Mr Robot, quand le hacker devient un héros de série
La figure du hacker, pirate informatique surdoué, a considérablement changé depuis sa première incarnation à l’écran dans WarGames (1983). De nos jours, le hacker n’est plus vraiment ni ce jeune garçon immature, ni ce nerd incapable de nouer des relations normales avec les autres, obsédé par sa machine et par le codage de programmes, ou le franchissement de barrières de sécurité. S’il reste toujours l’incarnation du même archétype, la vision que l’on peut en avoir s’est profondément complexifiée. C’est à travers la série américaine Mr. Robot que je voudrais montrer cette évolution qui me semble symptomatique de notre époque.
Elliot Alderson est un ingénieur en sécurité informatique de génie incapable de relations sociales normales : pour rencontrer les gens, il n’a d’autre solution que de les « hacker » : il pirate leurs messageries mail, leurs comptes sur les réseaux sociaux, leur compte bancaire, leur numéro de sécurité sociale, leurs téléphones, leurs ordinateurs. Dans un monde où chacun d’entre nous entrepose sa vie dans une multitude de coffres forts numériques, il connaît tout de ses « amis ». De leurs petits travers jusqu’à leurs secrets les plus inavouables, il sait qui visite des sites pornographiques, qui trompe sa femme et avec qui, qui détourne de l’argent de son entreprise, qui est au bord de la dépression. Sa maladresse dans la vie n’est compensée que par la compréhension intime qu’il a de la nature humaine ou par son addiction à la drogue. Même sa psychologue, assignée après une injonction de justice, n’a plus de secrets pour lui. Mais un beau jour, il rencontre Mr. Robot, un mystérieux et légendaire hacker qui l’entraîne avec lui dans une campagne de piratages de grande ampleur pour faire tomber la multinationale responsable du cancer de son père, et dans le processus entraîner la chute du système bancaire mondial. Mais la réalité n’est jamais vraiment ce qu’elle paraît être, et derrière chaque protagoniste de l’affaire se cache un tout autre code source.
Le rôle politique du pirate informatique
C’est le changement le plus évident. WarGames présentait un enfant qui n’était pas conscient de son pouvoir et des implications politiques de son talent. Mais depuis, l’imaginaire collectif comme la réalité ont compris le rôle éminemment politique que jouent les pirates informatiques.
Le Puppet Master dans le chef d’œuvre manga Ghost in the Shell, comme le récent Hacker de Michael Mann en font même le fondement de leur intrigue. Le pouvoir de l’information est sans aucun doute le plus grand pouvoir dans notre société, et ceux qui peuvent y accéder, ou empêcher les autres d’y accéder, sont les véritables maîtres du jeu.
Mais le hacker n’est pas le simple espion. Il est aussi l’incarnation moderne du rebelle, du révolutionnaire, voire du bandit de grand chemin. Ce que le vocable originel de pirate rendait plutôt bien. L’inconscient collectif le voit comme une sorte de successeur de Robin des Bois, de Mandrin, ou d’Arsène Lupin. Voire des trois à la fois.
Mr. Robot en fait une synthèse particulièrement réussie. L’habileté à coder devient celle d’échapper à la dictature de la société, celle de redistribuer les richesses devenues virtuelles, celle de renverser les pouvoirs en place. Fantasme particulièrement tenace qui voudrait que de simples lignes de code puissent venir à bout du monde tel qu’il est. La série montre cependant à quel point cela demande de travail. En ce sens, elle est beaucoup plus réaliste que la plupart de nos idées préconçues, et que la majorité des œuvres qui présentent des hackers particulièrement doués et même insolemment compétents. Elliot doit échafauder des plans complexes, accéder à des réseaux fermés physiquement, jouer de méthodes d’espionnage plus classiques, compter avec le facteur humain (ce qui n’est pas simple pour lui), et se confronter à une opposition aussi efficace que lui. Les programmes intrusifs qu’il conçoit avec ses acolytes ne suffisent pas à eux seuls à renverser le paradigme. Il doit même demander de l’aide à des groupes sombres de hackers plus embrigadés.
Et la série nous plonge finalement dans un monde pas si éloigné du monde physique, où les allégeances comptent autant, sinon plus. Les pirates nord-coréens avec lesquels il doit marchander pour parvenir à s’infiltrer dans certains serveurs n’ont pas vraiment les mêmes buts que lui. Ni les mêmes moyens. Mais reste l’image du révolutionnaire prêt à renverser le monde lui-même. Sans idéologie véritable, seulement, comme pour Tyler Durden, le héros de Fight Club, la volonté anarchisante de rebattre les cartes. Le groupe mené par Mr. Robot se nomme FSociety, un nom assez clair, ses représentants arborant un masque évoquant celui de Guy Fawkes qui aurait rencontré un Marx Brother. La référence aux Anonymous n’est pas innocente, dont l’absence d’idéologie en tient lieu, justement.
Le petit génie de l’informatique
La virtuosité est un trait de caractère particulièrement prononcé du hacker tel que nous nous l’imaginons.
Comme Mozart, le véritable hacker a été capable de composer son premier programme à cinq ans, et a percé les codes d’une carte bleue à sept, avant de pirater son premier site gouvernemental à neuf et de pénétrer dans les comptes mails du Président des États-Unis à douze… Du moins est-ce comme cela que nous aimons nous le représenter.
Mais si Elliot est indubitablement très fort dans sa partie, il fait face à d’autres hackers complètement différents, tels Tyrell Wellick, son adversaire. Ce dernier est dépeint comme un dandy du codage, qui l’a appris d’une façon très différente. On ne l’imagine pas passer ses nuits devant un ordinateur, mais plutôt avoir suivi une école spécialisée, dans le but de faire carrière. Comme un métier normal, finalement. Même chose pour Gideon, le patron d’Elliot. Un homme qui se révèle capable de comprendre ce que manigance Elliot sans être un génie de l’informatique.
La série prend acte du fait que les langages virtuels sont désormais à la portée de tous, qu’on peut les apprendre, et se révéler doué sans pour autant être un virtuose. Le hacker descend de son piédestal pour devenir chacun d’entre nous. Au temps pour l’image qu’a véhiculée Matrix avec le personnage de Neo…
La réalité virtuelle et la réalité matérielle
C’est une autre différence et en même temps une autre ressemblance avec Matrix. La dichotomie entre le code informatique et la réalité est le cœur de la saga des Wachowski, mais Mr. Robot la renouvelle brillamment en la rapprochant de la schizophrénie.
Sans trop en dévoiler, le tournant de la série est marqué par le questionnement sur ce qui est réel dans les perceptions d’Elliot et ce qui ne l’est pas. Sa consommation de drogue, son obsession du codage, comme son enfance difficile et ses troubles du comportement deviennent une autre allégorie des doutes existentiels de Neo dans Matrix avant que Morpheus ne lui ouvre les yeux.
On peut se demander d’ailleurs si les « amis » hackés par Elliot existent vraiment. Leur vie tout entière sur les réseaux est-elle leur véritable vie ? Et nous-mêmes ? Quelle est notre réalité ? Nos amis de chair et d’os, notre famille ? Ou nos contacts sur le réseau ? Nos actes dans la vie quotidienne ? Ou ce que nous en montrant à travers les photographies, les commentaires, les grands discours, les petites phrases, que nous laissons dans le « nuage » ?
L’hyperconnexion et la déconnexion des relations humaines
Cette interrogation fait écho à une autre des caractéristiques traditionnelles du hacker : son incapacité à être à l’aise dans les relations sociales. Ce n’est pas par hasard que le personnage d’Elliot est dérangé. Pas par hasard non plus que Tyrell Wellick, son adversaire au sein de la compagnie EvilCorp, est un sociopathe aux tendances sadiques marquées. Seuls deux personnages échappent à ce stéréotype : Gideon, dont la vie est équilibrée, avec des préoccupations aussi banales que son âge, sa relation avec son compagnon, la survie de son entreprise de sécurité informatique, et Angela, l’amie d’enfance d’Elliot, qui sera son repère pendant une bonne partie de la série.
L’aliénité du hacker
Cette dichotomie finit par mener au fantasme du hacker se perdant dans l’infinité des données virtuelles, pour ne plus se réduire qu’à elles, ou pour au contraire se noyer en elles, et devenir plus vaste, plus grand que sa propre humanité charnelle.
Mr. Robot n’est pas une série fantastique ou de science-fiction et n’explore donc pas la question de façon aussi littérale et abrupte. Mais elle pose clairement le problème du sens de l’existence de son héros.
Elliot ne cesse de naviguer entre ses doutes et son incapacité à comprendre sa propre vie. Il ne sait plus qui croire ni même s’il peut se croire lui-même. En perte de repères, il se dilue dans son obsession du codage, du piratage, et si sa conscience se limite à voir le monde à travers un écran, elle se diffuse aussi grâce à eux vers l’intimité de ses « amis », une intimité qu’il n’aurait jamais pu atteindre sans cela.
Elliot devient une ombre, ni vraiment là ni vraiment absent. Ni vraiment humain et pourtant si humain après tout. Un peu comme ce monde fou qui est le nôtre. Un peu comme nous tous, finalement…