Lucy, de Luc Besson : regards croisés avec une neuropsychologue
Le dernier film de Luc Besson me faisait de l’œil pour plusieurs raisons.
D’abord, c’est un film de Besson. Les films de Besson ne laissent pas souvent indifférent, qu’on les adore ou qu’on les déteste.
Ensuite, le cerveau et ses mystères sont une source de potentialités artistiques et d’interrogations tant scientifiques que philosophiques… un film sur ce thème ne pouvait que m’attirer.
Et puis ce thème était assez proche de ce que j’avais envisagé au tout début du développement du scénario du Choix des Anges, avec l’idée de la drogue qui décuplerait les fonctions cérébrales d’un être humain pour le conduire aux portes de la divinité.
Enfin, je me demandais comment le cinéma pouvait s’emparer d’un tel sujet. Comment montrer quelque chose d’aussi complexe, en même temps qu’en faire un spectacle ?
Bref, je suis allé le voir.
Le pitch : Lucy in the sky with diamonds
Jeune étudiante sans le sou à Taïwan, Lucy (Scarlett Johansson) fait les frais d’une mauvaise rencontre en boîte de nuit. Son amant du moment l’utilise pour livrer à un puissant baron du crime coréen une mallette contenant quatre sachets d’une drogue expérimentale issue d’une hormone naturelle synthétisée par les femmes pendant la grossesse.
L’échange ne se passe bien évidemment pas aussi bien que son petit-ami le lui avait promis, et elle se retrouve, après un accident, avec une très grosse quantité de cette drogue aux effets dévastateurs dans le sang.
Loin de la tuer comme cela aurait dû se passer, la drogue s’intègre à son organisme en lui permettant de développer ses capacités cérébrales au-delà des fameux 10 % que nous serions capables d’utiliser.
Elle devient alors surhumaine et se lance dans une quête pour récupérer les trois autres sachets, tout en découvrant que son potentiel cognitif grimpe peu à peu de 20 jusqu’à 100 % à la toute fin du film.
Au cours de cette quête, elle croise le chemin de deux hommes.
L’un (Morgan Freeman) est un chercheur renommé développant depuis 20 ans la thèse selon laquelle les êtres humains n’exploitent que 10 % de leur potentiel cérébral. Il sera le « guide spirituel » de Lucy dans son évolution.
Le deuxième est un flic français très banal qu’elle aura choisi comme compagnon afin de « se souvenir » de ce que c’est d’être un humain.
La forme : Les diamants sont éternels
De ce côté-là, Lucy est véritablement un film de Besson.
Il y a des images magnifiques, époustouflantes même. Des moments de poésie pure. Une maîtrise des « images dans les images » (les reflets dans l’œil de Lucy). Une bande-son choisie à merveille pour coller aux scènes.
Le jeu des acteurs va du crédible (Scarlett Johansson) au pas vraiment nouveau (Morgan Freeman, qui hélas est toujours utilisé depuis quelques années dans le même genre de rôle, et dont on a maintenant plus l’impression qu’il joue Morgan Freeman jouant un personnage que son personnage lui-même), en passant par le bêtement caricatural (Min-sik Choi, le parrain de la drogue sortit tout droit d’un manga), ou le très bêtement faire-valoir (Amr Waked, le flic dont on se demande vraiment à quoi il sert dans ce scénario).
La réalisation est impeccable dans sa progression.
J’ai particulièrement adoré au début les scènes entremêlées entre les prédateurs et les proies dans la savane africaine et l’enchaînement de circonstances qui va amener Lucy jusqu’à son destin.
Les références artistiques et l’univers de Lucy
On reconnaît au premier coup d’œil la patte de l’univers de Besson : l’héroïne surhumaine fait écho à Nikita, Leeloo (Le Cinquième Élément), ou Jeanne d’Arc. Elle est toujours accompagnée d’un homme protecteur qui ne sert pas toujours à la protéger vraiment : Corben Dallas (Bruce Willis) dans le Cinquième Élément, Léon (Jean Reno) dans Léon avec Natalie Portman, Victor (Jean Reno encore) dans Nikita.
Mais le thème est aussi un thème très souvent exploité en science-fiction.
Franck Herbert en a fait l’archétype des Révérendes Mères du Bene Gesserit, capables de contrôler leur propre physiologie (au point de contrôler leur fécondité et même le sexe de leur enfant à naître) dans sa saga Dune.
Pierre Bordage utilisa une héroïne capable de prodiges assez semblables dans Les Guerriers du Silence.
J’ai moi-même donné de tels pouvoirs à mon héroïne dans Poker d’Étoiles et Armand, le héros du Choix des Anges, y accède lui aussi.
Le fond : tout ce qui brille n’est pas d’or
C’est en fait un mythe universel que « l’homme augmenté », celui ou celle qui devient surhumain et en se libérant des chaînes qui limitent l’Homme accède à une compréhension plus large de l’univers.
Même les philosophies orientales comme le bouddhisme ou le taoïsme rejoignent cet idéal.
Et au final l’idée occidentale de progrès participe du même mouvement.
C’est le désir profond de l’Homme de comprendre et maîtriser la Nature ou d’en faire partie pour ne plus la subir.
J’ai d’ailleurs trouvé que le film n’exploitait pas vraiment tout son potentiel, lui non plus (10 % seulement ?).
Par exemple, dans son exposé, le personnage de Morgan Freeman explique que si un être humain utilisait 20 % de son potentiel cérébral, il serait capable de contrôler sa propre physiologie (référence aux Bene Gesserit de Dune). Mais jamais on ne voit Lucy véritablement contrôler son corps. La douleur lorsqu’on lui enlève le sachet de son abdomen, à la rigueur, mais il n’est pas besoin d’être surhumain pour entrer en transe hypnotique et anesthésier une partie du corps. Des interventions chirurgicales ont lieu tous les jours avec ce genre de technique… J’aurais plutôt vu des images montrant que Lucy maîtrise son flux sanguin, sa température, sa croissance cellulaire, ses organes d’une façon consciente. Elle pourrait très facilement métaboliser un poison, synthétiser des molécules particulières, voire diriger des processus de cicatrisation. Rien de tout cela en images alors que Besson s’attarde très longuement sur d’autres choses comme la mémoire.
Mais là encore j’aurais attendu de lui, pour rester dans le style qu’il impose dès le début du film, de ne pas rester seulement sur le visage ô combien « cinégénique » et émotionnellement fort de Scarlett Johansson, mais de montrer des images de sa mémoire. C’est un procédé classique que le flash-back, me répondra-t-on. Oui, mais je suis sûr qu’il aurait pu trouver à l’exploiter autrement. Il s’agit tout de même d’un réalisateur dont les films ont souvent été visuellement novateurs.
Et surtout, je trouve que Lucy n’a pas évité de tomber dans certains poncifs.
En effet, souvent, ces visions d’extrahumanité sont stéréotypées et assez décevantes sur un point commun que j’ai toujours trouvé frustrant. Il semblerait que pour tout le monde, l’accroissement de la conscience, ou du moins l’accroissement des capacités cognitives se fasse au détriment des émotions.
On aurait donc à faire avec des êtres détachés de l’Humanité tant ils comprennent Le Grand Tout.
Ainsi, Lucy à qui il faut le faire-valoir du flic Pierre Del Rio pour se souvenir de ce que c’est que d’être humain, mais sans émotion véritable, juste par stratégie froide. Si froide qu’elle est capable de tuer sans aucun problème (un autre fantasme de Besson que cette Nikita nouvelle génération ?). La seule scène où les émotions sont exprimées après sa transformation : sur la table d’opération, Lucy appelle sa mère au téléphone. C’est intense… mais c’est très court et elle vient d’abattre au moins cinq personnes auparavant… pour en abattre dix fois plus ensuite. Sans sourciller.
Or, il se trouve que j’avais à mes côtés (puisque c’est mon épouse) une personne capable de me répondre là-dessus, car le fonctionnement cognitif est en quelque sorte son métier.
Ce regard croisé m’a semblé particulièrement fructueux dans la réflexion que l’on pouvait tirer du film. Je lui ai donc demandé de me donner sa vision de psychologue spécialisée en neuropsychologie sur ce point :
J’étais curieuse de découvrir le film de Luc Besson, Lucy, dont le thème m’intéressait particulièrement.
Pourquoi lorsqu’il est question d’évolution des capacités cérébrales de l’être humain n’est-il jamais question d’un développement, d’une meilleure exploitation de notre intelligence socioémotionnelle ?
Or l’être humain n’est-il pas un animal social c’est-à-dire qui vit en société ? Les êtres humains se sont toujours organisés en groupe, car leur survie en dépendait.
Alors si l’exploitation maximale de nos capacités cérébrales, comme c’est le cas du personnage de Lucy, nous conduisait à ne plus ressentir d’émotions et à n’être que pure connaissance cela n’impliquerait-il pas une extinction de notre espèce sociale ? Comment envisager notre organisation humaine dépourvue de notre système limbique, « cerveau des émotions » ? Et si tel était le cas, cela n’amènerait-il donc pas à une disparition de la notion de plaisir : manger de bons petits plats, déguster un bon vin, se retrouver entre amis ou encore faire l’amour ?
Dans cette perspective de contrôle total de l’esprit sur notre propre métabolisme conjugué à l’absence d’émotion et de recherche de plaisir en raison d’un niveau de conscience supérieure, quel serait en effet l’intérêt d’entretenir des rapports les uns avec les autres ? Nous n’aurions besoin que de prendre des gélules pour répondre à nos besoins vitaux, nous trouverions certainement un autre moyen de nous reproduire et perpétuer l’espèce par des méthodes de conception ex vivo comme dans Matrix ?
Doit-on comprendre que l’augmentation de notre potentiel cérébral nous permettrait de développer uniquement nos compétences cognitives (mémoire, attention, raisonnement logique) et que cela s’accompagnerait obligatoirement d’une disparition de nos émotions et sentiments ? Est-ce là la vraie évolution de l’Homme, la seule solution pour notre salut et cesser nos comportements d’autodestruction si prégnants dans notre Espèce ?
La définition la plus commune de l’intelligence ne repose bien souvent que sur les aspects intellectuels (ou cognitifs) c’est-à-dire la mémoire, l’attention, le raisonnement logique, le langage. La preuve en est que lorsqu’on va chez un psychologue, spécialisé dans ce domaine, car tous ne le sont pas, pour une demande d’évaluation de Quotient Intellectuel (QI) ce dernier est principalement exploré au moyen d’une échelle d’intelligence standardisée.
La plupart des professionnels de la santé et de l’enseignement réduisent malheureusement souvent le potentiel intellectuel à ce résultat de QI ce qui relève d’une aberration totale tant d’un point de vue statistique, que théorique ou psychologique. Cette vision de l’intelligence est extrêmement réductrice.
Des chercheurs (Gardner, 2000 ; Sternberg, 1988, 1999) étendent le concept d’intelligence aux domaines artistique, sportif, créatif ou encore socioémotionnel. Il n’est pas rare d’observer une « intelligence » dite normale ou « supérieure à la moyenne », mais non fonctionnelle dans la mesure où la personne n’est pas en mesure de l’exploiter correctement pour diverses raisons.
Les lésions entraînant des perturbations de la gestion des émotions entravent, entre autres, la prise de décision et donc l’utilisation correcte de ce que l’on nomme, dans l’imaginaire collectif, l’intelligence (Damasio, 1994, L’Erreur de Descartes).
Donc si une Lucy existait vraiment, pourquoi ses émotions s’éteindraient-elles parallèlement au développement de son intellect pur au lieu, au contraire de suivre la même évolution ? Car il existe des circuits émotionnels dans le cerveau et leur bon fonctionnement est indispensable à une utilisation optimale de nos ressources.
Ainsi, si science sans conscience n’est que ruine de l’âme alors peut-être qu’intelligence sans émotion n’est que ruine de l’esprit… et de l’Humain.
Et si l’exploitation de nos capacités cérébrales au-delà de ce fameux 10 %, si tant est que cette valeur soit exacte d’un point de vue scientifique, nous permettait au contraire de développer notre intelligence émotionnelle et notre intelligence cognitive ? Que se passerait-il ?
Ne serait-ce pas là la vraie définition de l’Intelligence ? Ne serait-ce pas là que résiderait notre réelle différence en tant qu’humains ?
Je choisis la voie du Cinquième Élément…
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Une autre vision de la Conscience suprême, qu’il serait intéressant de développer à la fois dans la pensée métaphysique, mais aussi dans le domaine artistique…
Et si tout cela vous a inspiré quelques réflexions, n’hésitez pas à nous en faire part ici, à Sandrine et à moi.
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Peut être que le “froid calculateur” est tout simplement une allégorie de la machine pensante, “intelligente” (au sens de la capacité à assimiler et analyser des données) mais sans émotion. Cf. Spock dans startrek, finalement remplacé dans les saisons récentes par un vrai androïde … Mais ce n’est qu’une vision voire une mode de scénaristes … Il y en a d’autres : Spielberg par exemple avec ET puis IA puis Extant … Les travaux de J. Siaud Fachin (orth?) vont dans ce sens aussi d’associer à des diagnostiques de QI élevés des diagnostiques de QE élevés aussi, ou tout du moins des débordements émotionnels, et non des carences Retour à la fiction et dans un autre registre, les serial killers au qi diabolique sont souvent profilés au final comme ayant subi un lourd traumatisme et étant incapables de gérer leurs émotions d’autant plus destructrices que leur puissance créatrice est élevée … Le taiji est aussi réputé être en équilibre instable entre 2 forces ou principes complémentaires (opposés ?). C’est théorisé depuis des millénaires. Bref. Je pense pas qu’il y ait une majorité d’idées fausses dans les médias, mais plutôt un biais de pareto où les 20% d’idées fausses sont visibles… Lire la suite »
C’est justement cette vision de la machine pensante qui ma semble un peu trop facile. Ça fait longtemps que je n’ai vu IA de Spielberg, mais je crois me souvenir qu’il y a encore cette dichotomie, ce qui se comprend, car on parle là de machines, véritablement. L’accroissement d’une intelligence artificielle bute donc sur le problème de l’émotion et de sa chimie complexe, a priori très difficile à reconstruire par ingénierie. Dans Lucy nous parlons d’une humaine, qui a priori a des émotions (le début du film les montre, on sait qu’elle est équipée “de base” pour reprendre une de nos expressions d’il y a 20 ans, cher WilyBird). Les serial killers sont d’une certaine manière plus proches, je te rejoins, de ce que montre Lucy. Le traumatisme émotionnel comme fondateur d’un sur-investissement de la sphère cognitive intellectuelle peut être vu comme l’exact miroir de l’expérience de Lucy qui se détache des émotions lorsqu’elle utilise son plein potentiel cognitif. Et là encore, il me semble que les scénaristes loupent un truc, et Besson tout particulièrement. J’avais envie d’une Lucy qui ne se rapproche pas de la psychopathologie. Parce que c’est bien ce que le film suggère : plus on est… Lire la suite »
Bonjour,
tout d’abord merci pour votre commentaire.
Lorsque vous évoquez la problématique de gestion des émotions que rencontrent certaines personnes, notamment les traumatisés crâniens, je vous rejoins totalement sur la nécessité de pouvoir utiliser une stratégie ou un outil permettant de les réguler. Dans le courant de pensée de la pleine conscience, l’idée est de pouvoir être avec ses émotions, sans jugement et de les laisser être ce qu’elles sont sans tenter de les éviter ou de les modifier.
Le personnage de Lucy essaie de garder contact avec son humanité, ses émotions à travers le policier à qui elle demande de rester avec elle. Pour Lucy, l’augmentation de son potentiel cérébral semble s’accompagner d’un éloignement progressif de ce qui fait d’elle un être humain, d’ailleurs son stade d’évolution final l’amènera à ne faire qu’un avec l’univers. D’autres éléments de ce film sont importants et très intéressants comme la perception du temps. J’aime beaucoup le travail de Luc Besson mais ce film n’est pas celui que je préfère 😉
Bonjour,
Oui j’ai me beaucoup ce film également 🙂 et tous ses films en fait. En effet dans le boudhisme, il ne faut rien bloquer mais tout accepter et ne pas y accorder trop d’importance. En ce moment je lis le livre “Eloge de la lucidité” de Ilios Kotsou qui est vraiment bien, si vous ne le connaissez pas je vous le conseille fortement.
bonjour,
Le développement du cerveau (l’attention et autres facultés cognitives) s’accompagne t-il forcement d’une diminution des émotions ?
Dans le boudhisme, les émotions sont bien là mais “l’idée” est de ne pas y attacher trop d’importance comme toutes les pensées en fait. Pour ma part je trouve ça super, ayant eu un trauma crânien et n’arrivant plus à gérer la force de mes émotions ! ça m’aide beaucoup comme le film “Lucy”.
Merci Luc Besson 🙂
Bonjour,
C’est bien là notre propos. Selon Sandrine comme selon mon avis, le développement cérébral ne peut se faire harmonieusement que si les émotions et leur gestion augmentent parallèlement aux performances intellectuelles brutes. Il est étonnant de constater que la plupart des gens opposent les deux et imaginent seulement le développement intellectuel en contradiction avec des émotions. C’est peut-être l’image que l’on a des personnes décrites comme de « froids calculateurs » qui influence cette vision selon nous tronquée.
Quant au Bouddhisme, comme son principe fondateur est que « le monde n’est qu’une illusion et que toute perception n’est que tromperie », il incite à se « détacher du monde » et à se couper de ce que les émotions peuvent faire naître en nous comme tourments, mais aussi comme bonheurs. Du moins dans ma compréhension de sa philosophie.
Cependant la démarche peut être salutaire lorsqu’un accident de vie vient mettre à mal la façon dont nous pouvons gérer ces émotions. C’est ce qui sous-tend le courant des thérapies psychologiques dites « de pleine conscience » dont Sandrine vous parlerait beaucoup mieux que moi puisqu’elle les pratique elle-même.