Kappa16, quand l’autiste n’est pas celui qu’on croit
Je m’intéresse depuis longtemps au thème de l’altérité mécanique, et plus généralement à l’altérité tout court, deux préoccupations fondatrices de la science-fiction et de la fantasy. C’est aussi le cœur de mon métier, au final : soigner, c’est soigner l’autre, et soigner de façon humaniste c’est tenter de percevoir cet autre tel qu’il est réellement. Malgré les différences, malgré parfois les incompréhensions et les divergences de valeurs. Malgré même certaines pathologies obérant l’entrée en relation, telles que l’autisme.
Aussi, un roman comme Kappa16, de Neil Jomunsi, mettant en scène un robot et un garçon autiste avait de grandes chances de se retrouver entre mes mains et sous mes yeux.
Enoch est un robot domestique de modèle Kappa16 d’occasion. Il a pour mission de prendre soin de Saul, un garçon autiste, dont la pathologie a bouleversé toute la famille. Il s’acquitte de sa tâche avec la fiabilité que l’on connaît à ses semblables. Jusqu’au jour où un terrible événement change son existence, mais aussi celle de la famille de Saul. Et Enoch doit fuir.
Sur la forme, Kappa16 relève d’une véritable recherche. Puisque le narrateur est le robot lui-même, puisque toute l’histoire est présentée de son point de vue, la syntaxe informatique qui caractérise le monologue intérieur d’Enoch parvient à poser une atmosphère sans toutefois gâcher ni la compréhension ni la fluidité du texte. Au contraire, elle permet de percevoir l’altérité du programme, de l’I.A., puisque c’en est une, finalement (Enoch a conscience de lui-même). Le choix est même pertinent quant à ce qu’il dit du robot, mais aussi ce qu’il dit ou ne dit pas, justement, de l’humain. C’est aussi un point de départ vers une réflexion plus vaste, et c’est ce qui rend l’ouvrage vraiment réussi.
L’autisme est une pathologie complexe et très difficile à vivre, car elle touche la relation même que l’on peut avoir avec ceux qui en sont atteints. Ils ne peuvent pas aussi facilement que nous comprendre les codes qui régissent les relations avec les autres et sont empêchés de nouer un contact avec leurs semblables sans une prise en charge patiente, adaptée, douce, qui leur permet dans le meilleur des cas de s’ouvrir et de comprendre notre monde. Les ouvrages médicaux parleront mieux que moi des causes, du diagnostic extrêmement difficile, des traitements psychologiques, des progrès lents et de l’épuisement qui guettent souvent les parents de ces enfants qui sont comme « enfermés en eux-mêmes ». Ce n’est pas véritablement le propos ici.
L’important pour comprendre Kappa16 et la réflexion qu’il peut faire naître, c’est de saisir que l’enfant autiste est un être humain qui peut sembler différent à ses semblables au point d’en paraître « extraterrestre » comme on dit dans le langage courant. Il peut ne pas percevoir vos intentions. Ne pas parvenir à saisir qu’un sourire est une invitation, ne pas contrôler ses émotions, se mettre à avoir peur lorsqu’un bruit le gêne, terrorisé par l’irruption dans son monde d’un élément perturbateur. Il peut se mettre à crier ou à rire et changer très rapidement d’humeur, ou au contraire rester indifférent, totalement étranger à ce qui se passe autour de lui. Ses réactions sont incompréhensibles et intenses.
Le parallèle avec le robot qui apprend à devenir humain est tout trouvé… mais encore fallait-il le faire.
L’I.A. plus humaine qu’un humain ?
On a l’habitude de présenter des I.A. froidement inhumaines, comme vous pourrez le lire ici dans mes précédentes divagations. On fait même le détestable contresens de présenter l’intellect comme une négation des émotions, comme j’ai pu en discuter ici avec une neuropsychologue.
On postule que la capacité à calculer selon un raisonnement purement mathématique inhibe le ressenti des émotions, leur vécu réel. Et on pose comme axiome qu’une machine pensant en ces termes ne peut qu’être coupée de ce qui fait de nous des êtres vivants, mais aussi des êtres sensibles et au final des êtres humains.
Kappa16 fait partie de ces œuvres qui partent de l’idée inverse.
Saul, l’enfant autiste, n’est que très peu mis en scène, alors qu’il est le point central de l’existence d’Enoch. C’est qu’on pourrait presque penser que le robot est le porte-parole des pensées de l’enfant. Comme si le robot et l’enfant étaient deux facettes d’un même personnage : un être profondément humain, mais qui cherche à comprendre les autres, sans parvenir à véritablement le faire, et sans parvenir à exprimer correctement ce qu’il ressent.
C’est du moins la lecture que j’en ai faite.
La maladresse d’Enoch, la façon dont il est influençable (car il obéit aux ordres), mais aussi ses interrogations, sont comme une allégorie de celles de Saul.
Dans cette lecture, le robot est considéré comme un être vivant, a priori, même si le texte explicite l’inverse. C’est le regard qu’ont les humains sur lui qui le rend « autre », qui le met à sa place de robot, de machine. L’une des premières scènes, où Enoch est molesté par des adolescents, le montre assez bien, je trouve. De la même manière, on peut se demander si notre regard ne place pas l’autiste dans sa position d’être « étranger ».
C’est un renversement de valeur qui peut s’opérer au fil du livre. Les principaux humains qui y sont présentés, à part Saul, sont Claire et Thomas, ses parents, les nouveaux propriétaires d’Enoch. Claire est présentée comme une mère dépressive, détruite probablement par à la fois la maladie de Saul et la réaction de son compagnon. Car Thomas a réagi en s’éloignant des sentiments purs, et s’est lancé dans une opération d’autodestruction systématique : de son couple, de son quotidien, de sa propre vie, de son propre respect.
Les comportements du père de Saul deviennent violents, déviants, presque cruels.
Il prend la place dévolue habituellement aux machines : celle du « méchant », même s’il est présenté de manière complexe et sans jugement, ce qui est aussi une qualité du livre. Il souffre et cette souffrance est presque palpable. Son comportement s’explique, intimement. Peu à peu il s’éloigne de son « humanité », ou plus exactement des valeurs que nous y rattachons le plus : respect de l’autre, compréhension, sincérité. Et si l’auteur jette tout de même un regard bienveillant sur lui, il prend peu à peu la place d’un être « autiste » : il ne se soucie plus des émotions des autres, ne les respecte plus, ne parvient plus à exprimer sa souffrance que d’une manière déviante, cruelle, inadaptée.
Humain, Humanité, Humanisme
C’est une trilogie à laquelle le livre fait implicitement référence.
L’humain, c’est souvent ce à quoi on oppose la machine, ou l’animal. C’est l’être vivant et conscient de son existence. Mais si la machine devenait consciente d’elle-même, serait-elle pour autant qualifiée d’humaine ?
Non, car au-dessus du fait d’appartenir à une espèce vivante et consciente, nous appelons « faire preuve d’humanité » tout comportement qui montre des valeurs morales propres à notre espèce à nos cultures. La pitié, la bonté, le respect de certaines normes, la distinction entre le Bien et le Mal. Et ce même si ces valeurs peuvent avoir des définitions très changeantes en fonction de l’époque ou du lieu (au XIXe siècle, le colonialisme, détestable de nos jours, était une forme de morale acceptée par la société européenne). Mais si la machine faisait preuve d’humanité, pourrait-on la qualifier d’humaine ? C’est une question déjà plus difficile à trancher. Et au vu des personnages de Thomas, de Claire, de Saul, on peut même douer que les êtres humains fassent preuve eux-mêmes de cette qualité d’humanité qui est notre mètre étalon. C’est que la souffrance, la cruauté, l’égoïsme, le Mal font partie intégrante de notre condition humaine, et pas seulement les valeurs d’humanité.
Et le plus intéressant est le troisième niveau : l’humanisme, qui pourrait se définir comme la volonté de devenir un meilleur humain, non pas dans le développement physique et la performance, mais dans l’application d’une éthique, d’une conduite de vie, basées sur le respect de l’autre et sur l’acceptation de la nature complexe de l’être humain, et des autres au sens large.
Si la machine devenait humaniste, pourrait-on la qualifier d’humaine ?
Enoch fait preuve dans le roman de plus de sensibilité que les humains qui l’entourent. Mais aussi de plus d’humanité, même si c’est dans sa programmation. Et enfin, il fait preuve d’humanisme, lorsqu’il choisit une conduite, en dehors de sa programmation.
Entrer en relation : l’harmonie d’être avec le monde
Le rapport avec l’autre présuppose une certaine « intelligence émotionnelle », une habileté à comprendre les émotions, les siennes propres et celles des autres. C’est ainsi que l’autisme gêne celui qui en souffre, l’empêchant de développer une relation à l’autre, mais aussi au monde, qui soit harmonieuse.
Kappa16 met en scène un robot thérapeutique, comme cela commence à se faire au Japon, par exemple, où les machines sont aussi utilisées pour rééduquer les personnes souffrant d’Alzheimer. Il est frappant de constater que c’est aussi un rôle qui peut être joué par des animaux. De nombreuses expériences thérapeutiques ont montré que le contact avec des animaux pouvait améliorer l’entrée en relation des autistes, et améliorer l’état émotionnel comme mnésique des personnes souffrant d’Alzheimer.
À ce propos, je me demande s’il est intentionnel de la part de Neil Jomunsi de présenter un robot thérapeutique dont les références conceptuelles sont aussi influencées par la langue et la culture japonaise. À partir de mots japonais, faisant partie de son vocabulaire de base, Enoch disserte presque sur la structure métaphysique du monde, sur l’existence d’un sens, et sur la trame même de la vie. On y discernerait presque une philosophie zen ou shintô, une certaine vision que je qualifierais d’« harmoniste ». De même, l’assimilation des robots, très présents dans la culture populaire japonaise, avec les animaux, le concept presque animiste de conférer une âme aux objets, et donc aux machines, parle aussi de cette façon d’envisager le monde comme un tout cohérent que nous devons appréhender de manière sensible comme intellectuelle.
J’y ai peut-être vu ce que je cherchais à y trouver, mais cela me rappelle un échange récent avec Mais où va le web, sur la façon dont les philosophies asiatiques pouvaient nous aider à considérer notre technologie.
Je pense de plus en plus que considérer à nouveau la Nature comme consciente, habitée d’une âme, y compris dans nos créations humaines, pourrait nous aider à relever les défis existentiels qui se posent à notre espèce, à notre monde. Loin des dogmes religieux, mais aussi du matérialisme pur, une voie plus philosophique inspirée par la valeur du respect comme pierre d’angle serait un chemin prometteur pour sortir de la spirale infernale de notre (auto-)destruction.
Vœu pieux de ma part dans ce début de 2017 déjà bien secoué…
Bonjour,
Le shintoisme est effectivement très cher à Neil : https://page42.org/shinto-les-dieux-qui-dorment-sous-les-feuilles-mortes/
Bonjour et merci pour le lien.
J’avais manqué cet article, et en effet, Neil y exprime bien cet « enchantement de la réalité » qui procède de la croyance animiste shintô.
Kappa16 s’en explique mieux encore quand on lit ceci.