Trepalium, le travail ou la mort

Trepalium, le travail ou la mort

Trepalium, le travail ou la mort

Le travail.

Dans nos sociétés où détenir un emploi est pratiquement devenu un marqueur de la valeur d’une personne, le sens étymologique du mot prend un sens nouveau.

Ce n’est donc pas un hasard si les scénaristes de la nouvelle série originale produite par Arte l’ont mise en exergue dans le premier épisode.

Trepalium, en latin, désigne le chevalet sur lequel les suppliciés étaient torturés. Il deviendra en français le mot travail, pour signifier aussi bien l’emploi d’un individu dans la société, sa tâche, que l’acte d’enfanter, véritable torture avant l’invention de l’anesthésie péridurale.

Torture.

Cette filiation étymologique est la base du pitch de la série.

Imaginez un monde où 80 % de la population est au chômage, et seulement 20 % occupent un emploi. Les tensions sociales ont été si fortes que 30 ans auparavant, les Actifs ont érigé un Mur autour de leur forteresse, laissant le reste de la population se débrouiller seule dans les ruines du reste de la cité. Alors qu’au dehors du Mur les Inactifs survivent dans des conditions très dures, à l’intérieur, chacun est prêt à tout pour garder son emploi, voire pour monter dans la hiérarchie en profitant de la moindre faiblesse d’un égal ou d’un supérieur. Ceux qui meurent au travail sont à peine froids qu’une lutte sans merci se joue pour se voir confier leur poste.

Même les enfants ne peuvent échapper à leur destin. Inactifs, ils sont livrés à eux-mêmes et doivent survivre d’expédients. Enfants d’Actifs, ils sont condamnés à réussir une scolarité impitoyable s’ils veulent contenter les espoirs que leurs parents ont placés en eux, espoirs de réussite sociale ou simplement de non-déclassement. Car à la moindre faiblesse, à la moindre maladie, point de protection sociale : c’est à la famille d’assurer la subsistance de celui ou de celle qui trébuche. Avoir des enfants possédant un bon emploi est donc la garantie de pouvoir vivre, ou survivre.

La série débute lorsque, pour libérer le Ministre du Travail retenu en otage depuis plus d’un an par des activistes au-delà du Mur et obtenir des aides financières de la communauté internationale, la Première Ministre décide de donner des gages en promulguant une loi obligeant dix mille Actifs à employer chacun un Inactif tiré au sort, qui chaque jour quittera la Zone pour entrer en ville, et chaque soir regagnera le bidonville des déshérités.

C’est ainsi que les deux sociétés vont à nouveau se côtoyer, apprendre chacune des horreurs que vit l’autre.

Izia Katell, jeune femme issue de la Zone, va ainsi entrer dans le quotidien de la famille de Ruben Garcia, jeune père de famille dont le regard désabusé sur sa propre existence cache mal des valeurs plus humaines que celles dont il est obligé de s’accommoder pour survivre.

C’est Mais où va le web ?, toujours à l’affût, qui m’a prévenu depuis Twitter de la diffusion de la série par Arte.

J’ai donc relevé le défi.

Trepalium décrit une évolution très noire de notre société actuelle. Une vision donc très irréaliste, mais qui a le mérite d’interroger la place que nous accordons à la valeur travail au travers d’une fable où Bienvenue à Gattaca aurait croisé Hunger Games.

Les références sont d’ailleurs assumées, jusque dans les lumières : ternes et froides dans la Zone, avec des débris, de la poussière, de la saleté, claires et brillantes dans la ville, où tout est aseptisé, artificiel, technologique. Ces choix fonctionnent bien, même s’ils sont empruntés à des références un peu trop appuyées, et si la réalisation a ce côté « image de série télé française » qui se voit immédiatement. Une qualité d’image qui gêne au départ pour entrer dans l’ambiance, d’ailleurs.

Le jeu est quant à lui un peu inégal, mais fonctionne relativement bien lorsqu’on saisit que les codes du théâtre ont été parfois choisis pour accentuer le trait. Et on entre petit à petit dans l’univers froid et glaçant. La réalisation s’améliore au fil des épisodes (ou bien on s’habitue).

L’intrigue quant à elle est sans grande inventivité (mais ce n’est pas là le véritable intérêt d’une dystopie, c’est vrai), et se déroule de manière classique, en empruntant le cheminement commun à Hunger Games, Divergente, et autres univers imaginaires totalitaires récents. Une révolution se prépare, dans laquelle les personnages « ordinaires » que sont Izia Katell, Ruben Garcia, et leurs familles, vont jouer un rôle de premier plan sans vraiment l’avoir cherché, simplement parce qu’ils se sont soulevés contre la tyrannie. Ce cheminement est surtout l’occasion pour chaque personnage de faire des choix moraux, de les mettre en pratique, d’y sacrifier éventuellement quelque chose.

La Zone suivant Trepalium (en haut) et le District d’Hunger Games (en bas), une belle ressemblance, non ?

Il faut dire que la dichotomie entre les deux mondes s’étend aussi au domaine psychologique, et c’est à la fois une bonne et une mauvaise surprise.

Mauvaise parce que la caricature paraît un peu trop marquée. Les Actifs, tout entiers tournés vers la réussite à tout prix, sont engoncés, méfiants, ne se touchent presque jamais. Leurs émotions sont cadenassées, car assimilées à des faiblesses potentielles. Les notions d’amour, d’amitié, de loyauté, sont toutes subordonnées à la réussite professionnelle. L’enfance même est une épreuve. Le loisir n’existe pas. Le personnage de la fille de Ruben, mutique, reflète toute l’absurdité et toute l’inhumanité de la société des Actifs. Elle choisit de se couper volontairement d’un monde qu’elle refuse. D’un autre côté, au-delà du Mur, les Zonards sont décrits comme des êtres plus instinctifs, avec des sentiments « normaux », même s’ils évoluent dans un monde dur où la survie physique est une épreuve de chaque instant.

C’est un petit peu manichéen, mais la bonne surprise est de sentir la cohérence du propos. Clairement, la série est prise comme une fable, et si on la regarde comme telle, la caricature, le manichéisme peuvent faire sens.

Et ce sens est une invitation à réfléchir sur notre façon d’envisager le fonctionnement et la place du travail dans nos vies.

On peut regretter cependant qu’avec 6 épisodes de 50 minutes, l’intrigue ne se contente que de décrire sur 3 épisodes un statu quo pour se concentrer sur les 3 derniers de narrer la chute du Mur. On aurait attendu d’une série produite et mise en avant par Arte d’approfondir un peu plus la réflexion. Surtout si l’on considère que les toutes dernières minutes de la série rebattent les cartes sur un twist non seulement prévisible mais assez dommageable, car on a l’impression qu’il est là pour focaliser l’attention du spectateur sur le déroulement de la Révolution plutôt que sur ce qui va se passer ensuite.

J’aurais bien aimé une proposition sur ce qui pouvait advenir une fois le Mur tombé. Quel genre de rapport au travail peut-on inventer si l’on sort de la dualité emploi/non emploi ? Si Trepalium est une série militante, clairement, j’aurais aimé qu’elle le soit d’une manière plus constructive. Il ne sert pas à grand-chose de dénoncer une fois de plus un état de fait, de décrire comment il peut mener à la ruine, sans proposer des pistes pour en sortir. Même si ce sont des chemins utopiques, même si ce sont des fantasmes sociologiques.

Les travers d’une société clivée, où le travail est montré comme aliénant, déshumanisant, toxique, où le cynisme des politiques et des dirigeants économiques (tout au long de la chaîne des responsabilités dans l’entreprise Aquaville, du plus petit chef de service au grand PDG) fait miroir avec les aspirations de la masse des exclus qui voient l’insertion dans un système inique comme étant la plus haute réalisation dans leur vie ; tout ceci est certes présent. Mais en poussant un peu plus la réflexion, on se rend compte que Zonards et Actifs sont unis dans cette soumission au travail. Les uns dans leur supplice de Sysiphe consistant à ne jamais perdre, les autres dans celui de Tantale, à ne faire que rêver d’atteindre un Graal qu’ils haïssent au demeurant.

Le trio dirigeant de la Ville (en haut) font face à Noah et sa mère Izia Katell, dans la Zone (en bas).

D’un autre côté, un personnage se détache de tous, celui de Robinson, la figure sage qui rêve de réunifier la société, même si son moteur n’est peut-être pas si innocent et altruiste qu’affiché. Il incarne une autre facette du travail, une facette qui tranche avec la vision qu’en ont tous les autres protagonistes. C’est un Zonard, mais il assume une fonction dans la Zone. Une double fonction. Celle d’un professeur, d’abord. Celui qui transmet aux autres non pas seulement des connaissances sur « le monde d’avant », mais aussi et surtout des outils pour réfléchir, pour penser par eux-mêmes. Gardien d’une bibliothèque, la seule que l’on voie dans la série, où les livres et les journaux sont conservés et prêtés alors que dans la cité tous les biens doivent être rendus pour être achetés à nouveau et faire fonctionner la machine productiviste, il incarne à la fois la mémoire d’une société plus civilisée, et la possibilité d’un autre modèle. Deuxième fonction, celle de dirigeant, dans l’ombre sous le pseudonyme de Sol, avec une grande ambition, celle de faire changer son monde. Celle d’un révolutionnaire.

C’est cette vision qui m’aurait vraiment intéressé de voir se développer. Il manque à Trepalium une ambition, et c’est justement celle de dépasser le simple cadre d’une fable commune comme peuvent nous en proposer tous les ans les studios hollywoodiens avec leurs dystopies produites pour les adolescents en manque de rébellion (et je n’ai rien ni contre les adolescents ni contre les rebelles).

On aurait pu montrer la chute du Mur en un seul épisode, le quatrième, et développer sur les deux derniers une ébauche de ce que le futur pouvait prendre comme forme. Évoquer un autre système. Changer les valeurs entre l’emploi et le non-emploi. Montrer une tentative.

Montrer comment, par exemple, un travail (celui d’enseignant) peut aussi être vu non seulement par le prisme du productivisme, mais aussi par celui de la vocation, de la fonction, du rôle.

Je crois profondément que le travail n’est pas aliénant, si et seulement si, il correspond à la place de chacun dans « l’Univers ». Je m’explique sur cette vision presque confucéenne des choses.

Il est faux de penser que les Zonards n’ont pas de travail, puisque chacun, pour survivre, est obligé d’occuper une fonction. Tel Robinson, tous occupent une place. Et si certains le font uniquement pour survivre, lui le fait par engagement. Il montre qu’un travail peut être à la fois utile, épanouissant, et donner un statut, une reconnaissance, même s’il n’est pas intégré dans la cité, même s’il vit en dehors du Mur. La bibliothèque semble être en effet comme un sanctuaire dans la série.

Ainsi, le travail peut être vu comme une fonction accomplie dans l’ordre des choses, et non comme une valeur à placer au-dessus des autres. Et sans notion de hiérarchie entre les différentes fonctions, puisque l’ensemble de la société a besoin de chacune de ses parties, comme un organisme a besoin de chacun de ses organes, pour fonctionner.

Si j’ai invoqué les mânes de Confucius, c’est sans doute parce que cette idée « d’ordre céleste » est ce qui résume le mieux pour moi cette vision idyllique et utopique certes, mais souhaitable, du monde du travail. Que chacun se sache à sa place, sans craindre le déclassement, mais en faisant de son mieux pour remplir sa fonction, ce qui lui offre non seulement les moyens de vivre de son travail, mais aussi la reconnaissance sociale après laquelle courent les Zonards dans Trepalium. Ce qui n’empêche pas non plus la mobilité, la promotion, la reconnaissance du mérite, le changement de poste, l’évolution de carrière.

Très loin, il est vrai, de la réalité actuelle que caricature la série en poussant dans ses retranchements la logique du système dans lequel nous vivons.

Actuellement, le travail est vu tel que le montre la série, comme une compétition permanente où chacun doit écraser l’autre. Les firmes commerciales doivent vendre plus que leurs concurrents, toujours plus. Les dirigeants doivent augmenter la productivité et les bénéfices de leur société, toujours et toujours plus. Les actionnaires doivent engranger plus de dividendes, toujours et toujours plus. Les salariés doivent augmenter leurs cadences, faire toujours mieux avec toujours moins de moyens, toujours et toujours plus. Et à chaque étage, écraser un concurrent n’est en aucune manière un interdit. Au contraire, c’est une pratique encouragée.

Un monde tel que le décrit Trepalium, sans les excès les plus visibles ?

Peut-être pas, parce que la série fait l’impasse sur les transformations actuelles du monde du travail dues à la révolution numérique, et ce même s’il tente une percée du côté des lanceurs d’alerte (des informations confidentielles à propos de l’entreprise Aquaville sont vitales pour la révolution qui se prépare, Sol se proposant de les divulguer pour créer une insurrection dont les activistes profiteraient). D’autres en parlent bien mieux que moi, mais si l’on peut craindre que cette révolution n’accentue un fossé entre classe possédante et classe subissante, on peut aussi penser qu’elle soit le bon moment pour repenser notre rapport avec le travail et notre rôle dans la société.

L’univers clair et aseptisé de Trepalium (en haut), et celui de Bienvenue à Gattaca (en bas)…

Le travail n’est-il pas qu’une façon de faire avancer l’Humanité ?

Si vivre c’est créer quelque chose de différent, qui n’existait pas avant, pour ajouter de la diversité et de la complexité à l’Univers qui nous entoure, alors le travail ne doit viser qu’à cela. Vivre.

Depuis les virus recombinant leurs génomes à l’infini pour constituer des espèces toujours plus diverses, jusqu’aux inventions que les esprits humains matérialisent, la vie n’est que création. Y compris dans les postes de travail les plus « simples », dont les techniques, les astuces professionnelles, les coups de main, sont toujours plus fins, sophistiqués, pensés, affinés, par les expériences, les échecs, l’apprentissage.

Pour le moment, l’Homme est irremplaçable dans le domaine de l’évolution, la création, l’inventivité.

Sa place est peut-être là, et non dans l’inutile course à la rentabilité.

Des mouvements sont à l’œuvre, ici ou , pour repenser notre place dans le travail.

Et au vu de l’explosion des pathologies plus ou moins directement liées à la sphère professionnelle (burn-out, dépressions, maladies professionnelles), dont je suis l’un des témoins privilégiés et impuissants, il est sans doute urgent d’y parvenir.

Trepalium y participe à sa manière, celle d’un miroir déformant.

Il est hélas frustrant de ne pas distinguer dans ce miroir une autre réalité, un reflet vers une autre proposition.

C’est peut-être notre rôle à nous, spectateurs, citoyens, que de le construire de nos mains.

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

Dans les jours qui viennent, l’Assemblée nationale devrait voter la soi-disant Loi de Modernisation de notre Système de Santé de Marisol Touraine (cliquez sur le lien, j’y fait référence dans le reste de l’article). Depuis plusieurs mois maintenant, tous les médecins de terrain martèlent que la loi est délétère, mais rien n’y fait. Aussi faut-il nous attendre à un changement radical.

Ce petit texte est donc là pour décrire ce que sera le parcours d’un patient dans le système de soin français dans quelques années (disons, pour se mouiller un peu, dans les années 2020-2025), si toutes les évolutions actuelles vont au bout de leur logique. Je noterai à chaque fois que cela sera possible, mes sources sur les pièces de ce puzzle qui se construit devant nos yeux ébahis (pour les médecins) ou derrière votre dos (pour les patients).

Libre à chacun de s’en emparer pour sa propre réflexion… et pourquoi pas pour agir…

Raymond a 50 ans en 2023.

Raymond est père de trois adorables enfants d’une dizaine d’années, marié, et il mène de front une carrière exigeante d’ingénieur chez un sous-traitant d’Airbus (ben oui, on est dans la région toulousaine, quand même), et une passion dévorante pour l’escalade.

Raymond aime par-dessus tout se retrouver à soixante mètres de hauteur dans les gorges de l’Aveyron, ses doigts cherchant les prises minuscules que la roche lui ménage, collé contre la fraîcheur de la paroi et le dos offert à la caresse du soleil, avec les cris des oiseaux et le bruissement du vent dans les rares végétaux qui s’accrochent comme lui à la falaise.

Raymond aime cette sensation d’être suspendu dans le vide, lorsqu’il enchaîne les mouvements précis qui le mèneront au bout de la voie qu’il connaît si bien mais qu’il ne se lasse pas d’emprunter, au-dessus de cette gorge encaissée, à quelques heures seulement de la Ville Rose.

Malheureusement, ce jour-là, Raymond se sent vraiment fatigué.

Cela fait quelques mois qu’il peine vraiment à assurer ses prises, quelques mois qu’il se sent comme vidé de l’intérieur.

D’ailleurs, il maigrit beaucoup ces derniers temps, et même Stéphanie, sa femme, le trouve changé. Pourtant, il mange avec plaisir, et il a souvent très faim. Ce qui au départ était une plaisanterie entre amis est devenu un sujet d’inquiétude lorsque Raymond s’est rendu compte que les chiffres de la balance ne quittaient pas leur compte à rebours au fil des semaines et que ses muscles fondaient à vue d’œil. Alors que Gilles, son ami d’enfance, ne parvient même plus à faire un bon mot pas toujours très léger sur « celui qui va bientôt pouvoir passer derrière une affiche sans la décoller », Raymond s’inquiète.

Car d’autres symptômes se sont rajoutés à son amaigrissement.

Raymond a toujours fait très attention à son hydratation. Sportif, il sait que l’effort prolongé et les conditions climatiques souvent rudes dans lesquelles il donne libre cours à sa passion peuvent lui prendre beaucoup d’énergie, et consomment beaucoup d’eau dans son organisme.

Mais depuis quelques mois, il ressent une soif intense, très souvent, presque en permanence. Et il urine beaucoup. Il urine comme si toute l’eau de son corps voulait s’écouler hors de lui, emportant avec elle les protéines de ses muscles et l’énergie de sa volonté.

C’est ce jour-là, pendu à un bras au-dessus du gouffre, la peur au ventre, que Raymond décide de consulter son médecin, le Docteur Germain.

Il le connaît depuis quelques années, lorsqu’il a eu besoin de faire soigner sa petite dernière, Lisa, atteinte d’une éruption infantile. Le Docteur Germain soigne depuis toute la famille. Le trouver ne fut pas facile, car même dans la région toulousaine, les médecins généralistes exerçant en libéral sont devenus une denrée rare, une espèce en voie de disparition.

Du reste, Raymond se souvient en avoir discuté avec lui, à l’époque. Il avait été surpris d’apprendre que depuis les années 2015, de nombreux médecins étaient partis à la retraite, la plupart sans successeurs. Mais le courant était bien passé entre eux, et Raymond savait qu’il pouvait faire confiance dans le professionnalisme et l’indépendance de son médecin.

C’est le lendemain que Raymond prend son téléphone pour obtenir un rendez-vous au cabinet médical.

La secrétaire, charmante mais un peu débordée, lui demande le motif de sa consultation, pour savoir s’il s’agit d’une urgence.

Puisque ce n’est pas le cas, le rendez-vous est fixé, pour une matinée quinze jours plus tard. À Raymond qui s’étonne de ne pouvoir rencontrer son médecin plus tôt, la secrétaire finit par glisser, mi-désespérée, mi-exaspérée : « Hélas, le planning du Docteur est tellement chargé, que même les urgences ne peuvent pas toujours êtres vues le jour même… Mais s’il y a un désistement, je vous rappelle sans faute ».

Quinze jours passent, et l’inquiétude de Raymond progresse d’autant plus que son poids diminue toujours, que sa soif empire, et que ses urines le vident de plus en plus de son énergie.

Au jour dit, Raymond se présente devant le comptoir du secrétariat. Marie, la secrétaire d’accueil, lui demande tout de suite sa carte d’assuré santé. Elle la glisse dans le lecteur, et sur son écran déchiffre de nombreuses données. Elle soupire pour la vingtième fois ce matin-là : l’assurance privée de Raymond n’a pas mis à jour ses données sur sa carte.

— Vous êtes toujours à la Mutuelle Générale des Ingénieurs ?

— Non, mon employeur a décidé de nous changer de contrat, et nous avons donc une mutuelle d’entreprise différente, c’est AZA qui nous couvre, maintenant.

— Ah, il faudra que vous en parliez au Docteur, je ne sais pas s’il a une convention avec AZA

— Et s’il n’en a pas, qu’est-ce que ça change ?

La question est toute simple, mais Marie préfère l’éluder.

— Il vous l’expliquera lui-même si c’est le cas. Je vous laisse vous installer en salle d’attente.

En savoir plus, étape 1 : complémentaires santé d'entreprises

Au 1er janvier 2016, la loi fera obligation à tout employeur de proposer à ses salariés une assurance santé complémentaire d’entreprise, qui sera chargée de rembourser un « socle » c’est-à-dire la part que l’Assurance Santé obligatoire (la Sécurité sociale) ne rembourse pas. Actuellement 30 % des frais de soins, ce qui s’appelle le Ticket modérateur.

Côté pile, la bonne nouvelle, c’est que les 4 millions de salariés qui actuellement n’ont pas de couverture complémentaire vont bénéficier automatiquement des garanties minimales.

Côté face, la mesure ne concerne pas les travailleurs indépendants, mais surtout, elle entérine le fait que les salariés (l’écrasante majorité des Français) auront souscrit (via leurs employeurs), une assurance complémentaire.

C’est un beau marché qui s’est ouvert pour les assurances privées.

Mais c’est surtout une façon de leur mettre le pied dans la porte. Elles deviendront de fait le deuxième acteur obligatoire de votre assurance santé. Les complémentaires vont-elles longtemps se contenter d’être simplement subordonnées à l’assurance santé publique ?

Rendez-vous à l’étape 2 pour le savoir…

Raymond se dirige vers la salle d’attente commune aux trois généralistes du centre médical. Comme toujours, elle est bondée. Des enfants en bas âge, amenés par leurs parents, des personnes âgées, en couple ou seules, qui ont été obligées de se déplacer jusqu’ici car les médecins ne peuvent plus faire de visites à domicile du fait de leur planning trop chargé.

Heureusement, les médecins du centre travaillent sur rendez-vous, et l’attente est assez courte. Ils ont juste entre une demi-heure et une heure de retard.

Vient le tour de Raymond.

Le Docteur Germain savait en consultant son agenda le matin même qu’il allait le voir pour un « amaigrissement et une fatigue importante depuis quelques mois ». Il avait déjà quelques idées. Il avait cependant besoin de discuter un peu avec Raymond de ses symptômes, de leurs caractéristiques, de son vécu, et de l’examiner un peu : vérifier son cœur, ses poumons, ses artères, la sensibilité de ses nerfs. Dans son esprit, différentes hypothèses étaient déjà en concurrence.

Mais avant même de pouvoir faire ce travail-là, son travail, il a une chose désagréable à vérifier. Une chose qui n’a rien à voir avec la maladie de Raymond, mais qui peut tout changer.

— Bonjour Raymond, je vous en prie, asseyez-vous.

— Bonjour Docteur, je suis content de vous voir. Je suis assez inquiet.

— Je m’en doute, les symptômes que vous avez décrits dans votre motif de consultation doivent vous préoccuper. Nous allons faire le point dessus, mais si vous le voulez bien je dois d’abord vérifier votre couverture sociale.

En se tournant vers son ordinateur, le Docteur Germain voit sur le dossier de Raymond que la mutuelle d’entreprise a changé, et que c’est AZA qui est maintenant l’assurance de santé de son patient.

Il soupire malgré lui, car le contrat que l’entreprise de Raymond a conclu est assez faible. Les choses ne vont pas être aussi simples qu’il aurait pu le penser.

— Hum, je n’ai pas de convention avec AZA, ce qui veut dire qu’ils ne voudront pas régler votre consultation. Vous devrez la payer entièrement.

Surpris que sa nouvelle mutuelle ne couvre pas ses dépenses de santé avec le médecin de son choix, Raymond se dit qu’après tout, la confiance qu’il met en son diagnostic vaut bien l’investissement.

En savoir plus, étape 2 : Les réseaux de soins

Vous avez certainement l’habitude des réseaux d’assurance pour votre voiture. Vous savez qu’en fonction de votre assurance, vous ne pouvez pas aller voir n’importe quel garagiste. Seuls ceux qui sont agréés par votre assureur (donc qui ont signé un contrat avec lui) pourront vous garantir la prise en charge des frais de vos réparations (moyennant une franchise, bien sûr).

Actuellement, cela n’existe dans le domaine de la santé que dans des domaines bien précis (l’optique par exemple). Il vous est possible de choisir librement votre médecin, votre pharmacien, votre kinésithérapeute.

Mr Guillaume Sarkozy, frère de notre ex-président, dirige la puissante complémentaire Malakoff Médéric. Comme vous le lirez ici, ou encore ici, il piaffe d’impatience à l’idée de pouvoir constituer des réseaux de soins. Ce qu’il appelle « contractualiser » avec les médecins, c’est leur proposer un agrément.

Contre une rémunération supplémentaire (quand la moyenne des montants de consultation en Europe est de 45 euros, vous pensez que les médecins français payés 23 euros feront la fine bouche ?… au passage, s’ils étaient si vénaux et nantis qu’on veut bien le dire, ils seraient ravis de « contractualiser » avec Mr Sarkozy, ce qui veut dire qu’ils ne se battraient pas contre la Loi de Mme Touraine…) ils accepteraient de se soumettre à des protocoles de parcours de soin pour leurs patients. Ce qui veut dire qu’ils accepteraient que l’assurance complémentaire décide de quels examens et de quels traitements leurs patients pourraient bénéficier.

Ils se laisseraient déposséder de leur prérogative la plus sacrée : la décision du meilleur traitement pour leur patient selon des considérations purement médicales.

En d’autres termes, si votre médecin signe un contrat avec une assurance complémentaire, il accepte de pouvoir vous donner un médicament qui ne vous conviendra pas, mais qui sera homologué par votre mutuelle, donc probablement qui coûtera moins cher à cette dernière…

Vous ne serez plus soigné en fonction de votre pathologie, de vos réactions physiologiques personnelles à un traitement, mais en fonction d’un protocole décidé statistiquement et économiquement…

Si vous refusez ce système et allez voir un autre médecin, non agréé, votre complémentaire santé refusera de prendre en charge la consultation.

— Et vos honoraires se montent à combien ?

— 35 euros.

— Mais je croyais que le tiers payant était obligatoire !

En savoir plus, étape 3 : Le Tiers-payant Généralisé et Obligatoire

La mesure phare de la Loi de Mme Touraine, c’est le Tiers payant généralisé et obligatoire (art. 18 de la Loi). Ce qui veut dire que lorsque vous allez chez votre médecin, vous ne faites plus l’avance des frais. En lisant votre carte vitale, votre médecin se fait payer par l’assurance maladie obligatoire et l’assurance complémentaire.

En théorie…

Car en pratique, sans rentrer dans les détails techniques assommants, c’est très compliqué.

Il suffit de savoir que si la sécurité sociale est la seule à payer la part obligatoire avec un système informatique assez performant, les complémentaires sont plus de 400 organismes en France avec chacune un système informatique propre… et bien sûr pas toujours au point…

Les dentistes et les pharmaciens le savent bien, qui ont beaucoup de difficultés à se faire régler la part des mutuelles.

Ce système va donc générer une complexité exponentielle.

La seule solution pour en sortir est de créer un payeur unique, qui sera chargé de régler les praticiens. La sécurité sociale a déjà dit qu’elle ne le ferait pas.

Qui reste-t-il ?

Les assurances complémentaires bien sûr !

En créant une structure qu’elles géreront, elles seront donc responsables de la gestion financière de… tout le système de soin français !

Mais, pour renverser la célèbre phrase de Peter Parker, « de grandes responsabilités impliquent un grand pouvoir ». Et nul doute que les complémentaires seront alors en mesure d’imposer leur vision des choses : les fameux réseaux de soin de l’étape 2.

Vous pensez qu’on en a terminé ? Détrompez-vous, il y a plus fort encore…

— C’est le cas, en effet, si votre mutuelle a un contrat avec le médecin que vous consultez. Sinon, elle refuse de payer le praticien… Et si j’en crois votre contrat, nous allons être un peu limités dans les éventuels examens complémentaires et les consultations vers les spécialistes. Mais nous verrons si nous en avons besoin. Parlez-moi de ce qui vous arrive. Tout cela a commencé quand ?

En savoir plus, étape 4 : Le désengagement de l'Assurance Maladie Obligatoire

Une fois que le Tiers payant est devenu la règle, le patient ne paie plus son médecin, ce qui veut dire qu’il n’a plus accès à une information essentielle : qui prend en charge le coût de l’acte ?

Actuellement, l’Assurance Maladie Obligatoire (la sécurité sociale) prend en charge 70 % d’une consultation, les 30 % restants étant couverts (ou pas) par une assurance complémentaire (une mutuelle, même si nous verrons plus tard que ce n’est très souvent qu’un abus de langage qui a des conséquences importantes).

Mais si le patient n’a plus conscience des flux d’argent, qu’est-ce qui empêche le gouvernement, ou les pouvoirs publics en général, de décider que la sécurité sociale ne prendra plus en charge que 60, 50, 40, voire 30 % des dépenses de santé ? Une telle décision serait totalement indolore pour la plupart des patients, dans un premier temps. Elle ne soulèverait que très peu d’objections. Après tout, elle résorberait en partie de fameux « trou de la sécu » en diminuant la charge de la santé sur les comptes publics.

Vous pensez que je rêve ?

Lisez cet article. On réfléchit déjà à ne rembourser les médicaments que selon un taux unique (actuellement, le taux est variable en fonction du service médical rendu, un indice décidant si le médicament est très important ou « de confort »).

Ce taux sera-t-il de 70 % ? Il serait très étonnant que des médicaments remboursés actuellement à 15 % le soient à 65 %… Le plus probable est que le taux choisi soit inférieur à 65 % pour tous les médicaments…

Lisez ensuite ce rapport de l’inspection des finances sur le dispositif ALD (Affection de Longue durée) qui prend en charge à 100 % par la sécurité sociale les patients atteints de certaines maladies considérées comme graves (le diabète de Raymond en fait partie). On y lit que, pour améliorer le dispositif, il est question de… le supprimer. Et de le remplacer en évaluant le reste à charge « acceptable » pour les patients.

Ce qui veut dire que les patients qui, comme Raymond, sont atteints de diabète ne seraient pas remboursés totalement par la sécurité sociale sur leurs médicaments contre le diabète…

À qui croyez-vous que le gouvernement confiera le reste à charge ?

Aux assurances santé complémentaires bien sûr…

Ce qui rend l’apparition de réseaux de soins encore plus probable…

Et Raymond de détailler ce qu’il a remarqué, pourquoi, comment, en répondant de temps à autre aux précisions que lui demande le Docteur Germain.

Au fur et à mesure de la consultation, l’idée de départ du Docteur Germain s’affine, et le diagnostic est quasi certain : un diabète est bien en train de s’installer chez son patient.

Malgré les deux interruptions téléphoniques de la secrétaire qui demande quand placer un patient qui avait des maux de gorge depuis deux jours (la réponse : pas d’urgence donc on ne surcharge pas le planning, ce qui veut dire un rendez-vous dans trois semaines, s’il n’est pas guéri tout seul d’ici là), l’examen physique peut se dérouler sans problème et le Docteur Germain ne décèle aucune complication encore installée sur les organes de Raymond.

Mais il va falloir faire des examens.

— Si le diagnostic se confirme, vous devriez aller voir un ophtalmologiste, une diététicienne et un cardiologue, au minimum. C’est là que cela se complique. Votre mutuelle d’entreprise ne couvre pas la totalité des examens. Mais je vous conseille fortement de les faire, car ils permettront de veiller à ce que le diabète ne provoque aucun autre dégât dans votre organisme. Et la diététique est le premier traitement de votre diabète.

Raymond acquiesce. Il est prêt à faire quelques sacrifices pour retrouver sa santé.

La consultation se termine et il serre la main du Docteur Germain chaleureusement. Il sait enfin ce qui cloche chez lui, et il sait comment il va pouvoir se soigner.

Dans les semaines qui suivent, Raymond entame les démarches nécessaires. Il se heurte à chaque fois cependant à un problème qu’il n’avait pas anticipé : sa mutuelle d’entreprise ne couvre que très peu de choses. Il décide donc de changer de mutuelle.

Hélas, comme les données de son dossier médical sont accessibles à tous les acteurs du système de santé, toutes les mutuelles qu’il démarche commencent par regarder son contenu. Et le diabète diagnostiqué récemment n’enchante pas ses interlocuteurs. Un jour, lors d’un rendez-vous, le conseiller de la mutuelle lui lance même :

— Vous savez, un diabète, ça coûte cher à soigner pour une mutuelle. Nous pourrions accepter de prendre ce risque avec vous, mais vous devrez payer une surprime.

N’ayant pas d’autre choix, Raymond accepte. Sa nouvelle mutuelle lui coûte très cher, mais ses revenus lui permettent de s’offrir ce qui est devenu un luxe.

En savoir plus, étape 5 : L'ouverture des données personnelles de santé aux organismes privés

Actuellement, la sécurité sociale est une sorte de grande muette.

Toutes les données de vos remboursements de traitements, de consultations, d’analyses médicales, sont éclatées en deux. D’une part il y a votre dossier médical, bien au chaud dans l’ordinateur de votre médecin (à moins que le vôtre ne soit encore sur du papier, si votre toubib date du siècle précédent), inaccessible à quiconque sauf à vous et à votre médecin, vous savez, celui que vous avez choisi librement. Et d’autre part les données financières de l’assurance maladie obligatoire, qui dorment dans les ordinateurs de la sécurité sociale. Celles-là, elles sont encore plus protégées. Seul votre médecin y a accès, et votre pharmacien dans une moindre mesure.

Avec la Loi Touraine, les données de santé vont devenir moins timides.

D’abord, elles vont se regrouper, pour se sentir moins seules.

En effet, votre dossier médical sera partagé (art. 25 de la Loi) sur un réseau informatique très protégé (vous savez, comme ces réseaux gouvernementaux qui se font régulièrement pirater visiter, par des touristes nord-coréens, ou mieux, comme ces sites ultrasécurisés qui promettent l’anonymat de leurs membres adultères et qui oublient de fermer la serrure électronique de leur coffre-fort pour que des gens bien intentionnés publient sur internet la liste des époux infidèles…) accessible uniquement aux médecins… et aux assurances de santé… oui, toutes, même celles qui ont un excellent système informatique datant des années 1990…

Ensuite, elles vont se montrer un peu plus.

Comme je le disais, les assurances complémentaires vont y avoir accès (art. 47 de la Loi). Elles le demandent depuis très longtemps (rappelez-vous ici, dernier paragraphe, et là, quatrième paragraphe avant la fin). Normal, elles piloteront déjà le paiement, et pour constituer leurs réseaux de soin et « rationaliser » le financement, elles auront besoin de savoir ce que vous prenez comme médicaments.

Corollaire de ces deux expositions de données, le secret médical n’existera plus.

Le secret médical ?

Vous savez, ce truc hérité des Grecs, qui stipule que tout ce que vous confiez à votre médecin restera strictement confidentiel.

Pour le faire tomber, il suffit de lire votre dossier médical en ligne. Ou pour les plus joueurs, de reconstituer vos pathologies en lisant simplement la liste des médicaments que vous prenez.

Vous trouvez que ce n’est pas gênant ?

Peut-être que les députés qui vont voter la loi non plus.

Jusqu’à ce qu’un hacker pirate leur dossier médical et ne dévoile que tel député est atteint d’une « chaude pisse » (une légère infection sexuellement transmissible), qu’il aurait contractée en étant très légèrement infidèle à son épouse. Ou mieux, qu’une autre députée, elle, vit un enfer avec sa fille handicapée mentale…

Peut-être alors, que ces députés se mordront les doigts d’avoir voté une loi qui abolit le secret médical…

En attendant, les assurances complémentaires, elles, pourront à loisir déterminer ce que vous coûtez au système de soin, et « optimiser » votre traitement. Voire même décider qu’elles ne paieront pas votre traitement si vous leur coûtez trop cher.

Les médicaments et le régime qu’il suit, ainsi que son activité physique très régulière, lui permettent rapidement de retrouver sa forme, son énergie, son tonus, et lui font retrouver une vie normale.

Cependant, la mutuelle a exigé un relevé d’identité bancaire à son inscription, et ce n’est que deux ans plus tard, lorsqu’il chute accidentellement lors d’un entraînement sur un mur d’escalade et qu’il faut lui réduire une épaule luxée sous anesthésie, qu’il comprend pourquoi : son compte a été débité automatiquement d’une franchise de plus de cent euros.

En savoir plus, étape 6 : Prélèvements directs de franchises sur le compte bancaire du patient

Et comme inévitablement tout le monde coûtera toujours un peu trop cher aux assurances complémentaires (à ce stade-là, la sécurité sociale ne sera plus qu’une portion congrue), elles seront obligées de réguler le système selon leurs critères, les critères les plus objectifs bien sûr, les critères statistiques et financiers.

Actuellement, la sécurité sociale étant pauvre, très pauvre, elle ne peut vous rembourser que 22 euros sur une consultation de 23 euros. Et puis comme vraiment elle est dans la dèche, elle ne rembourse pas non plus 50 centimes d’euro sur chaque boîte de médicament que vous allez chercher à la pharmacie.

Avec le Tiers payant généralisé et obligatoire, comment la sécurité sociale aujourd’hui, les complémentaires demain, vont-elles faire pour ne pas payer ces euros ?

En ayant un accès à vos comptes bancaires.

Ne riez pas, ce n’est pas une plaisanterie. C’est réel.

Demain, lorsque vous irez chez le médecin, vous n’avancerez pas les frais, mais la sécurité sociale vous ponctionnera de 1 euro directement sur votre compte bancaire.

Déjà, 1 euro sans qu’on vous le demande, je ne sais pas si vous serez d’accord.

Mais imaginons que « pour faire des économies », on décide que cette franchise ne sera pas de 1, mais de 10 euros. Ou bien que, parce que votre prothèse de hanche coûte décidément très cher, votre assurance complémentaire vous facture une franchise de 200 euros. Et vous n’aurez pas le choix.

Quelques mois plus tard, au moment de concrétiser enfin le projet immobilier que Stéphanie et lui ont passé trois ans à préparer, l’assurance obligatoire pour l’emprunt lui annonce par courrier qu’il devra payer une surprime également. En effet, les assurances ont également accès à son dossier médical, puisqu’il se trouve que l’assurance de l’emprunt est une filiale de sa mutuelle

En savoir plus : Les grands gagnants, des mutuelles, vraiment, ou des groupes d'assurance privés à but lucratif ?

La cerise sur le gâteau est de savoir qu’en 2010, le marché des complémentaires santé était occupé à 56 % seulement par des mutuelles (des organismes à but non lucratif) et à 21 % par des organismes de prévoyance (but non lucratif), donc à 23 % par des organismes à but lucratif.

Ce qui veut dire qu’un quart du marché environ est détenu par des sociétés dont le but est de faire de l’argent en vous payant vos soins.

Ce que l’on nomme « mutuelles » n’est donc qu’une partie de la réalité.

Une partie non négligeable est là non pas pour vous aider à vous soigner du mieux possible de façon désintéressée, mais pour faire du profit.

Avoir accès au pilotage du système de soin, à vos données personnelles de santé et de remboursement, et à votre compte bancaire sera certainement la meilleure chose qui leur soit arrivée depuis très longtemps…

Alors, cette Loi Touraine, elle ne vous fait pas un peu peur, même pas un tout petit peu ?

Parce qu’à moi…

Et pourtant, Raymond se trouve chanceux. Stéphane, un de ses collègues ouvriers, n’a pas les mêmes moyens que lui. Lorsqu’il a voulu se faire opérer de la main, sa mutuelle lui a imposé un chirurgien qui était moins cher.

Le système que je décris ici n’est pas vraiment un modèle de solidarité et de justice sociale, n’est-ce pas ?

On pourrait plutôt le comparer au système américain (qui lui est en train de changer pour se rapprocher de celui que nous avons actuellement, ironique, n’est-ce pas ?). C’est pourtant un gouvernement dit de gauche qui est en train de mettre en place un tel système où les plus riches seront les mieux soignés, au plus grand profit d’intérêts privés financiers uniquement guidés par le montant de leurs dividendes…

Bien sûr, ce n’est qu’un exercice de divination et on peut me taxer de pessimiste ou d’alarmiste, mais il est fort possible que tout cela soit un jour une réalité, je crois vous en avoir montré quelques preuves.

Sauf si nous refusons tous cette fatalité.

Europe, du mythe à l’idéal… et vers la réalité ?

Europe, du mythe à l’idéal… et vers la réalité ?

Europe, du mythe à l’idéal… et vers la réalité ?

Pour une fois, une petite réflexion sur un sujet non artistique… encore que…
La politique, ou « vie de la cité », au sens étymologique du terme, traverse nombre d’œuvres. Et chacun d’entre nous, comme citoyen, a le devoir de s’y pencher.

Notre cité, en ce début du XXIe siècle, n’est plus seulement notre ville ou notre village, mais bien le monde.
Et pour les habitants du Vieux Continent, c’est tout au moins l’Europe elle-même.
Mais les récentes élections démontrent avec éclat que, pour citer de Gaulle, il ne suffit pas de « sauter comme un cabri » en proclamant « l’Europe, l’Europe ! » pour que les peuples du continent soient emportés par le même enthousiasme. Pour qu’ils partagent l’idée de faire partie d’une même nation.
Je me suis posé alors la question : l’Europe est-elle et peut-elle être notre nation ? Mais qu’est-ce qu’une nation, en fait ?

Un mythe fondateur ?

Ravie par Zeus à son rivage phénicien de Tyr, la fille d’Agenor donnera son nom à la terre où le Roi des Dieux la déposera pour l’aimer. Un début pas forcément prometteur que cet enlèvement. On aurait pu penser que l’Olympien aurait fait à sa conquête le somptueux cadeau de lui offrir cette terre en souveraineté… ce ne fut pas le cas, elle qui fut donnée en mariage à un autre… ainsi va la faveur versatile les Dieux.

Une histoire commune ?

Le continent qui porte le nom d’Europe peut par contre compter sur une histoire très riche. Depuis l’établissement des peuples indo-européens jusqu’aux guerres mondiales du XXe siècle, en passant par le destin imposé par l’Empire Romain, les parentés croisées des anciennes monarchies ou les soubresauts des révolutions du XIXe siècle, l’histoire de chaque pays d’Europe est intimement liée à celle de ses voisins. Mais nous avons aussi une histoire commune avec d’autres parties du monde sans pour autant nous sentir faire partie d’une même nation. Depuis deux siècles la France et les États-Unis d’Amérique sont alliés, mais peu d’entre nous peuvent se sentir assez proches d’un américain du Midwest pour penser faire partie de la même nation.

Une langue commune ?

À première vue, c’est le critère le moins pertinent, si l’on considère la multiplicité et la diversité des langues parlées sur le Vieux Continent. Cependant, chacune de ces langues peut être apparentée à une ou plusieurs autres et toutes ont des racines communes (hormis le basque, je vous l’accorde…). On peut aussi comparer les différences qui les séparent à celles qui distinguent, disons l’occitan du picard. Si l’idée de nation a émergé en France, les différences linguistiques ont tout de même perduré très tard.

Une religion commune ?

Si l’Europe fut le berceau du christianisme, elle fut aussi celui de l’athéisme, et la sécularisation engagée depuis les Lumières a traversé tout le continent pour en faire le moins religieux de tous.

Une culture commune ?

C’est, je crois, là que l’on peut trouver une réponse. La conjugaison d’une histoire aussi imbriquée et de langues plus ou moins apparentées les unes aux autres n’a pu que créer des ponts entre les nations européennes. Ces ponts sont une certaine forme de pensée, depuis le droit romain jusqu’à des courants comme l’Humanisme, qui ont traversé tout le continent. À l’époque médiévale, les frontières n’étaient pas du tout les mêmes et les « étudiants » de l’époque allaient suivre des cours à Bologne comme à Montpellier. Si une langue structure la pensée et les concepts, le fait que nos langues soient issues d’une même origine nous fait appréhender la réalité suivant des abstractions assez proches. De là un sentiment de communauté d’intérêts, une proximité.
Sans nier les différences régionales existant au sein même de la nation française, nous partageons ce sentiment de faire partie d’un même ensemble.
Si l’on réfléchit à l’échelle européenne, et en évacuant les stéréotypes qui veulent que les Allemands soient disciplinés et rigoristes et les Espagnols au sang chaud, à quel point nous sentons-nous proches de nos voisins immédiats : espagnols, allemands, belges, suisses ?
Je crois que si l’on est honnête, cette proximité est une réalité.
Mais qu’en faire ?

Un destin commun ?

C’est là toute la question. Voulons-nous lier notre destin à celui des autres européens ?
C’est une question de volonté. Volonté politique, volonté des peuples, volonté de chacun d’entre nous.
Et il faut se poser la question non seulement d’un point de vue « défensif » – résister aux influences des autres blocs de civilisation comme l’Asie ou l’Amérique, minimiser les effets pervers de la mondialisation –, mais aussi d’un point de vue « positif » – construire un modèle qui peut relancer notre civilisation vers de plus grandes réalisations, dynamiser nos arts, nos sciences, notre pensée.

C’est l’échec de la conception actuelle de l’Europe.
Tout le monde ne parle de l’Europe, en France, mais aussi dans les autres pays européens, qu’en terme de protection, de forteresse.
Mais il y a aussi et surtout une dimension plus positive et constructive à prendre en compte. La résistance ne fait pas forcément les grandes choses. Les grandes choses se font quand on regarde vers l’extérieur.
La diversité même des Européens est leur force, comme leur unité d’histoire et leur communauté de pensée. Ensemble, non seulement ils peuvent éviter que des modèles qui ne leur conviennent pas ne prennent pied dans leur vie, mais encore peuvent-ils construire un modèle meilleur encore.

Construire une Utopie ?

C’est précisément ce qui nous manque. Une utopie, un Rêve Européen comme il y a eu un American Dream.
Mais comment ?
Je suis persuadé que l’influence la plus forte n’est pas l’influence politique, mais bien l’influence des idées, des concepts, des arts. C’est la culture qui influence les esprits. Servons-nous de notre culture commune et amplifions-la.
À commencer par donner à l’Europe une dimension éducative.
L’Humanisme s’est répandu à travers le continent à la Renaissance grâce aux universités qui formaient un maillage étendu. Reconstruisons cette trame. Confions à l’Europe des universités dans chaque pays, dans chaque région, où les étudiants ne seraient pas seulement ceux du programme Erasmus, qu’il faudrait étendre d’ailleurs.
L’Union elle-même pourvoirait au financement et au recrutement des enseignants, qui seraient de véritables fonctionnaires européens.
Nous formerions ainsi une jeunesse européenne imprégnée des mêmes idées, qui personnifierait la diversité et la richesse du continent dans son ensemble.
Il reste à déterminer dans quelle langue l’enseignement se ferait. J’ai bien peur qu’il ne faille accepter que ce soit l’anglais, même si, en bon français que je suis, je ne puis m’empêcher de penser que la langue de Molière serait plus apte dans ce rôle. Il est bien évident que la majorité des jeunes Européens parlent un minimum d’anglais, et une minorité le français, hélas.
À moins de considérer que l’apprentissage de langues différentes puisse aussi faire partie de ce projet.
Ou de penser que l’enseignement se ferait dans la langue du pays qui hébergerait l’université.
Les programmes seraient déterminés au niveau européen, bien sûr.
Le corollaire de cette idée est de créer des diplômes européens, reconnus dans toute l’Union. Et probablement reconnus ailleurs.

Et pourquoi se cantonner à l’université ?
Je crois que l’enseignement primaire et secondaire devrait rester la primauté des États, mais qu’il faudrait créer des programmes coordonnés. En Histoire et en Géographie, nous devrions apprendre à nos enfants un point de vue européen et pas seulement centré sur notre pays.

Le résultat se verrait en deux à trois générations. Car il ne faut pas se leurrer, le sentiment européen mettra du temps à s’enraciner. Un changement de cette envergure sera long. Mais c’est le seul moyen de construire une Europe qui soit aussi durable que l’Empire Romain et pas un assemblage artificiel conçu par des politiques déconnectés de la réalité.

Il faut aussi commencer à considérer que les citoyens européens doivent avoir des droits et des devoirs européens.
Ce qui veut dire deux choses essentielles : une véritable démocratie européenne, et une fiscalité européenne.

Pour le premier point, il est évident qu’il faut renforcer les pouvoirs du parlement européen. Lui donner un droit d’initiative des lois. Lui donner le pouvoir d’élire le président de l’exécutif, ou bien que ce président soit obligatoirement issu du parti ayant remporté les élections. Comme dans toutes les démocraties. Il a déjà le pouvoir de voter le budget de l’Union, mais c’est un pouvoir trop encadré par les États qui donnent des subsides et négocient à chaque période leur participation.
L’idée est de créer un impôt européen que paierait chaque État à hauteur d’un pourcentage de sa masse fiscale. Bien sûr ce pourcentage devra être le même pour tous les États, pour que chaque habitant de l’Union paye en proportions égales. Ce pourcentage pourra même être indiqué directement sur la feuille d’impôt du contribuable, comme il l’est pour nos collectivités territoriales.
L’impôt étant le socle de la solidarité, le contrôler via une instance démocratiquement élue et non plus par des tractations entre dirigeants pour des raisons plus ou moins louables est une nécessité. Absolue.

Ce budget pourrait servir à l’agriculture, comme actuellement, à l’industrie, mais aussi et surtout à la recherche et à développer une réelle place à notre continent. Une défense réelle, avec un squelette d’armée européenne. Une harmonisation de nos règles sociales. Des investissements massifs pour créer une révolution écologique et énergétique. Une véritable politique de numérique en créant un « cloud » européen avec nos propres règles et plus celles des USA. Bref, une vie quotidienne qui soit imprégnée d’une Europe positive.

Mais tout ceci présuppose d’abord une condition extrêmement difficile à remplir : que chaque pays accepte de briser ses propres conservatismes. Que chacun accepte que les autres aient beaucoup à nous apprendre et que nous devrons abandonner certains de nos « avantages » pour en gagner d’autres.
Ce n’est vraiment pas un combat gagné d’avance, mais c’est le seul moyen pour sortir d’un modèle qui ne correspond pas aux attentes des citoyens de l’Union.

Quitte à faire un nouveau traité avec quelques pays seulement.