L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre
Avec un tel titre, mon lecteur habituel pourra s’interroger. Mais de quoi va-t-il bien pouvoir nous parler ?
Pas d’entomologie, il est de notoriété publique que, hormis les coccinelles (je ne sais pas pourquoi d’ailleurs), je hais les insectes.
Pas d’un numéro de cirque, car il est également bien connu que je n’ai ni souplesse ni adresse particulière.
Non, je veux parler une fois de plus de mon métier. Mon métier que j’aime, mais qu’il devient de plus en plus difficile d’exercer de par les pressions continues qui tentent de m’influencer, comme elles tentent d’influencer tous mes confrères.
Si ce n’est pas la première fois que je vous en parle, après avoir un peu exprimé ce qui pour moi pouvait devenir une nouvelle façon de soigner, c’est sans doute la première fois que je vais m’épancher quelque peu sur les doutes qui sont les miens. Sur mes doutes quotidiens.
J’ai des doutes sur la place que j’occupe dans le système de santé.
Comme dans le film Minuscule, j’ai parfois l’impression de porter quelque chose de beaucoup trop lourd pour moi au premier abord. Même si comme dans le film, comme ces fourmis, j’ai l’impression de ne pas trop mal m’en tirer…
Après avoir regardé hier en rattrapage l’excellent et percutant reportage de Cash Investigation intitulé Santé : la loi du marché (sur pluzz), je me suis senti floué, trahi, désemparé.
Oh, bien sûr, je ne suis pas naïf, et cela fait longtemps maintenant que j’ai compris le jeu que tente de nous faire jouer l’industrie pharmaceutique. Depuis deux ans je ne reçois plus les visiteurs médicaux des laboratoires, après avoir longtemps crié qu’« ils ne m’influençaient pas ». Lorsque j’ai pris conscience que continuer à les recevoir c’était cautionner les pratiques purement commerciales d’entreprises cherchant avant tout leur intérêt et pas celui du patient, j’ai réagi. Les différents scandales sanitaires qui ont émaillé les trois dernières décennies ne m’ont pas laissé sans esprit critique. Je sais depuis longtemps que la prescription médicamenteuse est un art délicat, pas toujours compris des patients d’ailleurs.
Mais comprendre à quel point certains laboratoires se paient ma figure m’a vraiment révolté.
Je suis conscient du fait qu’un reportage aussi peu être manipulé, d’ailleurs. Conscient que les scandales n’épargnent pas les journalistes, fussent-ils d’investigation. Les fausses images de Timisoara dans le chaos de la chute de Ceausescu m’ont laissé un souvenir inoubliable.
Mon esprit critique est donc toujours en alerte lorsque je vois un reportage, comme lorsque je lis un article de journal, ou une publication scientifique.
Mais comment se relever lorsque l’on est mis à terre par un doute si fort sur la base même de son travail : les recommandations de bonnes pratiques, la médecine basée sur les preuves, la médecine rationnelle, qui prend en compte au mieux les bénéfices et les risques de chaque prescription de ces poisons qu’ont toujours été les médicaments ?
Si l’on en croit la deuxième partie du reportage, celle qui touche tous les médecins généralistes de ce pays et du monde entier même : il serait délétère de prescrire au moins l’un des médicaments contre le cholestérol de façon préventive, alors même que les recommandations officielles préconisent d’atteindre des objectifs ciblés.
Un débat qui secoue le monde médical depuis des années déjà, avec ses hérauts dans chaque camp, ses arguments et contre-arguments, et dans lequel les généralistes sont les pions d’une partie d’échec à plusieurs plateaux simultanés.
Mon confrère le Pr Even y joue le rôle du redresseur de torts dans son armure de chevalier blanc, quand beaucoup de cardiologues remettent en cause son travail, voire son honnêteté intellectuelle. De l’autre côté, ces mêmes cardiologues sont bardés de références, mais sont tous englués dans des conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique.
Qui croire ? Il ne s’agit pas de croire. Il s’agit de trancher dans une querelle avec sa seule raison.
Quels arguments entendre, alors ? Il faudrait pour cela être capable de les soupeser tous. Il faudrait avoir une connaissance absolue des études scientifiques sur lesquelles se basent les laboratoires. De leur méthodologie. De leurs conflits d’intérêts exhaustifs. De leurs biais. Et de leur transposition possible au réel.
Car prescrire, ce n’est pas si simple que les gens le pensent. Il ne suffit pas de se dire, tiens, ce patient a cette maladie, il lui faut ce médicament qui va tout résoudre.
Prescrire, c’est d’abord faire une série de paris risqués.
Le premier pari, c’est celui du diagnostic. Rares sont les patients qui se présentent au cabinet médical avec des signes aussi précis, simples, et faciles à trouver que dans les livres de médecine ou qu’à l’hôpital, où ne sont concentrés que les cas les plus graves, ceux qui ont des symptômes typiques. Non, dans la vie réelle, le patient à qui l’on suspecte une colique néphrétique (un caillou coincé dans les voies urinaires) ne va pas forcément avoir des douleurs qui répondent aux critères classiques. Il n’aura pas forcément ces douleurs si intenses qu’elles font changer constamment de position pour essayer en vain de se soulager, et qui ont fait surnommer la pathologie « colique frénétique ». Souvent ce seront simplement des gouttes de sang dans les urines, des sensations de rasoir tailladant la muqueuse, qui mettront en alerte le clinicien. Alors souvent, malgré une solide pratique clinique, malgré un interrogatoire précis qui recherchera des signes peu fréquents, mais discriminants, malgré un examen attentif, on hésitera entre deux diagnostics. Car par exemple, rien ne ressemble plus à une colique néphrétique qu’une infection urinaire compliquée. Il faut alors choisir : quel diagnostic privilégier ? Le plus probable, ou celui contre lequel il faut se prémunir d’emblée pour éviter une complication ?
Alors vient le deuxième pari : quel traitement est indiqué dans ce diagnostic ? Parce qu’il n’y a pas de recette miracle. Depuis le temps, ça se saurait. Donc, on doit prendre en compte la probabilité d’efficacité d’un traitement dans le diagnostic, en n’oubliant surtout pas de nombreux autres paramètres dont, en vrac : ses risques connus, sa toxicité, ses interactions avec d’autres médicaments éventuels, le passé médical du patient, son mode de vie, ses croyances, son sexe, son âge, son entourage. En évitant surtout de négliger un facteur primordial : l’observance du traitement. C’est-à-dire : est-ce que mon patient va suivre le traitement comme prescrit sur l’ordonnance, ou bien va-t-il de lui-même adapter les doses, la fréquence de prise, la durée du traitement ? Qui parmi nous n’a pas un jour arrêté un traitement deux jours avant la fin prescrite parce qu’il avait oublié ou parce qu’il en avait assez ?
C’est le troisième pari : percevoir le patient dans sa globalité, prendre en compte sa spécificité, et surtout, sa demande réelle. Pour une colique néphrétique, c’est simple : le patient cherche à être soulagé de sa douleur. Elle est intolérable. Il ne veut plus avoir mal. Pour d’autres pathologies, c’est plus complexe. Certaines affections touchant l’ensemble de l’organisme ont une évolution chronique pour laquelle traiter le symptôme peut n’être ni efficace, ni même souhaitable… C’est choquant, mais ça existe. Lorsqu’au bout de quelques mois à essayer des traitements divers l’on se rend compte que les infections sinusiennes d’un patient, avec toutes les caractéristiques d’évolution que l’on s’attendrait à trouver, ne sont que des pathologies secondaires d’un dérèglement immunitaire, il devient idiot de continuer à traiter ces épisodes comme de « simples » sinusites. On comprend alors qu’il est plus intelligent de ne pas traiter ces épisodes, car au lieu de les éteindre, on inonde le patient de médicaments dont l’accumulation peut poser problème. On cherche donc une autre voie, une autre stratégie. Et lorsque le patient revient avec une nouvelle infection sinusienne, il faut le convaincre, lui faire comprendre que l’on ne doit pas céder au symptôme et qu’on ne doit pas s’y attaquer frontalement, mais par d’autres moyens. La formule consacrée, je crois, est : bon courage ! Plus fréquemment, on rencontre des patients qui vous parlent pendant les 15 minutes de la consultation d’un problème qui semble attirer toute leur attention, par exemple cette fameuse perte de cheveux, et puis qui sur le pas de la porte lâchent enfin : « Docteur, je n’ai pas un cancer, au moins ? ». Si vous aviez suivi votre diagnostic premier et prescrit un traitement de supplémentation en fer parce que vous suspectiez une petite carence, vous avez tout faux. Le patient voulait juste que vous le rassuriez sur l’absence de pathologie…
Ce qui fait que savoir prescrire c’est aussi : savoir ne pas prescrire.
Alors c’est sans doute pour cela que toutes les recommandations du monde, la médecine basée sur les preuves, les colloques et congrès, les belles études, ça ne fait pas une prescription. Ou ça ne devrait pas, en tous les cas.
C’est sans doute pour cela que jamais je ne suis allé dans un congrès sponsorisé par un laboratoire pharmaceutique où il sera question de médicaments. Et que je n’irai jamais.
C’est sans doute pour cela que je ne participe pas aux formations médicales continues organisées par ces mêmes laboratoires pharmaceutiques ou avec leur soutien financier.
C’est sans doute pour cela que j’essaie de me documenter sur les médicaments en faisant confiance à des gens intègres dont c’est le métier que de décortiquer pour moi toutes les données scientifiques en toute indépendance.
Mais au final, mes doutes, mes questions, mes prises de tête constantes sur la meilleure attitude à avoir dans chaque cas ne sont pas près de s’envoler. Car ces scandales à répétition entament non seulement le crédit que les médicaments ont auprès des patients et des médecins, mais aussi le crédit que la médecine basée sur les preuves peut avoir dans le monde médical au sens large. La question est donc bien maintenant : à qui faire confiance ? Quelles recommandations suivre ? Est-ce que tout ce que nous avons appris sur les thérapeutiques que nous utilisons n’était qu’écran de fumée, entourloupes et manigances ? Va-t-on devoir se replier à nouveau sur une médecine où l’expérience de chacun fera loi et où les études statistiques seront enterrées ? Où les pratiques ne seront plus harmonisées ?
Je ne sais pas où on va.
Mais on y va…
C’est vrai, « …il ne s’agit pas de croire…Prescrire, ce n’est pas si simple…..Une série de paris risqués »
Et ce n’est pas non plus la roulette russe !!!!
Un diagnostic et la prescription -ou la non prescription- qui suit me paraissent être une alchimie (au sens noble du mot) à réaliser en quelques minutes avec des ingrédients aussi disparates que connaissances, intuition, prospective, stratégies et un zeste d’humanisme…….. aboutissant à l’équilibre précaire de décisions souvent lourdes à prendre ….et à assumer.
Tout ce qui fait la noblesse de ce métier et justifie l’intérêt (à 23 € – désolé!-) qu’on peut lui porter.
Le drame, c’est le mélange des genres, ceux qui, pétris de science et bardés de décorations, deviennent de vulgaires marchands, voire trafiquants, envoûtés par le noble métal qui pourrit tout, (ça commence par un « a » et ça finit par…puer…)
Le « remède » à tout cela ? Tout le monde le connaît, mais il n’est pas près de sortir des éprouvettes. Les politiques se chargent de le tenir au frais.
Heureusement que « raconter des histoires au public » reste une liberté et peut être un vrai pouvoir !
C’est parfaitement ça. Mais la prescription se fonde d’abord, de nos jours, sur le premier pilier : la connaissance. Ou plus exactement, depuis l’avènement de cette fameuse « médecine basée sur les preuves », sur une montagne (ou devrais-je dire un Everest) d’études statistiques menées depuis des décennies par les chercheurs des institutions publiques (très peu, et le plus souvent ce sont des Américains du Nord, avec donc des biais de population), ou par ceux des industries pharmaceutiques dans leur écrasante majorité. J’y inclus ceux qui sont soi-disant « indépendants » mais qui sont payés par le laboratoire. Ce qui fait que notre connaissance n’est plus seulement physiologique et clairement compréhensible. Elle se trouve aussi être statistique et basée sur la validité méthodologique et l’honnêteté intellectuelle d’une multitude de personnes. Personnes qui ont souvent intérêt à ne pas l’être, honnêtes. Car les participants de l’étude sont payés, depuis les gens qui font partie de l’échantillon étudié, jusqu’au professeur réputé qui pose son nom en premier dans le titre de la publication… Ce système a permis de grandes avancées dans la connaissance et la prise en charge de nombreuses pathologies. Mais il est basé sur la chose la plus fragile au monde : la confiance.… Lire la suite »
Très belle réflexion mon cher confrere à laquelle j’adhère totalement!
Boycotter les sponsors des labos est une attitude militante que j’ai adopté également. Mais on va te dire que ce sont eux qui ont l’argent pour financer la recherche… Bref, on pas fini de soupeser le pour et le contre. Bises
Merci! Et pour parler de cet argument sur la recherche, il est facile de démontrer qu’il est totalement biaisé, lui aussi. Il suffit de regarder deux faits assez simples. D’abord, le nombre de molécules innovantes sorties par les laboratoires pharmaceutiques ces dernières décennies. En se basant sur les listes dressées par la revue Prescrire (oui, je sais, ils sont assez durs, parce que, à part le Paracétamol, peu de molécules trouvent grâce à leurs yeux, mais au moins sont-ils indépendants), là, on remarque assez vite que l’innovation, c’était mieux avant. Avant quoi ? me demandera-t-on. Avant que les laboratoires ne quittent leur identité industrielle pour devenir des firmes financières. Il suffit de regarder à quelle époque les firmes pharmaceutiques ont commencé à truster le podium des entreprises les plus riches du monde pour s’apercevoir que, comme par hasard, ça colle avec la raréfaction des nouvelles molécules innovantes découvertes. A quelques années près, correspondant au temps de développement d’un produit. Ensuite, et c’est là mon argument massue, il faut savoir que les laboratoires ne font plus de recherche. Et non. Trop cher. S’ils faisaient encore de la R&D, ils ne pourraient pas dégager des dividendes à deux chiffres pour leurs actionnaires,… Lire la suite »