de sa lumière réchauffaient la terre qui s’étendait sous ses pieds. Les cités reprirent vie, les récoltes jaillirent, les enfants naquirent. Les hommes se réjouirent, les femmes dansèrent.

La vie bouillonna.

Le soleil se levait à nouveau.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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