Fée du Logis, Chapitre I
Si je vous livre aujourd’hui cette première partie, c’est que j’avais aussi envie de la partager, car elle me fait découvrir un monde que je ne connaissais pas auparavant en écriture : le quotidien de notre époque. J’ai plus l’habitude de plonger mon encre dans des univers imaginaires de science-fiction ou de fantasy. Cette fois-ci, le décor est très différent, puisqu’il s’agit d’une histoire contemporaine. Je m’aventure donc dans des parages dont Mlle N. est plus coutumière.
Enfin, il s’agira aussi pour moi d’un aiguillon pour ne pas trop traîner, cette fois, à écrire le mot « fin » d’une histoire.
N’hésitez pas à me donner vos avis dans les commentaires…
L’agent immobilier l’attendait près de la porte de bois, sanglé dans son costume un peu trop strict, aussi emprunté que s’il avait enfilé une armure médiévale. Un beau jeune homme d’environ vingt-deux à vingt-cinq ans, à la coupe de cheveux impeccablement maîtrisée et rasé de près comme il se doit. Son regard marron perdu dans la rédaction d’un message sur son smartphone.
Il rangea prestement l’objet dans la poche intérieure de sa veste en voyant soudain Alice venir vers lui, comme pris en faute. Il lui tendit aussitôt sa main pour s’incliner un peu maladroitement vers elle et esquisser un baise-main suranné. Elle en fut malgré elle flattée et agréablement surprise. Elle était bien placée pour savoir que les jeunes de sa génération n’avaient pas la moindre éducation, en général. Celui-ci semblait faire exception à la règle. Même son parfum semblait avoir été choisi avec goût. Elle se surprit à le regarder avec un peu plus d’intérêt. Elle n’avait pas à faire à quelqu’un d’ordinaire. On l’avait prise au sérieux, cette fois-ci. Cela faisait déjà deux jours qu’elle courrait d’agence en agence, d’appartement en appartement. Deux jours qu’elle repartait déçue de ses visites, déçue des lieux dont on lui vantait un peu trop de mérites, déçue des agents trop obséquieux ou trop désinvoltes. Deux jours qu’elle perdait un temps précieux.
C’était le dernier appartement qu’elle avait prévu de visiter avant de se résoudre à rentrer à Paris sans avoir trouvé de point de chute. La dernière agence à laquelle elle avait décidé de faire confiance avant de s’en remettre à la solution d’un hôtel loué pendant deux ou trois mois, le temps de prendre ses marques.
– Mme Daimiault ? Je suis Marc, nous nous sommes parlé au téléphone ce matin. J’espère que vous avez trouvé facilement.
– Très facilement. Les points de repère sont assez simples. Le Musée des Augustins, la Place Saint Georges… même sans connaître Toulouse il serait difficile de se perdre.
– L’appartement dont je vous ai parlé se trouve au deuxième étage. Je vous précède ?
Il ouvrit la porte après avoir donné un tour de clef et ils pénétrèrent sous un porche renaissance dont les arches donnaient sur une cour pavée cernée de balcons, de fenêtres à meneaux et même d’un escalier en colimaçon de pierre qui rappelait celui du château de Blois, avec ses salamandres et ses gargouilles. Tout cela enchâssé dans un écrin de briques récemment débarrassées de leur gangue de pollution, qui donnait à l’endroit une ambiance vénitienne surprenante.
Marc se dirigea sans ralentir vers l’arche qui s’ouvrait sous l’escalier.
– J’espère que le lieu ne vous semble pas trop ancien. Vous aviez bien insisté pour voir des biens avec beaucoup de charme, alors je me suis dit que ce serait peut-être quelque chose qui pourrait convenir. Les propriétaires actuels n’ont, hélas, pas pris grand soin de l’appartement qui leur est tombé en héritage, et seraient heureux de le vendre à quelqu’un qui saurait lui rendre son lustre d’antan. J’ai cru comprendre que vous recherchiez quelque chose dans ce goût-là.
– Pour le moment en tous les cas, vous avez vu juste, Marc. Je ne savais pas que votre ville recelait de telles merveilles architecturales.
– Et pourtant le centre-ville en est rempli. Vous savez, Toulouse a été une ville riche, à la Renaissance. Ah, faites attention, certaines marches peuvent être glissantes, parfois.
L’escalier s’élançait dans le sens antihoraire, ce qui était inhabituel, Alice le savait. Il était largement ouvert sur la cour dont il donnait un point de vue plus enchanteur encore que depuis l’entrée, avec la fontaine de pierre dont l’eau gargouillait agréablement. La lumière orangée du soir d’été qui étendait ses ombres sur la ville donnait une touche plus irréelle encore au tableau. Au fur et à mesure qu’elle en gravissait les marches, Alice se sentait conquise par l’ambiance. La curiosité de ce qui l’attendait dans l’appartement commençait à devenir presque insoutenable. Elle savait que la déception serait véritablement de taille si le lieu devait être inférieur à ce qu’elle commençait à imaginer.
Parvenus au deuxième étage, sur le balcon qui courrait sur tout le long de la cour, abrité par un toit de tuiles soutenu par des colonnes et des arches de style roman, ils firent une pause, le temps que Marc tourne une autre clef dans la serrure d’une autre porte de bois aux ferronneries manifestement très anciennes. Les gonds étaient travaillés de motifs floraux et le heurtoir représentait une figure mythologique, probablement un hippogriffe si elle ne se trompait pas.
Marc la précéda et manœuvra l’interrupteur électrique. Une lumière chiche mais crue dévoila un vaste couloir qui servait de vestibule d’entrée à l’appartement. Elle fit un pas à sa suite, et s’immobilisa aussitôt. C’était là. C’était l’endroit dont elle n’avait pas même osé rêver pour la nouvelle vie qui allait s’ouvrir pour elle et qu’elle redoutait tant.
Les murs, dont les tapisseries dix neuvième étaient déchirées à de larges endroits, étaient soulignés de moulures en plâtre ou en boiseries qui semblaient bien antérieurs à cette époque-là. Les couleurs des peintures étaient ternies, écaillées, le bois était vermoulu du plancher au plafond où des morceaux entiers s’étaient effondrés au sol. Les vitres étaient de verre piqué, parfois brisé, parfois rayé. Il n’y avait aucun meuble dans le vestibule. Mais quelque chose semblait émaner de cet endroit. Quelque chose qui attirait irrésistiblement Alice. Elle se sentait bien dans ce lieu. Elle s’y sentirait bien, elle en avait l’intime conviction. Même pour affronter ce qui allait bientôt être une vie remplie d’épreuves.
Elle finit par suivre Marc qui ouvrait les volets de bois décrépis d’un salon immense au parquet de marqueterie et où trônait une cheminée de pierres et de briques. L’impression d’espace était incroyable, celle d’être revenu quelques siècles en arrière plus encore.
Prenant son silence pour du désappointement, Marc tenta de la rassurer.
– Malgré l’état dans lequel vous le voyez, c’est un immeuble sain. La copropriété suit très sérieusement la solidité des fondations et mandate très régulièrement une société spécialisée qui garantit que la bâtisse dans son ensemble reste conforme aux normes d’habitabilité les plus strictes. Les Bâtiments de France ne permettraient de toute façon pas que l’on badine avec la sécurité ou que l’intégrité du bâtiment puisse être mise en cause.
Alice ne l’écoutait même plus. Elle parcourait les pièces les unes après les autres, tournant les poignées de porte en porcelaine désuètes, admirant les lucarnes percées au deuxième étage, touchant du bout des doigts les fresques défraîchies. Cuisine à l’évier blanc rempli de poussière, baignoire sur pieds à l’émail écaillé, compteur électrique d’un autre âge, chambres de bonnes minuscules, pièces privées des maîtres de maison aussi grandes que des séjours, tout était délicieusement décalé à l’époque d’internet et des réseaux sociaux.
Mais c’est en découvrant la fresque peinte au-dessus d’une petite cheminée qu’elle sut avec certitude qu’elle allait signer le compromis de vente. Elle avait au départ pensé que c’était un véritable tableau, mais en s’approchant elle avait réalisé son erreur. La peinture avait été tracée à même le mur, et si ses cours d’histoire de l’art ne la trompaient pas, l’artiste qui l’avait réalisée avait vécu cinq siècles auparavant, car, elle en était persuadée, le dessin datait de la même époque que la bâtisse elle-même. Elle se trouvait devant une peinture exécutée pendant la Renaissance, par une main experte qui avait déjà intégré les techniques novatrices à l’époque de la perspective. Elle en restait pétrifiée d’admiration. Les visages de la scène champêtre étaient si précis, si étonnamment bien conservés malgré les outrages du temps et de la moisissure, qu’elle aurait pu les reconnaître sur l’instant si elle les avait croisés dans la rue.
– Vous savez, c’est à cause de cette peinture que l’appartement lui-même a été classé. C’est aussi pour cela qu’on appelle cet hôtel particulier l’Oustal del Fauno, l’Hôtel du Faune en occitan. À cause du satyre sur la fresque.
– C’est parfait.
Marc eut l’air surpris.
– Vous… vous êtes sûre ?
– Oui. Je suis prête à faire une offre. Raisonnable, il va sans dire. Mais je crois que ce sera une demeure agréable une fois dépoussiérée et remise en état. Et j’ai besoin que tout soit prêt très vite. Je dois pouvoir emménager ici dans deux mois. C’est vital pour moi.
– Je ne pense pas que cela posera problème. Je contacte les propriétaires actuels et je vous tiens au courant.
Le chemin du retour jusqu’à son hôtel sur la Place du Capitole parut assez irréel. Les images de l’appartement étaient encore vives dans son esprit, et l’ambiance si sereine qu’elle avait ressentie en le visitant parvenait encore à apaiser le bouillonnement de ses pensées. Mais celles-ci reprenaient peu à peu leurs droits, comme si chaque pas qu’elle faisait en dehors de l’Hôtel du Faune la replongeait un peu plus dans la tempête de ces derniers jours. C’était une fin d’après-midi d’été, chaude et ensoleillée, qui donnait à la ville un air de vacances, un air de week-end à Rome qui contrastait avec les pensées tourmentées qui s’agitaient dans son crâne. Les Toulousains flânaient dans les rues avec ce mélange d’insouciance et de fierté que donne le privilège de vivre dans la Ville Rose. Les belles jeunes femmes aux tenues légères minaudaient aux terrasses des cafés. L’une d’elles lisait un manuscrit qu’elle corrigeait en profitant de la douceur de vivre, et soudain la brume qui pesait sur les pensées d’Alice se déchira en un premier lambeau lorsqu’elle la vit répondre à un appel sur son téléphone portable. Sept jours plus tôt, elle était elle-même installée à son bureau de la Sorbonne, à corriger des copies d’examen. Il était déjà tard, et elle aurait dû être rentrée, mais ce soir-là Martin devait assister à une conférence, et elle n’avait pas envie de se retrouver seule chez eux, sans lui. Le téléphone vibra soudain et le numéro qui s’affichait se mettait en correspondance dans son répertoire avec une personne qu’elle n’avait pas entendue depuis plus d’un an. Elle hésita un court instant.
La jeune femme sur la terrasse ensoleillée sembla s’illuminer en entendant la voix de son interlocuteur, se recula dans le dossier de son siège et abandonna ses corrections. Son sourire s’entendait aussi bien qu’il se voyait.
– Olivia ?
– Je ne savais pas si tu allais décrocher. Comment vas-tu ?
La voix était hésitante. Empruntée. Évidemment. Pas facile de renouer le contact.
– Je vais bien. Je suis encore au boulot… Et… toi ?
– Je vais bien aussi… Écoute, si je t’appelle, c’est que…
– C’est à cause d’elle, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est à cause de Maman. Elle est… Elle a besoin de nous. Elle a besoin de toi, Alice.
Alice sentit son cœur se serrer en même temps que sa voix se durcir.
– Elle n’a qu’à m’appeler elle-même, si elle a besoin de moi.
– Alice, elle ne peut pas…
La voix de sa sœur devint un filet presque inaudible.
– Elle est malade.
Ces trois seuls mots eurent un effet inattendu et parfaitement incroyable. Ils parvinrent un instant à fissurer l’épaisse muraille qu’Alice avait érigée autour du concept même de famille. Elle s’entendit prononcer une réponse tout aussi folle.
– J’arrive. Je prends le premier avion.
La jeune femme porta la tasse de café à ses lèvres après avoir raccroché. Elle rayonnait. Alice détourna le regard et, dans une impression désagréable que les rayons du soleil transperçaient enfin l’hébétude cotonneuse dans laquelle elle avait passé les dernières heures, elle remarqua une mère qui devait avoir son âge et sa fille d’environ sept ou huit ans. La complicité était évidente. La petite fille s’accrochait à la main de sa mère tout en gambadant à côté d’elle. Les doigts entremêlés, Alice n’osait pas vraiment regarder le visage de sa mère et ses yeux d’un bleu si dérangeants. Elle resta concentrée un long moment sur cette main déjà ridée, qui tremblait légèrement au rythme des mouvements involontaires de la maladie.
Elle entra enfin dans le hall de l’hôtel et se sentit parcourir les couloirs du service de neurologie. Le professeur Carroll était un homme tout sec qui flottait presque dans sa blouse blanche où un badge déclinait son nom et sa fonction de chef de service. Il lui restait peu de cheveux sur le crâne, coupés très courts, blancs. Il les avait reçues très poliment et avec une grande empathie il les avait priées de s’assoir, avant de les regarder toutes deux dans les yeux pendant quelques secondes.
L’escalier qui menait à sa chambre rappela à sa mémoire la descente des escalators de l’aéroport de Blagnac. Olivia était venue l’attendre. Alice la trouva subtilement changée, depuis un an qu’elle ne l’avait pas vue. Plus empâtée, peut-être, même si cette impression n’était pas due à une prise de poids visible. Son visage paraissait plus marqué. Son allure générale était plus empruntée que dans son souvenir, dans ses vêtements toujours aussi ternes. Ses cheveux blonds coupés courts laissaient cependant son joli visage exprimer des traits séduisants et l’éclat de ses yeux bleus parfaitement dérangeants. Aussi dérangeants que l’étaient les yeux de leur mère. Mais son regard était voilé.
Elle s’avança maladroitement pour embrasser Alice, qui se laissa plus ou moins étreindre. Et sans crier gare, elle éclata en sanglots.
– Que se passe-t-il, Olivia ?
– Je ne sais pas encore. Elle est à l’hôpital et pour le moment les médecins ne veulent rien me dire. J’ai pris rendez-vous avec le chef du service de neurologie. Nous devons le voir demain.
Et, séchant ses larmes :
– Pour le moment, tu dois être exténuée. Je te raconterai dans la voiture. J’ai préparé la chambre d’ami.
– J’ai pris une chambre d’hôtel. Je ne savais pas que tu viendrais me chercher. Et je pense que c’est mieux. N’allons pas trop vite.
– Oui, tu as sans doute raison. Je te dépose où ?
– J’ai pris une chambre sur la Place du Capitole. C’était tout ce qui restait.
Dans sa chambre d’hôtel, sa valise était encore ouverte sur le lit, débordant de vêtements. Elle ne savait plus trop si elle devait la faire ou la défaire. Elle ne parvenait plus à se raccrocher à la réalité, à l’instant présent. Seuls des mots semblaient avoir encore le pouvoir de la ramener à ce qui était l’ici et maintenant. Des mots simples, directs, que Martin et elle échangeaient dès qu’ils le pouvaient depuis une semaine. Des mots sur les écrans rétroéclairés de son téléphone, de sa tablette, de son ordinateur portable. Je pense à toi. Courage. J’ai passé la soirée avec Benjamin. On lui a offert un poste à Montréal. Je t’aime. Il a fait très chaud à Paris. Des mots prononcés avec la voix si envoûtante de Martin à travers le combiné téléphonique. Tu es forte. Je suis là. Nous passerons l’épreuve ensemble. J’ai commencé à faire les cartons. Le poste a l’air intéressant. Je descends sur Toulouse dans quinze jours pour rencontrer le chef de projet. Des mots rassurants. Des mots d’amour.
Et au milieu, des mots de peur. Je prends l’avion pour Toulouse ce soir. Olivia m’a appelée. Maman est malade.
Maman est malade.
La voiture d’Olivia était une de ces berlines au châssis surélevé comme des quatre-quatre. Extrêmement confortable et un brin hautaine. Les sons à l’intérieur y étaient feutrés, comme absorbés par le cuir des sièges. Lorsqu’elles furent sur le périphérique, Olivia commença à raconter les premiers signes de la maladie de leur mère.
– Personne n’y a fait attention au début, bien sûr. Elle a commencé à tomber, d’abord de façon très espacée, puis plus régulièrement, comme si ses jambes ne la portaient plus de façon soudaine. Tu la connais, elle reste souvent seule sans voir personne pendant des semaines, alors beaucoup de choses sont passées inaperçues. Puis elle a eu des difficultés à parler, à mâcher ses aliments. Elle n’a rien dit avant que son dentiste l’envoie consulter son médecin. Et un jour, pendant un repas à la maison avec les parents de Pascal, elle a failli s’étouffer…
Olivia restait concentrée sur la route, sa voix secouée d’émotion. Alice la regardait sans mot dire. Le profil de sa sœur se découpait dans la vitre à contre-jour, seulement éclairé par les lumières intermittentes des éclairages publics. Elle la connaissait bien. Elle savait quelle maîtrise elle pouvait avoir sur elle-même. Son visage restait impassible mais sa voix se brisait par moments.
– Là encore, nous avons cru à une simple maladresse, et aux urgences, l’interne nous a rassurés en nous parlant d’une fausse-route alimentaire. Ce n’est qu’il y a une semaine que quelque chose de grave s’est produit. Elle a tout à coup eu une hallucination… elle… elle a vu papa qui lui parlait. Elle a voulu le suivre à l’extérieur, en robe de chambre, et c’est monsieur Glabelle, quelques centaines de mètres plus loin, qui l’a retrouvée errant sur le bord de la route nationale.
L’image de sa mère s’imposa d’elle-même. Cette femme élancée et élégante, au port altier, toujours tirée à quatre épingles, errant dans la campagne. L’image avait comme un goût d’impossible, comme une mélodie rendue bancale par une fausse note. Tout cela rendait une impression si étrange.
Et comme un fondu enchaîné, un effet spécial dans un film de science-fiction, l’élégante veuve aux traits encore si fins, au regard franc et cassant, à la longue chevelure retenue en un savant chignon blanc se mua progressivement en la vieille malade au teint pâle et aux yeux hagards dont Alice avait tenu la main tremblante, calée dans un fauteuil roulant au rembourrage synthétique. Presque muette d’émotion, Alice s’était contentée de gestes. Elle reconnaissait à peine sa meilleure ennemie dans le corps de cette ombre à moitié vivante. Et pourtant, le regard si bleu parvenait encore par moment à retrouver sa dureté et son acuité, et Alice y retrouvait les souvenirs heureux et moins heureux de son histoire avec sa mère. Une pression imperceptible de la main de Flora Daimiault sur celle de sa fille. Une pression qui n’était pas l’un de ces tremblements incoercibles, mais bien un geste volontaire. Et Alice se retrouva à enlacer sa mère, à l’âge de sept ans, après son premier chagrin d’amour. Elle perçut le goût salé de ses larmes et le contact si rassurant et enveloppant du baiser déposé sur ses cheveux. Un simple éclair dans les yeux de Flora Daimiault et Alice revit le tonnerre qui gronda entre elles lorsque son père, son père si doux et si distant à la fois, était allongé dans un cercueil de bois brillant.
– Ça fait une semaine qu’elle est hospitalisée en neurologie. Ils lui ont fait tout un tas de tests, mais pour le moment ils n’ont pas les résultats. Lorsque je suis allée la voir, elle m’a tout juste reconnue. Elle m’a d’abord prise pour toi. Elle… elle t’a réclamée…
Olivia avait arrêté le moteur devant la grande entrée de l’hôtel, près du palais de briques et de pierres qui faisait la fierté des Toulousains.
Et Alice s’était couchée. Ces deux nuits-là, celle de son arrivée et celle de sa visite de l’Hôtel du Faune, elle ne dormit pas bien, malgré la climatisation qui adoucissait la température de la nuit caniculaire. Ses rêves furent moites, désagréables, mais ne lui laissèrent au matin qu’un vague sentiment de colère et de dégoût. Ses longues heures de veille, au contraire, l’imprégnèrent de leur amertume tenace.
Sans même demander à sa sœur aucun détail supplémentaire, elle avait rassemblé à la hâte ses copies et les avait enfournées dans sa sacoche en cuir dans un désordre indescriptible. Les trois mots avaient agi comme une incantation sur elle, dont la magie avait immédiatement opéré. Elle se jeta pratiquement dans la bouche de métro qui onze stations et un changement plus tard la déposait presque au bas de son immeuble.
Ce n’était pas tant la succession des mots que le ton avec lequel Olivia les avait laissés s’échapper de sa gorge. Une sorte d’urgence s’était propagée dans les artères d’Alice. Une urgence plus forte encore que les rancœurs et les haines.
Puis elle avait rejoint Olivia à l’hôpital.
Le professeur Carroll, peut-être satisfait de son examen silencieux, prit enfin la parole.
– Mesdames, ce que j’ai à vous annoncer n’est pas agréable à entendre. Nous avons réalisé de nombreux examens et la seule conclusion à laquelle nous sommes fondés à nous rendre est que votre mère souffre d’une forme tardive de maladie de Huntington. C’est une maladie neurologique dégénérative, ce qui veut dire que les symptômes vont encore empirer. Et hélas nous ne possédons pas de traitement. La seule chose que nous pouvons faire c’est atténuer la gravité des symptômes afin que les choses se passent du mieux possible et qu’elle ne souffre pas trop. Mais l’évolution sera impossible à arrêter… je suis vraiment désolé…
Le silence pendant deux secondes. Olivia était sidérée, mais on la sentait à fleur de peau. Elle était proche de l’effondrement. Alice déglutit avec peine, la bouche soudain très sèche. Elle parvint tout de même à articuler la question.
– Vous parlez d’évolution… quelle évolution ?
Le médecin mit quelques secondes de plus avant de répondre.
– Cette maladie touche essentiellement deux compartiments de fonctions cérébrales : les zones motrices, pour donner des mouvements incontrôlables comme vous l’avez déjà constaté, des paralysies, ou des difficultés à se mouvoir, et les zones qui sont le siège de fonctions cognitives et comportementales. Dans ce deuxième lot de symptômes, on peut voir des manifestations psychiatriques, comme des dépressions induites, ou des changements de comportement. Et dans de nombreux cas, tout ceci conduit à une forme de démence particulièrement sévère. Il faut vous attendre à ce que votre mère perde la raison à plus ou moins longue échéance.
Le regard si bleu de Flora s’était illuminé lorsque sa fille était entrée dans la chambre aux murs blancs. C’est d’une voix mal assurée, presque chevrotante, qu’elle avait prononcé son nom. Alice était restée muette. Elle s’était approchée du fauteuil, s’était assise sur le lit juste à côté. Elle avait pris la main de sa mère dans les siennes. De longues secondes passèrent, où la mère et la fille se cherchèrent du regard sans jamais trouver le courage de vraiment se regarder. Puis enfin Alice, fixant la main de Flora, parvint à émettre un son.
– Je suis là, maman.
– Je savais que tu viendrais. Je l’avais dit à ta sœur. Je le savais.
Le silence retomba entre elles. Mais Alice trouva la force de plonger ses yeux dans les deux aigues-marines de sa mère. Comme on fend la surface liquide de l’océan, elle fut happée par des abîmes de souvenirs.
Et lorsqu’elle émergea à nouveau, quelques éclaboussures liquides coulaient sur la joue de Flora.
– Ils t’ont expliqué ce qui m’arrivait ?
– Oui, ils m’ont dit. Ne t’inquiète pas. Martin et moi en avons parlé. Nous allons venir nous installer ici.
– Je ne m’inquiète pas pour moi, Malice, mais pour Livia et toi. Vous avez fait le test ?
Le professeur Carroll savait qu’il allait aborder le plus délicat à présent.
– Il y a cependant une autre raison à votre présence ici, dit-il. La maladie de Huntington est une maladie neurologique grave, mais elle est aussi génétique. Chaque personne touchée, homme ou femme, a une chance sur deux d’en transmettre le gène à chacun de ses enfants.
Il fit une pause pour s’assurer que les implications de sa phrase devenaient claires. À en juger par le silence atterré des deux jeunes femmes, c’était bien le cas.
– Il existe un test génétique qui peut détecter cette anomalie dans l’ADN avant que les premiers symptômes n’apparaissent. Bien avant. La maladie met des dizaines d’années avant de se déclarer.
– Mais il n’y a pas de traitement, c’est bien ça, articula Alice ?
– C’est bien ça.
– Alors à quoi donc pourrait nous servir ce test ?
Elle ne sembla retrouver peu à peu ses esprits que dans l’avion d’Air France qui la ramenait vers Paris. La brume qui pesait sur ses pensées se déchirait par lambeaux à mesure que les souvenirs de cette semaine prenaient enfin racine dans sa conscience et qu’elle en comprenait vraiment tous les événements.
Elle était installée dans le siège près du hublot. L’hôtesse dévolue à ce rôle commençait les démonstrations de sécurité qui composent le rituel initiatique de tout voyage en avion avec des gestes mécaniques et presque désabusés. Sa vue se troubla un instant.
À quoi donc pourrait bien servir ce test ? La question avait tourné dans son esprit depuis qu’elle l’avait posée au neurologue et elle n’avait toujours pas de réponse. Elle n’avait pas d’enfant, n’en voulait pas spécialement et n’en avait jamais vraiment voulu. Martin lui en parlait de temps à autre, mais c’était surtout pour évoquer sa propre enfance. Et de son enfance, Alice n’avait pas toujours de très bons souvenirs. Tout juste des impressions fugaces de petits bonheurs éphémères noyés dans une gangue de discipline permanente. Les jeux avec Olivia. Les promenades dans la campagne avec leur père, à pied ou en vélo. Le goût des gâteaux au chocolat que Flora confectionnait avec les œufs frais et le lait que leur apportait Marcel Glabelle, le voisin le plus ancien de la famille. Il possédait une petite ferme tout près de la demeure familiale et lorsqu’Olivia et Alice étaient enfants, il les laissait jouer dans la grange où il entreposait son foin. C’était le temps de l’insouciance. Le temps où leur père était encore en vie.
Quand elle pensait à son père, elle pensait toujours d’abord à un moment bien précis. Elle devait avoir sept ou huit ans. Ils étaient tous les quatre partis faire un pique-nique à quelques kilomètres de Toulouse, dans les paysages vallonnés qui longent le Canal du Midi, près du Lauragais. Il faisait un soleil éclatant, et les deux sœurs s’amusaient à se courir après. Victor leur avait montré le petit bois près duquel ils avaient étalé leur nappe. Et l’idée d’une exploration s’était imposée d’elle-même. Elle était retournée dans ce bois, adulte, et s’était rendu compte combien son esprit d’enfant l’avait magnifié et agrandi, lui donnant des proportions extraordinaires. Mais à l’époque, elle avait vu ce bois comme une forêt profonde et mystérieuse qui l’avait attirée et au sein de laquelle elle pouvait découvrir de fabuleux trésors. Elle s’était imaginé parcourir un royaume hors du temps. Si bien qu’elle avait, au détour d’un bosquet, perdu de vue ses parents et sa sœur, et que, soudain, elle se crut perdue. Les bruits et les odeurs de la nature l’avaient tout entière absorbée. Mais elle n’avait pas eu peur. Pas vraiment. Et lorsqu’une forme haute surmontée de cornes s’était avancée en contre-jour vers elle, elle avait cru rencontrer un faune ou un homme-cerf. Un bref instant, elle avait retenu son souffle, consciente que la créature pouvait s’enfuir ou lui vouloir du mal. Puis un rayon de soleil vint frapper le visage du faune, et elle réalisa le tour que la lumière lui avait joué quand elle reconnut son père qui la cherchait. Ce qu’elle avait pris pour des cornes ou des bois de cerf étaient des branches basses qui venaient couronner sa tête en une illusion de surimpression. Mais pendant des semaines, elle se demanda souvent si son père était bien un être humain, et pas une créature féérique veillant sur Olivia et elle. Ses disputes avec Flora et son suicide quelques mois plus tard lui infligèrent un démenti cinglant. Elle grandit brutalement tout en pleurant toutes les larmes de son corps et en nourrissant une haine de plus en plus grande de sa mère. Mais ce jour-là, dans ce bois, elle s’était sentie transportée, et elle avait compris combien son père pouvait être quelqu’un de merveilleux. Il était toujours doux et posé. Il racontait souvent des histoires, des contes et des légendes, il avait une façon de voir la vie tellement personnelle et décalée, tout en références et en beauté. Même l’événement le plus insignifiant était pour lui une source d’émerveillement qu’il s’efforçait de partager avec ses filles et avec sa femme. Alice ne percevait pas, à cet âge-là, que ce côté lumineux était sans doute la seule chose qui le maintenait vivant. Car il avait aussi un revers sombre, des crises de larmes et de prostration, lorsque les traumatismes de la guerre en Bosnie revenaient le hanter. Il faisait tout son possible pour ne pas les montrer à ses filles, mais elles savaient d’instinct que certains regards, certaines paroles, pouvaient déclencher chez leur père des moments difficiles. Alice s’imaginait alors que sa nature féérique le conduisait à des douleurs atroces lorsqu’il passait de trop longs moments dans la réalité des humains. La vérité était que les choses qu’il avait vues et faites dans son passé le hantaient, le rongeaient. Il se retirait alors dans son bureau, qui devenait un territoire interdit. Alice avait appris à en avoir peur, comme si les portes d’un enfer y avaient été cachées.
Elle comprit soudain, le regard perdu dans la vitre du hublot, que cette image irréelle de son père aux bois de cerf ne l’avait jamais quittée. Elle sut pourquoi l’Hôtel du Faune serait sa nouvelle demeure une fois revenue à Toulouse. La fresque au-dessus de la cheminée représentait une danse joyeuse de nymphes et de satyres au creux d’un bois dense et mystérieux, tandis qu’un couple singulier trônait au centre d’un dais formé par les branches entrelacées d’un arbre vénérable. Une fée blanche aux yeux vairons, et un faune couronné de bois de cerf.