Blade Runner 2049, comment donner la “réplique” à son ancêtre
Nous avons déjà parlé ensemble de Philip K. Dick, ce maître de la littérature de science-fiction dont de nombreux scénaristes et réalisateurs hollywoodiens se sont inspiré pour, notamment, Minority Report, ou The Man in the High Castle.
Parmi toutes ces adaptations, la plus emblématique est sans doute celle qui donna naissance, à partir de la nouvelle Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, au chef-d’œuvre de Ridley Scott qu’est Blade Runner, avec Harrisson Ford, Rutger Hauer, Sean Young et Daryl Hannah, entre autres.
Ce film est devenu l’une des fondations de la culture SF, par son sujet (la relation trouble entre l’humain et l’humain fabriqué, la relativité de la mémoire, la manipulation, le désir de liberté) qui deviendra l’archétype des dystopies qui sont tant à la mode ces dernières années, mais aussi par son esthétique sombre mêlant rues crasseuses et surpeuplées, capitalisme sauvage, industries omniprésentes, publicités envahissantes de notre monde moderne à une architecture inspirée de l’art déco, du néo-gothique, voire du baroque. L’ensemble a créé un canon d’ambiance qui sera repris et raffiné par Matrix beaucoup plus tard, mais qui reste pour l’instant indépassable à mon sens.
Vous n’avez jamais vu Blade Runner ?
Honte à vous, cependant, combien chanceux vous êtes, car vous allez découvrir une perle, et ce moment fragile de la découverte est un instant extraordinaire. Pour vous inciter à sauter le pas, voici la bande-annonce de l’une des multiples versions du film (Ridley Scott a fini par avoir son final cut, après tout).
En 2016, des humains de synthèse ont été créés, les Répliquants, dont la force et l’endurance ont permis à l’espèce humaine de conquérir l’espace, mais dont la longévité était limitée à 4 années de vie. Lorsque certains se rebellèrent contre leurs maîtres, un corps de policiers spécialisés a été créé, les Blade Runner, pour les prendre en chasse, les traquer et les « retirer » de la circulation. Quand des Répliquants de modèle Nexus 6 s’échappent et se cachent à Los Angeles, c’est Rick Deckard, un ancien Blade Runner, qui est chargé de les retrouver et de les retirer. Mais il découvre que le créateur des Répliquants, le fondateur de la Tyrell Corporation, a créé une nouvelle série d’androïdes, possédant des souvenirs implantés, et donc totalement inconscients de leur propre nature. C’est la belle Rachel, dont le test de Voigt Kampff servant à détecter les Répliquants, se révélera positif, qui lui ouvrira les yeux sur une vérité plus dérangeante encore.
Tout cela, c’était en 1982, un temps où nous pensions que 2019 était un futur très éloigné. Et depuis, Blade Runner était devenu une icône, une idole, presque. On se prosternait à ses pieds, on s’en inspirait, on s’en revendiquait. Mais personne n’avait osé croire possible qu’on y donne véritablement une suite.
Mais les studios hollywoodiens, de nos jours, ne jurent que par un mot : licence. Prequels et sequels se suivent, s’enchaînent, et feuilletonnent gaiement, parfois au mépris de la qualité. Et Blade Runner était dans le viseur. C’est donc avec appréhension mais aussi une certaine excitation que le monde de la SF a appris qu’une suite était en préparation, réalisée par Denis Villeneuve (dont j’ai déjà dit tout le bien que je pensais de son Arrival), et portée par Harrisson Ford et Ryan Gosling.
Qu’est-ce donc que ce Blade Runner 2049 ?
En 2049, le monde a bien changé. Des catastrophes écologiques ont modifié le climat radicalement, une panne généralisée des systèmes informatiques a créé un trou noir de données personnelles et une rupture dans la société, et la Tyrell Corporation a fait faillite, rachetée par la Wallace Corporation qui a repris la production des Répliquants. Désormais, ceux-ci sont contrôlés, plus encore enchaînés, et devenus indispensables au fonctionnement de la société. Le corps des Blade Runner existe toujours, et utilise même certains Répliquants pour donner la chasse aux anciens modèles qui ont survécu (dotés d’une longévité illimitée) et qui refusent de rentrer dans le rang. Ainsi, K est-il sur la piste d’un ancien Nexus 8. Mais il découvrira que son congénère d’une génération antérieure protège un secret bien plus lourd, capable de tout bouleverser dans la relation entre humains et Répliquants.
Une « réplique » de l’original ?
Vous l’aurez remarqué, l’esthétique des deux films se ressemble. Beaucoup. Mais 2049 nous entraîne un peu plus loin que son aîné, en montrant des environnements beaucoup plus variés que les rues sales et sombres encombrées de monde. Une décharge gigantesque, les ruines désertiques et radioactives de Vegas, la nature dévastée mais encore résistante autour de la mégapole, sont autant de développements à un univers qui n’avait été qu’évoqué dans le film original. Ainsi, alors que Denis Villeneuve rend un hommage appuyé au film de 1982, s’il en respecte les canons esthétiques, il ne cherche pas toujours à respecter une bible. Par certains côtés, il montre même l’évolution du monde dans lequel s’inscrivent les deux opus. Le Los Angeles de 2049 a changé, et certains détails sont là pour le prouver. Les enseignes en kanji japonais sont toujours omniprésentes mais on croise aussi des caractères cyrilliques russes, la technologie a évolué, les ordinateurs et les supports de données aussi.
Si l’on parle de la forme, il est indispensable de parler de la musique. Dans le film de Ridley Scott, la musique de Vangelis est un atout majeur. Elle se déploie de façon très aérienne, soulignant à la fois la beauté paradoxale de certains plans, mais aussi la nostalgie et la tristesse de l’histoire. C’est le genre de bande originale que votre serviteur a écouté des années durant en boucle, sans jamais s’en lasser, en revoyant les plans du film, en ressentant à chaque fois les émotions si particulières de certaines scènes.
Dans 2049, la musique est signée de Benjamin Wallfisch (Ça 2017, Dunkirk) et de l’indéboulonnable Hans Zimmer. Elle réussit le pari de se tenir dans les traces des morceaux planants de Vangelis sans les plagier. On retrouve ces plans suspendus dans les airs où la musique sert de transition et de souffle entre les cènes. Des tonalités un peu différentes sont privilégiées, mais on sent à nouveau cette ambiance familière de légèreté dans un monde pesant et cruel. C’est d’ailleurs déstabilisant tant c’est réussi. J’ai même cru lors de la séance de cinéma que le compositeur était toujours Vangelis.
Sur le fond, la problématique de 2049 est la même que celle de Blade Runner. Qu’est-ce qui définit l’humain, où s’arrête la machine, où commence la réalité, où s’achève le mensonge ?
La frontière floue entre le rêve et la réalité, entre la folie et la raison, si chère à Philip K. Dick, cette frontière poreuse où les héros des deux films se tiennent, est traitée un peu différemment. Dans le Blade Runner originel, Deckard a des doutes sur sa propre identité assez tardivement, finalement, alors que le K de 2049 sait d’emblée qu’il est un Répliquant et que ses souvenirs sont faux. Mais dans un mouvement inverse, il vient lui aussi à douter de ses souvenirs alors que l’hypothèse folle de les avoir vraiment vécus semble être une possibilité au fil de l’intrigue.
Le questionnement sur la mémoire est donc traité en miroir dans les deux films. Cette mémoire dont on sait, scientifiquement et cognitivement parlant, qu’elle est reconstruite en permanence par nos processus cérébraux, que tout souvenir est une reconstruction partielle et a posteriori d’un événement vécu, et que les détails retenus n’ont parfois qu’un rapport éloigné avec ce qui s’est vraiment passé. On sait même que l’on peut créer de faux souvenirs si l’on entend une anecdote assez fréquemment, et en arriver à se forger des images si précises et si fortes que l’on peut croire avoir assisté à l’événement alors qu’il n’en est rien.
Blade Runner comme 2049 explorent la même thématique, celle de Memento ou d’Inception, tous deux de Christopher Nolan. Cette interrogation terrifiante sur la réalité de notre mémoire et de l’authenticité de nos désirs, donc de notre identité. Et 2049 le fait d’une façon inverse, ce qui ne manque pas de sel. Au lieu de se poser la question « mes souvenirs sont-ils faux ? », K se demande « Et si mes souvenirs étaient vrais ? ». Cette simple inversion change complètement la donne.
D’un côté c’est angoisse de l’humain qui se découvre machine, imposteur. De l’autre c’est l’angoisse tout aussi abyssale de la machine se découvrant humaine, avec tout ce que cela implique de responsabilité éthique, morale, existentielle.
Autre résonance entre les deux films : l’itinéraire du héros. La quête initiatique de Deckard et celle de K, bien qu’en sens inverse, sont toutes deux jalonnées par les mêmes étapes. L’amour d’abord. Celui de Deckard pour Rachel, celui de K pour Joi, l’assistante virtuelle qui partage son quotidien. Le doute ensuite. Et puis la révélation finale. Mais c’est leur rencontre, un moment réussi qui évite les écueils de la relation père-fils, qui marque une rupture dans leur cheminement. Les choix que fait K/Joe lors de la scène de combat finale parlent d’ailleurs de la relation qu’il noue avec son prédécesseur, de cette filiation, si ce n’est génétique, ou « technique », mais surtout spirituelle et émotionnelle.
La « réplique » d’un dialogue entre deux époques
Je ne suis en général pas un grand amateur des suites. Les dernières années m’ont prouvé que les grands chefs d’œuvres des décennies précédentes ne gagnaient pas à être prolongés à notre époque. En tiennent lieu d’exemples types Twin Peaks et sa saison 3 foutage de gueule dont je vous parlerai bientôt, X-Files et sa saison 10 ratée, les différentes suites de Pirates des Caraïbes qui abrutissent le personnage emblématique de Jack Sparrow un peu plus à chaque opus.
Pourtant, Blade Runner 2049 me semble réussi, car il a pris le parti risqué de dialoguer avec son illustre prédécesseur. Il fait plus que prolonger l’univers, de façon cohérente. Il complète le destin de Rachel et de Deckard, dans une suite logique, mais surtout il renouvelle les interrogations fondatrices du film de Ridley Scott en les adaptant à l’air du temps. L’histoire que vit K/Joe le mène à s’attacher à une entité virtuelle (Joi) qui elle-même cherche à accéder à l’existence pleine, l’existence physique. Écho numérique des ambitions des Répliquants du premier opus qui voulaient une existence propre, c’est la limite dans l’espace d’un programme informatique contenu dans une barrette mémoire qui résonne avec la limite temporelle d’organismes biologiques à la longévité strictement contrainte.
Cette interrogation sur la conscience du numérique est bien de notre époque. Elle rejoint tant la question de la définition de notre humanité, comme nous en avions discuté il y a quelque temps déjà. Cette question qui sans doute est la clef de notre évolution, non pas au sens physique du terme, mais surtout au sens éthique. Devenir vraiment humain, ce n’est pas une histoire de gènes, de matériel, d’implants, de mémoire, mais probablement plus de sentiments et d’émotions.
Nostalgie et hommage sans plagiat ni radotage, Blade Runner 2049 est digne de figurer au même plan que son prédécesseur. Je prends le pari qu’il deviendra lui aussi un classique.