Minuit dans l’univers
Cela faisait longtemps que je n’avais pas ici chroniqué un film. Il faut dire que peu m’en fut donné l’occasion en 2020, mais je mentirais si je me retranchais derrière cette seule raison. Plus profondément, peu d’œuvres m’ont marqué ces deux dernières années au point de me pousser à prendre la plume pour en parler. La production actuelle me semble rabâcher les mêmes antiennes un peu usées depuis une demi-décennie environ, entre dystopies déprimantes, zombies gores, superhéros bien trop lisses ou au contraire antihéros à la violence bien trop complaisamment montrée.
C’est ainsi qu’il a fallu attendre la fin de cette année incroyable pour qu’un film produit par Netflix me donne enfin envie de parler à nouveau du 7e Art. Qui plus est un film de et avec une star hollywoodienne comme George Clooney, dont les critiques ne sont pas toutes dithyrambiques, loin de là, puisque les Inrockuptibles le qualifient de «nul».
Et bien si les Inrocks ont leur avis, je dois dire qu’à mon sens ils passent à côté d’une facette de Minuit dans l’univers, cette facette qui fait rupture avec les thématiques que j’évoquais quelques lignes plus haut.
Car avec ce film sans grande prétention, George Clooney, mine de rien — et c’est peut-être ce qui dérange dans l’ambiance de notre époque folle — réhabilite simplement l’humanité comme l’Humanité. En offrant une vision qui, pour en rester crépusculaire comme il se doit dans une œuvre post-apocalyptique, est tout de même baignée d’une lumière douce et pure, il nous rend notre place et nous met devant nos responsabilités, sans sauveur tout-puissant mais sans se complaire dans un nihilisme qui ronge tous les compartiments de notre société.
À ceux qui critiquent le manque d’originalité, rendons les armes sur ce point.
Le pitch du film n’est qu’une nouvelle mise en scène de choses déjà vues des dizaines de fois.
Dans un futur proche, une catastrophe planétaire soudaine étend ses conséquences létales presque aussi vite que s’il s’était agi d’une chute de météorite, si bien que les populations de toute la planète sont obligées de fuir dans des abris souterrains pour tenter de survivre. Un scientifique vieillissant et ancienne gloire de l’astrophysique, Augustine Lofthouse (Clooney himself), décide de rester dans l’observatoire isolé de l’arctique où il vivait jusque là en proie à une maladie incurable pour attendre la fin. Pourtant, il n’est pas le seul à être rescapé temporaire de l’apocalypse. Il comprend vite qu’une mission d’exploration humaine de cinq personnes ayant réussi à trouver des conditions habitables sur un satellite de Jupiter est sur le point de rentrer au bercail sans savoir que la Terre est devenue entretemps un enfer. Il décide de les prévenir pour leur permettre de faire demi-tour avant d’avoir épuisé leur carburant. Mais son projet est perturbé par la découverte d’une petite fille oubliée dans la station, Iris (Caoilinn Springall), qui lui rappelle un passé complexe ayant un lien plus fort qu’il n’y paraît avec la mission revenant du satellite K23, tandis que les problèmes à bord du vaisseau solaire rendent les communications avec la Terre impossibles.
Augustine et Iris se lancent donc dans une dangereuse odyssée dans la blancheur arctique en même temps que les cinq astronautes tentent de comprendre pourquoi la Terre ne répond plus.
Alors en effet, la catastrophe, les survivants, la lutte contre une Nature hostile (l’arctique glacé et la maladie d’Augustine) ou un environnement étranger (l’espace interplanétaire), les rebondissements convenus (l’antenne du vaisseau emportée par un champ de débris rocheux, ou la perte de la machine à purifier le sang d’Augustine), les flashbacks sur un passé troublé, le doute même sur la santé mentale du protagoniste principal, les interrogations des astronautes sur leur devoir, tout cela est très classique. On pense à Gravity où Clooney était déjà à la manœuvre, à tous ces films post-apocalyptiques, aux 100 dont j’ai déjà parlé ici il y a quelques années.
Il n’est pas ici question de réinventer la roue.
Il est ici question de la façon dont Clooney parle de ses personnages, et dont par conséquent il parle de nous.
L’Homme est la Terre
Un parallèle peut-être facile à faire mais qui a vraiment résonné en moi est celui de l’état de santé d’Augustine en rapport avec l’état de santé de la planète Terre. L’astrophysicien est malade, incurable, seulement maintenu en vie par des dialyses quotidiennes durant lesquelles il n’a rien d’autre à faire que de contempler la Voie lactée à travers un hublot à moitié envahi de givre. On ne sait pas exactement de quoi il souffre, et honnêtement le savoir ne nous apporterait rien. Il est incurable. Point. Sa vie est condamnée de toute façon. Et son état fait écho à celui de la Terre, sur laquelle toute vie de surface est bientôt condamnée après cette catastrophe. Elle aussi, peut-être, sera maintenue en vie artificiellement par des machines souterraines, seulement évoquées dans le film, mais ce n’est qu’une question de temps pour qu’elle s’éteigne.
Et tout au long de l’intrigue la dégradation du climat, la disparition de l’oxygène, les espèces animales qui disparaissent et meurent, suivent un chemin parallèle à la chute d’Augustine, à son agonie.
Une des idées les plus marquantes des légendes celtes, et notamment du cycle arthurien, postule que le Roi incarne la Terre sur laquelle il règne. Cela se manifeste par le Roi Pêcheur, atteint d’une blessure incurable l’empêchant d’engendrer, donc de donner la vie, et que seul le Graal peut guérir. Son royaume, appelé la Gaste Lande, n’est plus, lui aussi, qu’une terre asséchée et stérile.
Cette très vieille idée est comme réactivée dans Minuit dans l’univers, pour être poussée jusqu’aux conclusions que notre époque impose.
Car il ne s’agit pas seulement de suivre l’agonie de la Terre en assistant à celle d’Augustine.
Il s’agit aussi de suivre les actions passées de l’Humanité à travers la vie du vieil Augustine.
Il s’agit enfin de suivre l’espoir de l’Humanité à travers la rédemption du vieil Augustine.
Car une des forces du film, issue de sa simplicité et de l’évacuation d’emblée de toute connotation héroïque, est d’assumer son rôle de conte, de fable, jusqu’au bout.
La vie d’Augustine, révélée par ses rêves, ses visions, et surtout par la présence de la jeune Iris, matérialise les actes de l’Humanité. La flamboyance des débuts et l’illusion de tout savoir, tout comprendre. L’aveuglement aux autres dans le choix de se focaliser sur son propre destin, sur des honneurs illusoires, une reconnaissance improbable, une fierté confinant à l’orgueil, la poursuite d’une chimère plutôt que le vécu d’une vie simple. Le temps qu’on a laissé filer comme Augustine a délaissé la femme qu’il aimait. Enfin, le courage de faire face aux erreurs, aux fautes, à ce qu’on a raté, à ce qui aurait pu être, à nos insuffisances, sans indulgence mais sans flagellation excessive, ouvre la voie à une action possible car lucide, lucide car possible. Aiguillonné par Iris, Augustine se surpasse enfin pour agir de façon désintéressée, réellement altruiste.
Dans le vaisseau spatial aussi, l’équipage est la Terre. La nouvelle terre que ces explorateurs ont explorée, étudiée. À leur image, le monde de K23, tournant autour de Jupiter, est jeune, débordant d’énergie.
L’Homme est le Ciel
Mais surtout, l’équipage du vaisseau représente le Ciel. Ce ciel que les humains ont toujours voulu atteindre et parfois conquérir, mais aussi ce Ciel qui est le symbole de l’harmonie.
Une équipe jeune dont la principale qualité, celle qui m’a sauté aux yeux, est la toile de ses relations interpersonnelles. Riche, bienveillante. Ici, pas de lutte d’ego en perpétuelle démonstration de force, pas de coups bas, pas de méfiance ou de jalousies. Ce qui pourrait passer pour de la naïveté me fait surtout l’impression d’être un ensemble de relations apaisées, où chacun respecte et accepte l’autre pour ce qu’il est. Comme une image inversée de la vie d’Augustine, toute entière tournée vers lui-même, et pourtant basée sur sa découverte puisque l’on apprend que c’est bien lui qui a trouvé la trace du satellite des longues années plus tôt.
Comme une image inversée de ces nombreux films sur des équipages spatiaux où les coups de gueule succèdent aux intrigues, où la méfiance entre membres est de mise et où les personnalités s’affrontent en permanence. Parmi les plus récents, je citerai seulement For all Mankind (sur Apple TV+), ou Away (toujours sur Netflix).
En cela, George Clooney nous fixe un idéal.
Alors même que chacun des membres de l’équipage a son caractère, ses qualités et ses défauts (certes peu démontrés à l’écran), la relation qu’il entretient avec les autres est sereine. La décision de rentrer sur Terre ou de rebrousser chemin est également prise dans une acceptation totale des priorités de chacun.
Parce que nous sommes humains
Minuit dans l’univers est pour moi à la fois un conte et une bouffée d’air frais malgré son apparent pessimisme sur la condition de notre planète. Il appuie paradoxalement (et vous savez que j’aime les paradoxes) sur notre responsabilité dans ce qui a mal tourné, sur ce qui est catastrophique, sur notre malfaisance, mais aussi sur notre résilience, sur notre sens du bien commun, sur notre bienveillance envers les autres, sur nos idéaux. Il nous offre une version condensée de ce qu’il pourrait nous arriver de mal mais qui pourrait aussi nous pousser à réparer ce qui peut l’être, à changer notre comportement. À réaliser ce que nous pouvons améliorer à travers l’acceptation de nos propres erreurs et fautes.
Notre espèce a cela de terrible et de merveilleux qu’elle est capable du pire comme du meilleur, et souvent, elle produit le meilleur lors du pire.
Je crois que Minuit dans l’univers en est une illustration.
Et franchement, ça fait du bien de voir promues dans un film américain hollywoodien des valeurs de tolérance, de résilience, de bienveillance envers les autres et nous-mêmes, de responsabilité et d’espoir.
Parce que vous je sais pas, mais moi, j’en ai marre des dystopies et de la grisaille !