Les remèdes du docteur Irabu, de Hideo Okuda

par Oct 17, 2015L'encre & la plume, Le Serpent d'Hippocrate0 commentaires

Il y a parfois des rencontres qui sortent de l’ordinaire. Des personnalités atypiques, j’en croise assez souvent dans mon métier. Mais certaines sortent du lot.

C’est le cas de Jacques, un patient de presque 60 ans, qui, nonobstant son métier de chaudronnier, est un véritable geek : quand je l’ai connu, il jouait à World of Warcraft des nuits entières. Et puis il est passionné de culture japonaise, jusqu’à en dévorer des mangas dont je n’avais pas même entendu parler, ou à aller voir en concerts des idols, comme les Baby Metal. Lui qui ne parle pas un mot d’anglais est allé jusqu’en Allemagne pour assister à un concert où la moyenne d’âge devait avoisiner les 20 ans, et encore, sans doute parce qu’il faussait les statistiques…

Bref, il y a quelques semaines, Jacques arrive en consultation en me tendant un bouquin.

Tenez, lisez-le, je suis sûr qu’il va vous plaire, Docteur. Ça m’a fait penser à vous. Mais après, vous me le rendez, hein ?

La couverture m’a d’abord fait penser à un roman à l’eau de rose (sans jeu de mots), et le bandeau déclamant fièrement qu’il s’en était vendu plus d’un million d’exemplaires au Japon m’a un peu refroidi.

Mais en débutant la lecture deux jours plus tard, j’ai révisé mon jugement.

En cinq consultations qui sont autant de chapitres ou d’histoires courtes, nous faisons la connaissance du Docteur Ichirô Irabu, un psychiatre très original, dont les méthodes de soin sont si délirantes que l’on se demande s’il est génial ou complètement cinglé. Très égocentrique, un peu sadique, il fait revenir ses patients chaque jour pour pouvoir observer Mayumi, son infirmière exhibitionniste aux appâts plantureux, faire des injections diverses à ses patients. Et ses prescriptions sont d’autant plus étranges qu’elles n’ont souvent rien de médical. La natation à outrance pour un angoissé, ou même s’inscrire à un concours pour devenir actrice dans le cas d’une jeune femme paranoïaque, il y a de quoi douter.
Mais contre toute attente, tout cela fonctionne.

 Pour une première approche de la littérature japonaise contemporaine, Jacques m’a offert un raccourci saisissant sur le quotidien d’une société où le travail, les apparences et la sexualité tiennent une place singulière pour un Occidental.

L’auteur croque sans vergogne et même avec un plaisir évident l’obsession technologique des adolescents comme les frustrations diverses qui traversent ses contemporains. Avec une gouaille qui renverse les valeurs et fait se demander si Irabu, tout déjanté qu’il paraisse, n’est pas finalement plus normal que la société dans laquelle évoluent ses patients.

Un constat qui fait également réfléchir à notre propre société et aux maux qu’elle engendre. Négation de l’humain dans le travail, consumérisme dans les relations interpersonnelles comme dans le couple, sacrifice de valeurs profondes sur l’autel de la réussite, tout cela forme une bonne part des consultations qu’un médecin généraliste reçoit à longueur de journée.

Et si nous avions nous aussi besoin d’un Docteur Irabu ? La figure de ce médecin psychiatre rappelle celle du Docteur House, en contrepoint, archétype peut-être plus occidental où le soignant se place comme dédaigneux.

Quelle que soit la réponse, l’ouvrage illustre tout de même le pouvoir de l’esprit sur les maux dont souffrent les individus, en s’affranchissant des réflexes et des référents occidentaux.

Il y a une suite, apparemment, intitulée Un yakuza chez le psy.

Et les Japonais en ont fait un téléfilm…

Le plus étonnant, dans tout cela, c’est que Jacques lui-même pourrait bien être l’un des patients de l’étrange docteur Irabu. Aussi attachant, il souffre autant qu’eux, d’une pathologie complexe où le corps et l’esprit s’embrouillent l’un l’autre.

Je n’ai pas les méthodes du fantasque praticien japonais, mais je peux essayer d’appliquer l’un de ses principes : avoir le courage de suivre son patient là où le soin est possible, même si c’est difficile.

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