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Deux films sur un thème : à la recherche du bonheur

par Juil 26, 2014Chimères Animées, Le Serpent d'Hippocrate0 commentaires

De temps à autre, dans « deux (ou trois) films sur un thème », je parlerai d’œuvres mises en perspectives l’une avec l’autre pour montrer comment un même thème peut être traité différemment en fonction des sensibilités des réalisateurs, des époques, des « modes cinématographiques » ou des genres. Ce sera un petit compte-rendu des séances que des amis cinéphiles et moi-même nous organisons entre nous depuis maintenant plusieurs années, et mes sentiments sur la « collision » entre les différents films que nous visionnons. J’espère que cela vous incitera à faire la même expérience, que je trouve vraiment passionnante.

Commençons par la dernière séance en date, dont le thème était donc très vague : « à la recherche du bonheur ».

Le choix des films

Sur un tel thème, on peut trouver des dizaines de films (comme dans tous les thèmes, me direz-vous, et vous n’aurez pas tort), depuis les films d’auteur français jusqu’aux films de superhéros (si l’on considère la « quête du bonheur » du héros confronté à des pouvoirs qui le sortent de la norme et l’ostracisent en quelque sorte du reste de l’Humanité).

Notre choix n’a pourtant pas été porté ni vers les uns ni vers les autres. Nous avions sélectionné trois films relativement récents qui nous semblaient offrir une assez grande variété de points de vue pour provoquer une comparaison intéressante sur la forme comme sur le fond. Il s’agit chronologiquement de Smoke de Wayne Wang (1995), Into the Wild de Sean Penn (2007), et Jimmy P. d’Arnaud Desplechin (2013).

Je ne parlerai que du premier et du dernier, puisque nous n’avons pas pu voir les trois d’affilée, et que la comparaison ne peut donc vraiment s’établir si l’on ne visionne pas les films les uns à la suite des autres.

Pourquoi choisir un film traitant de la psychanalyse (Jimmmy P.) au côté d’un autre décrivant la vie d’un groupe d’amis dans un quartier de New York (Smoke) ? Parce qu’en réfléchissant bien, la quête du bonheur peut se passer de deux façons différentes : soit par une rencontre avec l’Autre (Smoke), soit par une rencontre avec soi-même (Jimmy P.).

Smoke

Le « pitch »

Le « bureau de tabac » d’Auggie, en plein Brooklyn, est le lieu névralgique où se retrouvent des clients qui sont bien souvent des habitués. Ce sont leurs vies entrecroisées qui sont racontées ici, leurs rencontres et leurs séparations. Il est question de deuil, de rédemption, de pardon, d’amour et d’amitié, d’honneur, de loyauté et de bonté tout autant que des erreurs que chacun d’entre nous peut faire dans sa vie.

On croise donc du beau monde dans la distribution : Harvey Keitel (Auggie), William Hurt, Forest Whitaker, entre autres. Mais aussi dans la réalisation : Paul Auster qui en est le scénariste, pour ne citer que lui. Le film est construit par chapitres qui se recoupent parfois, comme un roman, centrés sur un personnage en particulier. Chaque personnage est défini par des blessures que l’on découvre peu à peu, et par ses relations aux autres personnages, ce qui rend le tout extrêmement vivant et crédible. La réalisation s’attache à ces petits gestes du quotidien qui ont pourtant une grande signification sur les intentions de chacun d’eux. Le jeu des acteurs est précis et fin, souvent en retenue. Le sourire énigmatique d’Harvey Keitel dans l’avant-dernière scène est l’un des nombreux moments de bonheur de ce film humain et attachant.

Jimmy P.

Le « pitch »

1948. Jimmy Picard, un Indien Blackfoot démobilisé après la Seconde Guerre Mondiale, souffre de troubles psychologiques sévères qui handicapent fortement sa réintégration dans une vie civile normale. Alors que son cas divise les médecins et psychiatres de l’US Army qui sont amenés à le prendre en charge, c’est un anthropologue et apprenti psychanalyste franco-roumain, Georges Devereux, qui parvient à nouer avec lui une relation thérapeutique assez forte pour le mener vers la guérison.

Sous-titré « psychanalyse d’un Indien des plaines », comme le récit que fit en 1951 Georges Devereux de son approche psychanalytique du cas de Jimmy Picard, le film est à la fois une plongée dans les pensées, les peurs et les souffrances des deux hommes que sur la relation singulière qu’ils nouent entre eux. Les acteurs sont merveilleusement convaincants, et plus particulièrement Benicio Del Toro qui parvient à camper toute la complexité de cet Indien à la culture niée dans son propre pays sans jamais sombrer dans le pathos. Mathieu Amalric est admirable d’ambiguïté et presque de rouerie dans le rôle de Devereux. Le rapport que les deux hommes entretiennent entre eux et avec les femmes est le centre de l’intrigue, permettant de comprendre à la fois le patient et le psychanalyste, dont les névroses ne sont finalement pas moins grandes et sans doute encore loin d’être réglées. Les images sont très esthétiques même si la réalisation est plus classique dans son déroulé que celle de Smoke. On joue plus sur les couleurs, leur saturation, leurs différentes teintes.

L’intérêt repose pour moi également (déformation professionnelle oblige) sur la naissance d’un courant psychologique et psychiatrique qui s’éloignera des dogmes psychanalytiques tels qu’on les connaît avec les théories freudiennes, jungiennes et lacaniennes : l’ethnopsychologie et l’ethnopsychiatrie, dont Devereux est considéré comme étant le fondateur. Cette école de pensée s’écarte ainsi des concepts très occidentocentrés des pères fondateurs de la psychanalyse pour intégrer comme vérité thérapeutique les différentes cultures et adapter le cadre de soin à chacune. Par exemple accepter que les enfants africains puissent ne pas avoir de « complexe d’Œdipe » puisqu’ils sont élevés non pas par leur mère, mais par toutes les mères de la tribu. Cette approche, non réductrice et non dogmatique, sera développée par Tobie Nathan, dont, au passage, je ne peux que vous conseiller la lecture du très intéressant L’influence qui guérit, que j’ai découvert grâce à une amie psychologue formée par cette école.

Tobie Nathan, l'Influence qui guérit, couverture

Parfois cela fait du bien de lire autre chose que des histoires…

C’est d’ailleurs à mon avis le reproche principal que l’on peut adresser au film : la frustration que l’on ressent à ne pas plonger plus encore dans la dimension culturelle que Devereux intègre sur l’« indianité » de Jimmy Picard. Hormis quelques séquences où il note frénétiquement des noms, des mots, des concepts blakfoot, on ne parvient pas vraiment à saisir la différence d’approche de cet anthropologue de formation.

Confrontation : mes impressions

Pour moi ces deux films montrent des facettes complémentaires de ce que l’on peut appeler « la recherche du bonheur ». La relation qu’on peut avoir avec les autres pour Smoke, et toutes les difficultés qui résultent des relations humaines, de leur complexité, des émotions contradictoires et parfois opposées qui les traversent ; la connaissance et l’acceptation de soi-même pour Jimmy P., avec la souffrance que cela engendre souvent. Malgré leur propos, leur origine et leur style bien différents, ils se répondent dans le soin tout particulier qu’ils apportent aux personnages et dans la tendresse avec laquelle il les donne à voir au spectateur. Il se dégage néanmoins une impression plus grande de luminosité et de clarté de Smoke que de Jimmy P. que j’ai perçu un peu plus difficilement dans son ambiance.

Ce qui serait intéressant : visionner Into the Wild de Sean Penn juste en suivant, pour faire la synthèse entre une problématique purement personnelle et une problématique relationnelle à l’autre.

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