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Le trente mai au soir, un lundi, lorsque je refermerai pour la dernière fois la porte, il restera entre ces quatre murs comme les ombres nostalgiques de tant de souvenirs, de tant de larmes, de tant de rires, de tant de confidences, de tant de douleur, de tant d’espoirs, de tant de dénouements.

Tout cela sera si fort que les vapeurs invisibles mais tenaces que cela aura fait naître se seront imprégnées dans les peintures, le sol, le plafond, les dalles lumineuses qui l’éclairent, et que, sans doute, des images irréelles, seulement visibles de quelques personnes, resteront, évanescentes, dans la buée des petits matins d’hiver ou la rosée de printemps, pour se montrer à travers les vitres comme des reflets fantomatiques.

J’aime à croire que les événements laissent des traces chez les personnes qui les vivent, mais aussi, de façon plus surprenante et subtile, sur l’ambiance d’un lieu.

J’aime à croire que ce qui restera sur place, ce soir-là, alors que je partirai définitivement, sera bienveillant et souriant.

Lorsque je refermerai pour la dernière fois la porte, je laisserai tant de choses qui me manqueront…

Je laisserai les nourrissons et leurs sourires spontanés, leurs gestes saccadés et mal coordonnés, leurs éclats de rire et leur caractère déjà trempé pour la plupart. Ma vieille toise en bois ne prendra plus l’aune de leur vitesse de croissance, et le mètre ruban dont je les coiffais après avoir vainement et naïvement tenté de leur faire croire que c’était “le bandeau de Rambo” en montrant sur ma propre tête que cela ne faisait pas mal, ce mètre ruban sera enroulé une bonne fois pour toutes.

Je ne verrai plus les lueurs inquiètes mais malgré tout confiantes dans les yeux de leurs parents à qui j’apprenais les rudiments de l’hypnose infantile pour leur permettre de passer l’épreuve des premières vaccinations et effacer ces souvenirs douloureux de leur mémoire encore si jeune.

Je laisserai les enfants plus âgés avec qui je pouvais déjà discuter un peu pour négocier un examen, un soin, un vaccin, une auscultation. Je laisserai les paroles affirmées et la tendre naïveté des pensées de cet âge, quand ils ou elles me racontaient leurs vacances chez leurs grands-parents, combien ils étaient fiers de leur t-shirt spiderman, ou avec quelle passion elles attendaient leur fête d’anniversaire.

Je laisserai cette phrase si attendrissante de la fillette qui, à la question de savoir en quoi elle voulait me transformer avec sa baguette magique, répondit tout de go “en beau !”, provoquant tout à la fois mon éclat de rire et une excuse gênée de sa mère bredouillant “elle veut dire en prince charmant”.

Mes cinq petits tampons, insigne marque de courage et emblèmes de fierté accordés à celles et ceux qui restaient courageux, sages, ou qui surmontaient la consultation, seront orphelins eux aussi. La princesse ira-t-elle consoler le dragon ou le chevalier ? Ou bien sera-ce le nounours qui prendra la girafe dans ses bras pour en sécher les larmes ? À moins que ce ne soit le singe, cette petite figurine qui aida un jour une jeune fille de 5 ans à vaincre, plusieurs semaines d’affilée, des angoisses qui l’empêchaient de dormir.

Je laisserai Laure, Maëlle, Antoine, Théo, Tom, Miya, Axelle, Marly, Yohan, Jade, Thaïs, Lilou, Zoé, les jumeaux Louis et Gabriel, ou encore Lise, parmi tant d’autres encore.

Je laisserai aussi tous ceux et toutes celles qui ont grandi, et qui, devenues adultes, sont restées mes patientes ou mes patients.

Celles-là, ceux-là, je les ai parfois vus depuis qu’ils sont sortis de la maternité. Ils ont maintenant plus de 12 ans. Ce sont des adolescents et je vais laisser en arrière leurs interrogations et leurs angoisses, leurs espoirs et leurs découvertes, leurs rébellions et leur méfiance des adultes, leurs touchantes marques de confiance si chèrement gagnées.

Je les laisserai sur leur chemin, en espérant avoir, à un moment ou un autre, pu les aider à ce qu’il soit vraiment le leur, à ce qu’il soit, sinon plus doux, du moins plus enrichissant, et qu’ils soient mieux armés pour le parcourir.

Lorsque je lâcherai la poignée, il restera toujours, derrière, dans le bureau de consultation, les moments forts que j’ai eu l’honneur de vivre avec ceux qui n’étaient plus vraiment des enfants, et qui pourtant ont accepté de faire confiance à la partie d’eux-mêmes qui règne sur l’enfance comme sur la créativité pour explorer en hypnose thérapeutique une autre façon de regarder leurs différents problèmes.

Avec elles, avec eux, j’embarquais moi aussi dans des voyages hypnotiques où je les accompagnais dans un changement souvent si minime qu’il aurait presque pu passer inaperçu, mais si essentiel qu’il a totalement modifié leur regard sur des douleurs chroniques, des blocages psychologiques, des souffrances relationnelles, des symptômes encombrants.

J’ai assisté et j’ai parfois pu guider des prises de conscience qui ont révolutionné leur quotidien.

Quand je détournerai la tête, ce dernier soir-là, ce sera pour laisser d’évaporer les petits moments d’émotion partagée, les larmes qui montaient aux yeux des deux côtés du bureau, les mains qui se serrent l’une et l’autre dans une expression de réconfort face à une grave nouvelle, le geste simple d’une paume qui se pose sur un bras ou une épaule.

Comme un souffle fragile, les exercices de respiration qui régulaient des crises d’angoisse s’évanouiront.

Comme s’envoleront les rires et les sourires, les jeux de mots dont je suis parfois un peu trop coutumier mais qui étaient appréciés de certains et de certaines.

Dans ce lieu étonnant où l’on pouvait constater un revers de traitement, ou une défaite amère face à la maladie, on pouvait aussi savourer et célébrer ensemble de petites victoires et de grandes réussites. Pour chacune et chacun, nous cherchions, ensemble, sans relâche à apaiser, à soulager.

Lorsque la clef tournera une ultime fois dans la serrure, je laisserai aussi un lieu que j’avais peu à peu investi, et qui, malgré l’absence de tableaux que je n’avais jamais pris le temps d’accrocher, commençait à ressembler un peu à ce que je voulais y mettre, au moins dans son atmosphère. Un endroit que j’avais voulu façonner comme un havre pour celles et ceux qui avaient besoin d’y trouver un peu de paix et d’écoute dans ce monde si dur. Moi le premier.

J’y étais maître à bord, et cela aussi je devrai le laisser derrière moi.

Cette liberté que promet en théorie l’exercice libéral, et dont j’ai si peu profité, finalement. Parce que les contraintes administratives, parce que les contraintes financières, parce que la pression des patients. Mais aussi, en étant totalement honnête, parce que ma peur, parce que mes injonctions intérieures, parce que ma rigidité mentale.

Mais je quitterai aussi une amie avec laquelle j’avais eu ce projet. Ce projet de travailler ensemble, avec la même vision, la même volonté, en gardant chacun notre propre façon de faire, nos différences, nos personnalités bien distinctes, nos styles intacts. Nous nous connaissions depuis longtemps avant de nous associer. J’avais dit, dans une autre vie : “jamais je ne m’installerai avec un ami ou une amie, jamais je ne mélangerai l’amitié et le travail”. Une fois de plus, l’univers ou l’ironie de l’existence m’ont amené à renier cette interdiction idiote, et pour mon plus grand bonheur. Travailler avec une amie a été pour moi un vrai plaisir.

Les discussions autour de la table de notre salle de repos, les exaspérations partagées, les rires et les sourires se sont mélangés aux conseils professionnels, aux avis précieux, aux galères surmontées ensemble.

Nous avons même entrepris une réanimation d’urgence dans mon cabinet de consultation, l’une massant pendant que l’autre insufflait, puis inversement, à tour de rôle, jusqu’à ce que les pompiers puis le SAMU n’arrivent.

Cela forge.

Cela aussi, je devrai le quitter, même si l’amitié reste.

Mais lorsque la porte se fermera, je ne laisserai pas vraiment tout cela derrière moi.

Car en même temps qu’une dernière fois l’air à l’intérieur sera brassé par le mouvement, tous ces souvenirs, toutes ces émotions, toutes ces larmes et tous ces rires, comme des volutes de fumée invisibles, prendront leur envol.

Car si tout cela a existé, cela a aussi existé en moi.

Tout cela m’a changé, m’a grandi, m’a bousculé.

Le trente mai au soir, un lundi, lorsque je refermerai pour la dernière fois la porte, j’emporterai tout cela avec moi.

Et je tâcherai d’en rester digne.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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