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The Physician, ou la noblesse de la Médecine

The Physician, ou la noblesse de la Médecine

The Physician, ou la noblesse de la Médecine

Il est rare que je regarde des films allemands contemporains, plus rare encore que j’ose en parler en public, et que dire alors d’en écrire quelques mots dans mon antre virtuel ?

Cependant, une fois n’est pas coutume, c’est bien d’un film allemand contemporain que nous allons discuter ici. The Physician (Der Medicus) est sorti en 2013, mais il est passé inaperçu en France. Sans doute est-ce parce que la traduction française du titre, L’Oracle, n’est absolument pas conforme à l’esprit du film, en s’attachant à un détail somme toute très accessoire de l’histoire pour oublier ce qui en fait le cœur véritable. Puisque Physician est le mot anglais pour Médecin, on passe vraiment à côté du sujet du film en pensant que l’Oracle prédit l’avenir ou que le film est encore une énième copie d’un film médiéval fantastique de série B.

Et c’est bien dommage, car The Physician est un excellent film, à plusieurs titres.

Nous sommes au XIe siècle, en Angleterre. Un jeune orphelin, Rob Cole (Tom Payne), est recueilli après la mort de sa mère par un barbier itinérant (Stellan Skarsgård), un charlatan aux intentions plus ou moins bienveillantes et d’un égoïsme forcené, qui lui apprend à survivre et à soigner selon les maigres connaissances occidentales de l’époque.

Mais lorsque le barbier commence à vieillir et à souffrir d’une affection de la vue (la cataracte) qui l’empêche d’exercer, c’est en rencontrant un médecin itinérant juif que Rob découvre le savoir fabuleux des médecins orientaux, hérité de l’antiquité et développé ensuite, notamment par Ibn Sina, plus connu sous le nom d’Avicenne (Ben Kingsley) à la cour du Shah de Perse, à Ispahan. Rob entame donc un périple interminable et dangereux à travers le monde connu pour rejoindre l’école d’Avicenne, se faisant passer pour juif afin de pénétrer au cœur des terres musulmanes. Il rencontrera en chemin à la fois l’amour, l’amitié, et la connaissance, avant de se battre pour suivre les enseignements de son maître, et de vaincre avec lui et presque malgré lui des fléaux aussi grands que la peste, les différences religieuses, et enfin le terrible « mal du côté » (l’appendicite) dont est morte sa propre mère.

L'affiche française du film

The Physician traite de très nombreux thèmes en deux heures et demie, mais loin de se disperser, le film développe un discours cohérent tant son propos fait sens à notre époque.

Car il ne faut pas s’y tromper : si l’histoire de Rob se déroule au XIe siècle, les thèmes du film nous parlent bien du XXIe, de nous, de notre vision du soin, mais plus encore de notre vision de la dignité humaine et de notre rapport avec la maladie, la mort, et finalement, de notre rapport à l’existence et au sens que nous lui donnons.

L’Orient & l’Occident

À l’époque de l’An Mille, les royaumes chrétiens sortaient à peine d’une période de troubles qui avait suivi la chute de l’Empire romain d’Occident. Le savoir accumulé par les philosophes et médecins, par les astronomes et les mathématiciens de l’Antiquité avait été perdu ou dispersé. L’Église avait sauvé ce qu’elle avait pu, mais ces connaissances étaient trop enfermées pour pouvoir circuler et fleurir à nouveau. Au contraire, l’Orient avait gardé de nombreux livres et sous la férule de dirigeants plus pragmatiques, et sous le règne d’une stabilité politique plus grande, le savoir antique s’était développé.

Le film nous rappelle à nos stéréotypes grâce à un renversement complet où l’Orient n’est plus synonyme d’obscurantisme, mais bien de progrès, scientifique autant qu’humain et éthique.

La figure du Shah de l’Empire perse (joué par Olivier Martinez), sorte de despote éclairé, fait écho à celle des souverains de l’Europe des Lumières (Catherine II de Russie, Frédéric II de Prusse). D’ailleurs, si le Shah est bienveillant, il l’est aussi par calcul politique et pragmatisme.

La société perse est aussi traversée par deux courants différents : la science, le progrès, l’humanité d’un côté, que symbolisent Avicene et son enseignement, et le fanatisme religieux, l’intolérance, la barbarie de l’autre, sous les traits du souverain des Ottomans ou de l’imam fanatique.

Tout cela pour nous rappeler ce que nous vivons à notre époque. Les tensions qui déchirent le monde sont encore et toujours les mêmes, malgré leur déplacement sur la surface du globe, malgré le fait qu’aujourd’hui ce ne sont plus les mêmes groupes qui incarnent ces valeurs.

Nous sommes issus d’une époque où nous étions ignorants et où les Lumières venaient de l’Orient. Et cet Orient qui fait tant peur aujourd’hui a pu être par le passé le siège d’un rayonnement comme nous n’en avons pas conscience aujourd’hui. Et même si les fanatismes étaient présents, ils ne résumaient pas l’une ou l’autre des civilisations.

Avicenne examinant un malade avec ses disciples

La dignité humaine, de la naissance à la mort

L’autre idée forte du film est la manière dont il envisage les rapports entre les soignants et les soignés, les rapports entre les médecins et les malades, les rapports entre les médecins entre eux.

Dans un humanisme tout hippocratique, Avicenne inculque à ses élèves un respect total de l’autre, jusqu’à recueillir son consentement pour tout geste, tout traitement. Un respect qui passe par le secret, celui dont nous avons nous aussi hérité, mais qui passe aussi par celui des volontés du patient, par celui de sa dignité. Les disciples d’Avicenne demandent l’autorisation d’examiner le patient avant de faire le moindre geste. Ils demandent aussi au patient s’il les autorise à le soigner.

Mes confrères seraient parfois bien inspirés de suivre cet enseignement, une vision moderne de la façon dont on soigne, une vision qui a échappé au corps médical depuis l’époque de Molière jusqu’à celle de Knock.

Avicenne pousse ses disciples, mais les considère ensuite bien vite comme ses égaux. Le rapport de maître à élève s’atténue, et c’est finalement le dernier qui guide le premier vers une avancée médicale majeure.

À bien des égards, Rob et Avicenne deviennent amis, et se complètent l’un l’autre dans une allégorie de l’élève dépassant le maître de façon pacifique et apaisée. Une sorte de contrepoint à cette image que l’on a souvent depuis Obi-Wan et Anakin de deux êtres qui s’entredéchirent.

Le souci éthique est enfin présent dans la façon dont Rob décide d’aller plus loin que les enseignements de son maître. Lorsqu’il brise le tabou de la dissection de cadavres humains, il le fait presque avec l’assentiment de son patient. Presque. On rejoint le dilemme des anatomistes de la Renaissance, bravant l’interdit religieux de la Papauté. On rejoint également les questions qui agitent notre temps sur les cellules souches, le clonage, la manipulation génétique.

Un film riche est aussi un film bien réalisé, crédible dans ses personnages, dans ses intrigues. C’est bien le cas avec The Physician, qui devrait être montré à tout étudiant en médecine, à tout externe, à tout interne, à tout médecin.

Mais pas seulement.

Quantified Self et médecine, partie 2 : à l’ombre du Big Data

Quantified Self et médecine, partie 2 : à l’ombre du Big Data

Quantified Self et médecine, partie 2 : à l’ombre du Big Data

Pour faire suite au très intéressant article de Saint Epondyle sur le Quantified Self, je me suis lancé à mon tour dans une synthèse de ce que cette pratique de plus en plus répandue peut signifier, en me plaçant du point de vue du soin et de la médecine.

Car il ne vous aura peut-être (ou peut-être pas) échappé que tous ces petits gadgets sensés nous simplifier la vie se placent souvent dans une logique de santé et même parfois de soins.

Je vous embarque donc avec moi dans un voyage en deux étapes.

Dans la première, nous avons réfléchi à l’utilisation des chiffres et des normes en médecine.

Dans cette deuxième, nous abordons enfin le cœur du sujet : le bouleversement (ou non) du Big Data.

Quantified Self et Santé Connectée

Mais tout d’abord, nous devons savoir de quoi nous parlons.

La Santé Connectée est l’ensemble des dispositifs techniques et informatiques reliés les uns aux autres par des liaisons internet et destinés à mesurer ou contrôler divers paramètres chiffrés de notre santé, qui seront ensuite soit envoyés à notre médecin, soit analysées et stockées dans le « nuage internet » à travers des banques de données gigantesques ou des algorithmes mathématiques.

La Santé Connectée rejoint donc en partie le Quantified Self, mais ne le recoupe pas complètement.

Les prémisses sont apparues il y a quelques années, avec les premières balances connectées à des smartphones, capables de garder en mémoire l’historique de notre poids. Puis sont venus les bracelets connectés mesurant notre rythme cardiaque, les tensiomètres connectés, les stéthoscopes connectés, les thermomètres connectés, les piluliers connectés, des électrocardiographes connectés, enfin des bandeaux connectés sont maintenant chargés d’analyser notre sommeil et même de le modifier. Bref, tout appareil médical est désormais susceptible de devenir connecté.

Les smartphones n’ont d’ailleurs plus vraiment besoin de dispositifs connectés, puisque depuis l’iPhone 5, Apple a intégré une application de podomètre intégrée. On peut donc dire que beaucoup d’entre nous sont branchés sur la Santé Connectée, même sans le savoir ou sans le vouloir.

Tous ces dispositifs ont comme point commun de prendre la mesure de paramètres précis et de les stocker dans une banque de données. Ce qu’ils en font ensuite dépend de la politique de l’éditeur de l’application ou du dispositif que vous utilisez, mais beaucoup accèdent par défaut à vos données, anonymisées ou non, pour leur propre compte.

La mesure en temps réel

Se promener avec son smartphone dans la poche, porter une montre ou un bracelet connecté à son poignet, cela s’oublie très rapidement, devient une sorte de réflexe. On en vient à ne plus se souvenir que l’on est équipé d’un appareil mesurant en permanence notre nombre de pas ou notre fréquence cardiaque. En permanence.

Et même lorsque l’appareil est plus encombrant, comme un tensiomètre, dès qu’il est en fonctionnement, la récolte des données commence. Le mot récolte prend tout son sens quand on imagine une moissonneuse abattre des milliers d’épis de blé en même temps. Chaque instant voit le dispositif connecté prendre une mesure, et la stocker.

Une accumulation de chiffre se crée donc, qui est traduite généralement par l’interface en graphiques ou en tableaux.

Des données pour quoi faire ?

Mais toutes ces données servent à quoi, au fond ? Qu’en faire ? Simplement admirer les graphiques et se dire que l’on a là une bien jolie courbe de marche ?

Bien sûr que non. Mis à part pour les plus vains d’entre nous (et il en existe), le chiffre pour le chiffre n’a aucun intérêt. Sinon la montre connectée ou le podomètre finiront bien assez tôt remisés dans un placard.

Si nous utilisons ces dispositifs, c’est bien qu’il y a une raison plus profonde, un besoin plus fort, qui nous y pousse.

La performance

Ce n’est pas par hasard si les dispositifs connectés ont d’abord été massivement utilisés et adoptés par les sportifs. Ils permettent de mesurer précisément l’évolution des performances physiques et techniques d’une activité sportive. De se mesurer par rapport à soi-même, mais aussi par rapport aux autres. Rappelez-vous notre première partie, lorsque nous parlions des normes.

Mais ce qui est une nécessité professionnelle chez les sportifs peut également être utile pour le commun des mortels, ceux que l’on appelle les « sportifs du dimanche ». Jusqu’à un certain point.

Parce que pour être réellement utiles, ces mesures vont devoir être rapportées à votre effort, à votre technique sportive. Pour véritablement s’améliorer, il est en effet nécessaire de connaître deux ou trois choses en physiologie, par exemple les différences entre effort aérobie et effort anaérobie. La majorité des sportifs non professionnels connaissent-ils ces bases ? Je l’espère, mais n’en suis pas convaincu.

Et si ce n’est pas le cas, alors vivre toute sa vie à travers le prisme d’une courbe chiffrée est tout de même assez réducteur, et la profusion de diversité des objets connectés commence à faire entrer la culture du chiffre jusque dans des domaines où ils n’ont rien à faire dans une situation normale, comme une relation personnelle, voire sexuelle, comme le sommeil.

La perversité du partage sur les réseaux sociaux de ces chiffres pousse cependant à entrer dans ce monde étonnant où non seulement on mesure la taille de son propre sexe, mais ou également on la compare aux autres et on la publie sur internet, ce qui revient à la crier au monde entier, et pour les siècles à venir, puisqu’il faut toujours garder à l’esprit que la Toile n’oublie jamais rien, pas même le plus infime détail, de ce que nous pouvons publier sur nous-mêmes.

Il existe cependant tout un champ d’applications extrêmement utiles de la santé connectée et du Quantified Self, dans des situations anormales, voire pathologiques.

L’autosurveillance dans des pathologies chroniques

Le meilleur exemple de pathologie où un patient peut tirer bénéfice d’une autosurveillance chiffrée est le diabète. Cette maladie provoque l’incapacité de l’organisme à métaboliser correctement le sucre, qui se trouve s’accumuler dans le système sanguin pour y causer de multiples complications : pathologies vasculaires, nerveuses, des autres métabolismes. Elle a la particularité d’être indolore très longtemps, même déclarée. Et le seul moyen de la contrer est de faire en sorte que le taux de sucre dans le sang (la glycémie) soit maintenu dans une fourchette assez étroite. Trop peu de sucre et l’hypoglycémie peut endommager le cerveau et provoquer un coma mortel. Trop de sucre et l’accumulation finit par provoquer elle aussi un coma mortel.

C’est ainsi que beaucoup de diabétiques sont obligés de surveiller leur glycémie quotidiennement, voire pluriquotidiennement. Beaucoup tiennent à jour un carnet de glycémies, permettant d’adapter les doses de leurs traitements, insuline injectable ou molécules orales.

S’il n’existe pas encore de moyen fiable de mesurer une glycémie sans effraction cutanée par une aiguille, le fait est qu’un tel dispositif serait utile.

De même qu’une personne ayant une hypertension artérielle pourrait tirer bénéfice d’une automesure fréquente de sa tension, afin de dégager des tendances permettant d’adapter son traitement ou d’en vérifier la bonne efficacité ou la bonne tolérance.

Cependant, à ces deux applications du Quantified Self, comme aux autres pathologies chroniques que l’on peut imaginer surveiller (débit expiratoire dans l’asthme, oxymétrie dans l’insuffisance respiratoire), il ne faut pas oublier d’appliquer les quelques précautions que nous avons vues dans la première partie de cette série d’articles : prendre garde à l’outil de mesure et à sa fiabilité, aux normes utilisées, aux paramètres extérieurs pouvant influencer la mesure. Bref, dans toutes ces situations, l’interprétation critique des chiffres et de leur évolution sera plus que jamais absolument nécessaire. Ils ne devront jamais être pris pour vérité absolue, au risque de se tromper lourdement.

Le patient devra donc être guidé par un professionnel, même si au fil du temps il pourra devenir lui-même un expert de sa maladie et de son propre cas.

Les dispositifs de Quantified Self pourraient d’ailleurs plus facilement le lui permettre s’ils sont utilisés dans le cadre d’une éducation thérapeutique.

La surveillance à distance d’un patient par un soignant

Il existe d’autres situations où la Santé Connectée pourrait rendre de grands services : la surveillance à distance.

Imaginons une vieille dame de 90 ans, veuve, dont les enfants vivent loin, mettons à plus de 2 heures de route, mais qui est autonome dans les gestes de la vie quotidienne, qui fait ses courses, avec quelques aides à domicile. Cette vieille dame (appelons-là Henriette) est néanmoins sujette à des troubles du rythme cardiaque paroxystiques qui surviennent aléatoirement. De nos jours, Henriette serait équipée d’un stimulateur cardiaque autonome, qui détecterait toute déviation du rythme de ses pulsations et pourrait administrer un choc électrique si besoin. Des chocs que l’on pourra ensuite découvrir lorsque, comme tous les ans, elle ira faire vérifier le bon fonctionnement de l’appareil implanté dans sa poitrine.

Grâce à un stimulateur connecté, son cardiologue, voire son médecin généraliste, pourraient être avertis en temps réel de la survenue de ses troubles, et même en étudier la forme sur un écran. Cela peut permettre d’ajuster le fonctionnement du stimulateur, mais également le traitement médicamenteux qu’Henriette prend chaque jour pour tenter d’empêcher ces arythmies.

Cela pourrait prévenir instantanément les secours si d’aventure le trouble du rythme provoquait un arrêt cardiaque que le choc électrique administré ne pourrait pas résoudre. Un moyen d’éviter les « morts subites », ou du moins celles qui sont dues à de telles pathologies.

De même, un appareil permettant de surveiller l’oxygénation du sang chez un insuffisant respiratoire pourrait alerter le pneumologue de la survenue d’une hypoxie (une baisse trop importante d’oxygène pouvant potentiellement mener à un arrêt cardiaque).

Ou encore, si un capteur était disponible pour mesurer la fluidité du sang, un tel dispositif connecté permettrait d’adapter la dose d’anticoagulants que certains patients sont obligés de prendre chaque jour à des doses très précises et très changeantes.

On pourrait aussi imaginer surveiller les ondes cérébrales d’une personne épileptique pour prévoir d’éventuelles crises.

Mais ce ne sont là que quelques exemples, car les applications sont nombreuses, trop pour qu’on puisse dès maintenant les imaginer.

C’est ce qui rend sans doute la chose si effrayante et si passionnante à la fois.

Car tous ces appareils connectés, s’ils peuvent rendre de grands services, me semblent avoir un gros défaut commun : ils instaurent une surveillance médicale très intrusive, qui pour tout dire donne trop de pouvoir aux soignants si cette surveillance est indéfinie dans le temps.

Un insuffisant respiratoire est enchaîné à sa bouteille d’oxygène presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me direz-vous, que lui chaud d’être en plus connecté en permanence à son pneumologue par un oxymètre connecté ?

Je ne sais pas pour vous, mais personnellement, je n’aimerais pas que mon pneumologue puisse déduire mes activités de mon taux d’oxygénation, même s’il est bienveillant et que j’ai confiance en lui. C’est une question de vie privée. Je dis ce que je veux dire, en toute confiance, dans le secret de la consultation. Je me livre, sans rien omettre de ce qui pourrait aider mon pneumologue à mieux me soigner. Mais il n’a pas besoin de tout savoir sur tout pour le faire. Et c’est ce que ce dispositif lui offrirait : tout savoir en permanence sur mes activités.

Bien évidemment, pour passer un cap difficile, ma réflexion serait tout autre.

Imaginons qu’Henriette souffre également d’insuffisance respiratoire, et qu’elle soit en train de se remettre doucement d’une pneumonie contractée quelque temps plus tôt et presque guérie par des antibiotiques. Dans ce genre de situation, l’état respiratoire d’Henriette est très précaire, et peut à tout moment se dégrader. Mais Henriette est solide, autonome, et on sait qu’hospitaliser trop longtemps une personne de son âge fait peser sur elle des risques forts de troubles cognitifs. Dans cette situation, équiper Henriette d’un oxymètre connecté pourrait lui permettre de retourner à son domicile pour sa convalescence, en étant sûr de pouvoir intervenir si par malheur son état respiratoire ne tenait pas le choc, et en respectant sa vie privée puisque le suivi aurait un temps limité. Par exemple deux semaines, lorsque l’on sera certain que son système respiratoire a totalement récupéré.

Si l’on doit considérer de tels dispositifs connectés comme des outils de soin, alors il nous faut donc prendre quelques précautions pour les utiliser dans un cadre qui soit éthique et même déontologique. Comme des médicaments.

C’est un peu ce que préconise le Conseil National de l’Ordre des Médecins dont le livre blanc sur la santé connectée est assez intéressant à lire, car il aborde également cette question de l’intrusion du soignant, en effleurant aussi les conséquences que cela peut avoir sur la relation entre le médecin et son patient.

Paradoxalement (ou pas, c’est après tout son boulot), c’est la CNIL qui a le mieux pensé aux conséquences du Quantified Self en médecine, dans ce Cahier IP. Vous y lirez des choses passionnantes.

Mais on peut, et on doit, aller plus loin encore dans l’analyse, dans la prospective, car née de l’océan des données informatiques, apparaît peu à peu une nouvelle entité :

Le Big Data

C’est la collection de données à très grande échelle qui peut donner naissance au Big Data : l’accumulation d’une masse si grande de chiffres que des opérations statistiques deviennent possiblement très puissantes pour dégager des tendances à l’échelle de la population humaine tout entière, et en inférer des probabilités individuelles très fortes.

Dans le domaine de la santé, les données collectées par les dispositifs sont par nature sensibles, et sont considérées comme personnelles et confidentielles. Ou pas, suivant le pays où vous vous trouvez.

Mais elles ne sont pour l’instant pas en accès libre ni interconnectées entre elles, ce qui empêche encore la naissance d’un véritable Big Data en matière de santé.

Cependant, imaginons tout de même son avènement. Qu’est-ce que cela signifierait ?

Définir des normes

Dans le premier article, je vous parlais des normes. Toutes les normes qui existent sont pour le moment des extrapolations statistiques sur des échantillons qui, s’ils sont aussi larges que possible, n’englobent bien sûr pas l’Humanité tout entière. Cela pourrait changer avec le Big Data.

Imaginez que chaque humain soit pesé, mesuré pendant toute son existence, pendant une génération. La collection de données ainsi constituée pourrait nous offrir une norme extrêmement précise, car englobant toute la diversité de l’espèce. Cette norme de poids et de taille serait plus fine, et nous permettrait de mieux situer les anomalies de croissance des jeunes enfants, par exemple.

Prévoir l’évolution humaine

Imaginez maintenant que cette collecte soit faite pendant non pas une, mais sept générations d’êtres humains, soit environ 175 ans. La masse colossale de données pourrait par analyse nous donner les tendances générales de l’évolution de la taille et du poids des êtres humains au cours du temps. Nous serions donc à même de prévoir notre évolution en tant qu’espèce.

Je vous l’accorde, il faudrait pour que cela soit utile que nous ayons un peu « grandi » en sagesse, de gouvernement mondial, de conscience d’espèce, de respect de la vie humaine, bref… que nous ne soyons plus vraiment les mêmes humains qu’aujourd’hui… Ça tombe bien, nous avons 175 ans… Il va être temps de s’y mettre…

Trouver des corrélations inattendues

Plus proche, cet objectif est d’ailleurs déjà avoué par les chercheurs, qui s’attendent à dégager grâce aux analyses statistiques de données multiples croisées entre elles des corrélations qui nous avaient échappées jusqu’à présent.

Il ne s’agirait pas de spurious correlations, cependant, mais de véritables déductions, qu’il s’agirait ensuite d’interpréter, puis d’expliquer. Tout un champ d’études qui viseraient à comprendre pourquoi ces corrélations existent s’ouvrira. Il est probable que bien des avancées soient à la clef. Mais là encore, sans vigilance de notre part, l’interprétation de ces conclusions pourrait donner lieu à des dérives que l’on peine encore même à imaginer, sinon en regardant Bienvenue à Gattaca.

Estimer un risque

Le Big Data et ses corrélations vont sans doute nous aider à mieux prévoir les échelles de risque de développer certaines pathologies, ou celles qui déterminent quand en traiter d’autre, quand les éviter, comment et avec quelles molécules nous avons le plus de chances d’en éradiquer certaines, et quels risques font peser des traitements encore mal connus.

Mais il existe encore une fois un danger, une contrepartie : si nous laissons le chiffre et sa dictature s’installer trop profondément dans notre société, il va devenir l’aune ultime et unique de nos existences.

C’est déjà en partie le cas lorsque l’on parle des statistiques déjà à notre disposition en matière de santé et de soin. Dire à un patient « vous avez 15 % de risque de développer une pathologie » n’a pas de véritable signification à l’échelle individuelle. À l’échelle individuelle, la réflexion est plus prosaïque : soit la pathologie se développe, soit elle ne se développe pas. Une chance sur deux ? Pas même. Soit le patient développe la pathologie (et donc pour lui c’est 100 % de son expérience), soit il ne la développe pas (et pour lui ce sera 0 % de son expérience).

Imaginons que le Big Data s’en mêle : une corrélation statistiquement significative ne vaudra pas prédiction certaine pour le patient, mais sera prise comme telle par la société. 75 % de risque de développer un cancer du côlon ? Conséquence humaine : on devra être vigilant sur l’alimentation, les symptômes. Conséquence Big Data : traitements préventifs même si 25 % de chances de ne pas développer la maladie ça fait 1 cas sur 4, primes d’assurances plus élevées pour contrer un risque de surmortalité, interdiction de manger certains aliments… et j’en oublie.

Qui estimera s’il faut suivre ou non les corrélations du Big Data ?

Et si le Big Data s’emmêle ?

Chiffrer l’existence

Si le Big Data s’emmêle, alors ce sera la défaite de l’esprit humain. De l’intuition. Nos existences ne seront plus dictées par nous-mêmes, mais par des chiffres mesurés par nos propres machines, et par les personnes qui en contrôleront les interprétations et les lois proclamées à partir de ces interprétations.

Nous ne serions alors pas loin d’une société où la place de chacun sera déterminée dès sa naissance par l’étude de son génome et de ses risques de développer telle ou telle pathologie défavorable à la société, à la Norme (remarquez le grand N.).

Avez-vous entendu parler de la convention Aeras ? Probablement pas. C’est une convention qui permet aux personnes atteintes de certaines pathologies graves en rémission de contracter un prêt bancaire. Une garantie donnée par la loi, à des conditions strictes. Comme moi vous pensez sans doute que c’est une bonne chose, que c’est l’égalité de traitement envers tous, malade ou bien portant. La réalité est un peu plus complexe. Seules certaines pathologies sont autorisées, et les primes d’assurance comprennent encore des surprimes (même si elles ont été largement diminuées au fil du temps). Nous n’en sommes pas encore à étendre Aeras aux personnes qui ont une probabilité de développer une maladie grave. Mais cela pourrait arriver.

Sous couvert d’égalité, on crée une société inégalitaire.

Transformer le corps en marchandise

Autre écueil qui commence à affleurer à la surface de l’océan des données informatiques : l’exploitation commerciale de nos mesures, stockées dans le nuage par de bienveillantes sociétés dont le but est avant tout de faire des profits et d’en dégager pour leurs actionnaires.

Toutes vos mesures de kilomètres parcourus ou de nombre d’orgasmes provoqués vont d’ores et déjà alimenter les analyses statistiques marketing de régies publicitaires qui ne cherchent qu’à vous vendre les meilleures paires de chaussures ou les meilleurs préservatifs. Et demain ?

Demain, si le Big Data s’emmêle, toutes vos activités n’auront de sens que si elles rapportent des statistiques, des données, si elles permettent de vendre de la publicité qui vous fera consommer encore plus. Et dans le domaine de la santé, votre dossier médical ne se résumera plus qu’à une série de paramètres vendus par votre assurance maladie privée à des prestataires extérieurs.

Lorsque le frère d’Henriette, Francis, qui souffre d’une maladie de Parkinson et a donc du mal à écrire, sera surveillé par un appareil connecté, la fréquence de ses tremblements sera analysée en direct pour déterminer le moment où une société développant un exosquelette brachial pourra lui vendre son dernier modèle. Le T1001 sera bien sûr capable de lui rendre l’usage de ses doigts. Francis pourra à nouveau écrire sans trembler. Il pourra se servir une tasse de thé sans la renverser ou pire, la casser. Mais il devra payer un abonnement mensuel pour pouvoir utiliser le T1001, une machine onéreuse.

Bien sûr, j’exagère. Un peu. Mais regardez les publicités ciblées qui apparaissent dans votre boîte Gmail, et dites-moi si vous ne commencez pas à en être moins sûrs…

Comment se servir du Quantified Self en médecine de façon éthique

Garder son esprit critique quand on est un médecin — et quand on est un patient — me semble le seul véritable guide, car toutes les autres précautions en découlent.

Pour ma part, j’essaie de me poser quelques questions simples face à cette vague d’objets connectés et d’applications de santé.

Est-ce que le dispositif est utile pour le soin du patient ? Ça paraît étonnant, mais l’intérêt de nombreux dispositifs n’est pas si évident que ça. Et même lorsqu’ils semblent utiles, il faut se demander si c’est le cas pour le patient particulier que l’on a en face de soi. Et il faut se souvenir que la plupart des dispositifs seront utiles un temps donné : le temps d’un apprentissage du patient, où d’une convalescence. Plus rarement sera-t-il une aide au long cours, comme pour les diabétiques sous insuline.

Qui a conçu l’application/le dispositif ? L’écrasante majorité des applications de santé est développée par des laboratoires pharmaceutiques, avec donc au minimum leurs logos, au pire la promotion de leurs produits. Pour qui se veut le plus indépendant possible des firmes industrielles, il est assez frustrant de se rendre compte que très peu de sociétés savantes, d’associations de patients ou d’hôpitaux publics ont investi ce domaine. Il faut donc toujours garder à l’esprit que la partialité de l’application ou du produit est une possibilité.

Comment se déroule la collecte des données ? De nombreuses applications, qu’elles accompagnent ou non un dispositif connecté, demandent la création d’un compte sur une plateforme dédiée, qui pourra même être hébergée par une firme pharmaceutique. Ce compte sert souvent à stocker les données qui sont envoyées en temps réel dès qu’une connexion internet est disponible. Mais il est vrai qu’un certain nombre de dispositifs connectés renferment eux-mêmes les données qu’ils collectent sans les envoyer (pour le moment) sur internet. Il faut alors se méfier de la possibilité qu’un tiers aura d’y accéder. Un objet connecté reste un objet électronique, et ce qui est électronique peut assez facilement être hacké ou piraté.

Où sont stockées et le cas échéant qui reçoit les données ? Dans le cas où les données sont partagées — ce qui est quand même l’un des intérêts principaux des objets connectés –  il faut absolument savoir vers qui elles sont envoyées et comment. Vers les réseaux sociaux, c’est la responsabilité du patient. Par contre, si c’est vers un médecin ou une institution, il faut veiller à la confidentialité et donc au cryptage de la communication. Et si c’est vers la société qui produit le dispositif ou l’application elle-même, il faut se renseigner sur qui y aura accès, et que deviendront ces données. Seront-elles vendues à des tiers, analysées par la société elle-même ? Ou bien considérées comme votre propriété personnelle inaliénable ?

Ainsi, la CNIL a émis quelques recommandations à l’intention des patients.

À quand celles vers les médecins ?

Car cette grille de lecture est essentielle pour démêler le vrai du faux et séparer le bon grain de l’ivraie. Car il ne suffit pas, comme le fait ma consœur Cécile Monteil sur son blog, de présenter l’ergonomie d’une application pour juger de son intérêt, me semble-t-il.

Le gouvernement français tente d’encadrer la réflexion avec son site « faire simple », en demandant aux internautes, c’est-à-dire tout un chacun, de donner son avis sur le Big Data en santé. Initiative louable, si elle est suivie d’effet, et si la démocratie sanitaire dans notre pays est plus que de la poudre aux yeux.

Il faut notamment se pencher sérieusement sur l’accès que les assureurs de santé pourraient avoir sur les données immenses de santé, les dossiers médicaux, les prescriptions, etc.

Le Big Data peut aussi être au service d’un totalitarisme, et pas seulement celui de la finance.

Le débat ne fait que commencer, les usages étant encore balbutiants. Nous aurons certainement l’occasion d’en reparler.

Quantified Self et médecine, partie 1 : les chiffres et l’art médical

Quantified Self et médecine, partie 1 : les chiffres et l’art médical

Quantified Self et médecine, partie 1 : les chiffres et l’art médical

Pour faire suite au très intéressant article de Saint Epondyle sur le Quantified Self, je me suis lancé à mon tour dans une synthèse de ce que cette pratique de plus en plus répandue peut signifier, en me plaçant du point de vue du soin et de la médecine.

Car il ne vous aura peut-être (ou peut-être pas) échappé que tous ces petits gadgets sensés nous simplifier la vie se placent souvent dans une logique de santé et même parfois de soins.

Je vous embarque donc avec moi dans un voyage en deux étapes.

Dans cette première, nous réfléchirons à l’utilisation des chiffres et des normes en médecine.

Dans la deuxième, c’est le bouleversement (ou non) du Big Data qui sera notre centre d’intérêt.

Le Quantified Self, kézako ?

On pourrait traduire cette expression anglaise par « la quantification de soi-même », dont je donnerais la définition suivante :

la pratique de récolter des données chiffrées sur son propre corps, ses propres activités, afin d’en dégager des tendances, dans le but avoué de surveiller divers paramètres de santé, mais aussi d’améliorer encore et toujours ces mêmes données, et donc de s’améliorer soi-même. Que ce soit le nombre de pas accomplis dans une journée pour mesurer une part de son exercice physique, ou le nombre de pages lues d’un livre électronique, le but est en effet le plus souvent de tendre au fil du temps vers un chiffre toujours plus haut (ou toujours plus bas), bref, d’atteindre le Saint Graal de l’optimisation de soi-même.

Outre qu’on saisit tout de suite qu’il y a forcément une limite à la performance (lire 12 000 pages de livre électronique en une journée ? Si, si, je peux le faire !), l’idée qui sous-tend tout cela est quand même une vision de l’existence résumée à une compétition permanente et omniprésente. L’idée que nous pouvons devenir meilleurs simplement en dépassant toujours un peu plus nos limites, dans tous les domaines. La création d’un « surhomme » par l’atteinte d’objectifs chiffrés comme on motive les cadres supérieurs à vendre toujours plus à plus de clients pour gagner plus d’argent. Une vision consumériste et réductrice de la vie.

L’article de Saint Epondyle le montre bien, d’ailleurs.

On en déduit vite que le Quantified Self a trouvé une cible privilégiée dans les domaines touchant au corps, et pour tout dire au domaine large de « la santé ».

Mesurer votre nombre de kilomètres parcourus dans une course n’est pas suffisant. On peut maintenant mesurer en direct vos pulsations cardiaques, on peut aussi noter votre taux de sucre dans le sang (glycémie), votre tension artérielle, votre température corporelle, voire enregistrer vos cycles de sommeil et même les influencer de nuit en nuit.

Ces produits capables de mesurer vos paramètres physiques, voire biologiques, sont promus à grand coup de marketing, tant auprès des patients (ou des futurs patients) que des médecins, qui peinent pourtant à les adopter, si l’on en croit les dernières données (une des dernières diapositives sur la conseil que les médecins donnent à leurs patient à propos des objets connectés).

C’est pourquoi il me semblait intéressant de réfléchir sur ce que le Quantified Self signifie lorsqu’on l’applique au domaine de la santé, au domaine médical, et ce qu’il peut apporter, améliorer, ou au contraire dégrader.

Pour cela, il faut peut-être commencer par démystifier la place du chiffre, des nombres, de tous ces paramètres que le Quantified Self mesure, en analysant à quoi au juste servent toutes ces données dans l’exercice de la médecine actuelle.

La Norme et les normes, où comment tout relativiser

Depuis très longtemps, on se sert des chiffres pour catégoriser un individu sur ses caractéristiques physiques. On peut ainsi dire que vous êtes grand ou petit, mais dire que vous mesurez 198 cm ou 152 cm permet de vous placer plus précisément sur une échelle de taille. De même, pour savoir si vous êtes gros ou maigre, il sera plus intéressant de mesurer votre poids, et de dire que vous pesez 120 kg ou 42 kg.

Ces chiffres, en eux-mêmes, n’apportent que peu d’informations à un soignant, parce qu’ils n’ont aucune valeur.

La valeur d’une mesure en médecine s’interprète toujours en fonction d’une Norme.

À quoi bon savoir que vous mesurez 198 cm ? Que voulons-nous dire en sachant si vous êtes gros ou maigre ? Simplement si vous êtes dans la Norme, ou en dehors de la Norme. La mesure ne sert qu’à vous placer vous par rapport à la moyenne des autres êtres humains. Si vous êtes grand, vous le serez par rapport à la plupart des autres êtres humains. Si vous êtes petit, ce sera aussi par rapport à la plupart des autres êtres humains. Car 198 cm est grand pour un être humain, mais plutôt nain pour un éléphant d’Afrique adulte, alors que 152 cm est petit pour un humain adulte (masculin), mais gigantesque par rapport à un chat adulte.

Remarquez que je prends toujours quelques précautions en décrivant la Norme par rapport à laquelle je vous place, parce qu’elle n’existe pas elle non plus seule. Il n’existe pas une seule Norme avec un grand N, mais bien des centaines de millions de normes avec un petit n. Une norme pour la taille, une pour le poids, une pour la tension artérielle d’un homme adulte, une autre pour la tension artérielle d’une femme adulte non enceinte, et encore une autre pour la tension artérielle d’une femme adulte enceinte, etc.

Car la norme varie avec ce que l’on veut mesurer. Chaque paramètre a sa propre norme.

Pour ne pas se tromper, mieux vaut donc savoir précisément ce que l’on veut mesurer, et à quoi cela va nous servir, au risque de rater complètement l’interprétation de la mesure obtenue. N’oubliez pas ce mot : interprétation, c’est sans doute l’un des plus importants quand on parle de mesure, et nous y reviendrons assez souvent.

« Souvent norme varie, bien fol est qui s’y fie »

Ce pourrait être le credo de tous ceux qui se penchent sur la mesure d’un paramètre, quel qu’il soit.

Car oui, une norme peut changer.

Jusqu’à il y a peu, le chiffre de LDL-Cholestérol acceptable pour éviter qu’un patient ne fasse un deuxième accident vasculaire était de 1 gramme par litre. Récemment, la norme admise internationalement a été revue. Le chiffre est passé à 0,7 gramme par litre. Avec votre chiffre de 0,9, il y a quelques mois votre médecin vous aurait dit « mais c’est parfait, voyons », et si vous le voyez maintenant, il vous dira « c’est presque bon, mais il faut encore aller plus loin ».

Votre chiffre n’a pas changé. Sa signification, elle, a été totalement renversée.

Pourquoi une norme change-t-elle ? Parce que les connaissances scientifiques évoluent, parce que les outils de mesure évoluent, parce qu’une norme est aussi un consensus entre des êtres humains et que les êtres humains peuvent changer d’avis, au gré des paramètres précédents, mais aussi de leurs croyances, de leurs préjugés, et de leurs intérêts propres également. L’exemple des normes sur le cholestérol n’est pas pris au hasard. L’industrie pharmaceutique, sans céder à la théorie du complot, a quelques intérêts à promouvoir des chiffres les plus bas possible pour vendre plus de ses molécules, et les médecins ou les chercheurs qui décident de la norme ont souvent des intérêts croisés, pour ne pas dire des conflits d’intérêts, avec elle.

La courbe de Gauss, où pourquoi être une cloche n’est pas forcément une insulte

La Norme, ou la norme, c’est donc la moyenne statistique, pour un paramètre donné, des mesures faites sur l’ensemble de la population humaine.

Comme si nous prenions tous les êtres humains de la planète pour les convoquer dans un grand centre des mesures, où nous les soumettrions à toutes sortes d’appareils pour mesurer tous les paramètres possibles. C’est sans doute ce que cherchent à créer les partisans du Big Data, cette accumulation titanesque de données brutes récoltées à partir de toutes vos mesures de Quantified Self, envoyées de votre plein gré dans d’énormes serveurs informatiques pour en tirer des analyses statistiques.

Pour l’instant, le Big Data n’est pas encore au point, alors comment peut-on construire notre norme ?

Il existe une loi statistique bien connue qui montre qu’un paramètre naturel se distribue statistiquement le long d’une courbe en forme de cloche, la fameuse et célèbre courbe de Gauss. Vous pouvez donc suivant la mesure qui a été faite auparavant de votre taille vous situer sur la partie gauche de la courbe (le petit nombre de gens qui sont en dessous de la moyenne), sur la partie centrale de la courbe (l’écrasante majorité de la population qui se trouve dans la moyenne), ou sur la partie droite de la courbe (le petit nombre de gens qui sont au-dessus de la moyenne). Parce que dans une population, il y a des « grands », des « moyens » et des « petits », puisque selon le proverbe « il faut de tout pour faire un monde ».

On peut donc vous placer sur cette courbe et dire que vous faites plutôt partie des grands, des moyens, ou des petits dans la population étudiée.

Mais alors, si les grands, les moyens et les petits sont tous des gens prévus par la norme, comment savoir si vous êtes « normal » ?

C’est là que l’interprétation se montre une nouvelle fois utile, sinon essentielle.

Vous serez « normal » si votre mesure vous place dans l’éventail des résultats rendus possibles par la courbe. Si vous mesurez 304 cm, vous êtes beaucoup trop grand pour entrer dans la norme des êtres humains. Si vous mesurez 22 cm, vous serez beaucoup trop petit et vous avez de bonnes chances d’appartenir au Petit Peuple des Lutins, pas à l’ensemble du genre humain.

À quoi ça sert de mesurer ?

Mais si l’on vous mesure, c’est bien que l’on se doute que votre taille n’est pas de trois mètres ou que vous ne faites pas partie du Petit Peuple des Lutins (ce serait trop bête d’attendre une mesure pour vous demander de nous mener à votre chaudron plein d’or au bout de l’arc-en-ciel).

La mesure en médecine, et dans le domaine de la santé en général sert trois objectifs.

  • Un objectif diagnostique.
    Si votre tension oculaire se trouve en dehors de la norme, vous êtes atteint de ce que l’on appelle un glaucome, une maladie de l’œil qui peut à terme vous rendre aveugle.
  • Un objectif pronostique.
    Votre tension oculaire trop élevée peut vous conduire à la cécité, et suivant le chiffre de cette tension, vous aurez plus ou moins de risque d’y être conduit rapidement, et le traitement éventuel pourra plus ou moins facilement empêcher cette évolution.
  • Un objectif thérapeutique.
    Si votre cholestérol atteint certaines valeurs, on sait que vous aurez plus de risques de faire un accident vasculaire cérébral, et on sait alors qu’il serait bénéfique pour vous de prendre un médicament qui, faisant baisser ce taux de cholestérol, vous sortira de ce trop grand risque de rester paralysé de la moitié de votre corps. On peut même savoir jusqu’à quel taux de cholestérol vous faire redescendre.

Si donc aucun de ces trois objectifs n’est le vôtre, oubliez la mesure du paramètre, elle ne servira à rien d’autre qu’à vous faire perdre du temps et peut-être même à vous angoisser.

Il n’est pas rare que je surprenne des patients en leur disant que leur tension artérielle ne m’intéresse pas dans la situation pour laquelle ils me consultent. Tout simplement parce que peu de gens réfléchissent au fait qu’une mesure n’a aucune valeur par elle-même, mais seulement si elle entre dans l’un des trois objectifs diagnostique, pronostique ou thérapeutique.

Avec quoi mesure-t-on ?

La question peut sembler stupide, mais c’est en réalité l’une des plus fondamentales à se poser.

Nous mesurons d’abord avec des appareils, des outils, mécaniques ou électroniques. Des outils humains, qui sont soumis, comme toutes les réalisations humaines, à des erreurs de conception. Ils peuvent donc de temps à autre se tromper et donner des mesures fausses. Des erreurs que nous ne serons pas toujours capables de détecter.

De plus, ces outils, pour précis qu’ils soient, ont comme leurs concepteurs une précision finie. Tout comme les yeux humains peuvent être suffisant pour mesurer une distance avec un double-décimètre au centimètre près, mais insuffisants pour mesurer cette même distance au millionième de centimètre près, les outils que nous utilisons pour faire une mesure peuvent avoir une marge d’erreur.

Leur précision, voire leur fiabilité, peut donc également être variable. Un être humain myope sera moins fiable qu’un être humain sans pathologie oculaire, ce sera la même chose avec un bracelet électronique censé mesurer vos pulsations cardiaques : un modèle sera plus performant qu’un autre, lui même plus performant qu’un troisième.

Un outil aura également plus tendance à tomber en panne s’il est plus perfectionné ou complexe. L’électronique embarquée dans une montre connectée est infiniment plus sujette aux pannes qu’une bonne vieille montre mécanique, elle-même beaucoup plus sujette aux pannes qu’un sablier antique.

Au final, votre mesure aura une précision et une fiabilité dont il faudra toujours se méfier.

Les influences extérieures d’une mesure

Où l’on se rend compte que Yoda avait raison quand il disait que « la Force nous entoure et nous relie tous »…

Ne vous est-il jamais arrivé de vous rendre compte que le temps avait passé beaucoup plus vite que vous ne l’auriez cru lorsque vous étiez en bonne compagnie ? Certainement, cela s’est produit à de nombreuses reprises dans votre vie, tout comme le contraire. Cette distorsion du temps a de nombreuses explications et de nombreuses implications. Celles qui nous intéressent aujourd’hui sont de montrer comment de nombreux paramètres peuvent influencer un système de mesure.

Cette expérience sensorielle est subjective, éminemment subjective, certes. Mais il existe le même principe pour des mesures objectives.

Il a été démontré scientifiquement qu’une mesure de pression artérielle (la « tension » que prend votre médecin quand vous allez le consulter) pouvait être influencée par la présence même du soignant. C’est ce qu’on appelle « l’effet blouse blanche », qui statistiquement augmente votre pression d’un ou deux points, et ce même si vous médecin ne porte pas de blouse blanche (comme c’est mon cas).

C’est pour cela que l’on préfère que le patient se prenne sa tension artérielle lui-même, seul, chez lui – et que les objets connectés permettant de telles mesures sont à la base de bonnes idées. Ainsi, on obtient des chiffres les plus justes possible, non faussés par la présence du soignant.

L’effet blouse blanche est l’un des paramètres influençant la mesure de la pression artérielle, mais c’est loin d’être le seul. Il en existe des dizaines. Voire des centaines. Et ceux-là nous sont encore inconnus. Et quand bien même ils nous seraient connus, peut-être ne pourrions-nous pas tous les contrôler pour obtenir une mesure « pure ».

Et ainsi, il faut garder à l’esprit qu’il n’existe pas de mesure isolée. Toute mesure doit être prise dans un contexte particulier : conditions de prise, outil, observateur, condition du sujet. La mesure « pure » n’existe pas.

Il sera toujours nécessaire d’interpréter la mesure dans son contexte pour ne pas en dénaturer la signification.

L’interprétation, ou quand la mesure rencontre la subjectivité

Mais, conscient de tout cela, vous continuez à vous peser le matin, et votre médecin continue à vous prescrire des analyses biologiques sanguines pour déterminer si vous avez assez de fer dans votre organisme. Et le monde tourne toujours sur lui-même en un peu plus de vingt-quatre heures.

C’est que le chiffre obtenu lors d’une mesure doit être comparé à sa norme, en tenant compte des diverses influences qui ont pu le changer. Influences connues ou inconnues. Norme établie par des êtres humains, donc faillibles et perfectibles eux aussi.

Si votre médecin vous dit donc que, malgré le chiffre montrant que votre taux est légèrement plus bas que la norme du laboratoire, votre organisme ne manque pas de fer, c’est qu’il a essayé de faire la synthèse de tout ceci grâce à son expérience et à son sens clinique (une expression pompeuse désignant en quelque sorte le sixième sens comparable au fameux « flair » d’un enquêteur, policier ou journaliste).

Une subjectivité qui peut faire peur, dans notre société avide de certitudes et d’objectivité, mais qui est la seule garante d’une prise en compte globale de l’être humain vivant que vous êtes (et que je suis), avec ses particularités.

Je sais qu’un courant de pensée veut absolument réduire l’être humain à une suite de données, à des zéros et des uns enchaînés suivant un ordre unique. C’est le rêve de Transcendance, le film où Johnny Deep transfère son esprit dans un superordinateur.

Mais pour le moment, un être humain est une entité bien trop vaste et complexe pour entrer dans un algorithme.

Et pour le moment, seul le cerveau d’un autre être humain est capable d’en appréhender toutes les subtilités, d’y intégrer des notions de normes fluctuantes avec plusieurs inconnues, et d’en tirer profit pour soigner, tout en respectant la manière de vivre, les croyances et les convictions de son interlocuteur.

« Le chiffre c’est bien, le croire aveuglément ça craint »

Ce sera notre conclusion temporaire, celle qui, au terme de notre première étape au pays de la santé connectée, nous permet de comprendre que la nature même d’un chiffre appliqué au vivant est à double tranchant. Comme le dieu Janus, il a deux visages pour une seule personne : le visage de celui qui peut nous guider, mais aussi le visage de celui qui peut nous perdre dans le labyrinthe de la santé.

À trop croire les chiffres, on ne soigne plus une personne humaine, mais une analyse de sang. Or, une analyse de sang ne vit et ne meurt pas. Elle n’est qu’une analyse de sang.

Tout comme votre nombre de pas par jour ou vos performances sexuelles ne vous résument pas.

Dans le prochain épisode, À l’ombre du Big Data, nous verrons ce que la santé connectée et le Quantified Self peuvent apporter à la médecine, en bien comme en mal.

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

Dans les jours qui viennent, l’Assemblée nationale devrait voter la soi-disant Loi de Modernisation de notre Système de Santé de Marisol Touraine (cliquez sur le lien, j’y fait référence dans le reste de l’article). Depuis plusieurs mois maintenant, tous les médecins de terrain martèlent que la loi est délétère, mais rien n’y fait. Aussi faut-il nous attendre à un changement radical.

Ce petit texte est donc là pour décrire ce que sera le parcours d’un patient dans le système de soin français dans quelques années (disons, pour se mouiller un peu, dans les années 2020-2025), si toutes les évolutions actuelles vont au bout de leur logique. Je noterai à chaque fois que cela sera possible, mes sources sur les pièces de ce puzzle qui se construit devant nos yeux ébahis (pour les médecins) ou derrière votre dos (pour les patients).

Libre à chacun de s’en emparer pour sa propre réflexion… et pourquoi pas pour agir…

Raymond a 50 ans en 2023.

Raymond est père de trois adorables enfants d’une dizaine d’années, marié, et il mène de front une carrière exigeante d’ingénieur chez un sous-traitant d’Airbus (ben oui, on est dans la région toulousaine, quand même), et une passion dévorante pour l’escalade.

Raymond aime par-dessus tout se retrouver à soixante mètres de hauteur dans les gorges de l’Aveyron, ses doigts cherchant les prises minuscules que la roche lui ménage, collé contre la fraîcheur de la paroi et le dos offert à la caresse du soleil, avec les cris des oiseaux et le bruissement du vent dans les rares végétaux qui s’accrochent comme lui à la falaise.

Raymond aime cette sensation d’être suspendu dans le vide, lorsqu’il enchaîne les mouvements précis qui le mèneront au bout de la voie qu’il connaît si bien mais qu’il ne se lasse pas d’emprunter, au-dessus de cette gorge encaissée, à quelques heures seulement de la Ville Rose.

Malheureusement, ce jour-là, Raymond se sent vraiment fatigué.

Cela fait quelques mois qu’il peine vraiment à assurer ses prises, quelques mois qu’il se sent comme vidé de l’intérieur.

D’ailleurs, il maigrit beaucoup ces derniers temps, et même Stéphanie, sa femme, le trouve changé. Pourtant, il mange avec plaisir, et il a souvent très faim. Ce qui au départ était une plaisanterie entre amis est devenu un sujet d’inquiétude lorsque Raymond s’est rendu compte que les chiffres de la balance ne quittaient pas leur compte à rebours au fil des semaines et que ses muscles fondaient à vue d’œil. Alors que Gilles, son ami d’enfance, ne parvient même plus à faire un bon mot pas toujours très léger sur « celui qui va bientôt pouvoir passer derrière une affiche sans la décoller », Raymond s’inquiète.

Car d’autres symptômes se sont rajoutés à son amaigrissement.

Raymond a toujours fait très attention à son hydratation. Sportif, il sait que l’effort prolongé et les conditions climatiques souvent rudes dans lesquelles il donne libre cours à sa passion peuvent lui prendre beaucoup d’énergie, et consomment beaucoup d’eau dans son organisme.

Mais depuis quelques mois, il ressent une soif intense, très souvent, presque en permanence. Et il urine beaucoup. Il urine comme si toute l’eau de son corps voulait s’écouler hors de lui, emportant avec elle les protéines de ses muscles et l’énergie de sa volonté.

C’est ce jour-là, pendu à un bras au-dessus du gouffre, la peur au ventre, que Raymond décide de consulter son médecin, le Docteur Germain.

Il le connaît depuis quelques années, lorsqu’il a eu besoin de faire soigner sa petite dernière, Lisa, atteinte d’une éruption infantile. Le Docteur Germain soigne depuis toute la famille. Le trouver ne fut pas facile, car même dans la région toulousaine, les médecins généralistes exerçant en libéral sont devenus une denrée rare, une espèce en voie de disparition.

Du reste, Raymond se souvient en avoir discuté avec lui, à l’époque. Il avait été surpris d’apprendre que depuis les années 2015, de nombreux médecins étaient partis à la retraite, la plupart sans successeurs. Mais le courant était bien passé entre eux, et Raymond savait qu’il pouvait faire confiance dans le professionnalisme et l’indépendance de son médecin.

C’est le lendemain que Raymond prend son téléphone pour obtenir un rendez-vous au cabinet médical.

La secrétaire, charmante mais un peu débordée, lui demande le motif de sa consultation, pour savoir s’il s’agit d’une urgence.

Puisque ce n’est pas le cas, le rendez-vous est fixé, pour une matinée quinze jours plus tard. À Raymond qui s’étonne de ne pouvoir rencontrer son médecin plus tôt, la secrétaire finit par glisser, mi-désespérée, mi-exaspérée : « Hélas, le planning du Docteur est tellement chargé, que même les urgences ne peuvent pas toujours êtres vues le jour même… Mais s’il y a un désistement, je vous rappelle sans faute ».

Quinze jours passent, et l’inquiétude de Raymond progresse d’autant plus que son poids diminue toujours, que sa soif empire, et que ses urines le vident de plus en plus de son énergie.

Au jour dit, Raymond se présente devant le comptoir du secrétariat. Marie, la secrétaire d’accueil, lui demande tout de suite sa carte d’assuré santé. Elle la glisse dans le lecteur, et sur son écran déchiffre de nombreuses données. Elle soupire pour la vingtième fois ce matin-là : l’assurance privée de Raymond n’a pas mis à jour ses données sur sa carte.

— Vous êtes toujours à la Mutuelle Générale des Ingénieurs ?

— Non, mon employeur a décidé de nous changer de contrat, et nous avons donc une mutuelle d’entreprise différente, c’est AZA qui nous couvre, maintenant.

— Ah, il faudra que vous en parliez au Docteur, je ne sais pas s’il a une convention avec AZA

— Et s’il n’en a pas, qu’est-ce que ça change ?

La question est toute simple, mais Marie préfère l’éluder.

— Il vous l’expliquera lui-même si c’est le cas. Je vous laisse vous installer en salle d’attente.

En savoir plus, étape 1 : complémentaires santé d'entreprises

Au 1er janvier 2016, la loi fera obligation à tout employeur de proposer à ses salariés une assurance santé complémentaire d’entreprise, qui sera chargée de rembourser un « socle » c’est-à-dire la part que l’Assurance Santé obligatoire (la Sécurité sociale) ne rembourse pas. Actuellement 30 % des frais de soins, ce qui s’appelle le Ticket modérateur.

Côté pile, la bonne nouvelle, c’est que les 4 millions de salariés qui actuellement n’ont pas de couverture complémentaire vont bénéficier automatiquement des garanties minimales.

Côté face, la mesure ne concerne pas les travailleurs indépendants, mais surtout, elle entérine le fait que les salariés (l’écrasante majorité des Français) auront souscrit (via leurs employeurs), une assurance complémentaire.

C’est un beau marché qui s’est ouvert pour les assurances privées.

Mais c’est surtout une façon de leur mettre le pied dans la porte. Elles deviendront de fait le deuxième acteur obligatoire de votre assurance santé. Les complémentaires vont-elles longtemps se contenter d’être simplement subordonnées à l’assurance santé publique ?

Rendez-vous à l’étape 2 pour le savoir…

Raymond se dirige vers la salle d’attente commune aux trois généralistes du centre médical. Comme toujours, elle est bondée. Des enfants en bas âge, amenés par leurs parents, des personnes âgées, en couple ou seules, qui ont été obligées de se déplacer jusqu’ici car les médecins ne peuvent plus faire de visites à domicile du fait de leur planning trop chargé.

Heureusement, les médecins du centre travaillent sur rendez-vous, et l’attente est assez courte. Ils ont juste entre une demi-heure et une heure de retard.

Vient le tour de Raymond.

Le Docteur Germain savait en consultant son agenda le matin même qu’il allait le voir pour un « amaigrissement et une fatigue importante depuis quelques mois ». Il avait déjà quelques idées. Il avait cependant besoin de discuter un peu avec Raymond de ses symptômes, de leurs caractéristiques, de son vécu, et de l’examiner un peu : vérifier son cœur, ses poumons, ses artères, la sensibilité de ses nerfs. Dans son esprit, différentes hypothèses étaient déjà en concurrence.

Mais avant même de pouvoir faire ce travail-là, son travail, il a une chose désagréable à vérifier. Une chose qui n’a rien à voir avec la maladie de Raymond, mais qui peut tout changer.

— Bonjour Raymond, je vous en prie, asseyez-vous.

— Bonjour Docteur, je suis content de vous voir. Je suis assez inquiet.

— Je m’en doute, les symptômes que vous avez décrits dans votre motif de consultation doivent vous préoccuper. Nous allons faire le point dessus, mais si vous le voulez bien je dois d’abord vérifier votre couverture sociale.

En se tournant vers son ordinateur, le Docteur Germain voit sur le dossier de Raymond que la mutuelle d’entreprise a changé, et que c’est AZA qui est maintenant l’assurance de santé de son patient.

Il soupire malgré lui, car le contrat que l’entreprise de Raymond a conclu est assez faible. Les choses ne vont pas être aussi simples qu’il aurait pu le penser.

— Hum, je n’ai pas de convention avec AZA, ce qui veut dire qu’ils ne voudront pas régler votre consultation. Vous devrez la payer entièrement.

Surpris que sa nouvelle mutuelle ne couvre pas ses dépenses de santé avec le médecin de son choix, Raymond se dit qu’après tout, la confiance qu’il met en son diagnostic vaut bien l’investissement.

En savoir plus, étape 2 : Les réseaux de soins

Vous avez certainement l’habitude des réseaux d’assurance pour votre voiture. Vous savez qu’en fonction de votre assurance, vous ne pouvez pas aller voir n’importe quel garagiste. Seuls ceux qui sont agréés par votre assureur (donc qui ont signé un contrat avec lui) pourront vous garantir la prise en charge des frais de vos réparations (moyennant une franchise, bien sûr).

Actuellement, cela n’existe dans le domaine de la santé que dans des domaines bien précis (l’optique par exemple). Il vous est possible de choisir librement votre médecin, votre pharmacien, votre kinésithérapeute.

Mr Guillaume Sarkozy, frère de notre ex-président, dirige la puissante complémentaire Malakoff Médéric. Comme vous le lirez ici, ou encore ici, il piaffe d’impatience à l’idée de pouvoir constituer des réseaux de soins. Ce qu’il appelle « contractualiser » avec les médecins, c’est leur proposer un agrément.

Contre une rémunération supplémentaire (quand la moyenne des montants de consultation en Europe est de 45 euros, vous pensez que les médecins français payés 23 euros feront la fine bouche ?… au passage, s’ils étaient si vénaux et nantis qu’on veut bien le dire, ils seraient ravis de « contractualiser » avec Mr Sarkozy, ce qui veut dire qu’ils ne se battraient pas contre la Loi de Mme Touraine…) ils accepteraient de se soumettre à des protocoles de parcours de soin pour leurs patients. Ce qui veut dire qu’ils accepteraient que l’assurance complémentaire décide de quels examens et de quels traitements leurs patients pourraient bénéficier.

Ils se laisseraient déposséder de leur prérogative la plus sacrée : la décision du meilleur traitement pour leur patient selon des considérations purement médicales.

En d’autres termes, si votre médecin signe un contrat avec une assurance complémentaire, il accepte de pouvoir vous donner un médicament qui ne vous conviendra pas, mais qui sera homologué par votre mutuelle, donc probablement qui coûtera moins cher à cette dernière…

Vous ne serez plus soigné en fonction de votre pathologie, de vos réactions physiologiques personnelles à un traitement, mais en fonction d’un protocole décidé statistiquement et économiquement…

Si vous refusez ce système et allez voir un autre médecin, non agréé, votre complémentaire santé refusera de prendre en charge la consultation.

— Et vos honoraires se montent à combien ?

— 35 euros.

— Mais je croyais que le tiers payant était obligatoire !

En savoir plus, étape 3 : Le Tiers-payant Généralisé et Obligatoire

La mesure phare de la Loi de Mme Touraine, c’est le Tiers payant généralisé et obligatoire (art. 18 de la Loi). Ce qui veut dire que lorsque vous allez chez votre médecin, vous ne faites plus l’avance des frais. En lisant votre carte vitale, votre médecin se fait payer par l’assurance maladie obligatoire et l’assurance complémentaire.

En théorie…

Car en pratique, sans rentrer dans les détails techniques assommants, c’est très compliqué.

Il suffit de savoir que si la sécurité sociale est la seule à payer la part obligatoire avec un système informatique assez performant, les complémentaires sont plus de 400 organismes en France avec chacune un système informatique propre… et bien sûr pas toujours au point…

Les dentistes et les pharmaciens le savent bien, qui ont beaucoup de difficultés à se faire régler la part des mutuelles.

Ce système va donc générer une complexité exponentielle.

La seule solution pour en sortir est de créer un payeur unique, qui sera chargé de régler les praticiens. La sécurité sociale a déjà dit qu’elle ne le ferait pas.

Qui reste-t-il ?

Les assurances complémentaires bien sûr !

En créant une structure qu’elles géreront, elles seront donc responsables de la gestion financière de… tout le système de soin français !

Mais, pour renverser la célèbre phrase de Peter Parker, « de grandes responsabilités impliquent un grand pouvoir ». Et nul doute que les complémentaires seront alors en mesure d’imposer leur vision des choses : les fameux réseaux de soin de l’étape 2.

Vous pensez qu’on en a terminé ? Détrompez-vous, il y a plus fort encore…

— C’est le cas, en effet, si votre mutuelle a un contrat avec le médecin que vous consultez. Sinon, elle refuse de payer le praticien… Et si j’en crois votre contrat, nous allons être un peu limités dans les éventuels examens complémentaires et les consultations vers les spécialistes. Mais nous verrons si nous en avons besoin. Parlez-moi de ce qui vous arrive. Tout cela a commencé quand ?

En savoir plus, étape 4 : Le désengagement de l'Assurance Maladie Obligatoire

Une fois que le Tiers payant est devenu la règle, le patient ne paie plus son médecin, ce qui veut dire qu’il n’a plus accès à une information essentielle : qui prend en charge le coût de l’acte ?

Actuellement, l’Assurance Maladie Obligatoire (la sécurité sociale) prend en charge 70 % d’une consultation, les 30 % restants étant couverts (ou pas) par une assurance complémentaire (une mutuelle, même si nous verrons plus tard que ce n’est très souvent qu’un abus de langage qui a des conséquences importantes).

Mais si le patient n’a plus conscience des flux d’argent, qu’est-ce qui empêche le gouvernement, ou les pouvoirs publics en général, de décider que la sécurité sociale ne prendra plus en charge que 60, 50, 40, voire 30 % des dépenses de santé ? Une telle décision serait totalement indolore pour la plupart des patients, dans un premier temps. Elle ne soulèverait que très peu d’objections. Après tout, elle résorberait en partie de fameux « trou de la sécu » en diminuant la charge de la santé sur les comptes publics.

Vous pensez que je rêve ?

Lisez cet article. On réfléchit déjà à ne rembourser les médicaments que selon un taux unique (actuellement, le taux est variable en fonction du service médical rendu, un indice décidant si le médicament est très important ou « de confort »).

Ce taux sera-t-il de 70 % ? Il serait très étonnant que des médicaments remboursés actuellement à 15 % le soient à 65 %… Le plus probable est que le taux choisi soit inférieur à 65 % pour tous les médicaments…

Lisez ensuite ce rapport de l’inspection des finances sur le dispositif ALD (Affection de Longue durée) qui prend en charge à 100 % par la sécurité sociale les patients atteints de certaines maladies considérées comme graves (le diabète de Raymond en fait partie). On y lit que, pour améliorer le dispositif, il est question de… le supprimer. Et de le remplacer en évaluant le reste à charge « acceptable » pour les patients.

Ce qui veut dire que les patients qui, comme Raymond, sont atteints de diabète ne seraient pas remboursés totalement par la sécurité sociale sur leurs médicaments contre le diabète…

À qui croyez-vous que le gouvernement confiera le reste à charge ?

Aux assurances santé complémentaires bien sûr…

Ce qui rend l’apparition de réseaux de soins encore plus probable…

Et Raymond de détailler ce qu’il a remarqué, pourquoi, comment, en répondant de temps à autre aux précisions que lui demande le Docteur Germain.

Au fur et à mesure de la consultation, l’idée de départ du Docteur Germain s’affine, et le diagnostic est quasi certain : un diabète est bien en train de s’installer chez son patient.

Malgré les deux interruptions téléphoniques de la secrétaire qui demande quand placer un patient qui avait des maux de gorge depuis deux jours (la réponse : pas d’urgence donc on ne surcharge pas le planning, ce qui veut dire un rendez-vous dans trois semaines, s’il n’est pas guéri tout seul d’ici là), l’examen physique peut se dérouler sans problème et le Docteur Germain ne décèle aucune complication encore installée sur les organes de Raymond.

Mais il va falloir faire des examens.

— Si le diagnostic se confirme, vous devriez aller voir un ophtalmologiste, une diététicienne et un cardiologue, au minimum. C’est là que cela se complique. Votre mutuelle d’entreprise ne couvre pas la totalité des examens. Mais je vous conseille fortement de les faire, car ils permettront de veiller à ce que le diabète ne provoque aucun autre dégât dans votre organisme. Et la diététique est le premier traitement de votre diabète.

Raymond acquiesce. Il est prêt à faire quelques sacrifices pour retrouver sa santé.

La consultation se termine et il serre la main du Docteur Germain chaleureusement. Il sait enfin ce qui cloche chez lui, et il sait comment il va pouvoir se soigner.

Dans les semaines qui suivent, Raymond entame les démarches nécessaires. Il se heurte à chaque fois cependant à un problème qu’il n’avait pas anticipé : sa mutuelle d’entreprise ne couvre que très peu de choses. Il décide donc de changer de mutuelle.

Hélas, comme les données de son dossier médical sont accessibles à tous les acteurs du système de santé, toutes les mutuelles qu’il démarche commencent par regarder son contenu. Et le diabète diagnostiqué récemment n’enchante pas ses interlocuteurs. Un jour, lors d’un rendez-vous, le conseiller de la mutuelle lui lance même :

— Vous savez, un diabète, ça coûte cher à soigner pour une mutuelle. Nous pourrions accepter de prendre ce risque avec vous, mais vous devrez payer une surprime.

N’ayant pas d’autre choix, Raymond accepte. Sa nouvelle mutuelle lui coûte très cher, mais ses revenus lui permettent de s’offrir ce qui est devenu un luxe.

En savoir plus, étape 5 : L'ouverture des données personnelles de santé aux organismes privés

Actuellement, la sécurité sociale est une sorte de grande muette.

Toutes les données de vos remboursements de traitements, de consultations, d’analyses médicales, sont éclatées en deux. D’une part il y a votre dossier médical, bien au chaud dans l’ordinateur de votre médecin (à moins que le vôtre ne soit encore sur du papier, si votre toubib date du siècle précédent), inaccessible à quiconque sauf à vous et à votre médecin, vous savez, celui que vous avez choisi librement. Et d’autre part les données financières de l’assurance maladie obligatoire, qui dorment dans les ordinateurs de la sécurité sociale. Celles-là, elles sont encore plus protégées. Seul votre médecin y a accès, et votre pharmacien dans une moindre mesure.

Avec la Loi Touraine, les données de santé vont devenir moins timides.

D’abord, elles vont se regrouper, pour se sentir moins seules.

En effet, votre dossier médical sera partagé (art. 25 de la Loi) sur un réseau informatique très protégé (vous savez, comme ces réseaux gouvernementaux qui se font régulièrement pirater visiter, par des touristes nord-coréens, ou mieux, comme ces sites ultrasécurisés qui promettent l’anonymat de leurs membres adultères et qui oublient de fermer la serrure électronique de leur coffre-fort pour que des gens bien intentionnés publient sur internet la liste des époux infidèles…) accessible uniquement aux médecins… et aux assurances de santé… oui, toutes, même celles qui ont un excellent système informatique datant des années 1990…

Ensuite, elles vont se montrer un peu plus.

Comme je le disais, les assurances complémentaires vont y avoir accès (art. 47 de la Loi). Elles le demandent depuis très longtemps (rappelez-vous ici, dernier paragraphe, et là, quatrième paragraphe avant la fin). Normal, elles piloteront déjà le paiement, et pour constituer leurs réseaux de soin et « rationaliser » le financement, elles auront besoin de savoir ce que vous prenez comme médicaments.

Corollaire de ces deux expositions de données, le secret médical n’existera plus.

Le secret médical ?

Vous savez, ce truc hérité des Grecs, qui stipule que tout ce que vous confiez à votre médecin restera strictement confidentiel.

Pour le faire tomber, il suffit de lire votre dossier médical en ligne. Ou pour les plus joueurs, de reconstituer vos pathologies en lisant simplement la liste des médicaments que vous prenez.

Vous trouvez que ce n’est pas gênant ?

Peut-être que les députés qui vont voter la loi non plus.

Jusqu’à ce qu’un hacker pirate leur dossier médical et ne dévoile que tel député est atteint d’une « chaude pisse » (une légère infection sexuellement transmissible), qu’il aurait contractée en étant très légèrement infidèle à son épouse. Ou mieux, qu’une autre députée, elle, vit un enfer avec sa fille handicapée mentale…

Peut-être alors, que ces députés se mordront les doigts d’avoir voté une loi qui abolit le secret médical…

En attendant, les assurances complémentaires, elles, pourront à loisir déterminer ce que vous coûtez au système de soin, et « optimiser » votre traitement. Voire même décider qu’elles ne paieront pas votre traitement si vous leur coûtez trop cher.

Les médicaments et le régime qu’il suit, ainsi que son activité physique très régulière, lui permettent rapidement de retrouver sa forme, son énergie, son tonus, et lui font retrouver une vie normale.

Cependant, la mutuelle a exigé un relevé d’identité bancaire à son inscription, et ce n’est que deux ans plus tard, lorsqu’il chute accidentellement lors d’un entraînement sur un mur d’escalade et qu’il faut lui réduire une épaule luxée sous anesthésie, qu’il comprend pourquoi : son compte a été débité automatiquement d’une franchise de plus de cent euros.

En savoir plus, étape 6 : Prélèvements directs de franchises sur le compte bancaire du patient

Et comme inévitablement tout le monde coûtera toujours un peu trop cher aux assurances complémentaires (à ce stade-là, la sécurité sociale ne sera plus qu’une portion congrue), elles seront obligées de réguler le système selon leurs critères, les critères les plus objectifs bien sûr, les critères statistiques et financiers.

Actuellement, la sécurité sociale étant pauvre, très pauvre, elle ne peut vous rembourser que 22 euros sur une consultation de 23 euros. Et puis comme vraiment elle est dans la dèche, elle ne rembourse pas non plus 50 centimes d’euro sur chaque boîte de médicament que vous allez chercher à la pharmacie.

Avec le Tiers payant généralisé et obligatoire, comment la sécurité sociale aujourd’hui, les complémentaires demain, vont-elles faire pour ne pas payer ces euros ?

En ayant un accès à vos comptes bancaires.

Ne riez pas, ce n’est pas une plaisanterie. C’est réel.

Demain, lorsque vous irez chez le médecin, vous n’avancerez pas les frais, mais la sécurité sociale vous ponctionnera de 1 euro directement sur votre compte bancaire.

Déjà, 1 euro sans qu’on vous le demande, je ne sais pas si vous serez d’accord.

Mais imaginons que « pour faire des économies », on décide que cette franchise ne sera pas de 1, mais de 10 euros. Ou bien que, parce que votre prothèse de hanche coûte décidément très cher, votre assurance complémentaire vous facture une franchise de 200 euros. Et vous n’aurez pas le choix.

Quelques mois plus tard, au moment de concrétiser enfin le projet immobilier que Stéphanie et lui ont passé trois ans à préparer, l’assurance obligatoire pour l’emprunt lui annonce par courrier qu’il devra payer une surprime également. En effet, les assurances ont également accès à son dossier médical, puisqu’il se trouve que l’assurance de l’emprunt est une filiale de sa mutuelle

En savoir plus : Les grands gagnants, des mutuelles, vraiment, ou des groupes d'assurance privés à but lucratif ?

La cerise sur le gâteau est de savoir qu’en 2010, le marché des complémentaires santé était occupé à 56 % seulement par des mutuelles (des organismes à but non lucratif) et à 21 % par des organismes de prévoyance (but non lucratif), donc à 23 % par des organismes à but lucratif.

Ce qui veut dire qu’un quart du marché environ est détenu par des sociétés dont le but est de faire de l’argent en vous payant vos soins.

Ce que l’on nomme « mutuelles » n’est donc qu’une partie de la réalité.

Une partie non négligeable est là non pas pour vous aider à vous soigner du mieux possible de façon désintéressée, mais pour faire du profit.

Avoir accès au pilotage du système de soin, à vos données personnelles de santé et de remboursement, et à votre compte bancaire sera certainement la meilleure chose qui leur soit arrivée depuis très longtemps…

Alors, cette Loi Touraine, elle ne vous fait pas un peu peur, même pas un tout petit peu ?

Parce qu’à moi…

Et pourtant, Raymond se trouve chanceux. Stéphane, un de ses collègues ouvriers, n’a pas les mêmes moyens que lui. Lorsqu’il a voulu se faire opérer de la main, sa mutuelle lui a imposé un chirurgien qui était moins cher.

Le système que je décris ici n’est pas vraiment un modèle de solidarité et de justice sociale, n’est-ce pas ?

On pourrait plutôt le comparer au système américain (qui lui est en train de changer pour se rapprocher de celui que nous avons actuellement, ironique, n’est-ce pas ?). C’est pourtant un gouvernement dit de gauche qui est en train de mettre en place un tel système où les plus riches seront les mieux soignés, au plus grand profit d’intérêts privés financiers uniquement guidés par le montant de leurs dividendes…

Bien sûr, ce n’est qu’un exercice de divination et on peut me taxer de pessimiste ou d’alarmiste, mais il est fort possible que tout cela soit un jour une réalité, je crois vous en avoir montré quelques preuves.

Sauf si nous refusons tous cette fatalité.

Les remèdes du docteur Irabu, de Hideo Okuda

Les remèdes du docteur Irabu, de Hideo Okuda

Les remèdes du docteur Irabu, de Hideo Okuda

Il y a parfois des rencontres qui sortent de l’ordinaire. Des personnalités atypiques, j’en croise assez souvent dans mon métier. Mais certaines sortent du lot.

C’est le cas de Jacques, un patient de presque 60 ans, qui, nonobstant son métier de chaudronnier, est un véritable geek : quand je l’ai connu, il jouait à World of Warcraft des nuits entières. Et puis il est passionné de culture japonaise, jusqu’à en dévorer des mangas dont je n’avais pas même entendu parler, ou à aller voir en concerts des idols, comme les Baby Metal. Lui qui ne parle pas un mot d’anglais est allé jusqu’en Allemagne pour assister à un concert où la moyenne d’âge devait avoisiner les 20 ans, et encore, sans doute parce qu’il faussait les statistiques…

Bref, il y a quelques semaines, Jacques arrive en consultation en me tendant un bouquin.

Tenez, lisez-le, je suis sûr qu’il va vous plaire, Docteur. Ça m’a fait penser à vous. Mais après, vous me le rendez, hein ?

La couverture m’a d’abord fait penser à un roman à l’eau de rose (sans jeu de mots), et le bandeau déclamant fièrement qu’il s’en était vendu plus d’un million d’exemplaires au Japon m’a un peu refroidi.

Mais en débutant la lecture deux jours plus tard, j’ai révisé mon jugement.

En cinq consultations qui sont autant de chapitres ou d’histoires courtes, nous faisons la connaissance du Docteur Ichirô Irabu, un psychiatre très original, dont les méthodes de soin sont si délirantes que l’on se demande s’il est génial ou complètement cinglé. Très égocentrique, un peu sadique, il fait revenir ses patients chaque jour pour pouvoir observer Mayumi, son infirmière exhibitionniste aux appâts plantureux, faire des injections diverses à ses patients. Et ses prescriptions sont d’autant plus étranges qu’elles n’ont souvent rien de médical. La natation à outrance pour un angoissé, ou même s’inscrire à un concours pour devenir actrice dans le cas d’une jeune femme paranoïaque, il y a de quoi douter.
Mais contre toute attente, tout cela fonctionne.

 Pour une première approche de la littérature japonaise contemporaine, Jacques m’a offert un raccourci saisissant sur le quotidien d’une société où le travail, les apparences et la sexualité tiennent une place singulière pour un Occidental.

L’auteur croque sans vergogne et même avec un plaisir évident l’obsession technologique des adolescents comme les frustrations diverses qui traversent ses contemporains. Avec une gouaille qui renverse les valeurs et fait se demander si Irabu, tout déjanté qu’il paraisse, n’est pas finalement plus normal que la société dans laquelle évoluent ses patients.

Un constat qui fait également réfléchir à notre propre société et aux maux qu’elle engendre. Négation de l’humain dans le travail, consumérisme dans les relations interpersonnelles comme dans le couple, sacrifice de valeurs profondes sur l’autel de la réussite, tout cela forme une bonne part des consultations qu’un médecin généraliste reçoit à longueur de journée.

Et si nous avions nous aussi besoin d’un Docteur Irabu ? La figure de ce médecin psychiatre rappelle celle du Docteur House, en contrepoint, archétype peut-être plus occidental où le soignant se place comme dédaigneux.

Quelle que soit la réponse, l’ouvrage illustre tout de même le pouvoir de l’esprit sur les maux dont souffrent les individus, en s’affranchissant des réflexes et des référents occidentaux.

Il y a une suite, apparemment, intitulée Un yakuza chez le psy.

Et les Japonais en ont fait un téléfilm…

Le plus étonnant, dans tout cela, c’est que Jacques lui-même pourrait bien être l’un des patients de l’étrange docteur Irabu. Aussi attachant, il souffre autant qu’eux, d’une pathologie complexe où le corps et l’esprit s’embrouillent l’un l’autre.

Je n’ai pas les méthodes du fantasque praticien japonais, mais je peux essayer d’appliquer l’un de ses principes : avoir le courage de suivre son patient là où le soin est possible, même si c’est difficile.

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

Avec un tel titre, mon lecteur habituel pourra s’interroger. Mais de quoi va-t-il bien pouvoir nous parler ?

Pas d’entomologie, il est de notoriété publique que, hormis les coccinelles (je ne sais pas pourquoi d’ailleurs), je hais les insectes.

Pas d’un numéro de cirque, car il est également bien connu que je n’ai ni souplesse ni adresse particulière.

Non, je veux parler une fois de plus de mon métier. Mon métier que j’aime, mais qu’il devient de plus en plus difficile d’exercer de par les pressions continues qui tentent de m’influencer, comme elles tentent d’influencer tous mes confrères.

Si ce n’est pas la première fois que je vous en parle, après avoir un peu exprimé ce qui pour moi pouvait devenir une nouvelle façon de soigner, c’est sans doute la première fois que je vais m’épancher quelque peu sur les doutes qui sont les miens. Sur mes doutes quotidiens.

J’ai des doutes sur la place que j’occupe dans le système de santé.

Comme dans le film Minuscule, j’ai parfois l’impression de porter quelque chose de beaucoup trop lourd pour moi au premier abord. Même si comme dans le film, comme ces fourmis, j’ai l’impression de ne pas trop mal m’en tirer…

Après avoir regardé hier en rattrapage l’excellent et percutant reportage de Cash Investigation intitulé Santé : la loi du marché (sur pluzz), je me suis senti floué, trahi, désemparé.

Oh, bien sûr, je ne suis pas naïf, et cela fait longtemps maintenant que j’ai compris le jeu que tente de nous faire jouer l’industrie pharmaceutique. Depuis deux ans je ne reçois plus les visiteurs médicaux des laboratoires, après avoir longtemps crié qu’« ils ne m’influençaient pas ». Lorsque j’ai pris conscience que continuer à les recevoir c’était cautionner les pratiques purement commerciales d’entreprises cherchant avant tout leur intérêt et pas celui du patient, j’ai réagi. Les différents scandales sanitaires qui ont émaillé les trois dernières décennies ne m’ont pas laissé sans esprit critique. Je sais depuis longtemps que la prescription médicamenteuse est un art délicat, pas toujours compris des patients d’ailleurs.

Mais comprendre à quel point certains laboratoires se paient ma figure m’a vraiment révolté.

Je suis conscient du fait qu’un reportage aussi peu être manipulé, d’ailleurs. Conscient que les scandales n’épargnent pas les journalistes, fussent-ils d’investigation. Les fausses images de Timisoara dans le chaos de la chute de Ceausescu m’ont laissé un souvenir inoubliable.

Mon esprit critique est donc toujours en alerte lorsque je vois un reportage, comme lorsque je lis un article de journal, ou une publication scientifique.

Mais comment se relever lorsque l’on est mis à terre par un doute si fort sur la base même de son travail : les recommandations de bonnes pratiques, la médecine basée sur les preuves, la médecine rationnelle, qui prend en compte au mieux les bénéfices et les risques de chaque prescription de ces poisons qu’ont toujours été les médicaments ?

Si l’on en croit la deuxième partie du reportage, celle qui touche tous les médecins généralistes de ce pays et du monde entier même : il serait délétère de prescrire au moins l’un des médicaments contre le cholestérol de façon préventive, alors même que les recommandations officielles préconisent d’atteindre des objectifs ciblés.

Un débat qui secoue le monde médical depuis des années déjà, avec ses hérauts dans chaque camp, ses arguments et contre-arguments, et dans lequel les généralistes sont les pions d’une partie d’échec à plusieurs plateaux simultanés.

Mon confrère le Pr Even y joue le rôle du redresseur de torts dans son armure de chevalier blanc, quand beaucoup de cardiologues remettent en cause son travail, voire son honnêteté intellectuelle. De l’autre côté, ces mêmes cardiologues sont bardés de références, mais sont tous englués dans des conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique.

Qui croire ? Il ne s’agit pas de croire. Il s’agit de trancher dans une querelle avec sa seule raison.

Quels arguments entendre, alors ? Il faudrait pour cela être capable de les soupeser tous. Il faudrait avoir une connaissance absolue des études scientifiques sur lesquelles se basent les laboratoires. De leur méthodologie. De leurs conflits d’intérêts exhaustifs. De leurs biais. Et de leur transposition possible au réel.

Car prescrire, ce n’est pas si simple que les gens le pensent. Il ne suffit pas de se dire, tiens, ce patient a cette maladie, il lui faut ce médicament qui va tout résoudre.

Prescrire, c’est d’abord faire une série de paris risqués.

Le premier pari, c’est celui du diagnostic. Rares sont les patients qui se présentent au cabinet médical avec des signes aussi précis, simples, et faciles à trouver que dans les livres de médecine ou qu’à l’hôpital, où ne sont concentrés que les cas les plus graves, ceux qui ont des symptômes typiques. Non, dans la vie réelle, le patient à qui l’on suspecte une colique néphrétique (un caillou coincé dans les voies urinaires) ne va pas forcément avoir des douleurs qui répondent aux critères classiques. Il n’aura pas forcément ces douleurs si intenses qu’elles font changer constamment de position pour essayer en vain de se soulager, et qui ont fait surnommer la pathologie « colique frénétique ». Souvent ce seront simplement des gouttes de sang dans les urines, des sensations de rasoir tailladant la muqueuse, qui mettront en alerte le clinicien. Alors souvent, malgré une solide pratique clinique, malgré un interrogatoire précis qui recherchera des signes peu fréquents, mais discriminants, malgré un examen attentif, on hésitera entre deux diagnostics. Car par exemple, rien ne ressemble plus à une colique néphrétique qu’une infection urinaire compliquée. Il faut alors choisir : quel diagnostic privilégier ? Le plus probable, ou celui contre lequel il faut se prémunir d’emblée pour éviter une complication ?

Alors vient le deuxième pari : quel traitement est indiqué dans ce diagnostic ? Parce qu’il n’y a pas de recette miracle. Depuis le temps, ça se saurait. Donc, on doit prendre en compte la probabilité d’efficacité d’un traitement dans le diagnostic, en n’oubliant surtout pas de nombreux autres paramètres dont, en vrac : ses risques connus, sa toxicité, ses interactions avec d’autres médicaments éventuels, le passé médical du patient, son mode de vie, ses croyances, son sexe, son âge, son entourage. En évitant surtout de négliger un facteur primordial : l’observance du traitement. C’est-à-dire : est-ce que mon patient va suivre le traitement comme prescrit sur l’ordonnance, ou bien va-t-il de lui-même adapter les doses, la fréquence de prise, la durée du traitement ? Qui parmi nous n’a pas un jour arrêté un traitement deux jours avant la fin prescrite parce qu’il avait oublié ou parce qu’il en avait assez ?

C’est le troisième pari : percevoir le patient dans sa globalité, prendre en compte sa spécificité, et surtout, sa demande réelle. Pour une colique néphrétique, c’est simple : le patient cherche à être soulagé de sa douleur. Elle est intolérable. Il ne veut plus avoir mal. Pour d’autres pathologies, c’est plus complexe. Certaines affections touchant l’ensemble de l’organisme ont une évolution chronique pour laquelle traiter le symptôme peut n’être ni efficace, ni même souhaitable… C’est choquant, mais ça existe. Lorsqu’au bout de quelques mois à essayer des traitements divers l’on se rend compte que les infections sinusiennes d’un patient, avec toutes les caractéristiques d’évolution que l’on s’attendrait à trouver, ne sont que des pathologies secondaires d’un dérèglement immunitaire, il devient idiot de continuer à traiter ces épisodes comme de « simples » sinusites. On comprend alors qu’il est plus intelligent de ne pas traiter ces épisodes, car au lieu de les éteindre, on inonde le patient de médicaments dont l’accumulation peut poser problème. On cherche donc une autre voie, une autre stratégie. Et lorsque le patient revient avec une nouvelle infection sinusienne, il faut le convaincre, lui faire comprendre que l’on ne doit pas céder au symptôme et qu’on ne doit pas s’y attaquer frontalement, mais par d’autres moyens. La formule consacrée, je crois, est : bon courage ! Plus fréquemment, on rencontre des patients qui vous parlent pendant les 15 minutes de la consultation d’un problème qui semble attirer toute leur attention, par exemple cette fameuse perte de cheveux, et puis qui sur le pas de la porte lâchent enfin : « Docteur, je n’ai pas un cancer, au moins ? ». Si vous aviez suivi votre diagnostic premier et prescrit un traitement de supplémentation en fer parce que vous suspectiez une petite carence, vous avez tout faux. Le patient voulait juste que vous le rassuriez sur l’absence de pathologie…

Ce qui fait que savoir prescrire c’est aussi : savoir ne pas prescrire.

Alors c’est sans doute pour cela que toutes les recommandations du monde, la médecine basée sur les preuves, les colloques et congrès, les belles études, ça ne fait pas une prescription. Ou ça ne devrait pas, en tous les cas.

C’est sans doute pour cela que jamais je ne suis allé dans un congrès sponsorisé par un laboratoire pharmaceutique où il sera question de médicaments. Et que je n’irai jamais.

C’est sans doute pour cela que je ne participe pas aux formations médicales continues organisées par ces mêmes laboratoires pharmaceutiques ou avec leur soutien financier.

C’est sans doute pour cela que j’essaie de me documenter sur les médicaments en faisant confiance à des gens intègres dont c’est le métier que de décortiquer pour moi toutes les données scientifiques en toute indépendance.

Mais au final, mes doutes, mes questions, mes prises de tête constantes sur la meilleure attitude à avoir dans chaque cas ne sont pas près de s’envoler. Car ces scandales à répétition entament non seulement le crédit que les médicaments ont auprès des patients et des médecins, mais aussi le crédit que la médecine basée sur les preuves peut avoir dans le monde médical au sens large. La question est donc bien maintenant : à qui faire confiance ? Quelles recommandations suivre ? Est-ce que tout ce que nous avons appris sur les thérapeutiques que nous utilisons n’était qu’écran de fumée, entourloupes et manigances ? Va-t-on devoir se replier à nouveau sur une médecine où l’expérience de chacun fera loi et où les études statistiques seront enterrées ? Où les pratiques ne seront plus harmonisées ?

Je ne sais pas où on va.

Mais on y va…

Rythmes & cycles, réflexions sur la Nature, l’Homme, et la Maladie

Rythmes & cycles, réflexions sur la Nature, l’Homme, et la Maladie

Rythmes & cycles, réflexions sur la Nature, l’Homme, et la Maladie

Tout a probablement commencé le jour de mes 39 ans. J’entrais dans ma quarantième année et le passage du temps, pour la première fois de ma vie, m’a angoissé. La fameuse crise de la quarantaine, me suis-je dit. Et durant une année, mon esprit fut préoccupé par le temps, sa signification dans ma vie.

Cette angoisse sourde a paradoxalement pris fin le jour de mes quarante ans, sans aucune explication.
J’avais sans doute sans le savoir compris quelque chose.

Puis, à l’occasion d’un article sur ce blog, pour un concours lancé par Lune, j’ai retrouvé le fameux numéro de VITRIOL, le fanzine auquel je participais lorsque j’avais vingt ans, sur le Voyage dans le Temps. J’y ai relu avec plaisir (et quelque nostalgie, je dois l’avouer) l’article dans lequel deux de mes camarades de l’époque discouraient sur les différentes théories imaginaires ou scientifiques du Temps et de la façon dont on pouvait voyager à travers le passé ou le futur.

Enfin, il y a quelques semaines, c’est le livre que mon père a offert à mon épouse pour son anniversaire (Cosmos, de Michel Onfray) qui a achevé de me convaincre : le Temps et sa perception sont le point névralgique de toute vision du monde.

Un livre à lire... si vous arrivez jusqu'au bout... moi je n'ai pas pu !

Un livre à lire… si vous arrivez jusqu’au bout… moi je n’ai pas pu !

Et j’avais besoin de développer ici la façon dont je le vois, la façon dont je le perçois, pour sans doute expliquer comment la vision qu’en ont mes contemporains m’exaspère si souvent et si fortement.

Car s’il est bien une seule chose avec laquelle je suis d’accord dans le livre de Michel Onfray (par ailleurs horripilant au possible), c’est que les Hommes du XXIe siècle occidental ont une perception erronée du Temps.

La Fuite du Temps de la civilisation occidentale moderne

Mon métier est de soigner.

Qu’est-ce que cela pourrait-il vouloir dire d’autre que simplement ceci : favoriser des processus naturels de guérison, d’adaptation, de remplacement, au détriment de processus naturels de maladie, de désadaptation, de destruction ?

Car avec toute notre technologie, nous ne sommes pas capables de nous substituer complètement à la Nature. Nous dépendons toujours d’elle, car même avec notre compréhension intime de la matière vivante (si ce n’est de la matière elle-même), nous ne connaissons presque rien des mécanismes si complexes qui en régissent la régulation. Même en sachant quels processus biochimiques ou génétiques de régulation entrent en jeu dans chaque étape de la cascade moléculaire de la Vie, nous ne comprenons toujours pas l’entièreté du schéma concepteur du Vivant. Et même en connaissant ce schéma, quel savoir nous faudrait-il pour le remplacer par un autre ?

Car nous faisons partie du Vivant, nous sommes partie intégrante d’un monde qui nous dépasse et nous entoure, nous englobe. Nos processus intimes sont liés aux lois de la physique, de la chimie, de la biologie moléculaire. Des lois naturelles. Inviolables. Du moins dans l’état actuel de nos connaissances. Et pour certainement encore très longtemps.

Pourquoi alors mes contemporains s’acharnent-ils à nier que les processus naturels qui font partie d’eux si intimement ont besoin de temps ? En tous les cas, d’un temps qui échappe à leur volonté ?

Pourquoi alors exiger qu’une gastro-entérite virale disparaisse aussitôt le médecin consulté ? Comment ne pas comprendre que la simple diarrhée, pour s’arrêter, nécessite que les liquides excrétés à grand-peine par l’intestin soient réintégrés dans le milieu intérieur… et que cela demande du temps ?

Pourquoi calquer le fonctionnement d’un organisme vivant sur celui d’une machine ? Pourquoi penser que les rouages de notre corps, ou de notre pensée, pourraient se réduire à ce que nous avons nous-mêmes construit ? Le fonctionnement d’un ordinateur nous paraît extraordinairement complexe, et pourtant, il est infiniment plus simple et basique que celui d’une seule de nos cellules. Comment alors concevoir que nous puissions comprendre véritablement l’interaction des milliards de cellules qui nous composent ?

Nos signaux cellulaires vont vite, très vite, mais la Nature a son propre rythme, et ce n’est pas celui de l’ADSL

Notre technologie est puissante, elle nous a permis de conquérir la planète, de la dompter un temps (car ses mécanismes de régulation nous sont tout autant inaccessibles et vont finir par nous revenir à la figure), mais elle nous pousse à oublier que nous ne sommes pas les maîtres du Temps.

Notre rythme de vie s’est accéléré : l’informatique, l’électricité, ont permis de soustraire à nos vies des temps auparavant incompressibles : celui d’une lessive de linge, celui de la cuisson des aliments, celui de la communication entre deux points éloignés du globe terrestre.

Mais si l’immédiateté est devenue la norme, si la réactivité absolue est érigée en valeur, si la spontanéité et le « temps réel » (quel drôle d’expression, comme s’il existait un « temps irréel », qui serait de plus le temps naturel, et comme si le « temps réel » était notre propre façon de modifier la perception du passage des instants dans nos sociétés…) sont désormais des standards recherchés par tout un chacun, la Nature, elle, n’a pas évolué au même rythme que la Loi de Moore (qui stipule que les capacités informatiques doublent tous les 18 mois).

En avoir conscience me met régulièrement dans une exaspération terrible envers ceux (bien souvent mes patients, mais je m’inclue parfois dans le lot moi-même), qui, n’y ayant pas même pensé, croient que nos connaissances et nos thérapeutiques permettent de s’affranchir des rythmes biologiques.

Or, leur expliquer que la médecine n’est pas de la magie, qu’elle suit des règles qui ne dérogent en aucun cas à celles de la Nature, est parfois compliqué.

J’ai souvent l’impression de devoir briser un mythe pour le leur faire accepter. Le mythe de la médecine toute-puissante, le mythe de la science humaine sur-naturelle, le mythe du progrès que l’on n’arrête pas.

Or, j’en suis persuadé, tout ce qui nous entoure est soumis à une loi inviolable : le Temps est Cycles.

Le calendrier cyclique maya

Les Roues du Temps

Sans vouloir paraphraser le titre de la saga de Robert Jordan, je n’ai pas trouvé meilleure image pour décrire ce fait que la science comme la simple observation confirment à l’unisson.

Depuis la rotation hyperrapide des électrons autour du noyau d’un atome (et ce sens de rotation, le spin, à la base de technologies comme l’IRM) jusqu’à la rotation gigantesque des galaxies sur elles-mêmes, la physique et l’astrophysique nous offrent les premières preuves de ce que les Anciens avaient compris dans la révolution des astres dans le ciel.

La biologie offre la même image : les cycles des végétaux (les cercles de croissance des arbres) comme les existences des animaux (naissance, vie, prédation, reproduction, transmission, mort) suivent des schémas immuables.

Sur ce plan-là, Michel Onfray a parfaitement raison, qui décrit la succession des temps nécessaires à la dégustation d’une série de crus dans une cave, afin de remonter le temps.

Nos vies suivent le même cycle, chacune selon un rythme différent. Certains vivront ces étapes plus vite que d’autres, certains les verront s’étirer sur une période plus longue. Mais la vitesse ne varie pas à l’échelle cellulaire. Elle varie à l’échelle des événements de vie.

Comprendre que nous sommes soumis à quelque chose qui nous dépasse, sans que ce soit une volonté divine ou un maître transcendant, mais bien plutôt une loi universelle, devrait nous rapprocher d’une sagesse plus grande. En acceptant le simple fait que nos rythmes sont dictés par cette loi, nous pourrions plus facilement accompagner la marche de notre roue temporelle, et profiter de chaque degré de rotation.

Nous pourrions aussi voir le monde comme une harmonie à comprendre, une personne à rencontrer, à accepter avec ses qualités et ses défauts, simplement en observant la course de ses rouages circulaires, comme on s’émerveille devant la complexité élégante des mécanismes internes d’une montre.

Nous pourrions nous considérer comme un rouage essentiel, mais non pas plus important qu’un autre.

Nous pourrions retrouver un peu de certaines valeurs qui se sont envolées avec notre course vers toujours plus de rapidité : respect de soi-même, respect des autres, civisme. Je me fais l’effet d’un vieux bougon en écrivant ceci, mais je suis sûr que je ne suis pas le seul à déplorer l’état lamentable du civisme dans notre société. Je suis peut-être plus isolé quand je lie la perte de cette valeur à l’accroissement de nos exigences temporelles.

Retrouver le sens du temps serait très certainement salutaire pour nos sociétés dans leur ensemble.

Et pourtant.
Et pourtant, l’existence humaine, il est vrai, n’est pas seulement un cycle, car l’Homme a apporté une autre inconnue à l’équation : sa culture.

La Spirale Universelle

Réduire la Nature à des cercles qui se répètent à l’infini reste malgré tout simpliste, en effet.

Là encore, si la croissance d’une plante répond à la loi des cycles, elle répond aussi à une autre forme : la spirale formée par le nombre d’or.

Là encore nos connaissances ont confirmé ce que les Anciens avaient intuitivement compris : la fameuse suite de Fibonacci n’a pas seulement une élégance esthétique, elle est une donnée fondamentale du vivant. Elle décrit aussi bien la croissance d’une plante en termes mathématiques que l’impression d’harmonie qui se dégage d’un dessin de Léonard de Vinci ou des proportions d’une pyramide égyptienne.

En l’appliquant au passage du temps, on peut considérer que la spirale du nombre d’or décrit l’évolution des cycles naturels sous l’influence de la culture humaine.

Notre culture, donc l’effort que nous produisons depuis la première organisation des sociétés préhumaines alors que nos ancêtres ne marchaient encore que partiellement courbés, infléchit forcément le réel.

Loin d’être la force maléfique que décrit Michel Onfray (paradoxe ultime que le philosophe dénigrant la culture qui donna naissance à sa discipline, et qui écrit un livre pour diffuser la thèse selon laquelle les livres nous éloignent du réel et devraient être objets de notre méfiance), la culture qui nous élève vers un état autre que celui de nature nous permet sans doute de mieux saisir les mécanismes à l’œuvre dans le monde. Et de mieux encore les accepter. De les accompagner. De les sublimer.

Ainsi, loin de nous faire revenir sans cesse au même point de départ, chaque cycle s’achève dans un état plus élevé de complexité dans l’univers qu’à son début, et fait renaître le cycle suivant vers une richesse supérieure du monde qui nous entoure.

Chaque livre écrit, chaque œuvre produite, chaque existence humaine qui passe, apporte d’innombrables opportunités à la Nature : des choix génétiques à chaque reproduction, inédits, car héritiers de milliards de combinaisons précédentes ayant produit un résultat unique, des choix artistiques ou techniques encore jamais vus, car bâtis sur les briques de chaque invention passée.

L’évolution de l’Univers se fait vers toujours plus de complexité.
Les quarks se sont combinés en particules positons ou électrons, qui se sont eux-mêmes combinés en atomes, puis les atomes en molécules, les molécules en cellules vivantes, ces dernières en organismes pluricellulaires, qui ont formé des sociétés. Et les sociétés produisent des cultures qui s’agencent pour former… quoi ? Le patrimoine de l’Humanité ? Et quel sera l’enfant de ce patrimoine ?

Tout cela sous la bienveillante houlette du temps et de ses cycles, pour donner à la spirale de complexité toujours plus d’ampleur dans un mouvement qui peut nous paraître éternel.

Mais que l’Homme puisse se croire autorisé à briser la base même de la rotation est d’un incroyable orgueil.
Nous serons peut-être un jour prochain capables de remplacer des protéines déficientes dans nos cellules (c’est la base de la thérapie génique), ou de palier à des mécanismes défaillants grâce à des agents robotisés minuscules qui nettoieront notre organisme (les nanotechnologies), mais même ces prouesses nécessiteront du temps, un temps qui ne sera pas dicté par notre seule volonté, mais bien par des contingences physiques : le temps de remplacement du gène défectueux dans les milliards de cellules de notre organisme par un virus modifié, le temps d’action de milliards des nanorobots sur une structure aussi compliquée que ce même organisme.

Même alors, je gage qu’il y aura des impatients pour râler et trouver que les choses sont inadmissibles et qu’à leur époque, on ne devrait pas attendre. Pour trouver que franchement, en 2548, attendre 24 heures pour qu’un membre repousse, c’est la préhistoire, ou qu’en 2548, guérir d’un rhume en moins de deux jours ne soit toujours pas possible…

Ceux-là, que j’espère moins nombreux alors, n’auront pas vraiment progressé sur la spirale du temps vers plus de complexité, de compréhension du monde et de sagesse.

Ceux-là resteront finalement plus prisonniers encore de ce temps qu’ils mettront tant d’énergie à combattre.

Phi, le Nombre d'Or

Lucy, de Luc Besson : regards croisés avec une neuropsychologue

Lucy, de Luc Besson : regards croisés avec une neuropsychologue

Lucy, de Luc Besson : regards croisés avec une neuropsychologue

Le dernier film de Luc Besson me faisait de l’œil pour plusieurs raisons.

D’abord, c’est un film de Besson. Les films de Besson ne laissent pas souvent indifférent, qu’on les adore ou qu’on les déteste.

Ensuite, le cerveau et ses mystères sont une source de potentialités artistiques et d’interrogations tant scientifiques que philosophiques… un film sur ce thème ne pouvait que m’attirer.

Et puis ce thème était assez proche de ce que j’avais envisagé au tout début du développement du scénario du Choix des Anges, avec l’idée de la drogue qui décuplerait les fonctions cérébrales d’un être humain pour le conduire aux portes de la divinité.

Enfin, je me demandais comment le cinéma pouvait s’emparer d’un tel sujet. Comment montrer quelque chose d’aussi complexe, en même temps qu’en faire un spectacle ?

Bref, je suis allé le voir.

Le pitch : Lucy in the sky with diamonds

Jeune étudiante sans le sou à Taïwan, Lucy (Scarlett Johansson) fait les frais d’une mauvaise rencontre en boîte de nuit. Son amant du moment l’utilise pour livrer à un puissant baron du crime coréen une mallette contenant quatre sachets d’une drogue expérimentale issue d’une hormone naturelle synthétisée par les femmes pendant la grossesse.

L’échange ne se passe bien évidemment pas aussi bien que son petit-ami le lui avait promis, et elle se retrouve, après un accident, avec une très grosse quantité de cette drogue aux effets dévastateurs dans le sang.

Loin de la tuer comme cela aurait dû se passer, la drogue s’intègre à son organisme en lui permettant de développer ses capacités cérébrales au-delà des fameux 10 % que nous serions capables d’utiliser.

Elle devient alors surhumaine et se lance dans une quête pour récupérer les trois autres sachets, tout en découvrant que son potentiel cognitif grimpe peu à peu de 20 jusqu’à 100 % à la toute fin du film.

Au cours de cette quête, elle croise le chemin de deux hommes.

L’un (Morgan Freeman) est un chercheur renommé développant depuis 20 ans la thèse selon laquelle les êtres humains n’exploitent que 10 % de leur potentiel cérébral. Il sera le « guide spirituel » de Lucy dans son évolution.
Le deuxième est un flic français très banal qu’elle aura choisi comme compagnon afin de « se souvenir » de ce que c’est d’être un humain.

L'affiche française de Lucy

L’affiche française de Lucy

La forme : Les diamants sont éternels

De ce côté-là, Lucy est véritablement un film de Besson.

Il y a des images magnifiques, époustouflantes même. Des moments de poésie pure. Une maîtrise des « images dans les images » (les reflets dans l’œil de Lucy). Une bande-son choisie à merveille pour coller aux scènes.

Le jeu des acteurs va du crédible (Scarlett Johansson) au pas vraiment nouveau (Morgan Freeman, qui hélas est toujours utilisé depuis quelques années dans le même genre de rôle, et dont on a maintenant plus l’impression qu’il joue Morgan Freeman jouant un personnage que son personnage lui-même), en passant par le bêtement caricatural (Min-sik Choi, le parrain de la drogue sortit tout droit d’un manga), ou le très bêtement faire-valoir (Amr Waked, le flic dont on se demande vraiment à quoi il sert dans ce scénario).

La réalisation est impeccable dans sa progression.

J’ai particulièrement adoré au début les scènes entremêlées entre les prédateurs et les proies dans la savane africaine et l’enchaînement de circonstances qui va amener Lucy jusqu’à son destin.

Les références artistiques et l’univers de Lucy

On reconnaît au premier coup d’œil la patte de l’univers de Besson : l’héroïne surhumaine fait écho à Nikita, Leeloo (Le Cinquième Élément), ou Jeanne d’Arc. Elle est toujours accompagnée d’un homme protecteur qui ne sert pas toujours à la protéger vraiment : Corben Dallas (Bruce Willis) dans le Cinquième Élément, Léon (Jean Reno) dans Léon avec Natalie Portman, Victor (Jean Reno encore) dans Nikita.

Mais le thème est aussi un thème très souvent exploité en science-fiction.

Franck Herbert en a fait l’archétype des Révérendes Mères du Bene Gesserit, capables de contrôler leur propre physiologie (au point de contrôler leur fécondité et même le sexe de leur enfant à naître) dans sa saga Dune.

Pierre Bordage utilisa une héroïne capable de prodiges assez semblables dans Les Guerriers du Silence.

J’ai moi-même donné de tels pouvoirs à mon héroïne dans Poker d’Étoiles et Armand, le héros du Choix des Anges, y accède lui aussi.

Le fond : tout ce qui brille n’est pas d’or

C’est en fait un mythe universel que « l’homme augmenté », celui ou celle qui devient surhumain et en se libérant des chaînes qui limitent l’Homme accède à une compréhension plus large de l’univers.

Même les philosophies orientales comme le bouddhisme ou le taoïsme rejoignent cet idéal.

Et au final l’idée occidentale de progrès participe du même mouvement.

C’est le désir profond de l’Homme de comprendre et maîtriser la Nature ou d’en faire partie pour ne plus la subir.

J’ai d’ailleurs trouvé que le film n’exploitait pas vraiment tout son potentiel, lui non plus (10 % seulement ?).

Par exemple, dans son exposé, le personnage de Morgan Freeman explique que si un être humain utilisait 20 % de son potentiel cérébral, il serait capable de contrôler sa propre physiologie (référence aux Bene Gesserit de Dune). Mais jamais on ne voit Lucy véritablement contrôler son corps. La douleur lorsqu’on lui enlève le sachet de son abdomen, à la rigueur, mais il n’est pas besoin d’être surhumain pour entrer en transe hypnotique et anesthésier une partie du corps. Des interventions chirurgicales ont lieu tous les jours avec ce genre de technique… J’aurais plutôt vu des images montrant que Lucy maîtrise son flux sanguin, sa température, sa croissance cellulaire, ses organes d’une façon consciente. Elle pourrait très facilement métaboliser un poison, synthétiser des molécules particulières, voire diriger des processus de cicatrisation. Rien de tout cela en images alors que Besson s’attarde très longuement sur d’autres choses comme la mémoire.

Mais là encore j’aurais attendu de lui, pour rester dans le style qu’il impose dès le début du film, de ne pas rester seulement sur le visage ô combien « cinégénique » et émotionnellement fort de Scarlett Johansson, mais de montrer des images de sa mémoire. C’est un procédé classique que le flash-back, me répondra-t-on. Oui, mais je suis sûr qu’il aurait pu trouver à l’exploiter autrement. Il s’agit tout de même d’un réalisateur dont les films ont souvent été visuellement novateurs.

Et surtout, je trouve que Lucy n’a pas évité de tomber dans certains poncifs.

En effet, souvent, ces visions d’extrahumanité sont stéréotypées et assez décevantes sur un point commun que j’ai toujours trouvé frustrant. Il semblerait que pour tout le monde, l’accroissement de la conscience, ou du moins l’accroissement des capacités cognitives se fasse au détriment des émotions.

On aurait donc à faire avec des êtres détachés de l’Humanité tant ils comprennent Le Grand Tout.

Ainsi, Lucy à qui il faut le faire-valoir du flic Pierre Del Rio pour se souvenir de ce que c’est que d’être humain, mais sans émotion véritable, juste par stratégie froide. Si froide qu’elle est capable de tuer sans aucun problème (un autre fantasme de Besson que cette Nikita nouvelle génération ?). La seule scène où les émotions sont exprimées après sa transformation : sur la table d’opération, Lucy appelle sa mère au téléphone. C’est intense… mais c’est très court et elle vient d’abattre au moins cinq personnes auparavant… pour en abattre dix fois plus ensuite. Sans sourciller.

Or, il se trouve que j’avais à mes côtés (puisque c’est mon épouse) une personne capable de me répondre là-dessus, car le fonctionnement cognitif est en quelque sorte son métier.

Ce regard croisé m’a semblé particulièrement fructueux dans la réflexion que l’on pouvait tirer du film. Je lui ai donc demandé de me donner sa vision de psychologue spécialisée en neuropsychologie sur ce point :

J’étais curieuse de découvrir le film de Luc Besson, Lucy, dont le thème m’intéressait particulièrement.

Pourquoi lorsqu’il est question d’évolution des capacités cérébrales de l’être humain n’est-il jamais question d’un développement, d’une meilleure exploitation de notre intelligence socioémotionnelle ?

Or l’être humain n’est-il pas un animal social c’est-à-dire qui vit en société ? Les êtres humains se sont toujours organisés en groupe, car leur survie en dépendait.

Alors si l’exploitation maximale de nos capacités cérébrales, comme c’est le cas du personnage de Lucy, nous conduisait à ne plus ressentir d’émotions et à n’être que pure connaissance cela n’impliquerait-il pas une extinction de notre espèce sociale ? Comment envisager notre organisation humaine dépourvue de notre système limbique, « cerveau des émotions » ? Et si tel était le cas, cela n’amènerait-il donc pas à une disparition de la notion de plaisir : manger de bons petits plats, déguster un bon vin, se retrouver entre amis ou encore faire l’amour ?

Dans cette perspective de contrôle total de l’esprit sur notre propre métabolisme conjugué à l’absence d’émotion et de recherche de plaisir en raison d’un niveau de conscience supérieure, quel serait en effet l’intérêt d’entretenir des rapports les uns avec les autres ? Nous n’aurions besoin que de prendre des gélules pour répondre à nos besoins vitaux, nous trouverions certainement un autre moyen de nous reproduire et perpétuer l’espèce par des méthodes de conception ex vivo comme dans Matrix ?

Doit-on comprendre que l’augmentation de notre potentiel cérébral nous permettrait de développer uniquement nos compétences cognitives (mémoire, attention, raisonnement logique) et que cela s’accompagnerait obligatoirement d’une disparition de nos émotions et sentiments ? Est-ce là la vraie évolution de l’Homme, la seule solution pour notre salut et cesser nos comportements d’autodestruction si prégnants dans notre Espèce ?

La définition la plus commune de l’intelligence ne repose bien souvent que sur les aspects intellectuels (ou cognitifs) c’est-à-dire la mémoire, l’attention, le raisonnement logique, le langage. La preuve en est que lorsqu’on va chez un psychologue, spécialisé dans ce domaine, car tous ne le sont pas, pour une demande d’évaluation de Quotient Intellectuel (QI) ce dernier est principalement exploré au moyen d’une échelle d’intelligence standardisée.

La plupart des professionnels de la santé et de l’enseignement réduisent malheureusement souvent le potentiel intellectuel à ce résultat de QI ce qui relève d’une aberration totale tant d’un point de vue statistique, que théorique ou psychologique. Cette vision de l’intelligence est extrêmement réductrice.

Des chercheurs (Gardner, 2000 ; Sternberg, 1988, 1999) étendent le concept d’intelligence aux domaines artistique, sportif, créatif ou encore socioémotionnel. Il n’est pas rare d’observer une « intelligence » dite normale ou « supérieure à la moyenne », mais non fonctionnelle dans la mesure où la personne n’est pas en mesure de l’exploiter correctement pour diverses raisons.

Les lésions entraînant des perturbations de la gestion des émotions entravent, entre autres, la prise de décision et donc l’utilisation correcte de ce que l’on nomme, dans l’imaginaire collectif, l’intelligence (Damasio, 1994, L’Erreur de Descartes).

Donc si une Lucy existait vraiment, pourquoi ses émotions s’éteindraient-elles parallèlement au développement de son intellect pur au lieu, au contraire de suivre la même évolution ? Car il existe des circuits émotionnels dans le cerveau et leur bon fonctionnement est indispensable à une utilisation optimale de nos ressources.

Ainsi, si science sans conscience n’est que ruine de l’âme alors peut-être qu’intelligence sans émotion n’est que ruine de l’espritet de l’Humain.

Et si l’exploitation de nos capacités cérébrales au-delà de ce fameux 10 %, si tant est que cette valeur soit exacte d’un point de vue scientifique, nous permettait au contraire de développer notre intelligence émotionnelle et notre intelligence cognitive ? Que se passerait-il ?

Ne serait-ce pas là la vraie définition de l’Intelligence ? Ne serait-ce pas là que résiderait notre réelle différence en tant qu’humains ?

Je choisis la voie du Cinquième Élément

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Une autre vision de la Conscience suprême, qu’il serait intéressant de développer à la fois dans la pensée métaphysique, mais aussi dans le domaine artistique…

Et si tout cela vous a inspiré quelques réflexions, n’hésitez pas à nous en faire part ici, à Sandrine et à moi.

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https://www.youtube.com/watch?v=7gPrNpHaFX8

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Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Deux films sur un thème : à la recherche du bonheur

Deux films sur un thème : à la recherche du bonheur

Deux films sur un thème : à la recherche du bonheur

De temps à autre, dans « deux (ou trois) films sur un thème », je parlerai d’œuvres mises en perspectives l’une avec l’autre pour montrer comment un même thème peut être traité différemment en fonction des sensibilités des réalisateurs, des époques, des « modes cinématographiques » ou des genres. Ce sera un petit compte-rendu des séances que des amis cinéphiles et moi-même nous organisons entre nous depuis maintenant plusieurs années, et mes sentiments sur la « collision » entre les différents films que nous visionnons. J’espère que cela vous incitera à faire la même expérience, que je trouve vraiment passionnante.

Commençons par la dernière séance en date, dont le thème était donc très vague : « à la recherche du bonheur ».

Le choix des films

Sur un tel thème, on peut trouver des dizaines de films (comme dans tous les thèmes, me direz-vous, et vous n’aurez pas tort), depuis les films d’auteur français jusqu’aux films de superhéros (si l’on considère la « quête du bonheur » du héros confronté à des pouvoirs qui le sortent de la norme et l’ostracisent en quelque sorte du reste de l’Humanité).

Notre choix n’a pourtant pas été porté ni vers les uns ni vers les autres. Nous avions sélectionné trois films relativement récents qui nous semblaient offrir une assez grande variété de points de vue pour provoquer une comparaison intéressante sur la forme comme sur le fond. Il s’agit chronologiquement de Smoke de Wayne Wang (1995), Into the Wild de Sean Penn (2007), et Jimmy P. d’Arnaud Desplechin (2013).

Je ne parlerai que du premier et du dernier, puisque nous n’avons pas pu voir les trois d’affilée, et que la comparaison ne peut donc vraiment s’établir si l’on ne visionne pas les films les uns à la suite des autres.

Pourquoi choisir un film traitant de la psychanalyse (Jimmmy P.) au côté d’un autre décrivant la vie d’un groupe d’amis dans un quartier de New York (Smoke) ? Parce qu’en réfléchissant bien, la quête du bonheur peut se passer de deux façons différentes : soit par une rencontre avec l’Autre (Smoke), soit par une rencontre avec soi-même (Jimmy P.).

Smoke

Le « pitch »

Le « bureau de tabac » d’Auggie, en plein Brooklyn, est le lieu névralgique où se retrouvent des clients qui sont bien souvent des habitués. Ce sont leurs vies entrecroisées qui sont racontées ici, leurs rencontres et leurs séparations. Il est question de deuil, de rédemption, de pardon, d’amour et d’amitié, d’honneur, de loyauté et de bonté tout autant que des erreurs que chacun d’entre nous peut faire dans sa vie.

On croise donc du beau monde dans la distribution : Harvey Keitel (Auggie), William Hurt, Forest Whitaker, entre autres. Mais aussi dans la réalisation : Paul Auster qui en est le scénariste, pour ne citer que lui. Le film est construit par chapitres qui se recoupent parfois, comme un roman, centrés sur un personnage en particulier. Chaque personnage est défini par des blessures que l’on découvre peu à peu, et par ses relations aux autres personnages, ce qui rend le tout extrêmement vivant et crédible. La réalisation s’attache à ces petits gestes du quotidien qui ont pourtant une grande signification sur les intentions de chacun d’eux. Le jeu des acteurs est précis et fin, souvent en retenue. Le sourire énigmatique d’Harvey Keitel dans l’avant-dernière scène est l’un des nombreux moments de bonheur de ce film humain et attachant.

Jimmy P.

Le « pitch »

1948. Jimmy Picard, un Indien Blackfoot démobilisé après la Seconde Guerre Mondiale, souffre de troubles psychologiques sévères qui handicapent fortement sa réintégration dans une vie civile normale. Alors que son cas divise les médecins et psychiatres de l’US Army qui sont amenés à le prendre en charge, c’est un anthropologue et apprenti psychanalyste franco-roumain, Georges Devereux, qui parvient à nouer avec lui une relation thérapeutique assez forte pour le mener vers la guérison.

Sous-titré « psychanalyse d’un Indien des plaines », comme le récit que fit en 1951 Georges Devereux de son approche psychanalytique du cas de Jimmy Picard, le film est à la fois une plongée dans les pensées, les peurs et les souffrances des deux hommes que sur la relation singulière qu’ils nouent entre eux. Les acteurs sont merveilleusement convaincants, et plus particulièrement Benicio Del Toro qui parvient à camper toute la complexité de cet Indien à la culture niée dans son propre pays sans jamais sombrer dans le pathos. Mathieu Amalric est admirable d’ambiguïté et presque de rouerie dans le rôle de Devereux. Le rapport que les deux hommes entretiennent entre eux et avec les femmes est le centre de l’intrigue, permettant de comprendre à la fois le patient et le psychanalyste, dont les névroses ne sont finalement pas moins grandes et sans doute encore loin d’être réglées. Les images sont très esthétiques même si la réalisation est plus classique dans son déroulé que celle de Smoke. On joue plus sur les couleurs, leur saturation, leurs différentes teintes.

L’intérêt repose pour moi également (déformation professionnelle oblige) sur la naissance d’un courant psychologique et psychiatrique qui s’éloignera des dogmes psychanalytiques tels qu’on les connaît avec les théories freudiennes, jungiennes et lacaniennes : l’ethnopsychologie et l’ethnopsychiatrie, dont Devereux est considéré comme étant le fondateur. Cette école de pensée s’écarte ainsi des concepts très occidentocentrés des pères fondateurs de la psychanalyse pour intégrer comme vérité thérapeutique les différentes cultures et adapter le cadre de soin à chacune. Par exemple accepter que les enfants africains puissent ne pas avoir de « complexe d’Œdipe » puisqu’ils sont élevés non pas par leur mère, mais par toutes les mères de la tribu. Cette approche, non réductrice et non dogmatique, sera développée par Tobie Nathan, dont, au passage, je ne peux que vous conseiller la lecture du très intéressant L’influence qui guérit, que j’ai découvert grâce à une amie psychologue formée par cette école.

Tobie Nathan, l'Influence qui guérit, couverture

Parfois cela fait du bien de lire autre chose que des histoires…

C’est d’ailleurs à mon avis le reproche principal que l’on peut adresser au film : la frustration que l’on ressent à ne pas plonger plus encore dans la dimension culturelle que Devereux intègre sur l’« indianité » de Jimmy Picard. Hormis quelques séquences où il note frénétiquement des noms, des mots, des concepts blakfoot, on ne parvient pas vraiment à saisir la différence d’approche de cet anthropologue de formation.

Confrontation : mes impressions

Pour moi ces deux films montrent des facettes complémentaires de ce que l’on peut appeler « la recherche du bonheur ». La relation qu’on peut avoir avec les autres pour Smoke, et toutes les difficultés qui résultent des relations humaines, de leur complexité, des émotions contradictoires et parfois opposées qui les traversent ; la connaissance et l’acceptation de soi-même pour Jimmy P., avec la souffrance que cela engendre souvent. Malgré leur propos, leur origine et leur style bien différents, ils se répondent dans le soin tout particulier qu’ils apportent aux personnages et dans la tendresse avec laquelle il les donne à voir au spectateur. Il se dégage néanmoins une impression plus grande de luminosité et de clarté de Smoke que de Jimmy P. que j’ai perçu un peu plus difficilement dans son ambiance.

Ce qui serait intéressant : visionner Into the Wild de Sean Penn juste en suivant, pour faire la synthèse entre une problématique purement personnelle et une problématique relationnelle à l’autre.

Démarche de soin, version 2.0 ?

Démarche de soin, version 2.0 ?

Démarche de soin, version 2.0 ?

Lors de récentes discussions avec des confrères au cours d’une formation professionnelle continue, j’ai soudain pris conscience que nous sommes en train de vivre une véritable (r)évolution dans la prise en charge médicale en particulier, et dans le soin en général. Peut-être même dans la façon dont les médecins perçoivent la maladie et leurs patients.

Tout le monde a en tête certains stéréotypes sur les médecins. Le médecin malgré lui de Molière, le Docteur Knock, en sont les avatars bien connus dans notre culture francophone, rejoins depuis quelques années par le populaire Dr Gregory House.

Si l’on se méfie de ces images, on peut aussi demander aux personnes qui nous entourent comment elles perçoivent les médecins (sans surtout dire qu’on en est un soi-même), et s’effrayer de la réponse : le médecin est un personnage imbu de lui-même, sûr de lui et de son savoir, presque au mépris réel du malade qu’il prétend soigner.

C’est que la fonction médicale concentre en elle tous les fantasmes, positifs comme négatifs, dont sont “gratifiés” les soignants en général, qu’ils soient médecins ou pas. J’en veux pour preuve le symbole du caducée, originellement purement symbole de la médecine, repris depuis par presque tous les corps de soignants, depuis les sages-femmes jusqu’aux kinésithérapeutes en passant par les infirmières et les orthophonistes.

Héritiers des chamans, les soignants ont un pouvoir singulier, celui de connaître les causes et les conséquences des maladies, et celui de réparer ce qui a été abîmé par elles. La dose d’irrationnel dont est chargée la relation entre un patient et son soignant est maximale. La crainte en est donc logiquement une composante importante.

D’un autre côté, le soignant aussi subit les conséquences de ce pouvoir. Il en est souvent grisé, parfois jusqu’à l’ivresse. Dépositaire des peurs les plus profondes de son patient (la crainte de mourir, de souffrir, de vieillir, les craintes les plus primitives de l’être humain), il peut être tenté d’en faire un usage peu éthique, voire maléfique. Plus souvent débordé par elles, il va se protéger et édifier un rempart d’indifférence envers son patient. Il va en devenir distant, froid, peu empathique, parfois odieux.

Comme House.

Force est de constater hélas (et je dis cela de l’intérieur de la profession), que souvent les médecins occidentaux correspondent peu ou prou à cette description.

Entendons-nous bien (ceci est une petite digression qui a pourtant son intérêt dans la discussion) : j’adorerais parfois avoir la répartie, le culot et l’aplomb d’un House lors de certaines consultations. Parce que les évolutions négatives de la société touchent aussi à la santé et à la façon dont les “patients” méritent de moins en moins ce nom. Le consumérisme dont font preuve certaines personnes venant consulter est de plus en plus effrayant. L’image du soin tend à devenir celle d’un commerce comme les autres, et les patients se transforment en clients, qui exigent le service pour lequel ils estiment avoir payé (qui un certificat, souvent abusif, qui un examen complémentaire pour calmer leur angoisse, qui un traitement dont les vertus ont été vantées par une voisine/collègue/amie, et j’en oublie bien sûr…). Tous les soignants y sont confrontés au quotidien maintenant. Et je suis le premier à râler lorsque cela m’arrive. Je peux même en être assez désagréable. Si. Etre pris de haut n’aide pas vraiment à considérer le patient comme tel… On peut donc comprendre que les leitmotivs de la série House, M.D., comme “everybody lies”, aient eu tant de succès des deux côtés du stéthoscope.

Mais déplorer cet état de fait ne suffit pas, loin de là.

House se débat contre lui avec ses propres armes, celles d’un personnage de fiction au mépris aussi grand que les talents dont il fait preuve (vous remarquerez que même la neurochirurgie la plus fine ne lui résiste pas…). On peut pardonner à un génie, surtout lorsqu’il n’est pas réel.

Je n’ai pas le talent de Gregory House et je cherche donc à combattre autant l’image du médecin hautain que la dérive du “prescrivez-moi cela, c’est mon droit”.

Les deux serpents du caducée

Soigner quelqu’un c’est faire usage de deux compétences essentielles et d’égale importance : la connaissance et l’humanité, qui muent comme des reptiles à chaque époque. La nôtre est traversée de deux mouvements qui peuvent paraître au premier abord contradictoires.

Les reptations de la connaissance

Les découvertes fondamentales dans la physiologie, les neurosciences, la génétique, la biologie moléculaire bouleversent complètement la médecine occidentale depuis les années 1950, mais ce mouvement s’est accéléré avec l’accroissement des techniques depuis en gros les années 1990.

La compréhension que nous avons des mécanismes intimes de la vie ou du vieillissement s’approfondit de semaine en semaine. Les dogmes les plus ancrés dans nos certitudes en sont chamboulés (j’avais appris que les neurones ne se divisaient jamais plus après leur formation, les récentes découvertes montrent que la régénération neuronale est possible sous certaines conditions). Et ces mécanismes de mieux en mieux compris commencent à avoir des applications concrètes dans le soin.

Des maladies comme la polyarthrite rhumatoïde, auparavant cantonnée à la corticothérapie avec des effets secondaires assez désastreux et une efficacité toute relative, se soignent maintenant avec des anticorps monoclonaux. Ces “biothérapies” sont prometteuses malgré l’inconnue qui subsiste sur l’étendue de leurs effets secondaires.

On commence à voir les premières applications de la cybernétique (l’homme interfacé du Neuromancien n’est plus si loin) avec des prothèses branchées directement sur les nerfs, voire dans les zones cérébrales elles-mêmes.

La réparation n’est d’ailleurs pas seulement possible au niveau macroscopique mais également au niveau génomique et moléculaire. Les protéines de substitution pour des désordres dégénératifs (Parkinson) commencent à laisser la place à des injections de cellules productrices, voire même à la réimplantation de gènes.

Le rêveur que je suis s’émerveille chaque jour de ce que la réalité commence à rejoindre la science fiction. Les idées qui fleurissaient il y a quelques années sous la plume de visionnaires (Kim Stanley Robinson avec les Menhirs de Glace, Robert Charles Wilson avec BIOS et Darwinia) commencent à être considérées plus sérieusement. Et nous ferions bien de les relire attentivement car s’ils ont anticipé ces découvertes, ils en ont aussi prévu les conséquences possibles.

Ces passionnantes avancées de la connaissance ont en effet un revers : une vision mécaniste de l’Homme, où tout peut être changé, remplacé. Où tout devient objet, y compris l’Homme lui-même. La réflexion de Robinson sur la mémoire, ou de Peter F. Hamilton dans le cycle de L’étoile de Pandore (où les gens peuvent télécharger leur esprit dans une matrice et renaître dans un nouveau corps) questionne notre Humanité même.

Dans ce mouvement, le médecin devient un technicien, de haut niveau certes, mais un technicien. Il ne peut rien sans la recherche, les machines, la science. Cela renforce la sensation de toute-puissance des médecins et du corps social dans son ensemble.

Que ce passe-t-il alors quand un patient vient nous voir après un diagnostic aussi banal maintenant qu’un trouble du rythme cardiaque ? Des questions l’angoissent toujours. Risque-t-il vraiment de faire une “attaque cérébrale” ? Les médicaments anticoagulants qu’il va prendre tout sa vie vont-ils vraiment lui faire risquer une hémorragie à tout instant ? Va-t-il devoir se priver de sa passion (la menuiserie) sous prétexte qu’il risque de se couper ? Et si l’on parvient un jour à lui régénérer un cœur à partir de ses propres cellules souches, qu’est-ce que ça changera à son organisme ?

Avec les restrictions budgétaires dans lesquelles nous baignons depuis quelques années, ces univers de science fiction auront-ils aussi raison sur un autre point fondamental : une médecine à plusieurs vitesses ? Des riches pratiquement immortels vivant sur une station orbitale surprotégée et des pauvres cantonnés à une misère crasse, une espérance de vie limitée, et une Terre polluée ?

Les anneaux de l’humanité

Cependant, dans le secret de nos cabinets médicaux, les patients, les malades, sont confrontés à une autre réalité.

Là, ce que nous connaissons et ce que nous savons soigner efficacement ou guérir ce n’est pas la même chose. Nos moyens sont exponentiels, mais certaines affections sont laissées à l’écart du “progrès” de la thérapeutique classique. Des choses banales comme un simple rhume, mais aussi tout un champ de pathologies plus méconnues : les désordres psychiatriques, les mal-êtres, les maladies auto-immunes, les syndromes douloureux chroniques (fibromyalgies).

Le médecin se retrouve à une place à laquelle il n’est plus habitué. Une place où l’humilité est de règle devant la Nature et le combat n’est plus seulement une affaire de techniques mais avant tout le résultat de la relation que le soignant noue avec son patient. Suivre quelqu’un depuis plusieurs années en épuisant toutes les ressources de l’arsenal thérapeutique moderne, en se confrontant avec lui ou elle au mur de l’échec, ça fait vraiment réfléchir sur ce que le serpent de la connaissance peut faire sans celui de l’humanité.

Comment les patients vivent ces traitements longs, aux effets secondaires parfois lourds ? Pour eux, le bénéfice et le risque que nous sommes habitués à peser dans nos choix médicaux, deviennent si proches l’un de l’autre que l’on peut parfois les confondre.

Pour ne rien arranger, les patients comme les soignants sont maintenant devenus suspicieux envers les laboratoires pharmaceutiques et les autorités de santé. Souvent à raison, hélas.

Ainsi, tout en utilisant notre savoir “moderne”, certains d’entre nous cherchent à travers les neurosciences, la psychologie clinique, voire même d’autres paradigmes de soin comme les médecines traditionnelles (chinoises, ayurvédiques, orientales) les concepts qui sont en train de bouleverser notre façon d’exercer.

La démarche même de quelqu’un comme Bernard Fontanille dans une série documentaire diffusée par Arte est symptomatique de cette remise en cause de notre façon de penser les choses. Aller voir comment dans d’autres cultures que la notre, on voit et pratique l’art de soigner, sans se mettre a priori au-dessus de ces concepts parfois bien éloignés des nôtres.

Attention, il ne s’agit pas de refuser les progrès de la médecine occidentale, de sombrer dans un extrémisme idiot ou de verser dans des croyances qui confineraient au charlatanisme.

Il ne s’agit pas d’abandonner la “médecine fondée sur les preuves” qui structure la prise en charge médicale actuelle. Il faut au contraire renforcer l’évaluation de nos pratiques, renforcer la prévention. Se baser sur les conclusions scientifiques de la revue Prescrire, par exemple, est désormais une obligation si l’on veut soigner de façon saine et efficace.

Mais il faut avoir la lucidité de sortir des seuls concepts de manque/excès de substances, de déséquilibres chimiques.

Les thérapies dites brèves, cognitivo-comportementales, l’hypnose Ericksonienne, l’ostéopathie, la HTSMA, l’EMDR : toutes ces approches ont comme point commun de ré-humaniser le soin en postulant qu’on ne soigne pas quelqu’un si on ne le considère pas comme un système global. Une approche dite “holistique” qui à mon sens manque cruellement à notre vision occidentale.

Penser qu’on guérit un dépressif avec seulement l’aide des molécules chimiques est scientifiquement dépassé.

Le patient atteint de dépression n’est pas qu’un cerveau privé de nor-adrénaline ou de sérotonine. Il a des ressources en lui qu’il s’agit d’exploiter à son bénéfice. Ainsi, ce confrère qui a déclenché ma réflexion m’expliquait comment en prescrivant de contrôler non pas l’impulsion de nourriture mais plutôt l’expression de cette impulsion (“vous ne pouvez pas vous empêcher de manger ? Bien, alors préparez à l’avance ce que vous allez manger”), il avait permis à une boulimique d’arrêter seule une partie de ses symptômes, alors que toutes les autres approches avaient échoué.

Le patient lui-même possède souvent certaines clefs de son mieux-être. Le rôle du soignant est de les découvrir et de les lui faire utiliser pour améliorer l’efficacité des autres thérapeutiques.

La seule chose que nous devons tenir pour essentielle c’est la balance bénéfice-risque, le fameux “primum non nocere” de nos pères. L’hypnose a permis à une patiente d’arrêter de fumer alors qu’elle risquait de faire un accident vasculaire cérébral si elle poursuivait son addiction ? Très bien, on utilisera l’hypnose Ericksonienne. La psychanalyse ne permet pas d’obtenir d’amélioration dans le traitement de l’autisme ? Exit la psychanalyse…

Il faut pour cela se fier à notre propre appréciation clinique, à notre art de soigner, aussi bien qu’aux outils statistiques.

Quelques questions

D’autres paramètres entrent encore dans l’équation de la réinvention du soin dans notre culture : les technologies de l’information qui explosent, l’émergence d’une relation transformée grâce à (ou à cause de) l’internet. Et quelques autres questions que je me pose et dont je n’ai pas vraiment la réponse :

Le corps social dans son ensemble est-il prêt à dé-sacraliser les possibilités qu’offre la médecine occidentale ? Après tout, nous sommes tous des patients en puissance. Penser qu’on peut tout réparer par la technique est un réflexe puissamment ancré en chacun de nous. Notre société est technologiste, pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Les médecins sont-ils prêts quant à eux à abandonner le “tout protocole” pour assumer à nouveau que leur subjectivité peut les guider sans être toujours une source d’erreur ?

Les êtres humains sont-ils prêts à accepter qu’il ont une responsabilité à exercer dans la conduite de leur propre vie, y compris et surtout dans ce qu’il y a de plus intime en eux ? On voit trop souvent des patients déléguer leur décision au médecin. Certaines personnes à qui j’ai expliqué longuement chaque conséquence des alternatives qui s’offrent à elles me demandent encore :

“Mais vous, Docteur ? Vous choisiriez quoi à ma place ?”

Répondre que ce n’est pas moi qui vais passer sur la table d’opération ou qui vais avoir les effets secondaires d’un traitement, et que ce n’est certainement pas à moi de dire ce qui est “le bon choix” est très inconfortable à entendre pour beaucoup.

La liberté, surtout la liberté de choix, reste le véritable défi.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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