De l’art d’écrire et de présenter un scénario de jeu de rôle

par Germain Huc | Sep 5, 2015 | Chimères Partagées, L’encre & la plume | 10 commentaires

La narration partagée et son influence sur la présentation formelle d’un scénario

Le scénario de jeu de rôle est par essence une histoire en gestation, un plan sommaire, une trame grossière. Comme son homonyme du cinéma, il emprunte au texte de théâtre un manque flagrant de mise en scène. Et comme le scénario de cinéma ou le texte de théâtre, il peut et sera totalement transformé lorsque les acteurs et l’équipe technique (les joueurs et le meneur de jeu) auront apporté dans le réel leurs choix et leur interprétation de son propos.

La grande différence entre le jeu de rôle et le cinéma, ou même le théâtre qui bien qu’étant un spectacle vivant possède une mise en scène peu évolutive, c’est que le premier est une création éphémère. Chaque représentation du scénario sera différente de la précédente et de la suivante pour deux raisons essentielles. Tout d’abord comme au théâtre ou dans un remake de cinéma, car sa distribution change, et avec elle l’interprétation des personnages. Mais aussi parce que les actions ne sont pas fixées à l’avance. La liberté dont jouissent les joueurs autour d’une table de jeu de rôle est incomparablement plus grande que celle de l’acteur de cinéma ou que celle du comédien de théâtre.

Le scénario de jeu de rôle n’est qu’un cadre très lâche, et en fonction de ces libertés, des choix des joueurs ou du meneur, un même scénario peut donner une histoire fantasque, comique, burlesque, dramatique, tragique, horrifique, et j’en passe. Bien sûr l’écriture peut influencer la tonalité, mais il sera toujours possible d’interpréter très différemment un passage, et par exemple, au lieu d’aller explorer le repaire du dragon où est emprisonnée la princesse, décider de trouver un moyen d’attirer le dragon dans un piège pour avoir un plus gros avantage dans le combat. On reste sur une scène de confrontation, mais sa tonalité aura totalement changé.

Aussi suis-je de plus en plus surpris de constater que l’écrasante majorité des scénarios de jeu de rôle sont écrits au mieux comme des rapports de stage (très structurés, mais avec de gros pavés de texte pour décrire les lieux, les actions, les choix possibles), au « pire » comme des romans. J’adore les romans, je crois que je le prouve assez sur ce site, mais franchement, le plaisir de la lecture n’a pas vraiment grand-chose à voir avec la maîtrise d’un scénario de jeu de rôle. Je confesse avoir pris beaucoup de plaisir à lire certains scénarios, suffisamment bien écrits pour rendre immédiatement une ambiance particulière, mais au moment de m’approprier l’intrigue et de la faire jouer, de la faire évoluer de concert avec les joueurs, la prose noie plus qu’elle ne guide. J’aurais même tendance à dire qu’elle noie d’autant plus qu’elle est bien écrite.

En effet les tournures littéraires, les effets de style, au demeurant très immersifs, créent une brume artistique qui dilue la structure de la narration et ses points essentiels.

Ce qui est une qualité primordiale en littérature devient un défaut indélébile dans l’écriture d’un scénario.

Pour prolonger la comparaison avec le cinéma, tous les guides d’écriture de scénario, comme tous les scénaristes d’Hollywood, vous conseilleront d’abord de surtout ne pas chercher à écrire de façon littéraire.
La première règle pour écrire un scénario de cinéma est aussi la deuxième et la troisième : soyez clair, concis et factuel.
Les autres règles imposent un formalisme très strict qui décompose les actions et les dialogues, sans fioritures.

Mais cette similitude entre le cinéma et le jeu de rôle ne doit pas cacher une différence de taille : la trame et les dialogues ne sont pas fixés à l’avance en jeu de rôle. La forme ne peut donc pas être la même.

Actuellement, tous les scénarios de jeu de rôle que j’ai pu lire sont tous écrits de façon « classique », comme un texte linéaire.

Les seuls exemples de paradigme différent sont les scénarios d’enquête de l’excellent B.I.A. des XII Singes, où chaque scène est présentée dans un texte suivant un formalisme précis :

  • Nom et numéro de la scène
  • Scènes qui ont pu y mener (l’origine de la scène)
  • Lieu(x) où se déroule la scène
  • Indices pouvant être découverts dans la scène
  • Scènes suivantes en fonction des choix des joueurs.

On revient à une forme qui rappelle beaucoup les livres dont vous êtes le héros.

Deux exemples de scénarios :
à gauche, mon propre scénario pour Rêve de Dragons, La Bosse d’Aimath (VITRIOL n°3, 1995)
à droite, un scénario du livre de base de B.I.A. (2009)

Entre les deux dates, un monde s’est écoulé dans l’écriture des scénarios, non ?

 

Plus encore, les jeux récents, comme FATE, proposent de décrire des scènes avec des Aspects qui y sont rattachés, des Enjeux à résoudre, voire des Conséquences en fonction de l’issue de la scène (dans FATE les Conséquences sont des Aspects, c’est-à-dire des choses ou des faits importants pour l’histoire, découlant d’actes ou de non-actes des joueurs ou d’autres personnages).

Mais pour le moment on n’est pas encore sorti d’une forme purement textuelle.

Comment devrait-on présenter un scénario de jeu de rôle de façon non textuelle, pour faire en sorte que n’importe quel meneur puisse se l’approprier en un minimum de temps ?

La réponse m’a été apportée à la fois par ma propre pratique instinctive de la structuration des idées par des schémas heuristiques, et la théorie des Mindmaps (ou cartes heuristiques) que dévorait à l’époque une psychologue de ma connaissance.

En faisant quelques recherches sur le sujet, je me suis rendu compte que je n’avais pas été le seul à penser à cette solution : , , ou encore sur casusNO (le forum bien connu des rôlistes, et dont malheureusement le fil traitant du sujet n’est plus disponible), vous trouverez des idées et des conseils pour commencer à structurer vos propres scénarios. Et il se trouve même quelqu’un pour être d’accord avec moi (voire pour aller plus loin) : un scénario de jeu de rôle ça ne devrait pas exister.

Mais, à ma connaissance, aucun scénario n’a jamais été publié sous cette forme.

Et c’est vraiment dommage.

Parce que je ne dois pas être le seul à avoir des difficultés, en cours de partie, à me rappeler de détails assez importants de l’intrigue sans me référer en permanence à un point de texte du scénario écrit (même quand c’est moi qui l’ai écrit). Et chercher dans une dizaine de pages de texte écrites en police 10 voire 12 a tendance à sérieusement ralentir le rythme de l’action.

Pourquoi donc, messieurs les auteurs de jeu de rôle, ne pas nous présenter des scénarios intégrant une mindmap, voire même quasi uniquement sous cette forme ?

WhiteWolf, en son temps, avait déjà intégré des schémas de relations sociales dans ses décors de jeu, mais je n’ai jamais trouvé de scénario qui exploitait vraiment cette méthode.

On me rétorquera qu’une vraie mindmap doit être personnalisé pour être vraiment efficace.

Je ne le crois pas.

Le Laboratoire du Serpent à Plumes

Aussi ai-je décidé d’écrire un scénario tirant parti de cette technique au maximum de ce qu’elle permet, et au maximum des facilités que permettent le PDF et les outils informatiques.

Mon idée est de décrire chaque scène par un encadré formalisé reprenant des façons de faire de B.I.A. et de FATE. Chaque encadré est considéré comme une note s’ouvrant lorsqu’on « clique » sur le nœud qui lui correspond sur la carte heuristique. Bien sûr, ce n’est réellement pratique que lorsque l’on a un logiciel de carte mentale ou une application de lecture de PDF sur un moyen informatique (tablette ou ordinateur portable), mais on peut aussi intégrer ce système pour une déclinaison papier, avec des numéros de paragraphes comme références sur la carte mentale.

Les Outils

Pour que la forme soit vraiment plus pratique qu’un simple texte, elle doit répondre à certains critères : interopérabilité, facilité d’utilisation, reproductibilité, gratuité de la solution de lecture.

Hélas, malgré mes recherches, je n’ai pas réussi à trouver un logiciel de mindmapping qui posséderait ces qualités en plus d’une possibilité de styler correctement le texte des « annexes » de la carte heuristique (la description des scènes ou des personnages). J’en suis donc à trouver un workflow pour créer ensuite un PDF présentant une image cliquable présentant la mindmap du scénario. Et lorsque l’on clique sur une partie de l’image, le lien renvoie au paragraphe sélectionné pour tous les détails.

Pour ma mindmap, j’utilise MindNode, que je trouve assez simple d’utilisation pour ne pas brider la conception de la structure, et suffisamment complet pour avoir de nombreuses options de personnalisation.

Je structure avec un code de forme pour repérer chaque entrée.

  • Les lieux comme des rectangles ou des carrés,
  • Les personnages comme des ovales ou des cercles,
  • Les autres liens (actions, objets, etc…) comme de simples lignes.

Une fois la carte heuristique créée, et le plus souvent même en même temps, j’écris la description des scènes en me basant sur le modèle que je vous présente plus haut.

Ensuite, ne reste plus qu’à exporter la carte heuristique sous forme d’image, à l’intégrer dans le scénario en rendant ses zones cliquables et en faisant les liens pour chaque paragraphe.

J’utilise LibreOffice, mais je suppose que Word ou Pages feront très bien l’affaire selon que vous soyez sous PC ou Mac.

La méthode de structuration

Je me suis inspiré des réflexions menées par d’autres sur la narration dans un jeu de rôle. Notamment +Car Beket qui propose de concevoir des scénarios pour FATE en se basant sur ce qu’il nomme les Questions de l’Histoire.

En gros, une fois que l’on a l’idée de l’intrigue de base, il faut se poser quelques questions sur l’implication des personnages des joueurs dans cette intrigue.

  1. Comment vont-ils y être enrôlés ?
  2. Comment vont-ils réagir ?
  3. Comment vont-ils mener leur enquête/leurs actions ?

On pose cette structure comme base de la carte heuristique, et chaque façon de répondre à ces questions est une scène potentielle. Je nomme donc la scène, et y attache un ou plusieurs personnages, un ou plusieurs lieux.

Lorsque nécessaire, je fais des liens entre les scènes, les lieux, les personnages pour indiquer des conséquences possibles de certains choix prévus (ou prévisibles).

Ainsi, j’obtiens une carte heuristique décrivant le scénario sans figer son déroulement. Je peux m’y référer quand je veux, et même l’annoter en cours de partie assez simplement, en rajoutant des liens en fonction des actions de mes joueurs et des conséquences qu’elles peuvent avoir sur les autres scènes.

Et le tout est rapide à prendre en main, en gardant toujours un œil sur la structure globale de l’intrigue.

 

Structure de carte heuristique en posant les Questions de l'Histoire

 Un exemple

J’ai jeté mon dévolu sur l’excellent Secrets of Cats, un univers motorisé par FATE Core où les joueurs incarnent des chats. Mais pas n’importe quels chats. Des chats ayant une conscience et qui sont les protecteurs discrets (et secrets) des Humains. En effet, les Humains sont de bienheureux ignorants, inconscients des terribles dangers que recèle le monde, le vrai, celui des fantômes, des esprits maléfiques, des démons.

Pour illustrer la méthode que je décris plus haut, j’ai traduit le petit scénario Silver Ford qui se trouve dans le livre en carte heuristique. À vous de faire les liens avec le texte si vous en avez besoin.

Carte heuristique pour le scénario Silver Ford de The Secrets of Cats

La prochaine étape sera de construire un scénario pour Secrets of Cats directement en carte heuristique, et de le présenter comme tel.

J’y travaille… Il ne me reste qu’à réunir un groupe de joueurs pour le tester.

Dix ans après : la suite de la discussion

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10 Comments

  1. Saint Epondyle

    Et sinon, plutôt que de s’embarrasser de logiciels compliqués, pourquoi ne pas s’inspirer de la méthode des « cartes » de scénar décrite ici : http://page42.org/jai-fait-un-plan-horreur/ ?
    On rebat les cartes selon, on pioche et on accède directement à ce qui nous intéresse selon les actions des joueurs. En fait, ça me semble idéal pour rmener des enquête, en écrivant la vérité des faits et l’avis de chacun, ce qu’il connait etc, sur des carte séparées dont les PJs découvriront le contenu au fur et à mesure… J’écris mes scénars dans un cahier, et ça forcé déjà à concevoir l’intrigue comme linéaire. Je vais donc surement essayer cette histoire de fiches.

    Merci pour ton éclairage en tous cas.

    Reply
    • Germain Huc

      Merci du lien, j’avais loupé l’article de Neil. Cette astuce des fiches est une autre manière de concevoir une carte heuristique, mais en 3D, si l’on peut dire. Les fiches sont l’équivalent des nœuds dans l’arborescence, et leur fonction est la même : chacune prend en charge un élément fondamental de l’histoire, un « atome », au sens grec. Et les réorganiser permet souvent de tomber sur une façon créative de concevoir la narration dans un roman ou une nouvelle, voire un scénario de cinéma. C’est d’ailleurs une méthode que l’on retrouve souvent dans les conseils d’écriture du Septième Art.

      Appliqué au jeu de rôle, on peut en effet s’en servir comme d’une pioche, et c’est déjà très bien.
      Manque à mon avis le lien logique entre chaque fiche.
      Tu me diras « les actions des joueurs, leur imprévisibilité, font le lien, puisque tu nous rebats les oreilles avec l’impossibilité de figer le déroulement ».
      Oui.
      Mais ce qui est intéressant, c’est de voir certains liens avant. Pour par exemple avoir des idées de complications possibles.
      D’où le fait d’écrire ces liens dans le scénario, même s’ils sont destinés à changer.

      Et autre chose, presque aussi importante : moi j’attends aussi qu’on me présente un scénario écrit comme ça à la base. Qu’un jour un auteur ponde un scénario et le publie comme ça.
      Avec des cartes, par exemple, ça nous ferait penser aux jeux avec du matos de fou dans la boîte, genre des dés bizarres ou des figurines (Edge of the Empire ?).
      Et là, ça aurait sacrément du sens, comme matériel de jeu, puisque ce serait le scénario lui-même.

      En voilà une idée !

      Merci de ton commentaire, je crois que je vais aussi tenter le coup des fiches…

      Reply
      • Tonio

        Salut avez vous avancé sur cette idée ? j’ai moi meme une idee de developper un ou des scenario justement comme ça à base d’une pioche sur la table je cherche des gens avec qui partager et developper cela voulez vous participer et m’aider ?

        Reply
        • Germain Huc

          Bonjour,

          Pour l’instant je me concentre surtout sur l’exploration de la structuration en tant que telle, et le modèle en fiches ou pioche physique me semble moins facile pour le moment, surtout que — déformation de scénariste ? – j’aime construire mes histoires en amont en leur donnant une certaine tenue dans la trame. J’ai souvent des scènes fétiches quand je pense à une histoire, et même s’il est possible de les intégrer dans une pioche, j’aime beaucoup avoir une intrigue qui soit ficelée à l’avance.

          Pour le moment, j’expérimente avec Star Cowboy dont l’épisode 2 est en préparation, et avec La Justice des Anges, la brillante campagne écrite pour Hellywood par les auteurs du jeu, que j’aimerais beaucoup « traduire » en carte heuristique.

          Je commence aussi à m’intéresser aux logiciels de chronologie, type « frise historique », dont Aeon Timeline. Je ferai peut-être un article là-dessus. Je pense que ça peut être très utile non seulement en écriture romancée (je commence à m’en servir pour mes projets d’écriture), mais aussi pour des scénarios de jeu de rôle.

          À suivre ?

          En tous les cas, n’hésitez pas à venir faire part ici de vos progrès personnels. Le partage des expérimentations est toujours le bienvenu !

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          • Tonio

            Salut depuis le temps je reviens ici je reprends mes recherches sur les cartes et jdr j’ai élaboré un scenario sous forme de jeu de carte à tirer trouvé aussi assez utile les frises pour des evenements au cours des camapgnes ou des scenario je part sur plusieur pile de cartes battue au debut de la partie il y a des carte evenement action lieux emotions objets indices et pnj importants les cartes sont reliee ensemble c’est a dire que le jouer qui tire une carte peu s’il cela est marqué sur la carte en tirer une autre dans une autre pioche , il ne faut pas beaucoup de cartes au final pour un petit scenario je dois encore retester le dispositif a bientot.

            Reply
            • Germain Huc

              Bonjour, et merci de ton retour.
              C’est intéressant cette idée de cartes. Cela dit j’ai l’impression que tel que je le comprends cela sert plus pour la conception que pour la présentation du scénario.
              Je suis en train de concevoir une petite campagne qui se base sur les séries Fringe et Timeless, et je pense présenter les scénarios sous une forme heuristique. Je publierai le premier quand il sera construit et surtout quand il aura été joué, pour partager l’état de mes cogitations.
              N’hésite pas à revenir ici pour parler de ton expérience de cartes. C’est toujours passionnant d’apprendre de nouvelles choses.
              À bientôt.

              Reply
              • Tonio

                Ah non non l’dee des cartes pour créer son scenar est deja edité là l’idee est d’avoir des cartes dans les mains des joueurs en sorte d’outil à la narration avec des objectifs et quelques contraintes de jeu , je ne sais pas c encore en gestation tout cela

                Reply
  2. Le Serpent à Plume

    Axel « ça fait longtemps » F. m’envoie ce commentaire :

    La dimension littéraire est essentielle pour réifier le monde dans lequel doit se dérouler l’histoire, mais le scénario n’est pas l’histoire ni oeuvre d’art, c’est un canevas, et tu as parfaitement raison de critiquer l’approche par récit. Les scénarios à l’origine du jeu de rôle n’étaient pas des « scénarios » mais des « modules ». Ils étaient « modulaires », et on voit revenir ce format de présentation, avec des personnages beaucoup plus fouillés dans l’Old School Renaissance. C’est une excellente idée d’utiliser des cartes mentales et le logiciel que tu proposes.

    Reste le problème de l’esthétique à induire : comment faire passer la « couleur » du monde, son « rythme » ? Par une présentation du monde très travaillée dans le livre de présentation du jeu de rôle ? Par des nouvelles ? Par le graphisme ? Je vois de plus en plus de jeux de rôles sortir qui offrent des règles mais ne font pas monde, s’affranchissant de la forme littéraire du scénario pour aller vers des mécaniques de production automatique d’histoire qui ne s’inscrivent plus dans un cadre esthétique véritablement travaillé (c’est discutable, mais à mon sens, c’est autant le cas de jeux « commerciaux » comme Cthulhutech que de jeux plus indépendants comme « Apocalypse world »). Dans les jeux à construction de scénario automatisée, comme Apocalypse world où les joueurs élaborent le contenu et les éléments fondamentaux de la diégèse par des choix improvisés qu’ils imposent au meneur de jeu, la question du monde ne se pose plus en amont et le risque de perte de cohérence et d’unité est grand. Le scénario est quelque part la garantie de la cohésion d’une structure sensée, intelligible, conséquente et connectée totalement à la matière du monde, de l’univers qui accueille l’événement scénaristique.

    Sauf que, à mon sens, le problème récurrent est celui de la pesée anticipée des conséquences. On peut (et à mon sens on doit) construire son scénario en ayant en tête la nature, l’histoire, le type de personnages qui seront proposés aux joueurs. Evidemment, vu que ton billet se place du côté de l’écriture du scénario destiné à être utilisé par un tiers, cela signifie qu’on ne peut pas prendre totalement en compte l’historique du groupe de personnages à moins de proposer des personnages préparés à l’avance. Dès lors, la structure du canevas doit être souple. Mais cette souplesse n’est-elle pas potentiellement contradictoire avec l’idée d’une anticipation des conséquences des actions entreprises par les joueurs ? Ne retombe-t-on pas sur « le truc impossible avant le petit déjeuner » dont on a tant parlé dans les années 2005 sur The Forge ? Peut-être qu’on n’y tombe pas si on laisse la possibilité de conséquences non anticipées, si on laisse une grande latitude aux décisions des joueurs, mais dans ce cas, on doit être prêt à improviser la structure du scénario, ce qui signifie que le canevas sera plus vague, d’une part, et d’autre part que pour permettre une improvisation saine à la personne qui lira notre canevas, il nous faut lui donner les clefs d’une improvisation qui passe à mon sens par des éléments contingents (à l’image de la galerie de personnages d’un bac à sable comme dans les « by night » de vampire and co) mais aussi par la couleur, la tonalité, une vraie maîtrise du contexte, du monde. On retombe donc sur le problème d’une mise en valeur du contexte que nous avions refusé au début pour ne pas obscurcir le scénario avec une dimension littéraire. C’est un vrai casse-tête…

    Certains résolvent le problème en posant que le scénario (voire même le canevas) doit être banni de l’activité rôlistique et qu’il faut encourager des jeux à narration partagée. Je pense que c’est une solution de facilité, d’autant que la narration partagée produit des expériences de jeux qui n’ont rien à voir avec les histoires que tu cites dans ton billet. Ton idée, ici, consiste à proposer une modification du canevas in media res, grâce au logiciel, afin d’adapter le canevas aux actions des joueurs, entre deux séances, ou même au cours d’une séance. C’est une piste intéressante, comme peut l’être celle du module OSR, ou encore les contextes proposant des générations aléatoires en réaction à certains types d’initiation d’actions. Cependant, la question me semble demeurer : pourquoi, alors, proposer des pistes, des lignes à l’arborescence si on est prêt à transformer le scénario dans le canevas numérisé ? Pourquoi ne pas fournir un matériau protéiforme, modulaire, avec lieux, personnages, couleur, un contexte événementiel général ? Pourquoi envisager « l’événement des actions personnages joueurs » ? Qu’apporte finalement une telle anticipation ? Ne faut-il pas travailler le canevas qui tu proposes de manière à laisser plus de liberté à celui qui se l’appropriera et travailler essentiellement les fondations plutôt que la finalité ?

    Je me pose ces questions sans avoir de réponse tranchée. Très bon article, en tout cas !

    Reply
    • Germain Huc

      Bonjour Axel.

      En effet ça fait longtemps. Heureux de te voir dans les parages et bienvenue dans le nid du Serpent à Plumes!

      Tu soulèves finalement le paradoxe fondateur du jeu de rôle : comment une histoire peut-elle être à la fois structurée dramatiquement et partagée dans sa narration ? Car malgré ce que l’on pense, le « narrativisme » n’est pas si récent dans le jeu de rôle. C’est juste une manière de pousser la logique interne de la fameuse question « que faites-vous ? » un peu plus loin. En laissant aux joueurs le soin de répondre à la question la plus célèbre du jeu de rôle, on induit déjà un partage de narration. Leurs personnages, sensés souvent être les héros de l’histoire, sont indépendants de la volonté du narrateur principal qu’est le Meneur de Jeu. La structure même de la narration échappe donc fondamentalement à ce dernier.

      Comment donc structurer l’histoire ? Son déroulement ?

      À mon avis, la réponse peut venir en décortiquant les différentes étapes de l’histoire.

      Si la narration (le présent), et le dénouement (le futur), sont totalement ou partiellement hors du contrôle du Meneur, l’intrigue qui sert de base à l’histoire (son passé) est par contre sous sa seule houlette (aux déclarations mineures près via des dépenses de « points de destin » ou autres artifices).
      C’est bien là, sur l’exposé du passé, des événements qui ont mené à la situation de départ du scénario, que la couleur, le rythme, pourront porter la marque de la cohérence.

      D’ailleurs, cette cohérence doit venir aussi dans un second temps avec l’interprétation des personnages par les joueurs. Après tout, il existe une sorte de « contrat social » autour de la table, sur le style de jeu, sa couleur, la façon que l’on peu avoir de jouer « pulp » ou « gritty« , ou autrement d’ailleurs.
      Nous sommes bien placés toi et moi pour savoir que si ce contrat n’est pas posé au début, ou s’il change pour l’une des parties sans que l’autre en ait conscience, la rupture de l’histoire et du style est consommée. Et l’histoire comme la partie de jeu elle-même, en est compromise.

      Mais la façon de présenter un scénario doit tenir compte à mon sens de cette dichotomie fondamentale : le présent et le futur de l’histoire ne sont pas figés.

      Une autre manière de présenter cela peut aussi faire intervenir les cartes heuristiques mais en prenant cette fois-ci l’intrigue de base (le passé du scénario), pour être plus synthétique, et d’y greffer les conséquences si les personnages des joueurs ne font rien. C’est la fameuse « timeline » que l’on a vu déjà dans bien des scénarios. C’est je crois une approche complémentaire possible.

      Mais le plus complexe, pour un Meneur, est je crois d’adapter le déroulement. Et c’est pour cela que présenter ce déroulement sous la forme d’une carte heuristique peut aider à prendre les bonnes décisions. Ce n’est pas infaillible car là encore on ne peut pas tout prévoir. Mais se poser les questions de l’implication des joueurs et de leurs réactions me semble plus efficace.

      Car pour répondre à ta question, un Meneur de Jeu peut avoir en tête une certaine finalité.

      Sans penser à la scène finale d’un film, on peut juste évoquer le jeu en campagne, où le scénariste a pensé différentes étapes menant à des développements déjà présents dans son canevas. Sans être dirigiste, s’il veut parvenir à ses fins (c’est-à-dire faire vivre une aventure particulière et donc inventive ou surprenante ou colorée), il va devoir faire passer certaines scènes, certaines idées, certains événements, dans son déroulement scénaristique. Et voilà pourquoi le déroulement, je crois, doit un minimum, être structuré, même si c’est à la façon d’une carte heuristique.

      Reply
      • Xavier Cabanne

        Bonjour, je découvre cet article et vos échanges qui couvrent parfaitement ma réflexion depuis pas mal de temps.
        Depuis quelques mois, je déstructure les scénarios, avant de les faire jouer, en mindmap. Suite à quelques interrogations face aux même problématiques que beaucoup de MJ : comment retrouver cette fichue information dans le texte du scénario déjà copieusement « stabiloté ».
        À une époque, j’en étais arrivé à tout improviser de A à Z (un exercice qui demande de l’entraînement et un peu de préparation).
        Aujourd’hui, je lis avec joie vos échanges qui posent des mots sur ce que je me dis depuis des mois (et ce soir, je me décide à voir ce qui se dit sur le sujet… et ma première lecture est déjà fournit).
        Le scénario est avant-tout un canevas, un outil pour faire vivre un univers dans lequel les personnages des joueurs vont vivre une aventure (la plus WOHAO possible).
        Après avoir détricoté quelques scénarios (module découverte de The Witcher et Pax Elfica), je me rends compte qu’il faut également intégré des éléments permettant l’improvisation « à côté ». Les possibilités offertes, tout comme la finalité souhaité ne doivent pas être oubliés, mais en poussant le bouchon, on doit pouvoir faire mieux.
        Et effectivement, même si je comprends qu’un éditeur ne doit pas y voir bcp d’avantages, je me suis dit qu’une carte parfaitement structurée doit pouvoir se proposer comme support à un MJ.
        Je n’ai pas encore tenté de faire « jouer » mes cartes, estimant que l’on peut encore bien affiner le format, mais je compte le faire (y compris sur un jeu de ma création).
        Je reviendrai pour partager mes travaux avec plaisir.

        Reply

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