Pourquoi j’ai fermé mon cabinet de médecine générale, partie 3 : Comment soigner le système de santé

Pourquoi j’ai fermé mon cabinet de médecine générale, partie 3 : Comment soigner le système de santé

Pourquoi j’ai fermé mon cabinet de médecine générale, partie 3 : Comment soigner le système de santé

Le premier juin 2022, j’ai fermé mon cabinet libéral de médecine générale, en laissant, sans successeur, mes 800 patients chercher par eux-mêmes quelqu’un pour les prendre en charge. J’ai tourné le dos à la médecine de premier recours. La pénurie actuelle ne s’en trouvera pas améliorée. Et si j’en assume la décision, je crois que mon devoir est aussi de vous expliquer pourquoi ce sont plutôt les choix politiques de ces trente dernières années qui l’ont provoquée, et ce que nous devrions faire pour que nous puissions tous et toutes, un jour, retrouver malgré tout un système de santé efficace et juste.

Pourtant, je ne suis pas dupe, et je ne crois en aucun cas que les politiques auront le courage et la décence de reconnaître leurs erreurs et surtout d’y porter remède.

Je suis lucide : ce qu’ils ont déjà accompli, ils le poursuivront, et un jour pas si lointain la population française ne pourra plus se soigner correctement.

Ce jour approche bien plus vite que vous ne le pensez.

Alors j’imagine déjà leurs cris d’orffraie, puisqu’ils ont commencé à les pousser durant cette campagne électorale, alors qu’ils sont les pompiers pyromanes à l’origine du désastre.

Ce texte est donc là surtout pour éclairer nos concitoyens sur la réalité, et empêcher les politiques de la travestir en essayant de se dédouaner de leurs responsabilités. Mais c’est aussi un appel adressé à chacune et chacun d’entre nous afin de changer de regard sur la fonction de soignant.

Je vais ainsi égréner dans une série d’articles les différentes raisons qui m’ont poussé à quitter la médecine générale.

Mais il ne suffit pas de dénoncer. Il est temps pour moi d’égrener la liste des solutions que j’entrevois pour reconstruire. Et si je le fais maintenant, c’est aussi parce que le gouvernement actuel nous promet des «états généraux» de la santé. Il convient d’être circonspect, car l’histoire récente regorge de pseudoconcertations qui n’ont pas abouti à autre chose qu’à de la poudre aux yeux.

Les mesures que je propose dans cet article réclament du courage politique. Elles seraient aussi, pour la plupart, relativement longues à porter leurs fruits1. Elles demanderaient surtout des changements d’habitudes de vie assez profonds dans de très nombreux domaines de la société, que probablement vous ne soupçonnez pas : la vie des entreprises, notre manière de nous comporter les uns envers les autres, et de considérer le monde qui nous entoure.

Pourtant, je ne les crois pas utopistes. Toutes sont possibles, mesurables, et réalistes.

Je crois seulement que nous ne sommes pas collectivement prêts à les prendre. Aucune force politique, actuellement, de quelque bord que ce soit, ne songe sérieusement à réformer le monde de la santé dans cette direction-là. Les programmes politiques que vous pourrez lire sont à des années-lumière de ce que je propose, car ils sont, tous, encore englués dans le piège de l’offre et de la demande de soin.

Notre nouveau ministre de la santé, le Docteur François Braun, afficherait une volonté de «transformer un système basé sur l’offre de soin en un système qui répond aux besoins de santé». Si les premières mesures de régulation médicale prises dans l’été 2022 vont dans le bon sens selon moi, il s’agit de savoir ce qu’il entend exactement par là. S’il compte tordre encore un peu plus les professionnels du soin pour les faire entrer dans des objectifs gouvernementaux décidés selon le prisme de la demande non régulée, il nous précipitera vers la catastrophe au lieu de nous en éloigner. N’oublions pas non plus que de nombreux ministres qui étaient médecins ont également participé à plonger dans le pétrin où nous sommes.

Si ce que j’écris plus loin vous paraît sensé, discutez-en ici et surtout autour de vous, portez ces idées, et peut-être que nous pourrons collectivement changer notre futur.

Je garde une certaine foi en l’humain, malgré tout…

Redonner du sens

C’est une expression que l’on entend très souvent, dans de nombreux domaines de notre vie, mais plus particulièrement dans les métiers du soin. Nous faisons face à «une perte de sens» de nos métiers. Nous avons besoin de leur «redonner du sens».

Qu’est-ce que cela veut dire, concrètement ?

Cela signifie que l’être humain, animal social, a besoin de savoir que ce qu’il fait est utile à quelque chose ou à quelqu’un. De façon plus précise, je crois que nous avons tous besoin de savoir que notre vie compte, que notre existence a une signification, au moins pour nos contemporains, si ce n’est au regard de l’univers. Certaines et certains d’entre nous cherchent cette signification dans une religion, une philosophie, un code d’honneur, d’autres dans leur métier, d’autres encore dans leur famille ou leur vie relationnelle. Pour nous tous, il est vital, psychologiquement, de savoir que notre existence importe à quelqu’un ou à quelque chose. Nous sommes reliés au monde, d’une façon ou d’une autre, que nous le voulions ou pas. Et ce lien est tout simplement ce qui nous fait agir.

Si nous examinons les raisons profondes de nos véritables choix de vie2, je crois que nous pouvons tous et toutes faire le constat que nous avons pris ces décisions parce qu’elles nous paraissaient cohérentes avec une «vision» de ce que devait être une vie réussie. Certaines sont des stratégies pensées depuis l’enfance, d’autres sont improvisées, et parfois ces visions émergent suivant les événements. Mais je suis sûr que toutes ces décisions conscientes que nous prenons, celles qui comptent vraiment, le sont parce que nous pensons qu’elles nous permettront de laisser une trace dans le monde. Notre existence sera ainsi, à nos propres yeux, légitime. Elle aura compté pour nous, et pour les autres, quels que soient ces autres. Une famille, un groupe, une communauté, le monde entier…

Alors si nous prenons ce qui précède comme base de discussion, quel est le sens d’être soignant ?

Chaque soignant aura sa réponse, pourtant je crois qu’on peut trouver quelques raisons constantes.

Soigner c’est prendre soin de quelqu’un, et cela demande donc d’être attentif à l’autre. Cela demande donc de prendre le temps. Le temps de connaître la personne, de s’intéresser à ses besoins, à ses habitudes, à ses valeurs, à ses difficultés, à ses forces et ses faiblesses. Le temps d’examiner son problème et de déterminer avec elle ce que nous pouvons faire pour elle afin de lui permettre de guérir ou, au moins, de continuer à vivre selon ses valeurs malgré sa maladie. Ensuite, de mettre en œuvre les moyens à notre disposition pour aider.

Redonner du sens dans les métiers du soin c’est donc considérer que la relation humaine est à la fois l’objectif et le moyen par lequel on l’atteint.

Si nous sommes d’accord sur ce point, alors tout le reste découle de ce simple axiome, et toutes les propositions que je vais faire ensuite ne devraient pas vous sembler si incohérentes, même si certaines pourront paraître difficiles à mettre en place ou très éloignées de nos habitudes. Vous devrez simplement vous rappeler qu’elles sont toutes dirigées vers l’objectif, et vous pourrez alors voir si elles n’auraient pas le mérite de nous en rapprocher.

Comme tout changement entraine des résistances, vous pourrez ressentir une gêne, une surprise, ou même une réticence.

Nous pourrons en discuter dans les commentaires si vous le désirez.

Rendre du temps de soin

Premier levier : le temps.

Vous savez que je considère le temps comme une partie intégrante du soin. D’une part certaines pathologies bénignes guérissent seules avec le temps (rhumes banals, courbatures liées à l’activité physique, par exemple). D’autre part, notre rapport au temps doit se caler à nouveau sur celui des processus biologiques, qui sont à la fois lents et très rapides. Lents parce qu’ils ne sont jamais aussi efficaces que nous l’aimerions (et toute maladie est donc un inconvénient avec lequel nous devons accepter de vivre un certain temps) et rapides parce que malgré tout les organismes vivants sont les seuls processus qui se réparent par eux-mêmes dans l’univers, même s’ils mettent parfois des années pour cela. Avec tout autre processus dans le monde, vous pourrez attendre une éternité, il n’y aura aucune réparation possible. Celle qui œuvre au sein des êtres vivants est donc incroyablement plus rapide, simplement parce qu’elle existe…

Mais ce rapport au temps doit changer dans le système de soin également, de plusieurs manières.

D’ailleurs, beaucoup de solutions que je propose dans cet article auront pour effet de rendre du temps aux soignants pour faire simplement leur métier : soigner.

Supprimer les certificats

Dans quel but formons-nous des médecins ? Pour soigner les gens ou pour signer des mots d’excuse à leurs patients comme les parents le font pour leurs enfants ?

Présenté comme ça, je pense que votre réponse se dirigera vers la première proposition. Pourtant, nous avons tous, collectivement, fait dériver le travail des médecins vers la deuxième.

Aujourd’hui, une part importante3 du travail d’un médecin généraliste4 est dédiée à la production de morceaux de papier attestant de la possibilité ou de l’impossibilité pour quelqu’un d’accomplir une tâche, à cause d’une raison de santé plus ou moins déterminée. Certificats de non-contre-indication à la pratique du sport, certificats d’arrêts de travail, certificats de nécessité de garde des enfants malades, certificats pour obtenir des aides sociales, certificats de maladie professionnelle, certificats d’accidents de travail, certificats d’impossibilité de signer un acte officiel, certificats de nécessité de disposer d’un ascenseur ou de prendre un ascenseur, certificats pour permettre à un enfant d’aller uriner5 lors des heures de cours, certificats pour demander un aménagement dans un lieu de vie, certificats pour attester de la possibilité médicale de contracter un prêt financier, immobilier ou autre, certificats pour déclarer qu’un enfant qui a été malade n’a pas été à la cantine et donc permettre aux parents de ne pas payer le repas ce jour-là… J’en oublie encore.

Ce temps est-il un temps de soin ?

Pour une part infime, peut-être.

On pourrait même considérer que pour certains, ce serait l’occasion de faire de la prévention. Mais hélas c’est loin d’être le cas. La demande est trop souvent abusive6, et le temps perdu à examiner la personne et à rédiger le certificat, ou à expliquer que le certificat est inutile et abusif est du temps que l’on ne consacre pas à aider quelqu’un qui en a réellement besoin.

Je propose donc de supprimer tous les certificats médicaux sauf deux : les déclarations de maladie professionnelle et d’accident de travail.

Tout le reste n’étant pas du soin serait donc simplement du temps de soin gagné.

Il s’agirait donc de réformer le Code du travail pour que les personnes malades puissent tout de même bénéficier de jours de récupération, mais déterminés par l’assurance maladie directement, sans passer par le médecin. Vous pensez que c’est un autre abus ? Comment croyez-vous que cela se passe pour le Covid ? Une simple déclaration sur internet, et vous obtenez un arrêt de travail de sept jours… comme quoi quand ça arrange l’État, c’est possible…

Cela aurait aussi le mérite de considérer les gens comme des adultes, et non comme des enfants resquilleurs ayant besoin d’un chaperon en permanence…

Les compétences de soin de chaque profession

Pour récupérer du temps de soin, il ne suffit pas de supprimer les tâches qui ne sont pas du soin.

Il faut aussi revoir les actes qui peuvent être accomplis par chaque profession dans une vision globale, afin de retrouver une cohérence avec les effectifs disponibles.

Cela passe donc par une refonte complète des décrets de compétence de chaque profession : quelles sont les prérogatives des médecins (et de chaque spécialité médicale7), des sages-femmes, des dentistes, des psychologues, des infirmiers, des psychomotriciens, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes, des aides-soignants, des pharmaciens ?

Actuellement, ces prérogatives sont complètement inadaptées à la réalité du terrain, et font perdre un temps précieux aux professionnels mais aussi aux patients, parfois en aboutissant à une perte de chance et à des retards de prise en charge8, ou même à des mises en danger.

Il serait donc nécessaire de revoir les choses en totalité, de tout remettre à plat, et surtout ne pas se contenter d’un rafistolage qui rendrait le système illisible. Tout doit être logique et simple.

Les professionnels doivent aussi être considérés comme responsables, et l’obligation de passer par un médecin pour avoir une prescription devrait être repensée. En effet, qui est le mieux placé pour savoir si une entorse de genou est guérie : le kinésithérapeute qui voit le patient deux fois par semaine pour ses séances ou le généraliste qui ne l’a vu qu’une fois au début ? Pour moi la réponse est claire, ce n’est pas le médecin.

De manière générale, il me semble évident qu’il faut repenser le parcours du patient, et le fluidifier au maximum. Cela lui bénéficiera autant qu’aux professionnels.

Il est important aussi d’arrêter de considérer les professions non médicales comme non-responsables a priori, un peu comme d’arrêter de considérer les patients comme des enfants immatures et resquilleurs9 par nature.

Recruter

Bien évidemment, pour laisser aux soignants le temps de faire leur métier, il s’agit de s’assurer que le travail en sous-effectif ne devienne pas la norme qu’il est actuellement, où tous les services de France et de Navarre se sont habitués à fonctionner avec trois ou quatre fois moins de personnels qu’il serait nécessaire. Si chaque soignant doit en effet faire le travail de trois collègues en plus du sien, il ne pourra jamais prendre le temps nécessaire à l’accompagnement des patients, et on continuera à voir des professionnels en burn out, qui perdent le sens de leur métier, et qui deviennent maltraitants même involontairement. Ne parlons même pas du simple fait d’aimer son travail…

Il est donc nécessaire de recruter dans les métiers de soin.

Il ne s’agit pourtant pas de le faire n’importe comment, de dire, comme l’a décrété Emmanuel Macron, qu’on «supprime le numerus clausus». Car une formation ne peut pas se faire sans formateurs, à moins de vouloir faire une formation au rabais10. Et quand les professionnels de soin manquent sur le terrain, vous imaginez bien que le nombre de formateurs est très limité. Donc au-delà de la poudre aux yeux, la suppression du numerus clausus n’a de sens que si on augmente les possibilités d’avoir des formateurs, des terrains de stage, des gens motivés à transmettre… donc qu’on augmente d’abord le nombre de soignants. Pour recruter, il faut donc d’abord… recruter.

Tel l’Ouroboros, le problème semble se mordre la queue.

Pourtant, un cercle vicieux peut aussi devenir un cercle vertueux, il suffit pour cela de le renverser.

Si l’on recrute plus, on aura mécaniquement plus de formateurs et on pourra donc plus et mieux recruter, car plus il y aura de soignants et plus le travail de soin reposera sur plus de personnes, donc chaque personne pourra passer plus de temps auprès des patients…

Comment passer donc du vice à la vertu ?

À mon avis, il faut se servir de toutes les autres propositions que je fais, afin de rendre à nouveau les métiers du soin attractifs. Nous les détaillerons plus bas, mais je crois que les plus efficaces seront : la revalorisation financière11, la reconnaissance sociale, et surtout l’éducation de la population à la santé.

La place du soignant dans la société

Quand les infirmières manifestent dans la rue, ce qui hélas s’est produit très régulièrement depuis des années, sans que personne ne bouge le petit doigt jusqu’à ce que nous soyons dans une telle pénurie de personnel infirmier que des services entiers soient obligés de fermer leurs portes, elles demandent deux choses seulement : avoir les moyens de faire leur métier, et obtenir la reconnaissance de leur dévouement.

Nous l’avons vu plus haut, les moyens se résument à du temps de soin, donc à du personnel, donc à des recrutements.

Quant à la reconnaissance, je crois qu’elle est indispensable pour donner envie à plus de personnes d’embrasser ces métiers.

Nous devons arrêter de penser que soigner est une vocation. Elle peut l’être pour certains et c’est très bien. Mais ce métier peut aussi être passionnant et épanouissant même lorsque l’on n’a pas la vocation. Pour cela, cependant, il faut arrêter de voir les médecins comme des curés et les infirmières comme des bonnes sœurs, tous uniquement motivés par l’appel d’une force supérieure qui suffirait à leur bonheur. Si nous attendons que chaque infirmière soit Sœur Emmanuelle et que chaque médecin soit l’Abbé Pierre, nous n’aurons plus beaucoup de soignants très rapidement. A contrario, l’image des médecins vénaux doit aussi être battue en brèche.

Il est nécessaire de revoir nos priorités.

L’argent sert à bien vivre et sert à reconnaître la qualité et l’importance du métier que nous exerçons dans la société.

Que dire donc d’une société qui paie ses infirmières à un taux horaire inférieur à celui de ses serruriers12 ? Que dire d’une société qui rémunère mieux les traders que les personnes qui prennent soin de nous quand nous sommes incapables d’assurer notre toilette intime, ou de manger seuls ? J’ai honte de voir que les aides-soignants et aides-soignantes gagnent en un mois ce que des traders gagnent en une heure…

Et si nous cautionnons collectivement ce déséquilibre, cela dit beaucoup de la société dans laquelle nous avons décidé de vivre. Cela explique aussi que nous ayons si peu de candidats pour exercer ces métiers du soin et du prendre soin. Les jeunes ne rêvent pas de prendre soin des autres, ils rêvent de devenir influenceurs sur Instagram… parce que c’est plus valorisé dans notre société du paraître et de l’argent.

Alors pour amorcer la pompe des recrutements, je suis désolé de le dire, mais il va falloir revoir la hiérarchie des fonctions dans notre monde. Le soin est-il ou n’est-il pas une priorité plus grande que la finance virtuelle ou l’influence des autres à travers une image fabriquée par des photos retouchées ?

Si nous choisissons de reconnaître que prendre soin des autres est l’une des fonctions les plus nobles et les plus utiles dans la société, au même titre que de protéger la sécurité de chacun, d’éduquer et de transmettre le savoir et le savoir-faire, et de veiller à ce que la justice soit rendue, alors nous devons traduire cela sur la fiche de paie.

La juste rémunération

Pourtant, ce ne sont pas les 183 € mensuels des différents plans dérivés du soi-disant Ségur de la santé qui vont suffire.

Au risque de me répéter, il me semble indispensable de juger des rémunérations en fonction de l’utilité du métier pour l’ensemble de la Nation. Et si nous tombons d’accord pour considérer que le soin et le prendre soin sont parmi les métiers les plus utiles, ce ne sont pas 183 € qui changent la donne.

Une mesure indispensable : mener les plus bas salaires à au moins 2 000 € net mensuels. Cela concernerait la fonction d’aide-soignant (scandaleusement mal payée actuellement) et quelques infirmières.

Une mesure nécessaire : hausser les salaires des infirmières à au moins 3 000 € net mensuels.

Une mesure logique : monter les rémunérations des autres personnels du soin et du prendre soin, hors médecins, d’au moins 20 %.

Une mesure finale : monter les rémunérations des professions médicales d’au moins 10 %.

Cela fait beaucoup d’argent. J’en suis conscient.

Encore une fois, c’est une question de choix. Voulons-nous des candidats à ces métiers, ou pas ? Celles et ceux qui les exercent méritent-ils une telle rémunération ? À nous de le décider collectivement. Ne nous étonnons pas, dans le cas où nous répondions par la négative, de ne pas réussir à recruter.

L’exercice libéral en question

Reste que le contingent le plus important de médecins exerce en libéral, ainsi qu’une bonne part des infirmières, de nombreux kinésithérapeutes, les psychologues, les psychomotriciens et psychomotriciennes…

Le mode d’exercice libéral dans notre pays est prédominant, du moins en théorie.

En pratique, il en est autrement.

Car le blocage des honoraires par le biais de l’imposition d’un tarif conventionnel décidé par l’État (via l’assurance maladie elle-même), mais aussi l’encadrement de plus en plus serré des pratiques de soins ont vidé le mot libéral de sa substance. Le médecin généraliste libéral n’est pas libre de fixer ses tarifs, mais il n’est pas libre non plus de fixer d’autres modalités fondamentales de son exercice, puisqu’il lui est imposé de faire partie d’une CPTS, et que celle-ci doit trouver un médecin traitant pour tous les patients de son territoire. Comme conséquence, cela signifie que le médecin généraliste ne peut plus déterminer lui-même le nombre raisonnable de patients qu’il peut prendre en charge en fonction de ses propres critères.

En d’autres termes : comment appelez-vous l’exercice d’un métier dans lequel quelqu’un vous impose votre rythme de travail ainsi que votre rémunération ?

Pour moi, c’est du salariat… mais avec tous les inconvénients du libéral (pas de congés payés, des charges sociales supérieures, et une responsabilité individuelle totale en cas de problème).

Je crois donc que nous devons repenser complètement ce mode d’exercice du soin. Et faire un choix.

Soit nous décidons de garder un secteur libéral, et dans ce cas il est nécessaire de s’extraire de ce carcan administratif des CPTS comme du carcan de l’offre et de la demande. Cela veut dire supprimer ces machins qui n’ont aucune utilité dans un monde libéral, mais aussi revaloriser le montant de l’acte afin de permettre aux médecins comme aux autres de sortir de la dictature du nombre d’actes pour entrer enfin dans un monde où on fait du soin de qualité. Un médecin pourrait voir deux fois moins de patients mais deux fois plus longtemps à rémunération égale et temps de travail égal, ce qui permettrait d’effectuer les actes de prévention et d’éducation dont nous parlerons plus loin.

Soit nous sommes logiques avec le mode d’exercice déjà en place et décidons de salarier tous les acteurs du monde du soin, avec l’assurance maladie comme employeur. Mais cela signifie : 35 heures de travail hebdomadaire, congés payés, et salaires à la hauteur de ce que nous avons discuté plus haut, convention collective, et responsabilité de l’employeur dans de nombreux domaines, notamment la gestion des cabinets médicaux, du personnel de support (secrétaires), des formations (orientées vers les objectifs de santé publique déterminée par l’État)… Bon nombre de vieux médecins y sont opposés mais cela séduirait beaucoup de jeunes praticiens. Libérer les médecins de la pression financière permettrait là aussi de les engager dans des missions qui actuellement ne sont pas réalisées car non rémunérées : la prévention, l’éducation à la santé, la formation des internes et des étudiants.

Supprimer la ROSP

En tous les cas, la rémunération sur objectif de santé publique devrait être supprimée. Les études indépendantes sont au mieux sceptiques sur son utilité dans la progression des bonnes pratiques et l’amélioration de ladite santé publique. Elle participe par contre au système de captivité des médecins dans un objectif paradoxalement quantitatif et non qualitatif, puisque ne revalorisant pas l’acte médical.

Salarier les médecins serait par contre plus clair. L’employeur est l’assurance maladie et les objectifs de santé publique peuvent en découler.

La place du soin dans la société

Pourtant, les conditions de travail financières et d’exercice des soignants ne sont pas suffisantes pour changer la situation actuelle et mener vers un autre monde de la santé. C’est même la partie émergée de l’iceberg. Quant à la partie immergée, personne, à ma connaissance, n’a encore proposé de s’y attaquer de front. Pourtant, c’est de là que tout découle, et si l’on revalorise les soignants sans changer le fond du problème, on n’aura rien réglé, au contraire.

Cela commence par replacer le soin là où il doit l’être, et que la population soit associée à cette discussion.

Soigner n’est pas un service

Il doit d’abord être clair que soigner n’est pas un acte anodin qui pourrait entrer dans la comparaison marchande.

Il ne s’agit pas ici d’un service comme la téléphonie mobile, par exemple. On ne se sert pas du système de soin quand on en a envie mais quand on en a un réel besoin, un besoin qui doit être raisonné par autre chose que l’impulsion seule, mais par autre chose également que les considérations financières, du côté du patient comme du côté de l’État.

Oui, soigner les gens coûte de l’argent à l’État. Dans quel monde peut-on imaginer que l’État gagne (immédiatement) de l’argent en soignant ses citoyens ? Mais bien sûr, soigner les citoyens fait gagner à long terme beaucoup de richesses à l’État, puisque des citoyens en bonne santé vont payer des impôts plus longtemps, rester productifs plus longtemps, et faire partie de la Nation plus longtemps. Il faut donc arrêter de considérer l’assurance maladie comme un budget qui devrait être à l’équilibre. Il est normal de dépenser de l’argent pour soigner. Il est donc normal que l’assurance maladie soit en déficit. D’ailleurs, ce n’est pas un déficit, c’est un investissement. Tout ce que la société dépense pour se soigner lui permet de créer ensuite plus. Cette femme qui a été sauvée d’un cancer va peut-être inventer un procédé agricole révolutionnaire, cet homme qui ne mourra pas de son asthme va garder ses petits-enfants plus longtemps, ce qui permettra à la mère d’inventer ce même procédé agricole révolutionnaire. Ces bénéfices ne sont pas quantifiables directement. Mais ils existent.

Soigner n’est pas un service de téléphonie mobile et nous devons donc comprendre que les soignants ne sont pas à notre disposition, mais à la disposition de notre santé, ce qui est très différent.

Ce dont nous avons besoin et ce dont nous avons envie sont parfois deux choses très différentes, voire opposées.

Non, guérir un rhume en moins de 7 jours n’est pas réalisable. Même si notre envie d’être débarrassés de nos symptômes gênants le plus vite possible est bien là. Ce n’est pas cette envie qui doit nous guider, mais bien notre besoin : j’ai besoin d’attendre que mon rhume guérisse tout seul en une semaine.

C’est un discours qu’il faut faire unanimement passer auprès de la population.

Le soin n’est pas au service de la productivité au travail. Il est au service de la santé des individus et de la population.

La régulation médicale

Il est donc essentiel que les soignants aient la possibilité de réguler l’accès au soin, et arrêter de considérer que tout le monde peut aller voir tout le monde tout le temps sans se poser de questions. D’abord parce que les soignants ne peuvent pas être assez nombreux actuellement, ensuite parce que la logique de la consommation n’est pas la logique du soin.

Comprenons bien que le but du soin est de permettre à celle ou celui qui en a besoin de retrouver une autonomie le plus rapidement possible, même si l’on ne peut pas corriger entièrement le problème de santé dont elle ou il souffre, et surtout pas de la ou le rendre dépendant des soins. Bien évidemment, les pathologies chroniques demandent un suivi régulier, parfois rapproché. Cela n’entre pas en contradiction avec une certaine sobriété13. On peut très bien soigner sans multiplier les examens d’imagerie, sans multiplier les intervenants à l’excès, sans faire une prise de sang tous les mois (sauf bien sûr dans certaines circonstances).

Les soignants sont les mieux placés pour savoir quels sont les suivis à réaliser, les examens à prescrire, les professionnels à consulter, et quand.

Pas les patients. Pas les politiques. Pas les laboratoires pharmaceutiques.

Les soignants, chacun dans leur domaine. Et en premier lieu les professions dites médicales (actuellement les dentistes, les sages-femmes, et bien sûr les médecins), c’est-à-dire celles qui ont un droit de prescription.

La régulation qui a été autorisée cet été dans certains services d’urgence (et qui a consisté à les réserver aux seuls patients en réelle situation d’urgence appréciée par un régulateur médecin, en réorientant les pathologies non graves et non urgentes vers une autre réponse) devrait être considérée comme un fonctionnement normal, n’en déplaise à une certaine frange de mes confrères, dont l’angélisme14 me sidère.

Je propose même d’aller plus loin : après une régulation médicale, il devrait être possible de répondre à quelqu’un que son état ne nécessite pas de consultation au moment où il le demande. Car dans un nombre de cas assez grand, c’est la stricte vérité.

La démocratie en santé

Mais avant que l’on puisse me faire un procès en patriarcat médical, je tiens à expliquer pourquoi il faut aussi que le pilotage du système de santé se fasse en toute démocratie, et pourquoi il faut y associer les citoyens eux-mêmes.

D’abord tout simplement parce que les citoyens englobent non seulement les soignants mais aussi et surtout ceux qui ont besoin d’être soignés, c’est-à-dire nous tous. N’oublions jamais que les professionnels du soin ne sont pas immunisés contre les maladies, les accidents, et autres tracas que la vie nous réserve. Ils sont donc eux aussi des patients en puissance.

Ensuite parce qu’il semble normal que les citoyens aient leur mot à dire avec l’argent public.

Mais surtout, parce qu’il n’y a que peu d’autres moyens pour que l’ensemble de la société puisse réellement comprendre ce que c’est de soigner quelqu’un, et la logique si particulière que cela sous-entend. La démocratie en santé est l’un des piliers de l’éducation à la santé que je détaillerai plus loin. Si nos concitoyens comprennent mieux le soin, ils comprendront aussi mieux comment utiliser le système de santé, pourquoi il est si important pour tout le monde, et pourquoi tout ce qui précède et tout ce qui suit est nécessaire.

Cela signifie aussi que les choix de santé ne doivent plus être pris par les politiques, et surtout le budget, le si infâme ONDAM15. Les choix doivent être faits par les citoyens eux-mêmes, tirés au sort pour siéger dans une instance indépendante, éclairés par des professionnels du soin de toutes les disciplines, eux-mêmes élus par leurs pairs. Cette instance serait inscrite dans un temps long, avec des mandats de sept ans non renouvelables, et une mission de planification décidée à chaque fin de ce laps de temps.

Elle serait en charge de la politique du médicament au sens large, de la décision de construction d’infrastructure, de la fixation des tarifs de référence, par exemple. Voire de la répartition des postes salariés, des postes d’internat, etc.

Ainsi, à mon sens, les ARS devraient disparaître ou être subordonnées aux décisions de cette instance.

Mieux former les soignants

D’ailleurs, il serait temps de reconnaître que prendre soin des autres mérite une formation exigeante et plus poussée.

Il y a d’abord de nombreuses personnes qui exercent dans des métiers du soin peu qualifiés et qui ne reçoivent pas une formation suffisante. Les aides de vie, les aides-soignants, notamment. Ces professionnels-là devraient bénéficier de meilleures et de plus fréquentes formations, tout au long de leur exercice, comme en reçoivent les infirmières, les médecins, les kinésithérapeutes et tous les autres.

Ensuite, il est urgent de former les professions médicales à la pluridisciplinarité pour développer le respect des autres domaines du soin et la prise en compte de l’expertise de professionnels qui ne sont pas médecins. Les compétences de savoir-être que développent les psychologues, par exemple, devraient être inscrites dans les prérequis nécessaires à l’exercice de la médecine, et des rudiments devraient être enseignés aux autres professionnels.

La juste distance au patient, le respect de l’autonomie, le non-jugement, sont encore à étendre dans certains domaines.

(Re) Créer des lits d’hospitalisation directe dans les services

Lorsque j’ai commencé mes études de médecine16, chaque service à l’hôpital disposait d’un certain nombre de lits pour faire ce que l’on appelait des «hospitalisations directes» (ou entrées directes). Ils étaient destinés à accueillir des patients, connus du service ou non, qui avaient besoin d’être hospitalisés pour un motif relevant de la spécialité du service (par exemple une pneumopathie dans un service de pneumologie). Les patients étaient alors admis sans passer par les urgences, et étaient pris en charge très rapidement, recevaient des soins adaptés, et ressortaient quand le problème était stabilisé.

À la faveur des suppressions massives de lits d’hospitalisation depuis trente ans, cette possibilité a totalement disparu, sauf dans de très rares services, et les patients se retrouvent tous à embouteiller les services d’urgences, déjà saturés. Ces services se retrouvent en effet eux-mêmes face au problème de ne pas avoir de place d’hospitalisation dans les services spécialisés.

La conséquence est simple : les patients passent beaucoup plus de temps à attendre qu’à être soignés, donc ont une perte de chance de prise en charge et donc de guérison. Ils sont mis en danger, malgré toute la bonne volonté du personnel soignant.

Plus encore, le fait de présenter les services d’urgence comme la porte unique d’entrée dans le système hospitalier a accrédité l’image dans la population d’un hub nécessaire, d’un passage obligé par ces structures qui n’ont absolument pas la vocation de l’être. Ainsi, le recours systématique aux urgences par la population n’est-il que le reflet de la façon dont le système lui-même a considéré ces mêmes urgences…

Recréer des lits d’hospitalisation directe est l’un des moyens pour montrer que les urgences sont réservées aux urgences vitales, mais que des pathologies plus chroniques déstabilisées peuvent être prises en charge directement par les spécialistes, sans perte de chance.

Bien sûr, cela demande d’abord des moyens financiers et d’accepter que le taux de remplissage de ces lits ne soit pas optimal (vous vous souvenez : on n’est pas censé faire gagner de l’argent à l’État en soignant les gens), et aussi du personnel en nombre suffisant pour faire tourner ces services à plein régime.

Décloisonner les métiers et les renforcer chacun dans leur domaine

Je parle plus haut de la nécessité de former à la pluridisciplinarité. C’est une des limites du système actuel. Beaucoup de professions s’ignorent les unes les autres et beaucoup de professionnels essaient de faire (mal) le travail d’autres professions dans un domaine qui n’est pas le leur.

Un kinésithérapeute va vous affirmer qu’il faut faire une IRM pour voir une fracture du petit orteil, alors qu’une infirmière va vous conseiller de faire des étirements pour soigner une tendinite et qu’un médecin aura la prétention de faire de la psychothérapie avec ses patients.

Pourtant, aucun de ces trois professionnels n’a les compétences pour ce qu’il annonce.

Seul un médecin saura s’il faut faire un examen radiologique, un kinésithérapeute vous conseiller correctement des étirements, et un psychologue mener à bien avec vous une psychothérapie.

Il est temps de rendre à chacun ses compétences et d’apprendre à ne pas exercer (car mal) celles des autres. Les pharmaciens ne savent pas prescrire, ni faire des injections, pas plus que les infirmières ne savent poser de diagnostic médical, ni les médecins mettre en place une sonde urinaire par l’opération du Saint-Esprit.

Par contre, il est grand temps de considérer que les compétences qui nous manquent peuvent et doivent être exercées par les autres domaines du soin, il est temps d’arrêter de considérer les professionnels paramédicaux comme inférieurs aux professionnels médicaux, et il est temps de prendre leur expertise pour ce qu’elle est : une expertise supérieure à la nôtre dans leurs domaines. Ce n’est qu’en coopération que les professionnels du soin peuvent réellement accompagner un patient dans un parcours fluide qui lui rende vraiment service.

Et ceci devrait être promu et accentué.

Intégrer le soin psychologique dans les professions médicales

Une des conséquences de ce raisonnement est d’enfin intégrer les psychologues dans le champ des professions médicales, c’est-à-dire avec droit de prescription, même si bien entendu on ne parle pas ici de prescription médicamenteuse. Le champ d’action des médicaments est réservé aux psychiatres qui ont seuls les connaissances pharmacologiques suffisantes pour comprendre et maîtriser le maniement des médicaments psychotropes (antidépresseurs, anxiolytiques, neuroleptiques, hypnotiques et autres). Mais le champ des thérapies psychologiques non médicamenteuses est vaste et riche, et les études internationales montrent de plus en plus et de mieux en mieux leur intérêt, souvent très supérieur en efficacité par rapport aux traitements sus-cités.

L’expertise des psychologues dans les psychothérapies est très largement supérieure à celle de tous les autres corps de métier, et pour cause : ils et elles sont les inventeurs et les développeurs de ces psychothérapies. C’est le cœur de leur métier, tout comme la connaissance des processus psychologiques et cérébraux, de façon complémentaire aux neurologues et aux psychiatres (nous y revenons dans le point suivant).

La santé mentale étant une composante à part entière de la santé, les spécialistes de ce champ devraient logiquement obtenir un statut équivalent aux spécialistes de la santé physique : un statut médical, avec droit de prescription des psychothérapies et d’orientation vers les psychiatres et les autres spécialités de la santé mentale (psychomotriciens, orthophonistes) dont les champs d’intervention sont connexes mais moins larges.

Les thérapies modernes prouvent leur efficacité scientifiquement, et il est donc évident que la psychanalyse doit être exclue de ce statut, comme l’homéopathie l’a été pour la santé physique.

Les psychologues devraient donc être titulaires d’un doctorat au même titre que les médecins. Leur cursus porté à la même durée que les médecins. Leur rémunération très largement revue à la hausse.

La santé mentale : psychologues et psychiatres, neurologues et psychiatres, renaissance des neuropsychiatres

La santé n’est pas seulement physique.

Nombreux sont les patients dépressifs à avoir une santé physique correcte, pourtant, on ne peut pas dire qu’ils soient en bonne santé.

La santé mentale est au moins aussi importante. Parfois, elle conditionne même la santé physique. L’esprit a la capacité de nuire comme d’être bénéfique au corps, et on peut même penser que corps et esprit ne sont qu’une seule et même chose, si l’on suit la théorie d’Antonio Damasio.

L’indigence du système de santé mentale en France est telle que je ne sais par où commencer.

D’abord, peut-être, par l’évidence : si l’on remet chacun à sa place, le fonctionnement s’en portera mieux et les patients seront mieux pris en charge. Donc, aux psychiatres la maladie mentale (en gros, ce que l’on classait auparavant dans les psychoses, donc des pathologies qui impliquent des altérations de la perception de la réalité, les délires, les hallucinations, les syndromes schizophréniques, paranoïaques, les bipolarités), et aux psychologues les pathologies bénignes, la santé mentale au sens plus large. Les uns utilisent les médicaments et des techniques médiées par du matériel (sismothérapie, magnétothérapie, par exemple), les autres les multiples psychothérapies.

Ensuite, arrêter d’enseigner la psychanalyse dans le cursus de soin. Rien n’empêche de l’enseigner ailleurs, mais une technique ne doit être enseignée que lorsqu’elle est efficace et prouvée.

Dans le même ordre d’idée, réformer le fonctionnement des Centres Médico-Psychologiques et Médico-Psychologiques Pédiatriques, pour les recentrer sur des thérapies prouvées.

Redonner du personnel et des moyens au secteur hospitalier de la santé mentale, encore plus en difficulté que les autres, si cela est encore possible.

Le fonctionnement du cerveau et de l’esprit est si imbriqué, et si intriqué entre les aspects neurologiques et psychologiques, que les compétences des neurologues sont insuffisantes pour prendre en charge les processus psychologiques qui sont à l’œuvre dans les pathologies comme les accidents vasculaires cérébraux et les maladies neuroévolutives, et les compétences des psychiatres insuffisantes pour s’occuper des troubles neurologiques qui accompagnent les désordres psychiatriques majeurs comme la schizophrénie ou les autismes sévères. Nous devrions donc logiquement faire renaître la spécialité perdue de neuropsychiatrie, qui existait au XXe siècle. Le cerveau est un tout, et des spécialistes qui auraient la double vision neurologique et psychiatrique seraient un atout pour mieux soigner ces pathologies, comme pour les prévenir.

Car finalement, même la santé mentale est dépendante d’un facteur que notre système n’a jamais vraiment investi :

La prévention

Connaissez-vous la pathologie qui se soigne le mieux et avec le moins de moyens ?

C’est tout simplement celle qui ne s’est jamais développée.

Pas besoin d’aller aux urgences pour une amputation d’un doigt si l’on a suivi toutes les consignes de sécurité avec sa scie circulaire, pas besoin de subir des séances de chimiothérapie répétées et émétisantes comme exténuantes si l’on n’a jamais déclaré de cancer, pas besoin d’un rendez-vous semestriel chez le cardiologue si l’on n’a jamais fait d’infarctus du myocarde… Et donc autant de consultations, de soins, d’examens, de temps, que l’on n’a pas eu besoin de passer dans le système de santé, qui par conséquent peut supporter la charge des pathologies que l’on ne sait pas encore prévenir, et faire face aux maladies émergentes.

Il n’est cependant pas ici question de la prévention du style «ayatollah» comme on l’a vue se développer ces dernières années avec les injonctions comme «mangez 5 fruits et légumes par jour». Il s’agit plutôt de graduellement changer les comportements, ce qui ne peut se faire qu’en montrant aux individus que ces changements sont en accord avec leurs valeurs profondes, et surtout, surtout, de faire comprendre aux citoyens ce qui fait la santé. Il ne peut y avoir de prévention sans éducation, et c’est précisément par là qu’il faut commencer.

Pourtant, ce serait une erreur de penser que seule l’éducation peut tout révolutionner.

Tout changement ne devient réel que lorsqu’il est systémique. Lorsqu’il infuse dans tous les domaines de notre vie. Et il faudra donc bouleverser beaucoup d’autres habitudes de société.

Les consultations de prévention

Nous pouvons éviter nombre de pathologies. Nous en avons le savoir, et mieux encore nous en avons les moyens concrets.

Plutôt que de ne faire que courir après les pathologies déjà installées, nous pourrions faire porter nos efforts sur le fait de les éviter. Nous pourrions instaurer des consultations de prévention, qui seraient longues, de manière à prendre en compte la globalité de la vie d’une personne, et de déterminer quels sont les axes qui pourraient être changés pour permettre une vie en meilleure santé plus longtemps. Elles pourraient être remboursées intégralement, et bien entendu très bien rémunérées. D’autant plus que je les imagine pluridisciplinaires. Vous pouvez déjà comprendre pourquoi après ce que j’ai déjà écrit plus haut, mais mon argument principal est qu’on ne peut appréhender la globalité d’une personne que si l’on croise les regards de différentes manières et de différentes personnes. J’imagine donc des consultations conjointes entre des médecins (généralistes car ce sont eux qui ont la vision la plus synthétique et globale), des diététiciens, des kinésithérapeutes, et des psychologues de manière à guider la stratégie de changement, puisqu’il s’agit de connaître les mécanismes cérébraux qui favorisent ou freinent les changements.

Vous pourrez me rétorquer :

Cela existe déjà, ce sont les consultations de prévention de l’assurance maladie, que l’on peut gratuitement réaliser tous les cinq ans.

Je ne pourrais que vous donner raison. Mais.

Mais non, en fait. D’abord, elles ne sont accessibles qu’aux seuls salariés du régime général, donc des millions de citoyens en sont exclus. Ensuite, pour avoir à de nombreuses reprises reçu des patients qui venaient de les réaliser, je peux vous dire que ce ne sont absolument pas des consultations de prévention globale. Certes, tous les organes sont passés en revue, mais personne ne prend la peine de vous recevoir pour vous expliquer les résultats qui sont produits par un programme informatique, et donc sont non personnalisés, et personne ne discute avec vous des axes de changement, personne ne prend le temps d’entamer un entretien motivationnel pour vous inciter à acter ces changements, personne ne vous aide.

Je pense quant à moi à de réelles consultations de suivi. Parce que pour changer il faut d’abord vouloir changer, et que ce n’est pas évident pour tout le monde. D’ailleurs, même quand c’est évident, il existe de très nombreux freins, chez nous tous et nous toutes, avant de le réaliser dans notre vie, de l’intégrer comme une nouvelle habitude de vie.

Il se peut même que nous ne voulions pas changer. Et cela se respecte. Mais le simple fait d’évoquer les changements possibles aura planté une graine, qui peut-être un jour germera.

L’éducation à la santé

Cependant, pour comprendre que des changements sont bénéfiques, il faut apprendre pourquoi. Il faut apprendre.

Mieux être acteur ou actrice de sa propre santé, mieux être autonome et faire de meilleurs choix pour soi-même, tel est le but de la prévention. Mais cela n’est possible que si l’on possède quelques clefs, quelques connaissances, quelques bases. Il faut donc que les professionnels de santé partagent avec leurs patients certaines connaissances. Qu’ils soient formés à l’éducation thérapeutique, dont les outils sont taillés pour cela. Qu’ils sortent de leur position de toute-puissance. Et il faut qu’ils comprennent que l’intérêt général (et donc le leur) est que les citoyens soient moins dépendants d’eux. Cela n’empêchera pas que les professionnels du soin seront toujours indispensables lorsqu’une pathologie se déclarera. Cependant, en axant la pratique sur la prévention, nous devrions modifier la gravité de nombreuses situations cliniques, mieux associer les patients aux traitements, et prolonger la qualité de vie comme la durée de vie en bonne santé.

Hélas, notre système n’a jamais fonctionné comme cela.

Depuis les ordonnances hippocratiques jusqu’aux injonctions du «bien-être», en passant par le mépris des médecins pseudosavants de Molière, au paternalisme du XXe siècle ou au charlatanisme de Knock, la médecine occidentale n’a jamais pris le temps de diffuser réellement son savoir. Elle l’a toujours gardé jalousement. Et c’est une erreur fondamentale.

Savoir libère. Et si un patient comprend ce qui se passe en lui, cela le libère d’une bonne partie de la peur, celle venant de l’inconnu. Cela lui permet de faire ses choix de façon plus saine. Cela le rend aussi plus impliqué dans son traitement, dans ses soins, dans les efforts qu’il est toujours indispensable de faire pour aller vers un mieux ou pour accepter qu’il n’y aura pas de retour en arrière dans le cas des maladies chroniques. Pour se reconstruire, si besoin, avec la maladie, et pas se bercer d’illusions qui retarderont son adaptation en le faisant souffrir inutilement.

Quelle serait donc cette éducation, pour moi ?

Assez simplement, j’imagine un transfert de connaissances, tout au long de la vie, effectué par des professionnels du soin dont ce serait une partie de l’activité seulement et pas l’activité unique, de manière à garder un contact avec la réalité clinique. Cette éducation serait en lien d’abord avec le système scolaire, sous la forme de cours obligatoires, et elle débuterait dès le plus jeune âge, pour se poursuivre ensuite avec les médecins traitants à la sortie de la scolarité.

Et que comprendrait-elle ?

  • D’abord et avant tout une éducation à la science et au raisonnement scientifique. La pandémie de COVID19 a en effet montré dans la population française une absence presque totale de culture scientifique et la prééminence des croyances sans aucun lien avec la réalité du fonctionnement biologique. Dans ce domaine, l’éducation nationale a largement échoué dans sa mission. Cela doit changer.
  • Ensuite, elle devrait constituer un socle solide de connaissances sur le fonctionnement du corps humain et la biologie au sens large. Bien évidemment ce qu’enseignent les cours de biologie actuels, mais pas seulement. Je crois qu’il faut diffuser des notions d’anatomie basique, et de physiologie du corps humain en dehors de la reproduction. Une éducation aux processus qui dirigent les cycles de vie des cellules, de tous les organismes vivants et notamment des cellules du corps humain, le rôle des divers organes. Il y a trop de croyances actuellement induisant des idées fausses.
  • Puis bien entendu, elle devrait insister sur le temps des processus biologiques, sur ce qui peut dérailler dans le fonctionnement (effleurer les pathologies), sur les capacités de réparation mais aussi les facultés évolutives et les effets de l’âge, du vieillissement.
  • Plus largement sur les moyens de rester en bonne santé le plus longtemps possible avec des principes de vie saine, sans pour autant bannir les plaisirs de la vie.
  • Enfin, une indispensable éducation au respect de soi et des autres, de notre environnement, car :

Le soin global : One Health

Nous ne sommes pas, ni aucun être vivant sur cette planète, ni aucun objet céleste dans l’univers, une création sans lien avec le reste du monde. Chacun d’entre nous, chacune d’entre nous, n’existe qu’en lien avec les autres. Bien évidemment avec nos parents, nos enfants, nos amies, nos relations, nos contacts. Notre vie sociale n’a de sens que parce que nous sommes en lien avec d’autres, qu’ils soient nos alliés ou pas. Nous ne vivons pas seuls, sauf si nous sommes sur une île déserte. Et même là, nous dépendons des poissons que nous pêchons, des fruits que nous cueillons, du gibier que nous chassons, simplement pour survivre. Plus intimement encore, si nous pouvons simplement vivre, c’est-à-dire manger et digérer, respirer, nous reproduire et nous défendre, c’est parce que nous vivons en symbiose avec des milliards de micro-organismes vivants, bactéries ou virus, à l’intérieur de notre tube digestif, de nos poumons, de nos muqueuses, de notre vagin, et jusque sur notre peau. Sans ce lien, notre peau est incapable de se défendre, notre intestin incapable d’assimiler les aliments. Nous ne serions pas vivants.

L’espèce humaine, de la même façon, n’est pas isolée. Elle n’existe que parce qu’elle est en lien avec d’autres espèces.

Sans végétaux, pas d’oxygène, pas de pain non plus. Sans animaux, pas de lait, pas de viande, et pas de protéines indispensables (deux acides aminés ne se trouvent dans la nature que dans les protéines animales).

La vie en bonne santé des êtres humains dépend des autres espèces qui nous entourent et qui ont co-évolué avec nous.

Nous préoccuper de notre santé, c’est donc nous préoccuper de la santé des autres espèces, et de l’écosystème dans lequel nous vivons. Il se trouve que cet écosystème englobe la totalité de la planète appelée Terre.

Ce concept est appelé One Health en anglais. Une seule santé, littéralement.

Sa signification profonde est simple : nous n’avons pas d’autre choix que de prendre soin de tout ce qui nous entoure si nous voulons vraiment prendre soin de nous.

Nous sommes condamnés à être des défenseurs de la qualité de l’eau, de la qualité de l’air, de la qualité de vie des animaux, de la diversité biologique, des conditions dans lesquelles les végétaux croissent.

Nous sommes condamnés à être écologistes, d’une certaine manière.

Ainsi, toute personne qui voudrait prendre soin de soi et des autres ne peut qu’être concernée par le bien-être des autres êtres vivants, et donc de tous les processus de vie sur cette planète.

Cela implique donc, si nous voulons changer notre système de soin pour le rendre plus efficace, de prendre soin de notre environnement afin d’éviter des maladies qui solliciteraient trop et le mettraient potentiellement à terre. Ça ne vous rappellerait pas une certaine pandémie ? Que le SARS-CoV-2 soit apparu sur un marché de Wuhan ou dans un laboratoire n’est pas la question. Dans les deux cas, il est issu d’une trop grande proximité avec des animaux dont nous envahissons les niches écologiques et n’aurait pas franchi la barrière d’espèce si nous avions été respectueux de notre place.

Des centaines de milliers de morts, des millions de gens en difficulté sociale, des milliards de personnes confinées pendant des mois, tout cela à cause de notre irrespect.

Et si nous voulons éviter un effondrement de notre système de soin à l’avenir par une autre pandémie17, nous n’avons d’autre choix que de changer notre rapport aux autres animaux. Notre espèce est une espèce animale comme les autres. À ce titre elle n’est pas immortelle et elle pourrait disparaître.

Promouvoir le respect des êtres vivants, quels qu’ils soient, humains ou non, c’est donc, je le défends et le martèle, l’un des moyens d’éviter la crise des urgences, même si l’on ne voit au départ pas le lien de façon évidente. J’espère vous avoir montré qu’en fait tout est lié.

Conclusions

Au terme de ce très (trop ?) long article, il est temps de conclure. Je le ferai de deux manières. D’abord pour expliquer un dernier principe qui ne va jamais de soi en politique, et qui est même à rebours de ce que font tous nos dirigeants à cause des compromis (ou des compromissions). Puis en expliquant comment, pour ma part, j’ai résolu la souffrance que je ressentais dans mon ancien métier de médecin généraliste en cabinet libéral.

Une vision systémique : une seule mesure isolée est inefficace, seule la totalité produit des effets

Vous aurez (ou pas) remarqué combien nos dirigeants adorent commander des «rapports» à des experts, et ensuite y piocher quelques mesures par-ci par-là, au gré de leur bon vouloir ou des compromis qu’ils savent pouvoir passer, voire des compromissions qu’ils ont faites par le passé avec des intérêts particuliers ou des lobbies, et qui entrent en conflit avec ce qui serait l’intérêt général.

Or, il est évident qu’un système est un tout.

Si l’on change seulement un aspect, sans tenir compte du reste, on va juste déséquilibrer le système qui aura plus de chances de partir en quenouille que de retrouver un fonctionnement voulu.

Ainsi, si l’on supprime les certificats médicaux sans créer une réelle éducation à la santé, cela ne marchera pas. Tout comme simplement filtrer les urgences avec une régulation médicale n’empêchera pas le système en entier de s’effondrer à relativement court terme, car il est nécessaire de prendre en charge des demandes qui restent avec une offre insuffisante. Et réduire les dépenses de santé, ou laisser les métiers du soin dans une paupérisation grandissante empêchera de créer des lits d’hospitalisation, car nous n’aurons personne pour y exercer.

Si l’on veut réellement améliorer les choses, éviter un effondrement, des catastrophes avec des gens qui mourront, des professionnels de santé qui quitteront leurs métiers, une baisse de l’espérance de vie, et une casse sociale impensable, alors il n’y a pas d’autre choix que de penser les mesures en cohérence et en globalité.

Il s’agit alors d’appliquer toutes les mesures que je propose, et de ne pas en oublier une seule, pour changer le système et pas juste déplacer le problème.

Nous n’aurions des effets positifs que si la totalité de ces changements était mise en œuvre. Et c’est sans doute le plus compliqué, dans l’affaire.

Ma nouvelle vie de soignant

De façon plus personnelle, puisque j’ai fait le choix de quitter la médecine libérale, comment ai-je pour ma part résolu la souffrance que je ressentais ? Fermer mon cabinet a été autant une libération qu’un deuil. J’ai quitté des personnes auxquelles j’étais attaché, avec qui j’avais noué des liens forts. Mais après, quoi faire ?

Depuis le début de mes études de médecine, j’étudie régulièrement l’hypothèse de quitter le monde du soin. Complètement. Je m’imagine vivre de mon écriture, même si je sais que c’est inaccessible à la majorité des candidats qui se lancent dans l’aventure. Je brise cette chimère assez vite, la plupart du temps. C’est également ce que j’ai fait cette fois-ci.

Je devais, pour être en accord avec qui je suis, rester dans le monde du soin.

Alors quoi ? Devenir un médecin hypnothérapeute ? J’y ai pensé. Je suis formé, je pourrais prétendre à la reconnaissance par la Confédération française d’hypnose et de thérapies brèves de mon titre. J’aime cette relation si particulière avec les personnes qui se laissent découvrir la puissance de leur imaginaire et j’adore leur permettre d’ouvrir la porte de leurs propres ressources. La puissance des mots est la base de l’hypnose et si vous me connaissez par ce site vous imaginez combien cela me convient. Mais cela signifiait, dans la façon dont on peut actuellement exercer en France, rester dans le même système libéral qui m’écrasait. Cela impliquait aussi une insécurité financière que ma situation personnelle et familiale ne permettait pas, en plus d’une insécurité mentale à l’idée d’entrer dans une précarité d’exercice.

L’Univers m’a cependant aidé. Il a mis une opportunité sur ma route.

Je suis devenu l’un des deux médecins d’une structure de vie hébergeant des personnes atteintes de maladies neuroévolutives de type sclérose en plaques, sclérose latérale amyotrophique ou maladie de Parkinson et autres maladies rares du système nerveux. Je travaille en équipe pluridisciplinaire, dans un domaine passionnant (la neurologie) qui m’a toujours attiré. Avec des patients qui sont aussi des résidants, avec qui je peux utiliser les techniques de l’hypnose si besoin, afin de les aider dans les douleurs, l’anxiété qu’ils peuvent ressentir. Je peux passer du temps avec eux sans être esclave d’une rentabilité, même s’il y a beaucoup à faire et beaucoup à construire dans un établissement neuf qui est le plus grand de France. Je coordonne les efforts des autres professionnels. Je suis salarié et assez bien payé. Je développe des projets de soin, des projets tout court. J’ai la liberté de prendre en compte et de peser sur les choix d’un accompagnement global qui considère les patients comme des personnes à part entière, intègre leurs familles et leurs amis. Tout n’est pas rose, bien loin de là. Mais beaucoup est possible et pour le moment du moins, je me sens enfin à ma place.

J’ai de nouveau du temps pour écrire. Je développe à nouveau mes projets personnels. Je récupère de l’énergie, laisse ma fatigue peu à peu s’envoler. Je vis à nouveau.

Si c’était à refaire, je quitterais avec encore moins de regrets ce qui fut ma vie précédente en tant que soignant.

J’ai eu la chance de trouver une porte de sortie très honorable.

Je pense à celles et ceux pour qui ce n’est pas le cas et qui se retrouvent sans perspective. Ils et elles sont plus nombreuses que vous ne le pensez. J’espère qu’ils et elles trouveront le courage de prendre les décisions qui s’imposent. Même si cela précipitera la chute de notre système de soin.

Mais après tout, peut-être faudra-t-il cela pour que nous comprenions collectivement que nous faisons fausse route.

Ouvrir une discussion

Les trois volets de cette discussion sur les raisons de la fermeture de mon cabinet sont une pièce à deux faces.

D’une part, ils sont un peu mon «testament de médecin libéral». Un témoignage qui vaut ce qu’il vaut, mais également une tentative pour moi de comprendre ce qui m’est arrivé, et d’imaginer ce qui aurait pu se passer si les conditions initiales avaient été toutes autres. Je n’ai peut-être pas raison, mais je suis totalement sincère et honnête, du mieux que je le puis en tous cas, dans tout ce que j’ai décrit dans ces trois textes. Comme pour tout testament, j’espère qu’il sera pris en compte, mais ne puis être certain de la façon dont il le sera. Et il n’existe pas de notaire pour le faire respecter. C’est donc à vous qui le lisez, de décider ce que vous voulez en faire, si même vous désirez vous en saisir et pas le laisser de côté comme les divagations qu’il constitue parfois.

D’autre part, c’est aussi une bouteille à la mer. Ma contribution, si humble soit-elle, pour tenter d’influer sur le cours des choses, d’éviter la chute que je pressens si douloureuse pour beaucoup d’entre nous. Si vous trouvez cette bouteille et avez la curiosité de l’ouvrir, j’espère que son contenu vous touchera, et qu’il fera naître en vous des questions, des réflexions, des réactions.

Si c’est le cas, alors j’aurai un peu réussi.

Si c’est le cas, nous aurons ouvert une porte vers une discussion, vers un changement.

Si c’est le cas, nous pouvons confronter nos points de vue, dans les commentaires si vous le désirez.

Si c’est le cas, vous pouvez aussi porter ces interrogations vous-mêmes, et les faire vivre dans votre propre cercle.

Parce que ce qui compte, c’est le plus petit changement possible, celui qui a le pouvoir de rendre possibles tous les autres, jusqu’au plus improbable. Ce qui compte, c’est souhaiter le changement, et non pas le subir. C’est du moins ce que j’ai appris en quittant mon ancienne vie de soignant.


  1. Mais après tout, comment penser que des décennies de destruction puissent être réparées en quelques mois ?  ↩︎

  2. J’entends par là ce que nous pouvons réellement choisir dans notre existence  ↩︎
  3. Hélas non quantifiable actuellement car il n'existe pas vraiment d’études sur les proportions des motifs de consultation en France.  ↩︎
  4. L'une des spécialités les plus touchées par la baisse d’effectifs.  ↩︎
  5. Si, si, ça existe…  ↩︎
  6. Par le système éducatif notamment, qui parfois me fait l’effet de nourrir de papier les personnels qui y travaillent.  ↩︎
  7. Par exemple, actuellement, les généralistes sont considérés comme trop idiots pour pouvoir prescrire de nombreux médicaments ou matériels médicaux alors qu’on manque de professionnels dans les spécialités qui sont habilitées à le faire…  ↩︎
  8. Exemple (et voir note précédente) : les prescriptions de certains matériels de rééducation comme des fauteuils roulants électriques, ne pouvant être réalisées que par des médecins spécialistes très rares (de médecine physique et de réadaptation), certains patients atteints de maladies neuroévolutives rapides peuvent se voir attribuer des fauteuils qui ne correspondent plus à leurs besoins puisque leur état s’est dégradé plus vite que le délai pris pour la prescription…  ↩︎
  9. Je sais, c’est un changement énorme dans notre culture…  ↩︎
  10. Et ce n'est pas ce que nous voulons, n’est–ce pas, mon Précieux ? Oh que non !  ↩︎
  11. «I’m living in a material world» chantait Madonna à ses débuts, et ce n’est pas faux. Nous faisons tous un métier pour gagner notre vie. Si nous gagnons bien dans un domaine, il sera plus attractif.  ↩︎
  12. Et je n'ai rien contre les serruriers, qui sont nécessaires à la société et que je suis bien heureux de trouver quand j’en ai besoin !  ↩︎
  13. Le mot est à la mode, mais je n’en trouve pas de meilleur dans ce cas.  ↩︎
  14. ou le complexe du sauveur ?  ↩︎
  15. Objectif National des Dépenses d'Assurance Maladie, un chiffre fixant l’augmentation annuelle autorisée des dépenses de santé dans notre pays, voté par le Parlement. Comme si l’on pouvait décider de ne dépenser que 1% de plus pour soigner les gens, même si les besoins réels sont de 2%… que fait–on du pour–cent qui reste ?  ↩︎
  16. C’était au siècle dernier…  ↩︎
  17. Je rappelle que le SARS–CoV–2 n'a qu’une léthalité faible. Que se passerait–il si la léthalité montait à 20 ou 25% ? Nos hôpitaux se seraient probablement effondrés en quelques semaines…  ↩︎

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Prescrire ou non un médicament, le bénéfice et le risque

Prescrire ou non un médicament, le bénéfice et le risque

Prescrire ou non un médicament, le bénéfice et le risque

En pleine pandémie, nous cherchons tous à trouver de nouveaux moyens de protéger, soigner et surtout guérir, chacun à notre niveau, que nous soyons soignants ou pas.

Nous nous tournons vers la recherche de nouveaux moyens immédiats (des médicaments curatifs pour tuer le virus) ou plus lointains (un vaccin pour protéger ceux qui n’ont pas encore contracté la maladie). Mais comme la recherche prend du temps, nous regardons aussi de plus en plus vers les médicaments que nous possédons déjà.

Je ne rentrerai pas dans le débat de savoir si la chloroquine et l’hydroxychloroquine peuvent être utilisées en traitement du Covid-19. Je ne suis pas qualifié pour cela, et très honnêtement, je crois que personne dans le monde ne l’est vraiment actuellement, pas même les promoteurs farouches ou les adversaires irréductibles de cette solution, avant que des études sérieuses, scientifiques, statistiques, nous l’aient montré.

Pourquoi ?

C’est tout l’objet de cet article, qui vise à vous montrer qu’il n’est pas si simple d’utiliser un médicament, même vieux et bien connu, sur une pathologie que l’on ne connaît pas bien.

Le bénéfice

Le but premier d’un traitement, qu’il soit médicamenteux ou non, est bien sûr de soigner, soulager, ou guérir une maladie. On attend donc des bénéfices en le prenant ou en le prescrivant. Mais il n’existe pas de médicament miracle, sauf dans certaines circonstances très particulières dans lesquelles on sait que certaines molécules sont extrêmement efficaces pour traiter une pathologie très ciblée (l’indométacine utilisée par exemple dans les hémicrânies paroxystiques, des céphalées assez rares).

Donc si l’on espère des bénéfices d’un traitement, on ne peut jamais être sûr de ce qu’il va apporter chez une personne en particulier. L’efficacité d’un traitement dépend en effet de nombreux facteurs qui ne sont pas tous maîtrisables et ce qui va marcher chez un patient peut très bien échouer chez une autre patiente et inversement.

Et puis d’ailleurs, quel bénéfice peut-on attendre ?

A-t-on un médicament qui soulage juste certains symptômes de la pathologie, ou alors un qui guérit totalement le patient et le débarrasse de son problème définitivement ? La majorité des traitements ont plutôt une place intermédiaire : ils ne guérissent pas complètement la maladie, mais aident à en soulager de nombreux symptômes, voire à les faire presque disparaître pour un temps long.

Le problème principal est qu’on ne sait jamais avant d’avoir essayé dans quel cas on va se trouver pour un patient donné avec une molécule donnée.

On est donc obligé de faire en quelque sorte un pari thérapeutique sur l’efficacité d’une molécule (ou d’un traitement non médicamenteux) dans une situation donnée.

Mais bien sûr on ne prescrit pas au petit bonheur la chance.

On sait que certains médicaments ont tendance à être plus efficaces que d’autres selon certaines circonstances et dans certaines pathologies.

Mais comment le sait-on ?

La maladie vient-elle nous dire elle-même : «Hey, salut, tu sais, si tu veux guérir ton patient, tu as plutôt intérêt à utiliser cette molécule, elle marche du tonnerre» ? Non, c’est un cas de figure que je n’ai jamais rencontré.

Un médecin génial ou un professeur vient-il nous dire : «Tiens, utilise ça, tu vas voir, ça va marcher» et on le croit sur parole ? On pourrait, et c’est d’ailleurs comme ça qu’on a fait pendant longtemps. Mais même les plus grands savants peuvent se tromper, et ne pas avoir testé le bon médicament, le plus efficace, celui qui aidera vraiment à soigner la maladie.

Alors maintenant, on se base sur une méthode qui a fait ses preuves : on compare l’efficacité des molécules sur différents groupes de patients, les plus nombreux possibles, et on regarde ce qui se passe. On en tire des statistiques qui aident à déterminer quels sont les traitements les plus efficaces sur une pathologie donnée. On peut aussi comparer plusieurs molécules entre elles et plusieurs formes de la maladie entre elles.

Et on regarde les bénéfices.

Mais là encore, il faut faire attention, car les fameuses études dont on parle beaucoup en ce moment, peuvent être interprétées de plusieurs façons différentes en fonction du point de vue depuis le lequel on les regarde.

Un exemple tout simple, avec les médicaments anti-cholestérol appelés statines.

Toutes les études pour les évaluer recherchent un bénéfice en particulier : la baisse du taux de cholestérol dans le sang.

Et de ce point de vue là, toutes les molécules testées sont reçues avec mention. Formidable, non ?

Oui, mais moi, comme médecin, je ne soigne pas un taux de cholestérol, je soigne un patient, et le bénéfice que j’attends pour mon patient s’il prend une statine, c’est non pas que son cholestérol baisse, mais qu’il puisse éviter de faire un infarctus ou un accident vasculaire cérébral, bref : que la molécule lui évite de tomber malade ou de mourir.

Donc, si je regarde les études qui montrent le bénéfice en termes de survie des patients ou d’accidents vasculaires évités… là, je ne vais pas avoir les mêmes résultats… très peu de statines ont montré scientifiquement que si vous les prenez, vous allez avoir statistiquement moins de risques de mourir d’un infarctus.

Étonnant, non ?

La question se pose donc aussi pour les essais sur les traitements du SARS-Cov-2.

Que va-t-on mesurer ?

Une baisse de charge virale chez les patients (comme dans l’essai mis en avant par le Pr Raoult) ?

Honnêtement, je crois que le patient s’en fout. Parce que moi, médecin, je m’en fous complètement de savoir si mon patient a une charge virale en baisse ou pas.

Ce que je veux savoir, c’est si le traitement empêche mon patient de contracter une forme grave, et s’il guérit le Covid-19. Je veux savoir si mon patient guérit plus vite avec le traitement que sans le traitement. Je veux savoir si c’est efficace pour soigner plus vite et guérir mon patient.

Et ça, jusqu’à présent, personne n’en parle…

Encore une fois, ce qui m’intéresse, c’est de guérir mes patients atteints de Covid-19.

Le risque

Mais s’il n’y avait que l’incertitude du bénéfice, ce serait un monde parfait…

Or, nous ne sommes pas dans un monde parfait. Plutôt dans un monde parfaitement imparfait, mais c’est une autre histoire.

Car tout médicament est aussi un poison.

Donc tout médicament risque de provoquer des effets indésirables chez mes patients.

Ces effets dépendent beaucoup de la dose utilisée, mais aussi du terrain du patient, des interactions avec d’autres molécules. Et puis certains effets indésirables sont incompressibles tellement ils sont fréquents, comme l’excitation et l’effet dopant des corticoïdes, ou la diarrhée avec certains antibiotiques. Et enfin, certains autres effets indésirables sont inhérents au mécanisme d’action de la molécule et sont donc obligatoires, comme l’accélération du rythme cardiaque avec le salbutamol, ou les perturbations du fonctionnement du foie avec le paracétamol.

Donc quand je prescris un médicament, je sais qu’il va potentiellement induire des effets secondaires de plus ou moins grande importance chez le patient.

Je tente de les minimiser, bien sûr, en ajustant la dose, en choisissant la molécule qui me semble avoir le profil le plus favorable pour chaque patient (et c’est aussi pour ça qu’une prescription valable chez une personne ne l’est pas forcément chez une autre) en fonction de ses antécédents médicaux.

Mais il y aura toujours un risque.

C’est vrai, certains effets secondaires sont assez peu graves, même s’ils sont gênants : une sensation de bouche sèche, bon, on s’en passerait, mais c’est acceptable. Comme l’insomnie fréquente avec les corticoïdes, encore eux.

Mais d’autres sont plus préoccupants et peuvent avoir des conséquences sur la vie future, comme les risques de fibrose pulmonaire et donc d’insuffisance respiratoire chronique définitive dans certains médicaments qui régulent le rythme cardiaque.

Et enfin, d’autres, plus rares, peuvent entraîner la mort.

Comme pour les bénéfices, les risques d’une molécule sont statistiques et on ne peut pas toujours les prévoir pour un patient en particulier.

On doit donc là aussi faire un pari thérapeutique.

C’est pour cela qu’on fait des études poussées sur la fréquence et la gravité des effets secondaires d’un médicament, et c’est surtout pour cela que tous les médicaments sont ensuite surveillés en permanence par un système qu’on appelle la pharmacovigilance, chargée de répertorier les nouveaux effets secondaires d’une molécule que l’on n’aurait pas remarqués auparavant.

Pour votre information, j’ai sélectionné quelques-uns des effets secondaires connus de la chloroquine/hydroxychloroquine d’après le Vidal. Les mises en exergue sont de moi, pour vous montrer que certains effets peuvent régresser après arrêt du traitement, ce qui veut dire que ce n’est pas systématique et que donc certains patients peuvent garder ces effets secondaires définitivement. J’ai aussi fait des liens vers les pages expliquant certains syndromes qui, pour être rares, sont gravissimes.

Peu fréquent : Des modifications au niveau de la cornée (œdème, dépôts cornéens) ont été rapportées. Soit elles sont asymptomatiques, soit elles provoquent des perturbations telles que des halos ou une photophobie. Elles sont réversibles à l’arrêt du traitement.

[…]

Très fréquent : douleur abdominale, nausées.

Fréquent : diarrhées, vomissements.

Ces symptômes disparaissent généralement dès la réduction de la dose ou à l’arrêt du traitement.

[…]

Fréquence indéterminée : éruptions bulleuses incluant l’érythème polymorphe, le syndrome de Stevens-Johnson, le syndrome de Lyell, et le syndrome d’hypersensibilité médicamenteuse (DRESS syndrome), la photosensibilité, la dermite exfoliative, la pustulose exanthématique aiguë généralisée [PEAG] (cf. Mises en garde et Précautions d’emploi).

La PEAG est à distinguer du psoriasis, bien que Plaquenil puisse provoquer une aggravation de psoriasis. La PEAG peut être associée à de la fièvre et une hyperleucocytose. L’issue est généralement favorable après arrêt du traitement.

Fréquence indéterminée : cardiomyopathie qui peut mener à une insuffisance cardiaque d’évolution fatale dans certains cas (cf. Mises en garde et Précautions d’emploi, Surdosage). Une toxicité chronique doit être recherchée quand des troubles de la conduction (bloc de branche/bloc auriculoventriculaire) ou une hypertrophie ventriculaire sont diagnostiqués (cf. Mises en garde et Précautions d’emploi). L’arrêt du médicament peut conduire à la guérison.

La balance

Vous pouvez donc voir qu’il faut quand même sacrément réfléchir avant de prescrire un médicament.

Cette réflexion porte un nom dans le jargon médical : la balance bénéfice/risque.

C’est une notion assez simple à comprendre mais délicate à manier, que nous avions déjà effleurée lorsque nous avions parlé des examens médicaux de biologie ou de radiologie.

Elle consiste à peser les bénéfices potentiels attendus pour le patient dans sa situation personnelle actuelle et à les mettre en balance avec les risques que la molécule lui fait courir potentiellement. On essaie donc d’estimer deux statistiques l’une par rapport à l’autre. Et on décide en fonction.

Le bénéfice attendu est très supérieur au risque potentiel ? Alors on est serein : on peut prescrire sans arrière-pensée.

Le risque potentiel est au contraire très supérieur au bénéfice attendu ? Là encore, c’est facile : ce n’est pas une option thérapeutique et il faut en trouver une autre.

Mais le cas le plus fréquent est celui où l’on a des bénéfices réels mais pas fantastiques, contrebalancés par des risques rares mais sérieux. Là, croyez-moi, il faut beaucoup discuter avec le patient pour prendre une décision à deux qui soit acceptée réellement et bien comprise. Et il faut parfois prier pour que les choses se passent au mieux. Car là encore, c’est un pari.

Pour parler de la chloroquine : si la molécule guérissait le Covid-19 à tous les coups et empêchait les formes graves avec pneumopathie et détresse respiratoire aiguë, alors on pourrait être très contents et l’utiliser dans les formes qui commencent à devenir graves (parce que risquer une cardiopathie quand on va peut-être mourir d’une pneumopathie sévère, c’est acceptable).

Mais si la chloroquine n’était pas si efficace que ça, est-ce que vous seriez si sereins de risquer un syndrome de Lyell ou une cardiopathie définitive, voire la mort, pour une forme bénigne de Covid-19 qui aurait guéri seule avec un peu de repos ?

Ces deux options sont simples et votre réponse est évidente. Encore que pas pour tout le monde, si l’on en croit cet article.

Mais si la chloroquine était très efficace, mais pas toujours, et que vous êtes atteints d’une forme modérée de Covid-19 avec une pneumopathie (fièvre, très grandes difficultés à respirer, maux de tête, toux sèche très intense et importante) imposant que vous soyez en hospitalisation mais sans détresse respiratoire, vous essaieriez la chloroquine ? Même avec les risques de cardiopathie mortelle ?

C’est une question plus complexe, bien entendu. Et certains auront répondu oui, quand d’autres auront tout de suite refusé le risque de la molécule. Et bien d’autres encore auront pensé «je ne sais vraiment pas, vous en pensez quoi, docteur ?».

Justement, le docteur n’en pense rien dans ce cas-là.

Parce que le docteur, au moment où il écrit ces lignes, ne sait pas si la chloroquine est si efficace que ça pour guérir le Covid-19 (je vous renvoie deux chapitres au-dessus).

Importance de la science

Alors comment savoir ?

C’est facile : il faut étudier la molécule selon un protocole scientifique.

On essaie la molécule en question en sélectionnant deux groupes de patients comparables (mêmes proportions en âge, sexe, pathologies diverses, etc.) et on l’administre à ceux du premier groupe alors qu’on donne soit un placebo soit un autre traitement à ceux du deuxième groupe.

Et on regarde si statistiquement, la molécule fait mieux que le placebo ou que l’autre traitement et quels sont les pourcentages d’efficacité et d’effets secondaires.

Bien sûr, pour que cela soit acceptable par tous, il faut des garde-fous éthiques (nous y reviendrons) mais il faut aussi un peu de temps pour vérifier que la molécule n’ait pas des effets secondaires non prévus, qu’il n’y ait pas d’effets retardés, pour analyser les données et faire un travail propre qui soit sûr autant qu’on puisse l’être.

Souvent même il faut faire d’autres études pour confirmer ou infirmer la première.

Car tout cela n’est pas aussi simple que je le raconte là, bien entendu.

Il faut donc du temps.

Mais quand on n’en a pas vraiment, comme c’est le cas actuellement, on fait comment ?

Des procédures accélérées existent, en prenant plus de risques.

Et pourtant, si l’on veut avoir une certitude et utiliser convenablement la molécule en question, il faut un minimum de rigueur et de sérieux.

Éthique et études scientifiques des traitements médicamenteux

Alors, quand on n’a pas vraiment le temps mais qu’on doit quand même essayer de sauver des patients, que fait-on ?

On écoute son éthique personnelle mais aussi la déontologie de son métier de soignant.

Dans une tribune adressée au journal Le Monde, mais hélas retranchée derrière un paywall ce qui la rend parfaitement illisible au plus grand monde, le Pr Raoult titre «Le médecin peut et doit réfléchir comme un médecin, et non pas comme un méthodologiste».

L’article étant donc payant, je ne l’ai pas lu en entier, et je ne sais pas quel est le propos complet du Pr Raoult.

Je ne vais donc pas le critiquer, je vais simplement donner ma version de la signification de cette phrase qui a servi de titre à sa tribune. Je vais expliciter en quoi pour moi l’éthique, puisqu’il est question de cela, d’un soignant et celle d’un méthodologiste peuvent se rejoindre ou se séparer.

Le début de son propos insiste sur les conflits d’intérêt, ce qui semble être une base à la fois du métier de médecin (l’article 5 du Code de déontologie précise bien que le médecin doit être indépendant pour ne pas être nuisible à son patient) et de celui de méthodologiste (s’approcher de la vérité demande d’être dégagé le plus possible des influences extérieures). Il parle aussi de l’idiotie des essais dits de «non-infériorité» et en cela je le rejoins, mais cela n’a pas vraiment de lien avec ce qui nous intéresse dans le traitement d’une maladie infectieuse émergente.

Prenons la phrase de son titre.

Un médecin est un soignant. Son rôle est de soulager et soigner toujours, guérir s’il le peut.

Un méthodologiste est un scientifique non clinicien, dont le rôle est de construire des expériences pures qui seront inattaquables et donc de démontrer grâce à l’interprétation qu’il fera de ses résultats un fait indiscutable, en l’occurrence l’efficacité ou non d’une molécule, son innocuité ou ses effets secondaires, et donc d’éclairer la balance bénéfice-risque.

Les buts ne sont pas les mêmes.

D’un côté quelqu’un qui doit agir, de l’autre quelqu’un qui doit démontrer, convaincre.

L’éthique du médecin lui enjoint, depuis des millénaires de «primum non nocere», d’abord ne pas nuire (sous-entendu : au patient). Ce qui veut dire que l’on va s’interdire de faire peser un trop gros risque à son patient. On va s’efforcer de trouver le meilleur équilibre dans la balance bénéfice/risque.

L’éthique du méthodologiste est celle de l’approche la plus rigoureuse, donc pas forcément la moins risquée.

Mais comment s’approcher du plus juste bénéfice/risque sans rigueur ?

Comment ne pas se baser sur la méthode pour en tirer des conclusions solides et établir son évaluation du bénéfice et du risque sur une fondation stable ?

Si l’on veut d’abord ne pas nuire, il faut commencer par savoir si l’on a au moins un bénéfice attendu à l’utilisation potentielle de la molécule chez un patient. En fonction de l’importance du bénéfice, on va pouvoir évaluer les risques et leur acceptabilité.

On peut ainsi, et c’est prévu, modifier la méthode ou arrêter une étude en cours si l’on se rend compte qu’une molécule est soit très efficace (et donc les patients qui prenaient le placebo ou un autre médicament auraient une perte de chance, ce qui serait contraire à l’éthique, on leur donne donc les mêmes chances que les autres et on interrompt l’étude) soit très dangereuse.

On peut aussi donner un traitement de manière dite «compassionnelle», c’est-à-dire des traitements dont on sait qu’ils ont une chance infime de marcher ou qu’ils ont de très gros effets secondaires potentiels. Mais cela on ne le fait que dans des cas désespérés, des cas où de toute façon le patient est «perdu» et où le risque, même fatal, peut sembler acceptable pour cela.

Mais à la base, il faut une fondation à notre estimation du bénéfice et donc du risque.

Si nous n’avons pas d’études, nous n’avons pas cette fondation, et notre éthique en est rendue caduque.

À mon sens donc, le méthodologiste et le médecin ne sont pas ennemis, mais bien complémentaires l’un de l’autre.

Un médecin doit réfléchir en méthodologiste et en soignant.

Il ne doit pas oublier la science, mais ensuite, c’est son humanité, sa probité, son éthique de soignant qui doivent le guider. Et parfois, c’est vrai, son intuition, c’est-à-dire l’accumulation des petits signes de son expérience. Son sens clinique, qui lui, ne peut pas être modélisé. En tous les cas pas actuellement.

Mais autant le sens clinique est pertinent dans une situation particulière, pour évaluer un bénéfice et un risque individuellement sur un patient ou une patiente données, autant il ne l’est plus pour dire «cette molécule nous débarrassera à coup sûr du virus». Parce que, quelle que soit la puissance de son intuition, elle sera incapable de prédire comment tous les patients vont réagir à cette molécule et incapable de prédire si l’efficacité sera la même. Cela, c’est le domaine des méthodologistes.

À nous, soignants, d’adapter ensuite les résultats des études statistiques à nos patients de chair et d’os.

Mais vouloir faire l’un sans l’autre est une bêtise.

Conclusion

Il peut être tentant de chercher un sauveur dans une situation de crise. De s’en remettre à quelqu’un qui aura toutes les réponses. Voire à une molécule qui sera vue comme notre planche de salut.

Mais je crois qu’il ne faut pas oublier en chemin d’exercer notre intelligence, notre esprit critique, notre discernement.

Il me semble que nous aurions tout intérêt à garder la tête froide et à ne pas imaginer que nous pourrions trouver un remède miracle pour cette pandémie comme pour les suivantes qui viendront sans doute.

Parce que nous avons déjà vécu cela, et que nous devrions nous en souvenir. Ce n’était pas il y a si longtemps que cela. C’était en 2009, il y a 11 ans, lors de l’épidémie de grippe H1N1.

Souvenez-vous. Nous avions rapidement eu un vaccin car contrairement au SARS-Cov-2, le H1N1 était un virus de grippe, donc un virus familier. Nous rêverions d’avoir un vaccin si tôt pour le SARS-Cov-2 ! Et pourtant, un vaccin, c’est comme un médicament, il y a des bénéfices et des risques. Il y a 11 ans, tout le monde s’est rué sur le vaccin disponible. Mais alors que son bénéfice était assez incertain, car la grippe H1N1 s’est avérée relativement peu sévère, l’évaluation de son risque, elle, nous a montré, hélas après coup, un taux assez important d’effets secondaires.

Gardons-nous d’aller trop vite encore une fois.

Apprenons de nos erreurs passées.

Ne nous jetons pas sur une molécule dont on ne sait pas encore si elle a des bénéfices certains sur l’infection Covid-19 mais dont nous connaissons très bien les potentiels effets secondaires.

Parce que si nous sommes trop hâtifs, nous pourrions le regretter.

Je crois que personne n’a envie que nous nous rendions compte dans un an que la chloroquine a été administrée de façon inconsidérée et que des dizaines, des centaines voire des milliers de patients pourraient se retrouver avec de sérieux problèmes cardiaques à cause de cela. Ce serait un véritable scandale sanitaire.

Donc étudions la chloroquine, mais n’en faisons pas une arme absolue contre SARS-Cov-2, et surtout, évitons de croire que c’est véritablement la «fin de partie1» annoncée un peu vite, il me semble.


  1. En référence au titre un peu putaclic quand même de la vidéo du Pr Raoult sur YouTube, devenue virale depuis sa publication.  ↩

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Pourquoi on se contrefiche souvent de savoir si vous avez une fracture de l’orteil et autres considérations sur l’opportunité des examens médicaux complémentaires

Pourquoi on se contrefiche souvent de savoir si vous avez une fracture de l’orteil et autres considérations sur l’opportunité des examens médicaux complémentaires

Pourquoi on se contrefiche souvent de savoir si vous avez une fracture de l’orteil et autres considérations sur l’opportunité des examens médicaux complémentaires

Vous comprendrez comme moi que mes patients soient déstabilisés lorsque je prononce cette phrase un brin provocatrice alors qu’ils n’attendent qu’une chose : qu’on leur fasse passer une radio pour savoir « si c’est cassé ».

Il s’ensuit généralement à peu près ce dialogue :

— Mais, Docteur, si c’est cassé, il faudra peut-être m’opérer.

— Non, probablement pas. Il est rare de devoir opérer un petit orteil lorsqu’on ne voit pas la fracture directement. Votre os va se réparer tout seul s’il y en a une. Nous allons simplement lui faciliter la tâche en vous bandant ensemble les trois derniers orteils.

— Et s’il n’y a pas de fracture ?

— On fera la même chose, ça permettra à vos tendons, vos ligaments et à tout le reste de cicatriser également.

— Mais alors, je ne saurai pas si c’est cassé ?

— À quoi ça vous servirait ?

— Ben…

— Vous pensez qu’après avoir fait une radio vous aurez moins mal ?

— Euh…

— Exactement. Une radio ne diminuera pas votre douleur, pas plus qu’elle ne raccourcira le temps pendant lequel vous aurez mal.

Et même si je sens bien qu’ils ont saisi le raisonnement, je perçois aussi comme une pointe de déception dans leur attitude. Ils n’auront pas d’images pour concrétiser leur douleur. Je me demande parfois s’ils ont peur qu’on ne reconnaisse pas le traumatisme comme étant réel s’ils n’en ont pas la preuve en images.

Cette situation fait souvent écho à d’autres, presque plus fréquentes encore, où des patients qui sont en traitement pour une affection connue viennent, un peu gênés, me demander de leur prescrire une IRM/un scanner/une radio/une écho/une prise de sang/insérer un autre examen complémentaire parce que leur kinésithérapeute ou leur ostéopathe trouve « que ça dure trop longtemps » et leur a « suggéré » plus ou moins fortement que c’était nécessaire parce qu’ils ne savaient plus quoi faire d’autre.

Je leur fais souvent les mêmes réponses, qui sont des questions naïves.

Pensent-ils qu’ils auront moins mal lorsqu’ils auront été passer la sacro-sainte IRM ?

Le kinésithérapeute ou l’ostéopathe changera-t-il le traitement si l’IRM montre… mais que peut-elle montrer, au juste ?

La réponse à la première question est évidente.

Quant à la deuxième, c’est là tout le nœud du problème.

On pense que l’examen va révéler une image nette et absolue de ce qui se passe dans le corps du patient et nous permettre presque comme par magie (le miracle de la technologie) de résoudre le problème.

Or, je vais choquer, mais : c’est faux.

Aucun examen médical à notre disposition n’est : omniscient (il ne montre que ce que l’on cherche), suffisamment précis (les examens d’imagerie moins encore que les examens biologiques), toujours juste (il existe aussi des erreurs dans la technologie).

Les images dont nous disposons sont l’équivalent pour le corps humain d’une reproduction de La Joconde exécutée avec des gants de boxe par un enfant de 2 ans.

C’est-à-dire que les détails sont inexistants, les nuances une simple vue de l’esprit ou une reconstruction algorithmique donc faillible, et que ce qui apparaît visible est généralement un problème suffisamment important pour confirmer simplement un doute déjà présent lors de la consultation.

Dans ces conditions, quel est l’intérêt de demander une IRM (même raisonnement pour un scanner ou tout autre examen) dans une pathologie connue (on sait que le patient a une tendinite, ou une entorse, par exemple) ?

Aucun.

Mais quel est donc l’intérêt d’un examen complémentaire en règle générale ?

C’est ce qui est vraiment important, je crois, et c’est ce que j’aimerais que tous les professionnels de santé, les médecins comme les autres (et moi compris dans le lot), aient plus à l’esprit lorsqu’ils exposent leur démarche à leurs patients.

Intérêt diagnostique

Le premier intérêt est évident, et c’est souvent celui-ci qui motive la prescription et la réalisation de l’examen.

C’est aussi évident pour les patients eux-mêmes : si on fait une radiographie d’un os fracturé, on va visualiser la fracture, on saura donc que l’os est cassé.

Les examens à visée diagnostique sont très nombreux. Imagerie, biologie par prise de sang, prélèvement d’urines, de selles, de sperme, de sécrétions nasales… ne cherchez pas, la médecine a inventé un examen pour chaque sécrétion du corps.

Ces examens sont tellement nombreux que les énumérer tous prendrait plusieurs tomes d’encyclopédie.

Et c’est justement là que le bât blesse.

Faire un examen à visée diagnostique, c’est d’abord choisir lequel. Celui qui pourra nous aider le mieux à trouver de quoi souffre notre patient, parmi les milliers possibles. Bon, j’exagère, pour chaque pathologie, il y a un petit nombre d’examens utiles, c’est vrai. Le choix n’en est pas moins difficile. Car chaque examen a ses avantages et ses inconvénients, comme nous le verrons plus loin.

Cependant, si tous les médecins peuvent vous raconter des histoires où un examen complémentaire a permis de faire un diagnostic alors que personne n’y avait pensé, tous les médecins vous diront aussi que cela représente moins de 1 % des cas. Et tous vous diront aussi que dans les 99 autres cas sur 100, l’examen complémentaire a juste confirmé ce qu’ils avaient déjà compris grâce simplement aux informations qu’ils avaient recueilli après avoir interrogé et examiné correctement leur patient.

Dans ces cas-là, l’examen n’a finalement été utile que pour confirmer l’impression du médecin, voire écarter une autre hypothèse diagnostique, proche mais plus grave par exemple.

Car les examens complémentaires sont vraiment intéressants dans une situation très particulière que l’on appelle le diagnostic différentiel.

Parce que les patients souffrent rarement de symptômes correspondant parfaitement à ce qui est enseigné dans les livres de médecine et sur les bancs de la faculté, le médecin se retrouve souvent avec plusieurs hypothèses diagnostiques en tête, qu’il va hiérarchiser du plus grave au plus bénin mais aussi du plus probable au moins probable. Et il va s’aider d’examens complémentaires bien choisis pour faire le tri parmi ces hypothèses et trouver celle qui correspond le mieux à l’état de son patient.

Bien évidemment, là encore, le choix de l’examen ou des examens complémentaires est crucial. Il ne peut pas se faire au petit bonheur la chance, ou être exhaustif « au cas où », parce qu’il existe tant d’examens possibles qu’il faudrait découper le patient en tranches fines et attendre plusieurs mois avant d’avoir fini de tout examiner au microscope, si tant est qu’on puisse trouver la réponse avant que le patient ne guérisse spontanément… ou ne meure de sa pathologie…

Intérêt thérapeutique

Un examen complémentaire peut aussi avoir un intérêt thérapeutique, lorsqu’il permet de guider le traitement d’une affection déjà connue et diagnostiquée, en précisant par exemple l’étendue des zones atteintes, ou en allant chercher le type exact d’une bactérie responsable d’une infection, avec en prime la liste des antibiotiques qui ont une efficacité sur cette bactérie et celles auxquelles le germe est résistant.

Ce genre de bénéfice est le plus intéressant.

Comme le médecin a souvent une bonne idée du diagnostic ou du moins de la catégorie de diagnostics dont souffre le patient, il sait déjà quel type de traitement va être efficace. Mais l’examen complémentaire va lui permettre de cibler plus précisément la thérapeutique à employer. Ainsi, il aura plus de chances de régler le problème en minimisant les effets secondaires du traitement.

Encore faut-il que l’examen n’ait pas plus d’effets secondaires que ce dernier…

Intérêt sur le suivi

Enfin, un troisième cas peut se présenter où un examen complémentaire est utile : lorsqu’il aide à suivre l’évolution d’une pathologie, et donc à adapter le traitement en fonction de la façon dont le patient réagit.

C’est par exemple le cas des dosages réguliers des hormones thyroïdiennes quand on doit en prendre pour substituer le fonctionnement défaillant de sa propre thyroïde, ou du dosage de glycémie quand on est diabétique. C’est le cas des imageries répétées lorsque l’on est en cours de chimiothérapie lors d’une pathologie cancéreuse.

Souvent, le rythme auquel on effectue ces examens est codifié dans des protocoles qui ont été pensés et validés pour maximiser le bénéfice attendu et minimiser les effets secondaires.

Les risques des examens complémentaires

Car, hélas, tous les examens complémentaires ont des effets secondaires.

Un examen complémentaire est un peu comme un médicament.

Chacun d’entre eux peut être extrêmement utile, mais en contrepartie, chacun expose à des risques différents, des risques dont il est nécessaire d’être conscients avant de les pratiquer, mais surtout avant même de les prescrire. Ou de les conseiller si l’on n’est pas le prescripteur.

Et vous allez voir que ces effets négatifs sont plus nombreux que ce que l’on peut croire au premier abord.

Ne rien trouver : les faux négatifs

Comme je vous l’ai dit, nombre des examens dont nous disposons ne sont pas très précis.

Même si l’on n’en est plus à goûter les urines pour y détecter un goût de sucre ou d’ammoniac, comme au moyen âge, nos moyens sont plus limités qu’il n’y paraît.

Chaque examen possède ce que l’on appelle une sensibilité. C’est tout simplement son seuil de détection.

Tout comme votre œil ne peut pas distinguer une épingle perdue au milieu d’un carrelage à dix mètres de distance, une radio ne peut voir que ce qui est calcifié, un scanner ne pourra pas distinguer les détails plus petits que le millimètre, et une IRM aura du mal à précisément délimiter certaines zones de tissus différents.

Quant aux seuils de détection des examens des fluides biologiques, ils ont un problème différent : l’établissement d’une norme, d’une zone de normalité et de zones d’anormalité.

Pour être plus clair, mettons que vous désiriez mesurer le taux de sucre dans le sang.

Comme votre organisme consomme du sucre en permanence, et qu’il en mobilise en permanence aussi depuis les stocks qu’il a constitués depuis la dernière fois que vous avez mangé, ce taux fluctue à chaque instant. Mais la mesure, elle, sera faite à un seul de ces instants. Avec une précision qui n’est pas absolue (quelle est la sophistication de votre appareil ? Est-il récent ? Est-il bien entretenu ?). Le chiffre que vous allez obtenir n’est donc au mieux qu’une approximation de la réalité, une estimation. Et depuis que nous avons parlé ensemble de quantified self, vous savez quel crédit limité il faut accorder aux chiffres, et surtout aux normes.

Ainsi donc il se peut que la sensibilité de votre examen soit assez faible.

Cela signifie que l’examen que vous avez choisi d’effectuer ne détecte pas un problème qui existe bel et bien.

La radio ne verra peut-être pas votre fracture. L’IRM ne montrera pas votre tendinite pourtant si douloureuse car le tissu sera mal visualisé, ou trop petit.

Dans ce cas, non seulement vous avez effectué l’examen pour rien, mais encore, et c’est plus grave, vous êtes faussement rassuré. Pire, cet examen faussement négatif va vous entraîner sur de fausses pistes. Car vous allez le considérer comme ayant éliminé une hypothèse, alors qu’en réalité il n’en est rien.

Cela peut parfois entraîner des retards de diagnostic assez lourds de conséquences.

Trouver quelque chose qui n’existe pas : les faux positifs

Mais l’inverse est aussi vrai.

Un examen peut vous montrer quelque chose qui n’existe pas.

C’est difficile à croire, je sais, et pourtant.

Les faux positifs, comme nous les appelons, sont très répandus.

Car un examen possède également, en plus de sa sensibilité, sa spécificité.

Certains paramètres biologiques peuvent être augmentés ou diminués de façon artificielle par d’autres causes que la pathologie soupçonnée. Par exemple, l’augmentation du nombre de globules blancs dans le sang, caractéristique d’une infection peut aussi être due… à la prise de cortisone… Si vous avez basé tout votre raisonnement sur cet examen-là, vous vous êtes plantés, et vous avez diagnostiqué une infection fantôme… car elle n’existe pas.

Plus parlant encore, une simple radiographie peut vous montrer des images pouvant ressembler à un cancer (« mais qu’est-ce que c’est que cette grosse tumeur sur la troisième côte à droite ? ») alors qu’il s’agit simplement de la superposition de deux côtes parfaitement normales sur l’image en deux dimensions obtenue lors de l’examen par la mise à plat des projections des rayons sur le film photographique. Si vous avez pris ces deux côtes pour une tumeur osseuse, vous avez fait opérer votre patient pour rien… ou bien vous l’avez envoyé en chimiothérapie pour moins encore…

Un faux positif a conduit votre raisonnement dans une autre impasse : vous avez déclenché un traitement sans fondement, et donc exposé votre patient à des effets indésirables sans aucun bénéfice, puisqu’il n’avait rien. Je ne parle même pas du coût des examens, du coût des traitements qui s’en sont suivis, ni du coût pour le patient dans sa qualité de vie, son temps, son activité professionnelle, familiale, etc.

Si l’on ne s’en rend pas compte toute de suite, ça peut même vous étonner que la tumeur ne régresse pas… et pourtant, ce n’est pas étonnant, puisqu’elle n’existe pas…

Les effets indésirables

Plus fort encore : un examen a des effets indésirables propres. Comme un médicament.

Une radiographie, une simple radiographie, comme un scanner d’ailleurs, qui n’en est qu’une version plus sophistiquée, vous balance allègrement des rayons X à travers le corps, ce qui a une fâcheuse tendance à faire muter votre ADN pour en faire potentiellement naître des cancers…. Comme si vous alliez faire un petit tour rapide à Tchernobyl. Bien sûr, les doses ne sont pas les mêmes et une radio va valoir un séjour d’une infime nanoseconde à Tchernobyl, mais ce qu’il y a de « bien » avec les rayons X, c’est que ses doses se cumulent avec le temps, tout au long de la vie. Donc si vous faites de nombreuses radios dans votre vie, en plus de quelques scanners, votre séjour virtuel au cœur de l’Ukraine irradiée sera peut-être au final de quelques minutes. C’est vrai, on ne sent rien et on a tous l’impression qu’une radio c’est comme une photo. Ce n’est pas tout à fait le cas. Pour vous expliquer en détail ce qu’est une radiographie, un scanner, et pourquoi les doses d’irradiation sont limitées, comment les rayons X agissent sur votre corps, mon confrère @RadioactiveJib nous a fait un topo particulièrement didactique à ce sujet. Allez donc lire son article qui sera plus scientifique que le mien tout en étant parfaitement clair.

Une IRM vous place au cœur d’un champ magnétique intense inconnu dans la nature. Vous avez peur des ondes dégagées par le champ magnétique du pylône électrique près de chez vous ? Imaginez-vous qu’une IRM c’est comme si vous étiez coincé à l’intérieur de trois pylônes placés les uns à côté des autres…

Une prise de sang, ce n’est jamais très agréable car ça fait mal. Mais ce n’est pas le plus ennuyeux, car il peut arriver (rarement mais ça arrive) qu’en même temps que l’aiguille une bactérie pénètre dans votre peau puis dans votre sang, déclenchant une infection, un abcès bien gros, bien chaud, bien douloureux et rouge, que l’on devra traiter avec un antibiotique qui vous donnera mal au ventre et la diarrhée en plus de la fièvre qui vous clouera au lit. Et encore, ça pourrait être pire car si la bactérie en question entre vraiment dans votre sang, vous serez atteint de ce qu’on appelle une septicémie et vos chances de survie seront comptées.

Certes, tous ces risques sont peu probables et je les grossis ici à dessein, mais ils existent bel et bien. La probabilité de leur survenue n’est pas forte, mais suffisamment pour que l’on prenne le temps de songer à chaque fois que l’on va prescrire ou conseiller l’un de ces examens. Est-ce que le jeu en vaut bien la chandelle ?

Est-ce que voir la fracture de votre petit orteil vaut un voyage d’une nanoseconde à Tchernobyl ?

Trouver quelque chose dont on ne saura pas quoi faire

Il arrive parfois qu’un examen montre quelque chose que l’on n’attendait pas.

Comme des os surnuméraires, ou une malformation.

Car si les examens ont une sensibilité et une spécificité limitées, ils sont quand même meilleurs que les yeux du médecin (qui n’aurait jamais pu penser que vous aviez des os en surnombre en vous regardant). Et s’ils existent et sont encore prescrits, ce n’est pas simplement parce que les médecins obéissent aux pressions des kinésithérapeutes ou des patients. C’est aussi et surtout parce qu’ils rendent des services comme nous l’avons vu plus haut.

Un examen peut donc montrer quelque chose que l’on n’attendait pas.

Quelque chose d’utile, en faisant ce que l’on appelle un diagnostic fortuit, qui va déboucher sur un traitement peut-être plus précoce d’une anomalie pathologique.

Mais aussi parfois quelque chose d’inutile, qui va angoisser le patient pour rien. Parce que franchement, la majorité des os surnuméraires ne sont pas pathologiques et ne vont rien changer à votre vie. Ou certaines « malformations » qui sont juste des variantes anatomiques possédées de façon physiologique par un certain pourcentage de la population sans jamais entraîner de conséquences graves.

Plus étonnant, parfois un examen peut montrer quelque chose dont on ne sait pas quoi faire.

Une anomalie ni pathologique ni physiologique, que l’on ne comprendra pas, qui n’avait jamais donné de symptôme auparavant, mais qui va inquiéter le patient tout comme elle va interroger le médecin qui ne saura pas s’il faut intervenir ou respecter cette étrangeté.

Et pour la comprendre, cette anomalie, il va sûrement falloir d’autres examens, avec d’autres risques, et peut-être des traitements, avec encore d’autres risques. Et l’on ne saura jamais si, dans le cas où l’on n’avait pas fait le premier examen, cette anomalie aurait jamais été pathologique ou physiologique. Donc si l’on n’a pas fait courir des risques inutiles au patient.

L’interprétation

Mais il y a une cerise sur le gâteau.

Un examen complémentaire c’est comme un poème, ou un tableau, un roman ou une pièce de théâtre. Il faut le décoder. Il faut le comprendre. Il faut l’interpréter !

Vous avez sûrement déjà lu des comptes-rendus de radiographies : on dirait une langue étrangère pleine de néologismes en latin et en grec, avec des mots à remporter haut la main une partie de Scrabble avec un académicien. Vous êtes rassurés parce que le médecin, lui, comprend cette langue (parfois même il la parle devant vous).

Et pourtant tous ces mots décrivent simplement ce que la radiologue a vu et compris de l’examen. C’est une interprétation des images. Une traduction. Et sachez qu’il peut y avoir d’autres traductions, d’autres interprétations. Comme pour un texte ancien et compliqué. Parfois, deux traducteurs peuvent ne pas être d’accord dans leurs interprétations du même examen. Parfois dramatiquement en désaccord.

Certains traducteurs oublient des mots, d’autres en rajoutent.

Certains interprètes ne voient pas des signes sur une radio, alors que d’autres en voient qui n’existent pas.

Lequel a raison ?

Tout est l’affaire de l’interprétation de celui qui fera la synthèse entre le résultat de l’examen, le compte-rendu, les autres examens éventuels, l’examen clinique du patient et ce qu’il lui aura raconté de la façon dont les symptômes sont apparus.

C’est pour cela que la médecine est un art autant qu’une science.

Jusqu’à ce qu’une I.A. remplace à la fois les radiologues et les cliniciens…

De la même façon, un examen biologique va ramener une longue liste de paramètres chiffrés, dont vous allez anxieusement surveiller s’ils sont dans la fourchette normée fournie en face par le laboratoire. Et si le chiffre sort de la norme, là, c’est la panique. Le paramètre est anormal.

Oui. Mais souvenez-vous que la notion de norme est plus floue qu’il n’y paraît, et que la célèbre courbe de Gauss est toujours présente lorsqu’il s’agit de comparer le vivant.

Parfois, un paramètre qui semble anormal ne l’est pas tant que ça, et parfois, un paramètre normal peut interroger autant que s’il était anormal.

Alors, radio ou pas ? la balance bénéfice-risque

Vous pouvez voir que les choses ne sont pas aussi simples qu’on le voudrait.

Que prescrire et effectuer un examen complémentaire comme une simple radio n’est pas sans conséquence, pas si anodin.

À chaque fois, il faut faire le tri entre les risques et les bénéfices possibles, les mettre en balance, les peser intelligemment et posément, sans se laisser guider par une émotion qui entraverait le jugement.

La réflexion doit être méthodique et prendre en compte à la fois les éléments psychologiques du patient, les éléments de son histoire, de son milieu, de ce que l’on a trouvé en l’examinant, les paramètres médicaux de ses antécédents, de la pathologie que l’on suspecte, des traitements éventuels. C’est un pari sur ce que l’on veut chercher et pourquoi on veut le chercher.

Si l’on veut traiter correctement une fracture d’un orteil, doit-on faire une radiographie au risque d’irradier le patient ? Ou peut-on faire autrement ?

On peut alors s’aider, que l’on soit patient ou médecin, prescripteur ou paramédical, en se posant quatre questions très simples, que je tire du Journal of American Medical Association (article de 2015, écrit par Aria A. Razmaria) :

Quels sont les risques de cet examen ou de ce traitement ?

Dans le cas de votre orteil, les risques sont l’irradiation due à la radiographie, le faux négatif possible si la fracture est trop petite.

Comment ce test ou ce traitement va-t-il m’aider ?

En montrant la fracture. C’est le seul bénéfice éventuel.

Existe-t-il une option alternative ?

Bander l’orteil pour favoriser sa réparation et la consolidation de l’os en 6 à 8 semaines.

Que se passerait-il si on ne faisait pas ce test ou ce traitement ?

L’os consoliderait tout de même en 6 à 8 semaines. Dans de rares cas, la consolidation se ferait plus lentement, ou alors provoquerait de l’arthrose à long terme (fracture articulaire).

L’évaluation du risque et du bénéfice se fait alors de manière guidée, et l’on peut prendre une décision posément, en voyant pourquoi il est rarement intéressant de faire une radiographie d’un orteil après un traumatisme.

On peut suivre ce raisonnement dès que l’on sent que l’on aimerait compléter notre impression clinique.

Et surtout en étant conscient des motifs qui nous font penser à faire un examen complémentaire : est-ce vraiment pour aider le patient, ou pour faire taire notre propre anxiété de soignant ?

Conclusion : L’IRM, c’est pas toutes les semaines

Je voulais trouver un meilleur slogan, mais c’est celui qui se rapproche le plus du fameux « les antibiotiques, c’est pas automatique ».

Et c’est une bonne façon de résumer ma pensée.

Pourtant, au fond, le véritable problème n’est pas la croyance que certains soignants peuvent avoir en l’efficacité presque magique des examens complémentaires, d’imagerie ou de biologie.

Le problème vient souvent d’une impatience.

Une impatience compréhensible du côté du patient, qui voudrait être le plus rapidement possible guéri de son problème, traumatisme ou maladie. Même si l’on peut aussi trouver que notre société encourage une impulsivité particulièrement forte et nous a enlevé la sagesse de comprendre que le temps doit faire son œuvre, on peut excuser cette volonté chez quelqu’un qui souffre.

Mais cette impatience est plus difficile à accepter lorsqu’il s’agit de soignants. Être empathique avec son patient ne veut pas dire adhérer à toutes ses demandes, qu’elles soient formulées ou non, notamment celle de la rapidité. Vouloir le guérir de notre mieux, lui éviter de souffrir le plus possible, c’est humain et ce sont des qualités indispensables pour un soignant. Mais nous devons faire un travail sur nous-mêmes pour accepter que nous ne maîtrisions pas tout, et surtout pas le temps de guérison ou de soins du patient.

Si une entorse met 3 mois à guérir chez une patiente, ce n’est pas un drame non plus. C’est peut-être son rythme propre. Et point n’est besoin de recourir systématiquement à une IRM qui ne nous montrera rien de plus que ce que l’on sait, pour calmer notre propre anxiété de soignant. Nous devons être plus attentifs à nos propres angoisses, afin de ne pas les confondre avec la légitime et perpétuelle remise en question de notre propre diagnostic. Car autant il est bon de sans cesse questionner le diagnostic que nous avons nous-mêmes posé afin de ne pas méconnaître une autre possibilité qui aurait pu nous échapper précédemment, autant céder à notre désir de puissance et notre impulsivité est délétère pour le patient, en lui faisant prendre des risques inconsidérés dont nous serions les uniques responsables.

Un soignant porte une responsabilité fondamentale, qu’il soit prescripteur, effecteur ou simple « conseilleur » : ne pas nuire à son patient sous prétexte de l’aider. C’est ce qu’un de mes maîtres appelle la bienveillance de deuxième niveau. Cette bienveillance qui comprend que pour réellement aider le patient, il faut parfois savoir accepter que certaines choses doivent être supportées ou laissées en l’état. Cela demande une bonne dose de confiance en soi balancée avec une capacité à se remettre en question et à interroger en permanence ses choix, ses ressentis et la mise en rapport entre les bénéfices et les risques potentiels. C’est un chemin particulièrement étroit que celui de soigner avec empathie sans jamais se départir d’une vision stratégique globale qui protège les intérêts du patient.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Quantified Self et médecine, partie 2 : à l’ombre du Big Data

Quantified Self et médecine, partie 2 : à l’ombre du Big Data

Quantified Self et médecine, partie 2 : à l’ombre du Big Data

Pour faire suite au très intéressant article de Saint Epondyle sur le Quantified Self, je me suis lancé à mon tour dans une synthèse de ce que cette pratique de plus en plus répandue peut signifier, en me plaçant du point de vue du soin et de la médecine.

Car il ne vous aura peut-être (ou peut-être pas) échappé que tous ces petits gadgets sensés nous simplifier la vie se placent souvent dans une logique de santé et même parfois de soins.

Je vous embarque donc avec moi dans un voyage en deux étapes.

Dans la première, nous avons réfléchi à l’utilisation des chiffres et des normes en médecine.

Dans cette deuxième, nous abordons enfin le cœur du sujet : le bouleversement (ou non) du Big Data.

Quantified Self et Santé Connectée

Mais tout d’abord, nous devons savoir de quoi nous parlons.

La Santé Connectée est l’ensemble des dispositifs techniques et informatiques reliés les uns aux autres par des liaisons internet et destinés à mesurer ou contrôler divers paramètres chiffrés de notre santé, qui seront ensuite soit envoyés à notre médecin, soit analysées et stockées dans le « nuage internet » à travers des banques de données gigantesques ou des algorithmes mathématiques.

La Santé Connectée rejoint donc en partie le Quantified Self, mais ne le recoupe pas complètement.

Les prémisses sont apparues il y a quelques années, avec les premières balances connectées à des smartphones, capables de garder en mémoire l’historique de notre poids. Puis sont venus les bracelets connectés mesurant notre rythme cardiaque, les tensiomètres connectés, les stéthoscopes connectés, les thermomètres connectés, les piluliers connectés, des électrocardiographes connectés, enfin des bandeaux connectés sont maintenant chargés d’analyser notre sommeil et même de le modifier. Bref, tout appareil médical est désormais susceptible de devenir connecté.

Les smartphones n’ont d’ailleurs plus vraiment besoin de dispositifs connectés, puisque depuis l’iPhone 5, Apple a intégré une application de podomètre intégrée. On peut donc dire que beaucoup d’entre nous sont branchés sur la Santé Connectée, même sans le savoir ou sans le vouloir.

Tous ces dispositifs ont comme point commun de prendre la mesure de paramètres précis et de les stocker dans une banque de données. Ce qu’ils en font ensuite dépend de la politique de l’éditeur de l’application ou du dispositif que vous utilisez, mais beaucoup accèdent par défaut à vos données, anonymisées ou non, pour leur propre compte.

La mesure en temps réel

Se promener avec son smartphone dans la poche, porter une montre ou un bracelet connecté à son poignet, cela s’oublie très rapidement, devient une sorte de réflexe. On en vient à ne plus se souvenir que l’on est équipé d’un appareil mesurant en permanence notre nombre de pas ou notre fréquence cardiaque. En permanence.

Et même lorsque l’appareil est plus encombrant, comme un tensiomètre, dès qu’il est en fonctionnement, la récolte des données commence. Le mot récolte prend tout son sens quand on imagine une moissonneuse abattre des milliers d’épis de blé en même temps. Chaque instant voit le dispositif connecté prendre une mesure, et la stocker.

Une accumulation de chiffre se crée donc, qui est traduite généralement par l’interface en graphiques ou en tableaux.

Des données pour quoi faire ?

Mais toutes ces données servent à quoi, au fond ? Qu’en faire ? Simplement admirer les graphiques et se dire que l’on a là une bien jolie courbe de marche ?

Bien sûr que non. Mis à part pour les plus vains d’entre nous (et il en existe), le chiffre pour le chiffre n’a aucun intérêt. Sinon la montre connectée ou le podomètre finiront bien assez tôt remisés dans un placard.

Si nous utilisons ces dispositifs, c’est bien qu’il y a une raison plus profonde, un besoin plus fort, qui nous y pousse.

La performance

Ce n’est pas par hasard si les dispositifs connectés ont d’abord été massivement utilisés et adoptés par les sportifs. Ils permettent de mesurer précisément l’évolution des performances physiques et techniques d’une activité sportive. De se mesurer par rapport à soi-même, mais aussi par rapport aux autres. Rappelez-vous notre première partie, lorsque nous parlions des normes.

Mais ce qui est une nécessité professionnelle chez les sportifs peut également être utile pour le commun des mortels, ceux que l’on appelle les « sportifs du dimanche ». Jusqu’à un certain point.

Parce que pour être réellement utiles, ces mesures vont devoir être rapportées à votre effort, à votre technique sportive. Pour véritablement s’améliorer, il est en effet nécessaire de connaître deux ou trois choses en physiologie, par exemple les différences entre effort aérobie et effort anaérobie. La majorité des sportifs non professionnels connaissent-ils ces bases ? Je l’espère, mais n’en suis pas convaincu.

Et si ce n’est pas le cas, alors vivre toute sa vie à travers le prisme d’une courbe chiffrée est tout de même assez réducteur, et la profusion de diversité des objets connectés commence à faire entrer la culture du chiffre jusque dans des domaines où ils n’ont rien à faire dans une situation normale, comme une relation personnelle, voire sexuelle, comme le sommeil.

La perversité du partage sur les réseaux sociaux de ces chiffres pousse cependant à entrer dans ce monde étonnant où non seulement on mesure la taille de son propre sexe, mais ou également on la compare aux autres et on la publie sur internet, ce qui revient à la crier au monde entier, et pour les siècles à venir, puisqu’il faut toujours garder à l’esprit que la Toile n’oublie jamais rien, pas même le plus infime détail, de ce que nous pouvons publier sur nous-mêmes.

Il existe cependant tout un champ d’applications extrêmement utiles de la santé connectée et du Quantified Self, dans des situations anormales, voire pathologiques.

L’autosurveillance dans des pathologies chroniques

Le meilleur exemple de pathologie où un patient peut tirer bénéfice d’une autosurveillance chiffrée est le diabète. Cette maladie provoque l’incapacité de l’organisme à métaboliser correctement le sucre, qui se trouve s’accumuler dans le système sanguin pour y causer de multiples complications : pathologies vasculaires, nerveuses, des autres métabolismes. Elle a la particularité d’être indolore très longtemps, même déclarée. Et le seul moyen de la contrer est de faire en sorte que le taux de sucre dans le sang (la glycémie) soit maintenu dans une fourchette assez étroite. Trop peu de sucre et l’hypoglycémie peut endommager le cerveau et provoquer un coma mortel. Trop de sucre et l’accumulation finit par provoquer elle aussi un coma mortel.

C’est ainsi que beaucoup de diabétiques sont obligés de surveiller leur glycémie quotidiennement, voire pluriquotidiennement. Beaucoup tiennent à jour un carnet de glycémies, permettant d’adapter les doses de leurs traitements, insuline injectable ou molécules orales.

S’il n’existe pas encore de moyen fiable de mesurer une glycémie sans effraction cutanée par une aiguille, le fait est qu’un tel dispositif serait utile.

De même qu’une personne ayant une hypertension artérielle pourrait tirer bénéfice d’une automesure fréquente de sa tension, afin de dégager des tendances permettant d’adapter son traitement ou d’en vérifier la bonne efficacité ou la bonne tolérance.

Cependant, à ces deux applications du Quantified Self, comme aux autres pathologies chroniques que l’on peut imaginer surveiller (débit expiratoire dans l’asthme, oxymétrie dans l’insuffisance respiratoire), il ne faut pas oublier d’appliquer les quelques précautions que nous avons vues dans la première partie de cette série d’articles : prendre garde à l’outil de mesure et à sa fiabilité, aux normes utilisées, aux paramètres extérieurs pouvant influencer la mesure. Bref, dans toutes ces situations, l’interprétation critique des chiffres et de leur évolution sera plus que jamais absolument nécessaire. Ils ne devront jamais être pris pour vérité absolue, au risque de se tromper lourdement.

Le patient devra donc être guidé par un professionnel, même si au fil du temps il pourra devenir lui-même un expert de sa maladie et de son propre cas.

Les dispositifs de Quantified Self pourraient d’ailleurs plus facilement le lui permettre s’ils sont utilisés dans le cadre d’une éducation thérapeutique.

La surveillance à distance d’un patient par un soignant

Il existe d’autres situations où la Santé Connectée pourrait rendre de grands services : la surveillance à distance.

Imaginons une vieille dame de 90 ans, veuve, dont les enfants vivent loin, mettons à plus de 2 heures de route, mais qui est autonome dans les gestes de la vie quotidienne, qui fait ses courses, avec quelques aides à domicile. Cette vieille dame (appelons-là Henriette) est néanmoins sujette à des troubles du rythme cardiaque paroxystiques qui surviennent aléatoirement. De nos jours, Henriette serait équipée d’un stimulateur cardiaque autonome, qui détecterait toute déviation du rythme de ses pulsations et pourrait administrer un choc électrique si besoin. Des chocs que l’on pourra ensuite découvrir lorsque, comme tous les ans, elle ira faire vérifier le bon fonctionnement de l’appareil implanté dans sa poitrine.

Grâce à un stimulateur connecté, son cardiologue, voire son médecin généraliste, pourraient être avertis en temps réel de la survenue de ses troubles, et même en étudier la forme sur un écran. Cela peut permettre d’ajuster le fonctionnement du stimulateur, mais également le traitement médicamenteux qu’Henriette prend chaque jour pour tenter d’empêcher ces arythmies.

Cela pourrait prévenir instantanément les secours si d’aventure le trouble du rythme provoquait un arrêt cardiaque que le choc électrique administré ne pourrait pas résoudre. Un moyen d’éviter les « morts subites », ou du moins celles qui sont dues à de telles pathologies.

De même, un appareil permettant de surveiller l’oxygénation du sang chez un insuffisant respiratoire pourrait alerter le pneumologue de la survenue d’une hypoxie (une baisse trop importante d’oxygène pouvant potentiellement mener à un arrêt cardiaque).

Ou encore, si un capteur était disponible pour mesurer la fluidité du sang, un tel dispositif connecté permettrait d’adapter la dose d’anticoagulants que certains patients sont obligés de prendre chaque jour à des doses très précises et très changeantes.

On pourrait aussi imaginer surveiller les ondes cérébrales d’une personne épileptique pour prévoir d’éventuelles crises.

Mais ce ne sont là que quelques exemples, car les applications sont nombreuses, trop pour qu’on puisse dès maintenant les imaginer.

C’est ce qui rend sans doute la chose si effrayante et si passionnante à la fois.

Car tous ces appareils connectés, s’ils peuvent rendre de grands services, me semblent avoir un gros défaut commun : ils instaurent une surveillance médicale très intrusive, qui pour tout dire donne trop de pouvoir aux soignants si cette surveillance est indéfinie dans le temps.

Un insuffisant respiratoire est enchaîné à sa bouteille d’oxygène presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me direz-vous, que lui chaud d’être en plus connecté en permanence à son pneumologue par un oxymètre connecté ?

Je ne sais pas pour vous, mais personnellement, je n’aimerais pas que mon pneumologue puisse déduire mes activités de mon taux d’oxygénation, même s’il est bienveillant et que j’ai confiance en lui. C’est une question de vie privée. Je dis ce que je veux dire, en toute confiance, dans le secret de la consultation. Je me livre, sans rien omettre de ce qui pourrait aider mon pneumologue à mieux me soigner. Mais il n’a pas besoin de tout savoir sur tout pour le faire. Et c’est ce que ce dispositif lui offrirait : tout savoir en permanence sur mes activités.

Bien évidemment, pour passer un cap difficile, ma réflexion serait tout autre.

Imaginons qu’Henriette souffre également d’insuffisance respiratoire, et qu’elle soit en train de se remettre doucement d’une pneumonie contractée quelque temps plus tôt et presque guérie par des antibiotiques. Dans ce genre de situation, l’état respiratoire d’Henriette est très précaire, et peut à tout moment se dégrader. Mais Henriette est solide, autonome, et on sait qu’hospitaliser trop longtemps une personne de son âge fait peser sur elle des risques forts de troubles cognitifs. Dans cette situation, équiper Henriette d’un oxymètre connecté pourrait lui permettre de retourner à son domicile pour sa convalescence, en étant sûr de pouvoir intervenir si par malheur son état respiratoire ne tenait pas le choc, et en respectant sa vie privée puisque le suivi aurait un temps limité. Par exemple deux semaines, lorsque l’on sera certain que son système respiratoire a totalement récupéré.

Si l’on doit considérer de tels dispositifs connectés comme des outils de soin, alors il nous faut donc prendre quelques précautions pour les utiliser dans un cadre qui soit éthique et même déontologique. Comme des médicaments.

C’est un peu ce que préconise le Conseil National de l’Ordre des Médecins dont le livre blanc sur la santé connectée est assez intéressant à lire, car il aborde également cette question de l’intrusion du soignant, en effleurant aussi les conséquences que cela peut avoir sur la relation entre le médecin et son patient.

Paradoxalement (ou pas, c’est après tout son boulot), c’est la CNIL qui a le mieux pensé aux conséquences du Quantified Self en médecine, dans ce Cahier IP. Vous y lirez des choses passionnantes.

Mais on peut, et on doit, aller plus loin encore dans l’analyse, dans la prospective, car née de l’océan des données informatiques, apparaît peu à peu une nouvelle entité :

Le Big Data

C’est la collection de données à très grande échelle qui peut donner naissance au Big Data : l’accumulation d’une masse si grande de chiffres que des opérations statistiques deviennent possiblement très puissantes pour dégager des tendances à l’échelle de la population humaine tout entière, et en inférer des probabilités individuelles très fortes.

Dans le domaine de la santé, les données collectées par les dispositifs sont par nature sensibles, et sont considérées comme personnelles et confidentielles. Ou pas, suivant le pays où vous vous trouvez.

Mais elles ne sont pour l’instant pas en accès libre ni interconnectées entre elles, ce qui empêche encore la naissance d’un véritable Big Data en matière de santé.

Cependant, imaginons tout de même son avènement. Qu’est-ce que cela signifierait ?

Définir des normes

Dans le premier article, je vous parlais des normes. Toutes les normes qui existent sont pour le moment des extrapolations statistiques sur des échantillons qui, s’ils sont aussi larges que possible, n’englobent bien sûr pas l’Humanité tout entière. Cela pourrait changer avec le Big Data.

Imaginez que chaque humain soit pesé, mesuré pendant toute son existence, pendant une génération. La collection de données ainsi constituée pourrait nous offrir une norme extrêmement précise, car englobant toute la diversité de l’espèce. Cette norme de poids et de taille serait plus fine, et nous permettrait de mieux situer les anomalies de croissance des jeunes enfants, par exemple.

Prévoir l’évolution humaine

Imaginez maintenant que cette collecte soit faite pendant non pas une, mais sept générations d’êtres humains, soit environ 175 ans. La masse colossale de données pourrait par analyse nous donner les tendances générales de l’évolution de la taille et du poids des êtres humains au cours du temps. Nous serions donc à même de prévoir notre évolution en tant qu’espèce.

Je vous l’accorde, il faudrait pour que cela soit utile que nous ayons un peu « grandi » en sagesse, de gouvernement mondial, de conscience d’espèce, de respect de la vie humaine, bref… que nous ne soyons plus vraiment les mêmes humains qu’aujourd’hui… Ça tombe bien, nous avons 175 ans… Il va être temps de s’y mettre…

Trouver des corrélations inattendues

Plus proche, cet objectif est d’ailleurs déjà avoué par les chercheurs, qui s’attendent à dégager grâce aux analyses statistiques de données multiples croisées entre elles des corrélations qui nous avaient échappées jusqu’à présent.

Il ne s’agirait pas de spurious correlations, cependant, mais de véritables déductions, qu’il s’agirait ensuite d’interpréter, puis d’expliquer. Tout un champ d’études qui viseraient à comprendre pourquoi ces corrélations existent s’ouvrira. Il est probable que bien des avancées soient à la clef. Mais là encore, sans vigilance de notre part, l’interprétation de ces conclusions pourrait donner lieu à des dérives que l’on peine encore même à imaginer, sinon en regardant Bienvenue à Gattaca.

Estimer un risque

Le Big Data et ses corrélations vont sans doute nous aider à mieux prévoir les échelles de risque de développer certaines pathologies, ou celles qui déterminent quand en traiter d’autre, quand les éviter, comment et avec quelles molécules nous avons le plus de chances d’en éradiquer certaines, et quels risques font peser des traitements encore mal connus.

Mais il existe encore une fois un danger, une contrepartie : si nous laissons le chiffre et sa dictature s’installer trop profondément dans notre société, il va devenir l’aune ultime et unique de nos existences.

C’est déjà en partie le cas lorsque l’on parle des statistiques déjà à notre disposition en matière de santé et de soin. Dire à un patient « vous avez 15 % de risque de développer une pathologie » n’a pas de véritable signification à l’échelle individuelle. À l’échelle individuelle, la réflexion est plus prosaïque : soit la pathologie se développe, soit elle ne se développe pas. Une chance sur deux ? Pas même. Soit le patient développe la pathologie (et donc pour lui c’est 100 % de son expérience), soit il ne la développe pas (et pour lui ce sera 0 % de son expérience).

Imaginons que le Big Data s’en mêle : une corrélation statistiquement significative ne vaudra pas prédiction certaine pour le patient, mais sera prise comme telle par la société. 75 % de risque de développer un cancer du côlon ? Conséquence humaine : on devra être vigilant sur l’alimentation, les symptômes. Conséquence Big Data : traitements préventifs même si 25 % de chances de ne pas développer la maladie ça fait 1 cas sur 4, primes d’assurances plus élevées pour contrer un risque de surmortalité, interdiction de manger certains aliments… et j’en oublie.

Qui estimera s’il faut suivre ou non les corrélations du Big Data ?

Et si le Big Data s’emmêle ?

Chiffrer l’existence

Si le Big Data s’emmêle, alors ce sera la défaite de l’esprit humain. De l’intuition. Nos existences ne seront plus dictées par nous-mêmes, mais par des chiffres mesurés par nos propres machines, et par les personnes qui en contrôleront les interprétations et les lois proclamées à partir de ces interprétations.

Nous ne serions alors pas loin d’une société où la place de chacun sera déterminée dès sa naissance par l’étude de son génome et de ses risques de développer telle ou telle pathologie défavorable à la société, à la Norme (remarquez le grand N.).

Avez-vous entendu parler de la convention Aeras ? Probablement pas. C’est une convention qui permet aux personnes atteintes de certaines pathologies graves en rémission de contracter un prêt bancaire. Une garantie donnée par la loi, à des conditions strictes. Comme moi vous pensez sans doute que c’est une bonne chose, que c’est l’égalité de traitement envers tous, malade ou bien portant. La réalité est un peu plus complexe. Seules certaines pathologies sont autorisées, et les primes d’assurance comprennent encore des surprimes (même si elles ont été largement diminuées au fil du temps). Nous n’en sommes pas encore à étendre Aeras aux personnes qui ont une probabilité de développer une maladie grave. Mais cela pourrait arriver.

Sous couvert d’égalité, on crée une société inégalitaire.

Transformer le corps en marchandise

Autre écueil qui commence à affleurer à la surface de l’océan des données informatiques : l’exploitation commerciale de nos mesures, stockées dans le nuage par de bienveillantes sociétés dont le but est avant tout de faire des profits et d’en dégager pour leurs actionnaires.

Toutes vos mesures de kilomètres parcourus ou de nombre d’orgasmes provoqués vont d’ores et déjà alimenter les analyses statistiques marketing de régies publicitaires qui ne cherchent qu’à vous vendre les meilleures paires de chaussures ou les meilleurs préservatifs. Et demain ?

Demain, si le Big Data s’emmêle, toutes vos activités n’auront de sens que si elles rapportent des statistiques, des données, si elles permettent de vendre de la publicité qui vous fera consommer encore plus. Et dans le domaine de la santé, votre dossier médical ne se résumera plus qu’à une série de paramètres vendus par votre assurance maladie privée à des prestataires extérieurs.

Lorsque le frère d’Henriette, Francis, qui souffre d’une maladie de Parkinson et a donc du mal à écrire, sera surveillé par un appareil connecté, la fréquence de ses tremblements sera analysée en direct pour déterminer le moment où une société développant un exosquelette brachial pourra lui vendre son dernier modèle. Le T1001 sera bien sûr capable de lui rendre l’usage de ses doigts. Francis pourra à nouveau écrire sans trembler. Il pourra se servir une tasse de thé sans la renverser ou pire, la casser. Mais il devra payer un abonnement mensuel pour pouvoir utiliser le T1001, une machine onéreuse.

Bien sûr, j’exagère. Un peu. Mais regardez les publicités ciblées qui apparaissent dans votre boîte Gmail, et dites-moi si vous ne commencez pas à en être moins sûrs…

Comment se servir du Quantified Self en médecine de façon éthique

Garder son esprit critique quand on est un médecin — et quand on est un patient — me semble le seul véritable guide, car toutes les autres précautions en découlent.

Pour ma part, j’essaie de me poser quelques questions simples face à cette vague d’objets connectés et d’applications de santé.

Est-ce que le dispositif est utile pour le soin du patient ? Ça paraît étonnant, mais l’intérêt de nombreux dispositifs n’est pas si évident que ça. Et même lorsqu’ils semblent utiles, il faut se demander si c’est le cas pour le patient particulier que l’on a en face de soi. Et il faut se souvenir que la plupart des dispositifs seront utiles un temps donné : le temps d’un apprentissage du patient, où d’une convalescence. Plus rarement sera-t-il une aide au long cours, comme pour les diabétiques sous insuline.

Qui a conçu l’application/le dispositif ? L’écrasante majorité des applications de santé est développée par des laboratoires pharmaceutiques, avec donc au minimum leurs logos, au pire la promotion de leurs produits. Pour qui se veut le plus indépendant possible des firmes industrielles, il est assez frustrant de se rendre compte que très peu de sociétés savantes, d’associations de patients ou d’hôpitaux publics ont investi ce domaine. Il faut donc toujours garder à l’esprit que la partialité de l’application ou du produit est une possibilité.

Comment se déroule la collecte des données ? De nombreuses applications, qu’elles accompagnent ou non un dispositif connecté, demandent la création d’un compte sur une plateforme dédiée, qui pourra même être hébergée par une firme pharmaceutique. Ce compte sert souvent à stocker les données qui sont envoyées en temps réel dès qu’une connexion internet est disponible. Mais il est vrai qu’un certain nombre de dispositifs connectés renferment eux-mêmes les données qu’ils collectent sans les envoyer (pour le moment) sur internet. Il faut alors se méfier de la possibilité qu’un tiers aura d’y accéder. Un objet connecté reste un objet électronique, et ce qui est électronique peut assez facilement être hacké ou piraté.

Où sont stockées et le cas échéant qui reçoit les données ? Dans le cas où les données sont partagées — ce qui est quand même l’un des intérêts principaux des objets connectés –  il faut absolument savoir vers qui elles sont envoyées et comment. Vers les réseaux sociaux, c’est la responsabilité du patient. Par contre, si c’est vers un médecin ou une institution, il faut veiller à la confidentialité et donc au cryptage de la communication. Et si c’est vers la société qui produit le dispositif ou l’application elle-même, il faut se renseigner sur qui y aura accès, et que deviendront ces données. Seront-elles vendues à des tiers, analysées par la société elle-même ? Ou bien considérées comme votre propriété personnelle inaliénable ?

Ainsi, la CNIL a émis quelques recommandations à l’intention des patients.

À quand celles vers les médecins ?

Car cette grille de lecture est essentielle pour démêler le vrai du faux et séparer le bon grain de l’ivraie. Car il ne suffit pas, comme le fait ma consœur Cécile Monteil sur son blog, de présenter l’ergonomie d’une application pour juger de son intérêt, me semble-t-il.

Le gouvernement français tente d’encadrer la réflexion avec son site « faire simple », en demandant aux internautes, c’est-à-dire tout un chacun, de donner son avis sur le Big Data en santé. Initiative louable, si elle est suivie d’effet, et si la démocratie sanitaire dans notre pays est plus que de la poudre aux yeux.

Il faut notamment se pencher sérieusement sur l’accès que les assureurs de santé pourraient avoir sur les données immenses de santé, les dossiers médicaux, les prescriptions, etc.

Le Big Data peut aussi être au service d’un totalitarisme, et pas seulement celui de la finance.

Le débat ne fait que commencer, les usages étant encore balbutiants. Nous aurons certainement l’occasion d’en reparler.

Quantified Self et médecine, partie 1 : les chiffres et l’art médical

Quantified Self et médecine, partie 1 : les chiffres et l’art médical

Quantified Self et médecine, partie 1 : les chiffres et l’art médical

Pour faire suite au très intéressant article de Saint Epondyle sur le Quantified Self, je me suis lancé à mon tour dans une synthèse de ce que cette pratique de plus en plus répandue peut signifier, en me plaçant du point de vue du soin et de la médecine.

Car il ne vous aura peut-être (ou peut-être pas) échappé que tous ces petits gadgets sensés nous simplifier la vie se placent souvent dans une logique de santé et même parfois de soins.

Je vous embarque donc avec moi dans un voyage en deux étapes.

Dans cette première, nous réfléchirons à l’utilisation des chiffres et des normes en médecine.

Dans la deuxième, c’est le bouleversement (ou non) du Big Data qui sera notre centre d’intérêt.

Le Quantified Self, kézako ?

On pourrait traduire cette expression anglaise par « la quantification de soi-même », dont je donnerais la définition suivante :

la pratique de récolter des données chiffrées sur son propre corps, ses propres activités, afin d’en dégager des tendances, dans le but avoué de surveiller divers paramètres de santé, mais aussi d’améliorer encore et toujours ces mêmes données, et donc de s’améliorer soi-même. Que ce soit le nombre de pas accomplis dans une journée pour mesurer une part de son exercice physique, ou le nombre de pages lues d’un livre électronique, le but est en effet le plus souvent de tendre au fil du temps vers un chiffre toujours plus haut (ou toujours plus bas), bref, d’atteindre le Saint Graal de l’optimisation de soi-même.

Outre qu’on saisit tout de suite qu’il y a forcément une limite à la performance (lire 12 000 pages de livre électronique en une journée ? Si, si, je peux le faire !), l’idée qui sous-tend tout cela est quand même une vision de l’existence résumée à une compétition permanente et omniprésente. L’idée que nous pouvons devenir meilleurs simplement en dépassant toujours un peu plus nos limites, dans tous les domaines. La création d’un « surhomme » par l’atteinte d’objectifs chiffrés comme on motive les cadres supérieurs à vendre toujours plus à plus de clients pour gagner plus d’argent. Une vision consumériste et réductrice de la vie.

L’article de Saint Epondyle le montre bien, d’ailleurs.

On en déduit vite que le Quantified Self a trouvé une cible privilégiée dans les domaines touchant au corps, et pour tout dire au domaine large de « la santé ».

Mesurer votre nombre de kilomètres parcourus dans une course n’est pas suffisant. On peut maintenant mesurer en direct vos pulsations cardiaques, on peut aussi noter votre taux de sucre dans le sang (glycémie), votre tension artérielle, votre température corporelle, voire enregistrer vos cycles de sommeil et même les influencer de nuit en nuit.

Ces produits capables de mesurer vos paramètres physiques, voire biologiques, sont promus à grand coup de marketing, tant auprès des patients (ou des futurs patients) que des médecins, qui peinent pourtant à les adopter, si l’on en croit les dernières données (une des dernières diapositives sur la conseil que les médecins donnent à leurs patient à propos des objets connectés).

C’est pourquoi il me semblait intéressant de réfléchir sur ce que le Quantified Self signifie lorsqu’on l’applique au domaine de la santé, au domaine médical, et ce qu’il peut apporter, améliorer, ou au contraire dégrader.

Pour cela, il faut peut-être commencer par démystifier la place du chiffre, des nombres, de tous ces paramètres que le Quantified Self mesure, en analysant à quoi au juste servent toutes ces données dans l’exercice de la médecine actuelle.

La Norme et les normes, où comment tout relativiser

Depuis très longtemps, on se sert des chiffres pour catégoriser un individu sur ses caractéristiques physiques. On peut ainsi dire que vous êtes grand ou petit, mais dire que vous mesurez 198 cm ou 152 cm permet de vous placer plus précisément sur une échelle de taille. De même, pour savoir si vous êtes gros ou maigre, il sera plus intéressant de mesurer votre poids, et de dire que vous pesez 120 kg ou 42 kg.

Ces chiffres, en eux-mêmes, n’apportent que peu d’informations à un soignant, parce qu’ils n’ont aucune valeur.

La valeur d’une mesure en médecine s’interprète toujours en fonction d’une Norme.

À quoi bon savoir que vous mesurez 198 cm ? Que voulons-nous dire en sachant si vous êtes gros ou maigre ? Simplement si vous êtes dans la Norme, ou en dehors de la Norme. La mesure ne sert qu’à vous placer vous par rapport à la moyenne des autres êtres humains. Si vous êtes grand, vous le serez par rapport à la plupart des autres êtres humains. Si vous êtes petit, ce sera aussi par rapport à la plupart des autres êtres humains. Car 198 cm est grand pour un être humain, mais plutôt nain pour un éléphant d’Afrique adulte, alors que 152 cm est petit pour un humain adulte (masculin), mais gigantesque par rapport à un chat adulte.

Remarquez que je prends toujours quelques précautions en décrivant la Norme par rapport à laquelle je vous place, parce qu’elle n’existe pas elle non plus seule. Il n’existe pas une seule Norme avec un grand N, mais bien des centaines de millions de normes avec un petit n. Une norme pour la taille, une pour le poids, une pour la tension artérielle d’un homme adulte, une autre pour la tension artérielle d’une femme adulte non enceinte, et encore une autre pour la tension artérielle d’une femme adulte enceinte, etc.

Car la norme varie avec ce que l’on veut mesurer. Chaque paramètre a sa propre norme.

Pour ne pas se tromper, mieux vaut donc savoir précisément ce que l’on veut mesurer, et à quoi cela va nous servir, au risque de rater complètement l’interprétation de la mesure obtenue. N’oubliez pas ce mot : interprétation, c’est sans doute l’un des plus importants quand on parle de mesure, et nous y reviendrons assez souvent.

« Souvent norme varie, bien fol est qui s’y fie »

Ce pourrait être le credo de tous ceux qui se penchent sur la mesure d’un paramètre, quel qu’il soit.

Car oui, une norme peut changer.

Jusqu’à il y a peu, le chiffre de LDL-Cholestérol acceptable pour éviter qu’un patient ne fasse un deuxième accident vasculaire était de 1 gramme par litre. Récemment, la norme admise internationalement a été revue. Le chiffre est passé à 0,7 gramme par litre. Avec votre chiffre de 0,9, il y a quelques mois votre médecin vous aurait dit « mais c’est parfait, voyons », et si vous le voyez maintenant, il vous dira « c’est presque bon, mais il faut encore aller plus loin ».

Votre chiffre n’a pas changé. Sa signification, elle, a été totalement renversée.

Pourquoi une norme change-t-elle ? Parce que les connaissances scientifiques évoluent, parce que les outils de mesure évoluent, parce qu’une norme est aussi un consensus entre des êtres humains et que les êtres humains peuvent changer d’avis, au gré des paramètres précédents, mais aussi de leurs croyances, de leurs préjugés, et de leurs intérêts propres également. L’exemple des normes sur le cholestérol n’est pas pris au hasard. L’industrie pharmaceutique, sans céder à la théorie du complot, a quelques intérêts à promouvoir des chiffres les plus bas possible pour vendre plus de ses molécules, et les médecins ou les chercheurs qui décident de la norme ont souvent des intérêts croisés, pour ne pas dire des conflits d’intérêts, avec elle.

La courbe de Gauss, où pourquoi être une cloche n’est pas forcément une insulte

La Norme, ou la norme, c’est donc la moyenne statistique, pour un paramètre donné, des mesures faites sur l’ensemble de la population humaine.

Comme si nous prenions tous les êtres humains de la planète pour les convoquer dans un grand centre des mesures, où nous les soumettrions à toutes sortes d’appareils pour mesurer tous les paramètres possibles. C’est sans doute ce que cherchent à créer les partisans du Big Data, cette accumulation titanesque de données brutes récoltées à partir de toutes vos mesures de Quantified Self, envoyées de votre plein gré dans d’énormes serveurs informatiques pour en tirer des analyses statistiques.

Pour l’instant, le Big Data n’est pas encore au point, alors comment peut-on construire notre norme ?

Il existe une loi statistique bien connue qui montre qu’un paramètre naturel se distribue statistiquement le long d’une courbe en forme de cloche, la fameuse et célèbre courbe de Gauss. Vous pouvez donc suivant la mesure qui a été faite auparavant de votre taille vous situer sur la partie gauche de la courbe (le petit nombre de gens qui sont en dessous de la moyenne), sur la partie centrale de la courbe (l’écrasante majorité de la population qui se trouve dans la moyenne), ou sur la partie droite de la courbe (le petit nombre de gens qui sont au-dessus de la moyenne). Parce que dans une population, il y a des « grands », des « moyens » et des « petits », puisque selon le proverbe « il faut de tout pour faire un monde ».

On peut donc vous placer sur cette courbe et dire que vous faites plutôt partie des grands, des moyens, ou des petits dans la population étudiée.

Mais alors, si les grands, les moyens et les petits sont tous des gens prévus par la norme, comment savoir si vous êtes « normal » ?

C’est là que l’interprétation se montre une nouvelle fois utile, sinon essentielle.

Vous serez « normal » si votre mesure vous place dans l’éventail des résultats rendus possibles par la courbe. Si vous mesurez 304 cm, vous êtes beaucoup trop grand pour entrer dans la norme des êtres humains. Si vous mesurez 22 cm, vous serez beaucoup trop petit et vous avez de bonnes chances d’appartenir au Petit Peuple des Lutins, pas à l’ensemble du genre humain.

À quoi ça sert de mesurer ?

Mais si l’on vous mesure, c’est bien que l’on se doute que votre taille n’est pas de trois mètres ou que vous ne faites pas partie du Petit Peuple des Lutins (ce serait trop bête d’attendre une mesure pour vous demander de nous mener à votre chaudron plein d’or au bout de l’arc-en-ciel).

La mesure en médecine, et dans le domaine de la santé en général sert trois objectifs.

  • Un objectif diagnostique.
    Si votre tension oculaire se trouve en dehors de la norme, vous êtes atteint de ce que l’on appelle un glaucome, une maladie de l’œil qui peut à terme vous rendre aveugle.
  • Un objectif pronostique.
    Votre tension oculaire trop élevée peut vous conduire à la cécité, et suivant le chiffre de cette tension, vous aurez plus ou moins de risque d’y être conduit rapidement, et le traitement éventuel pourra plus ou moins facilement empêcher cette évolution.
  • Un objectif thérapeutique.
    Si votre cholestérol atteint certaines valeurs, on sait que vous aurez plus de risques de faire un accident vasculaire cérébral, et on sait alors qu’il serait bénéfique pour vous de prendre un médicament qui, faisant baisser ce taux de cholestérol, vous sortira de ce trop grand risque de rester paralysé de la moitié de votre corps. On peut même savoir jusqu’à quel taux de cholestérol vous faire redescendre.

Si donc aucun de ces trois objectifs n’est le vôtre, oubliez la mesure du paramètre, elle ne servira à rien d’autre qu’à vous faire perdre du temps et peut-être même à vous angoisser.

Il n’est pas rare que je surprenne des patients en leur disant que leur tension artérielle ne m’intéresse pas dans la situation pour laquelle ils me consultent. Tout simplement parce que peu de gens réfléchissent au fait qu’une mesure n’a aucune valeur par elle-même, mais seulement si elle entre dans l’un des trois objectifs diagnostique, pronostique ou thérapeutique.

Avec quoi mesure-t-on ?

La question peut sembler stupide, mais c’est en réalité l’une des plus fondamentales à se poser.

Nous mesurons d’abord avec des appareils, des outils, mécaniques ou électroniques. Des outils humains, qui sont soumis, comme toutes les réalisations humaines, à des erreurs de conception. Ils peuvent donc de temps à autre se tromper et donner des mesures fausses. Des erreurs que nous ne serons pas toujours capables de détecter.

De plus, ces outils, pour précis qu’ils soient, ont comme leurs concepteurs une précision finie. Tout comme les yeux humains peuvent être suffisant pour mesurer une distance avec un double-décimètre au centimètre près, mais insuffisants pour mesurer cette même distance au millionième de centimètre près, les outils que nous utilisons pour faire une mesure peuvent avoir une marge d’erreur.

Leur précision, voire leur fiabilité, peut donc également être variable. Un être humain myope sera moins fiable qu’un être humain sans pathologie oculaire, ce sera la même chose avec un bracelet électronique censé mesurer vos pulsations cardiaques : un modèle sera plus performant qu’un autre, lui même plus performant qu’un troisième.

Un outil aura également plus tendance à tomber en panne s’il est plus perfectionné ou complexe. L’électronique embarquée dans une montre connectée est infiniment plus sujette aux pannes qu’une bonne vieille montre mécanique, elle-même beaucoup plus sujette aux pannes qu’un sablier antique.

Au final, votre mesure aura une précision et une fiabilité dont il faudra toujours se méfier.

Les influences extérieures d’une mesure

Où l’on se rend compte que Yoda avait raison quand il disait que « la Force nous entoure et nous relie tous »…

Ne vous est-il jamais arrivé de vous rendre compte que le temps avait passé beaucoup plus vite que vous ne l’auriez cru lorsque vous étiez en bonne compagnie ? Certainement, cela s’est produit à de nombreuses reprises dans votre vie, tout comme le contraire. Cette distorsion du temps a de nombreuses explications et de nombreuses implications. Celles qui nous intéressent aujourd’hui sont de montrer comment de nombreux paramètres peuvent influencer un système de mesure.

Cette expérience sensorielle est subjective, éminemment subjective, certes. Mais il existe le même principe pour des mesures objectives.

Il a été démontré scientifiquement qu’une mesure de pression artérielle (la « tension » que prend votre médecin quand vous allez le consulter) pouvait être influencée par la présence même du soignant. C’est ce qu’on appelle « l’effet blouse blanche », qui statistiquement augmente votre pression d’un ou deux points, et ce même si vous médecin ne porte pas de blouse blanche (comme c’est mon cas).

C’est pour cela que l’on préfère que le patient se prenne sa tension artérielle lui-même, seul, chez lui – et que les objets connectés permettant de telles mesures sont à la base de bonnes idées. Ainsi, on obtient des chiffres les plus justes possible, non faussés par la présence du soignant.

L’effet blouse blanche est l’un des paramètres influençant la mesure de la pression artérielle, mais c’est loin d’être le seul. Il en existe des dizaines. Voire des centaines. Et ceux-là nous sont encore inconnus. Et quand bien même ils nous seraient connus, peut-être ne pourrions-nous pas tous les contrôler pour obtenir une mesure « pure ».

Et ainsi, il faut garder à l’esprit qu’il n’existe pas de mesure isolée. Toute mesure doit être prise dans un contexte particulier : conditions de prise, outil, observateur, condition du sujet. La mesure « pure » n’existe pas.

Il sera toujours nécessaire d’interpréter la mesure dans son contexte pour ne pas en dénaturer la signification.

L’interprétation, ou quand la mesure rencontre la subjectivité

Mais, conscient de tout cela, vous continuez à vous peser le matin, et votre médecin continue à vous prescrire des analyses biologiques sanguines pour déterminer si vous avez assez de fer dans votre organisme. Et le monde tourne toujours sur lui-même en un peu plus de vingt-quatre heures.

C’est que le chiffre obtenu lors d’une mesure doit être comparé à sa norme, en tenant compte des diverses influences qui ont pu le changer. Influences connues ou inconnues. Norme établie par des êtres humains, donc faillibles et perfectibles eux aussi.

Si votre médecin vous dit donc que, malgré le chiffre montrant que votre taux est légèrement plus bas que la norme du laboratoire, votre organisme ne manque pas de fer, c’est qu’il a essayé de faire la synthèse de tout ceci grâce à son expérience et à son sens clinique (une expression pompeuse désignant en quelque sorte le sixième sens comparable au fameux « flair » d’un enquêteur, policier ou journaliste).

Une subjectivité qui peut faire peur, dans notre société avide de certitudes et d’objectivité, mais qui est la seule garante d’une prise en compte globale de l’être humain vivant que vous êtes (et que je suis), avec ses particularités.

Je sais qu’un courant de pensée veut absolument réduire l’être humain à une suite de données, à des zéros et des uns enchaînés suivant un ordre unique. C’est le rêve de Transcendance, le film où Johnny Deep transfère son esprit dans un superordinateur.

Mais pour le moment, un être humain est une entité bien trop vaste et complexe pour entrer dans un algorithme.

Et pour le moment, seul le cerveau d’un autre être humain est capable d’en appréhender toutes les subtilités, d’y intégrer des notions de normes fluctuantes avec plusieurs inconnues, et d’en tirer profit pour soigner, tout en respectant la manière de vivre, les croyances et les convictions de son interlocuteur.

« Le chiffre c’est bien, le croire aveuglément ça craint »

Ce sera notre conclusion temporaire, celle qui, au terme de notre première étape au pays de la santé connectée, nous permet de comprendre que la nature même d’un chiffre appliqué au vivant est à double tranchant. Comme le dieu Janus, il a deux visages pour une seule personne : le visage de celui qui peut nous guider, mais aussi le visage de celui qui peut nous perdre dans le labyrinthe de la santé.

À trop croire les chiffres, on ne soigne plus une personne humaine, mais une analyse de sang. Or, une analyse de sang ne vit et ne meurt pas. Elle n’est qu’une analyse de sang.

Tout comme votre nombre de pas par jour ou vos performances sexuelles ne vous résument pas.

Dans le prochain épisode, À l’ombre du Big Data, nous verrons ce que la santé connectée et le Quantified Self peuvent apporter à la médecine, en bien comme en mal.