De l’importance du vocabulaire sur la pensée, partie 1 : Je ne publie pas des contenus
De l’importance du vocabulaire sur la pensée, partie 1 : Je ne publie pas des contenus
C’est du moins l’impression que j’ai de plus en plus souvent lorsque je ressens ce mélange de colère désabusée et de nostalgie irritée à la lecture du vocabulaire de l’Internet des années 2020.
Je dois être au minimum dépassé. Voire réac’.
Je pense être quelqu’un de résolument humaniste et progressiste sur le plan social.
Mais, que voulez-vous, entendre certains mots à propos de ce que l’on peut rendre public sur la Toile, sur ce que l’on crée, sur les raisons pour lesquelles il est légitime de le faire… tout ça me rend chafouin.
Non, décidément, je dois être un vieux con.
Comment expliquer autrement le fait que mes poils se hérissent à la lecture ou l’écoute de certains mots, de certaines expressions ?
C’est que, comme écrivain, comme individu, comme soignant, je suis persuadé que les mots ont un pouvoir. Un énorme pouvoir. Celui d’influencer la pensée de celui ou celle qui les utilise. Chaque mot a la capacité de modeler le raisonnement, de faire naître une certaine vision du monde, ou du moins de diriger l’attention des locuteurs qui l’utilisent ou l’entendent dans une direction bien particulière. Avec des mots, les écrivains, les poètes, les journalistes, les politiques, les séducteurs influencent leurs publics, aussi divers puissent-ils être.
Utiliser un mot plutôt qu’un autre est donc un choix, conscient ou pas, qui vise à produire un effet bien spécifique. Ainsi, vous n’aurez pas pu manquer que ma première phrase n’est pas anodine.
Plus encore, les mots sont les briques de la conceptualisation, donc de notre façon de percevoir ce qui nous entoure. Si je dis «une personne», mon interlocutrice et moi allons immédiatement visualiser un être humain un peu neutre, flou. Si j’écris «un individu», la connotation péjorative aura déjà fait naître une image beaucoup moins agréable et très orientée.
Jusque là, la raison de mon agacement ne vous a peut-être pas encore sauté aux yeux.
La voici donc dans toute sa crudité : je suis agacé au plus haut point par le jargon qui s’est développé sur Internet ces dernières années avec l’essor des réseaux dysociaux mais surtout de l’ère des influenceurs, youtubeurs et autres community managers. Ce jargon qui contamine peu à peu toutes les personnes qui publient et créent sur la Toile. Ce jargon qui réduit tout ce qui se passe en ligne à une transaction commerciale.
Et ce qui m’irrite encore plus, c’est que personne n’à l’air de s’en soucier.
Tout le monde s’en fout, pour paraphraser le titre d’une chaîne YouTube que j’aime beaucoup malgré ses défauts, dont le moindre n’est pas d’être sur YouTube, justement.
Eh bien pas moi. Et dans cette petite série, je voudrais exposer mon propre vocabulaire de substitution, pour résister à ce formatage.
Si vous ressentez la même chose que moi, peut-être que vous utiliserez les mêmes mots que moi et que nous pourrons proposer une autre façon d’envisager internet. Mais ne vous faites pas trop d’illusions.
Le destin fait rarement plaisir aux vieux cons.
Le contenu
Aujourd’hui, il ne faut plus dire qu’on sort une vidéo. On n’a plus le droit de penser que l’on publie un article ou qu’on a édité un podcast. Non. Aujourd’hui, dans les années 2020, on publie forcément des contenus.
C’est vrai, c’est pratique.
Un contenu, ça englobe tout ce qu’on peut balancer sur la Toile.
Un article sur les 10 manières de coiffer les franges des chihuahuas comme une vidéo de conseils sur la meilleure façon de réussir la pâte à crêpes, un long cours écrit sur l’origine des barrages en Chine ancienne, ou un petit délire musical parodiant Thriller de Michael Jackson avec des paroles en javanais.
Oui, c’est pratique.
Mais surtout pour peu à peu vous faire intégrer que tout ceci n’est pas le plus important, finalement. Que tout ceci est interchangeable, standardisé. Que l’essentiel est ailleurs. Dans l’intention cachée derrière cette publication. Ou dans le contenant, dont on ne parle jamais, bizarrement, alors qu’il est un implicite constamment présent lorsqu’on parle de contenu, comme l’ombre l’est quand on parle de lumière.
Le nom générique et neutre : un appauvrissement du vocabulaire, donc de la pensée
Finalement, tout se vaut.
La vidéo qui aura pris des jours de tournage, des heures de montage et de postproduction afin d’expliciter une notion ardue d’un côté, et le texte de 150 mots pondu à l’arrache pour plus ou moins présenter un concept dispensable de l’autre. Ben oui, tout se vaut, puisque ces deux objets, qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, sont tous les deux des contenus…
Or, la diversité de ce qui est publié sur la Toile est presque infinie.
Vouloir réduire cette infinité est non seulement impossible, mais surtout une entreprise d’appauvrissement.
La richesse du vocabulaire induit la richesse de la conceptualisation.
La pauvreté du vocabulaire induit un appauvrissement de cette même conceptualisation. Elle abaisse notre capacité à appréhender la diversité, les nuances. Elle induit des raisonnements simplistes, elle réduit notre capacité à comprendre les subtilités du monde. Elle provoque chez nous des comportements binaires : l’accord sans distance ou l’opposition sans discussion possible. Elle fait naître les trolls.
C’est une des raisons pour lesquelles je refuse d’abaisser le niveau de langage de mes écrits pour les rendre plus «accessibles». Ce n’est pas à moi d’abaisser mon vocabulaire, c’est au lecteur, à la lectrice, de faire l’effort de découvrir de nouveaux mots, de nouvelles expressions, de nouvelles images, d’enrichir son propre lexique de métaphores, de sensations, de liens, comme je fais l’effort de mon côté de proposer ce que je sais faire de mieux.
L’art ne vise pas au consensus, il vise à enrichir la complexité du monde, à l’enrichir d’une vision singulière, donc distinctive, donc irréductible à quoi que ce soit d’autre.
Tout ne peut donc pas être regroupé sous un même vocable interchangeable.
Un contenu, finalement, c’est quoi ? Un salmigondis informe, vague, composé d’ingrédients totalement indiscernables les uns des autres. Parce qu’il ne faut pas oublier ce que veut dire le mot.
Un contenu, c’est tout ce qu’on veut qui peut être contenu dans un récipient. Dans un contenant.
Le contenant
Il n’est pas anodin que le mot contenu ait d’abord été utilisé sur les réseaux dysociaux.
Se présentant comme de puissants vecteurs de diffusion permettant de mettre en relation des créateurs et leurs publics, les plateformes comme YouTube ou Facebook s’efforcent de nous convaincre que le plus important pour elles est ce que nous leur confions.
Arrêtons d’être naïfs.
Le plus important pour YouTube, c’est YouTube et ses profits. Peu lui importe que ces profits soient générés par de la publicité sur votre vidéo ou sur celle de votre voisin. Pour YouTube, toutes les vidéos se valent et sont interchangeables dans leur potentiel de rapporter de l’argent. Votre création est un contenu. Mais ce qui importe à YouTube, c’est que le contenant tire son épingle du jeu.
Peu importe si votre bouteille contient de l’eau ou du lait. L’important c’est que vous avez d’un côté une bouteille d’eau et de l’autre une bouteille de lait. Le seul point commun, ce n’est pas le contenu, c’est bien la bouteille. Et finalement si c’est le seul point commun, c’est bien la seule chose qui ait de l’importance. Comme un alcoolique sera indifférent au contenu de cette bouteille pourvu qu’il y ait de l’alcool et ne distinguera pas un grand cru d’une piquette de supermarché.
La logique du Maître adoptée par l’Esclave
Que YouTube utilise le mot contenu est dans sa logique. C’est compréhensible. Et quelque part, c’est même sain parce que c’est une façon d’afficher la couleur. Une sorte de sincérité involontaire qui proclame bien haut :
Je veux faire du fric sur ce que tu vas publier via ma plateforme, et c’est en gros tout ce qui m’intéresse.
Il est plus difficile de comprendre que les créateurs eux-mêmes se soient approprié le terme et l’utilisent sans véritablement mesurer son impact.
Les mots que nous utilisons reflètent la façon dont nous voyons le monde, dont nous interagissons avec lui. Plus important encore, ils conditionnent nos actes et nos relations avec les autres.
Il n’est pas neutre de parler de contenus au lieu d’œuvres, ou simplement de créations. C’est un choix beaucoup plus politique et beaucoup plus important que nous le croyons. Sans tomber dans le politiquement correct, faire attention aux mots que nous utilisons, c’est éviter de nous soumettre à des idées qui sont contraires à nos propres intérêts, c’est aussi éviter de nous soumettre volontairement au pouvoir que les plateformes ont sur nous.
Car les mots sont le pouvoir, comme le savent tous ceux et toutes celles dont le métier est d’influencer les autres, quel qu’en soit le but.
On peut user de ce pouvoir pour aider ceux et celles qui en sont l’objet, comme le font les psychologues et les soignants en général. On peut le faire pour donner à rêver, à réfléchir ou à s’évader comme c’est le cas pour les artistes, écrivaines et chanteuses, les acteurs. On peut le faire pour vendre des biens matériels ou des idées, comme les publicitaires et les politiciennes.
Adopter le langage des plateformes, c’est se soumettre à l’influence de leur façon de voir le monde, et ce monde-là est fait pour elles, pas pour nous. Adopter leur langage, c’est donc nous emprisonner volontairement, nous aliéner, nous enchaîner à leur futur plus ou moins dystopique.
Ce que je choisis de nommer
Je décide donc de nommer ce que je libère sur la Toile, ce que je partage, ce que je confie, ce que j’offre. Ou ce que je vends.
Je décide que ce sont des articles, ce sont des podcasts, des vidéos, des poèmes, des nouvelles.
Je choisis de nommer tout ceci mes créations.
J’en suis le démiurge. J’accepte que mes créations puissent s’émanciper. De moi comme des canaux qui les transportent.
Je choisis de considérer que mes créations puissent se suffire à elles-mêmes sans dépendre de la façon dont je les diffuse, du carton qui les contiendrait ou du biais par lequel elles pourraient atteindre leur public. Cela implique le refus des DRM, des verrous numériques. Cela signifie aussi que les exclusivités ne doivent répondre qu’à un seul but : le lien privilégié avec le public de ces mêmes créations.
Je ne suis pas, heureusement, le seul à penser cela, mais pourtant, cette lucidité est encore trop peu partagée sur Internet.
Vous aussi, osez faire naître des créations
Et parlez-en comme telles.
Elles sont plus importantes que le vague sac numérique qui les porte vers votre public.
Car ce qui est vraiment essentiel réside dans ce que vous avez créé.
Le proverbe le dit bien :
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse.