Je pris la coupe posée devant moi. À ma gauche était le Père de ma Mère, souriant lui aussi. Les figures bienveillantes de mon enfance étaient avec eux. Dans le brouhaha joyeux qui s’étendait aussi loin que la lueur, leurs mots s’écoulèrent avec la simplicité et la limpidité des eaux claires d’un étang lunaire. À leurs questions c’est la musique de mes sentiments qui répondit. Quelle était ma vie, que devenaient mes rêves, à qui j’avais lié mon destin, à quels autres fils j’avais entremêlé les miens, à quelles prouesses ou quelles réalisations j’avais dédié mon existence. Que devenaient mes parents, que devenaient mon frère et ma sœur, quelles étaient leurs vies et qu’avaient-ils apporté au monde. Quels étaient nos espoirs, nos projets, de quelle énergie allions-nous inonder la sphère des vivants.
Ils me parlèrent de leurs propres existences passées. Je compris leurs tourments, leurs joies, leurs peurs, leurs décisions, leurs héritages, leurs créations. Je compris leur place dans la tapisserie.
Et je bus le nectar des breuvages éternels, figés par le temps en dehors du temps.
Et je me nourris des mets immortels, sucrés, salés, doux et amers, fixés par les souvenirs des générations.
C’est alors que je reconnus à ma droite le Père de mon Père, commandeur droit assis sur son trône de fer, et à ma gauche la Mère de ma Mère, inflexible sur sa chaise de pierre. Je ressentis la même joie, et je redis ce qui me faisait vivant.
À leur tour ils jouèrent la musique de leur existence disparue, et je compris leur place, et je vis l’amour que j’avais eu pour eux grandir encore en comprenant ce qui restait mystérieux.
Mais enfin le Père de mon Père parla vraiment, sans musique, sans note, sans harmonie.
— Pour qui la Chasse, cette nuit, mon Fils ?
Tous suspendirent leurs gestes et la tapisserie tout entière retint son souffle. C’est le privilège redoutable des vivants que de choisir. Pour qui la Chasse allait-elle se mettre en route.
Des centaines de propositions se bousculaient dans mon esprit, mais aucune ne parvenait à vraiment émerger du chaos de mes pensées.
Puis il fut évident que si chasser il fallait, cela devrait avoir un sens que ce soit moi le Veneur.
— Cette nuit la Chasse ira vers ceux dont les mensonges ont causé de la souffrance.
La figure sévère du Père de mon Père montra de la déception. Celle de la Mère de ma Mère fut plus démonstrative.
— Tu en es sûr ? Tu ne veux pas plutôt chasser les faibles ou les enfants ?
— Non, ceux qui ont menti et causé du tort par leurs mensonges.
Le Père de mon Père frappa son poing sur la table.
— Qu’il en soit ainsi !
Les mets disparurent, les breuvages s’évaporèrent.
La table s’évanouit. Les chaises et les fauteuils s’étaient changés en hautes montures aussi noires que la nuit et aussi blanches que les éclairs. Les Ancêtres étaient tous à cheval, et des chiens monstrueux piaffaient d’impatience en retroussant leurs babines qui salivaient déjà.
Mon propre corps changea. Je m’allongeais démesurément, mon dos, mes bras, mes jambes, mon cou, se couvrirent d’écailles, mon torse peu à peu se changea en un poitrail de plumes, une crête colorée s’ébouriffa dans ma chevelure, mes ongles se changèrent en serres aiguisées. Mes dents furent des crocs acérés. Mes yeux injectés de sang colorèrent mon monde d’une teinture écarlate et mes veines transportèrent la fureur du dragon trop longtemps retenu contre son gré.
Jabberwocky.
Le monstre qui devait mener la Chasse.
Et le cortège fantomatique s’ébranla à mon feulement, les chiens hurlant, les morts sifflant, les défunts chantant, le vent emportant le tout sur ses sabots au galop de son impatience.
Le Royaume Souterrain est partout et nulle part, aussi mon corps fut-il dans les rêves de chaque être humain au même moment, sur toute la surface de la terre. Aussi mon esprit fut-il dans les cœurs de tous au même instant.
Et la Chasse parcourut la nuit en semant la peur sur son chemin. La peur du noir. La terreur des choses tapies dans l’obscurité de la nuit. La panique que la fureur du Monstre ne se déchaîne sur les vivants. La peur de ceux qui sont morts et de leur retour. La terreur de leur colère envers nos actions. La panique de voir leurs visages sévères et leurs cœurs desséchés juger nos existences.
Le Jabberwocky chercha, guidé par son flair, guidé par sa volonté.
Je trouvai des centaines, des milliers, des millions de cœurs impurs.
Le Mensonge lié à chacun comme les fils qui relient chaque humain à ses Ancêtres.
Et la Chasse me suivait.
Les cris de terreur des vivants qui voyaient leurs cauchemars se présenter devant eux, pour les juger et les punir, se mêlaient aux rires cruels des défunts qui se vautraient dans le plaisir de la traque. Ils se sentaient vivre à nouveau, durant une si brève nuit, remplis d’une énergie pulsant dans leurs âmes mortes.
La fureur qui animait le Jabberwocky, cette fureur brûlante et dévorante qui me consumait peu à peu, les alimentait et leur donnait un masque d’horreur qui hanterait longtemps les songes des vivants.
Les heures s’allongèrent, la lune s’éleva puis déclina, et la terreur nous suivait, puis nous précédait.
Mais il en est du Temps comme de la Vie ou de la Mort. Tous ont une fin.
Et ce fut l’aube qui tendit quelques rayons pour stopper de ses chaînes le déferlement de la Chasse.
Et l’enceinte de pierres et de briques fut à nouveau la limite du Royaume Souterrain.
Le Père de mon Père à ma droite, me parla à nouveau.
— Le démon est venu cette nuit, comme chaque année, mais il doit finir son œuvre avant de repartir.
Je ne compris pas tout de suite, mes oreilles n’étaient plus habituées à un son humain, mais à la musique terrible et douce de ce lieu, de la Chasse.
J’avais puni tous ceux dont les mensonges avaient causé de la souffrance à travers le monde. Mon rôle était terminé, et je devais retrouver mon Monde.
Mais les visages blafards étaient plus pâles encore, autour de moi. Leurs mines étaient sévères, pleines d’attente. Leurs yeux vides me transperçaient et fouillaient mon âme.
Moi aussi j’avais menti, comme tous les vivants. Moi aussi j’avais proféré des mensonges qui avaient causé de la souffrance à travers le monde.
Je devais être puni.
Mes griffes s’enfoncèrent dans mon cœur.