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Quantified Self et médecine, partie 2 : à l’ombre du Big Data

par Avr 30, 2016Le Serpent d'Hippocrate2 commentaires

Pour faire suite au très intéressant article de Saint Epondyle sur le Quantified Self, je me suis lancé à mon tour dans une synthèse de ce que cette pratique de plus en plus répandue peut signifier, en me plaçant du point de vue du soin et de la médecine.

Car il ne vous aura peut-être (ou peut-être pas) échappé que tous ces petits gadgets sensés nous simplifier la vie se placent souvent dans une logique de santé et même parfois de soins.

Je vous embarque donc avec moi dans un voyage en deux étapes.

Dans la première, nous avons réfléchi à l’utilisation des chiffres et des normes en médecine.

Dans cette deuxième, nous abordons enfin le cœur du sujet : le bouleversement (ou non) du Big Data.

Quantified Self et Santé Connectée

Mais tout d’abord, nous devons savoir de quoi nous parlons.

La Santé Connectée est l’ensemble des dispositifs techniques et informatiques reliés les uns aux autres par des liaisons internet et destinés à mesurer ou contrôler divers paramètres chiffrés de notre santé, qui seront ensuite soit envoyés à notre médecin, soit analysées et stockées dans le « nuage internet » à travers des banques de données gigantesques ou des algorithmes mathématiques.

La Santé Connectée rejoint donc en partie le Quantified Self, mais ne le recoupe pas complètement.

Les prémisses sont apparues il y a quelques années, avec les premières balances connectées à des smartphones, capables de garder en mémoire l’historique de notre poids. Puis sont venus les bracelets connectés mesurant notre rythme cardiaque, les tensiomètres connectés, les stéthoscopes connectés, les thermomètres connectés, les piluliers connectés, des électrocardiographes connectés, enfin des bandeaux connectés sont maintenant chargés d’analyser notre sommeil et même de le modifier. Bref, tout appareil médical est désormais susceptible de devenir connecté.

Les smartphones n’ont d’ailleurs plus vraiment besoin de dispositifs connectés, puisque depuis l’iPhone 5, Apple a intégré une application de podomètre intégrée. On peut donc dire que beaucoup d’entre nous sont branchés sur la Santé Connectée, même sans le savoir ou sans le vouloir.

Tous ces dispositifs ont comme point commun de prendre la mesure de paramètres précis et de les stocker dans une banque de données. Ce qu’ils en font ensuite dépend de la politique de l’éditeur de l’application ou du dispositif que vous utilisez, mais beaucoup accèdent par défaut à vos données, anonymisées ou non, pour leur propre compte.

La mesure en temps réel

Se promener avec son smartphone dans la poche, porter une montre ou un bracelet connecté à son poignet, cela s’oublie très rapidement, devient une sorte de réflexe. On en vient à ne plus se souvenir que l’on est équipé d’un appareil mesurant en permanence notre nombre de pas ou notre fréquence cardiaque. En permanence.

Et même lorsque l’appareil est plus encombrant, comme un tensiomètre, dès qu’il est en fonctionnement, la récolte des données commence. Le mot récolte prend tout son sens quand on imagine une moissonneuse abattre des milliers d’épis de blé en même temps. Chaque instant voit le dispositif connecté prendre une mesure, et la stocker.

Une accumulation de chiffre se crée donc, qui est traduite généralement par l’interface en graphiques ou en tableaux.

Des données pour quoi faire ?

Mais toutes ces données servent à quoi, au fond ? Qu’en faire ? Simplement admirer les graphiques et se dire que l’on a là une bien jolie courbe de marche ?

Bien sûr que non. Mis à part pour les plus vains d’entre nous (et il en existe), le chiffre pour le chiffre n’a aucun intérêt. Sinon la montre connectée ou le podomètre finiront bien assez tôt remisés dans un placard.

Si nous utilisons ces dispositifs, c’est bien qu’il y a une raison plus profonde, un besoin plus fort, qui nous y pousse.

La performance

Ce n’est pas par hasard si les dispositifs connectés ont d’abord été massivement utilisés et adoptés par les sportifs. Ils permettent de mesurer précisément l’évolution des performances physiques et techniques d’une activité sportive. De se mesurer par rapport à soi-même, mais aussi par rapport aux autres. Rappelez-vous notre première partie, lorsque nous parlions des normes.

Mais ce qui est une nécessité professionnelle chez les sportifs peut également être utile pour le commun des mortels, ceux que l’on appelle les « sportifs du dimanche ». Jusqu’à un certain point.

Parce que pour être réellement utiles, ces mesures vont devoir être rapportées à votre effort, à votre technique sportive. Pour véritablement s’améliorer, il est en effet nécessaire de connaître deux ou trois choses en physiologie, par exemple les différences entre effort aérobie et effort anaérobie. La majorité des sportifs non professionnels connaissent-ils ces bases ? Je l’espère, mais n’en suis pas convaincu.

Et si ce n’est pas le cas, alors vivre toute sa vie à travers le prisme d’une courbe chiffrée est tout de même assez réducteur, et la profusion de diversité des objets connectés commence à faire entrer la culture du chiffre jusque dans des domaines où ils n’ont rien à faire dans une situation normale, comme une relation personnelle, voire sexuelle, comme le sommeil.

La perversité du partage sur les réseaux sociaux de ces chiffres pousse cependant à entrer dans ce monde étonnant où non seulement on mesure la taille de son propre sexe, mais ou également on la compare aux autres et on la publie sur internet, ce qui revient à la crier au monde entier, et pour les siècles à venir, puisqu’il faut toujours garder à l’esprit que la Toile n’oublie jamais rien, pas même le plus infime détail, de ce que nous pouvons publier sur nous-mêmes.

Il existe cependant tout un champ d’applications extrêmement utiles de la santé connectée et du Quantified Self, dans des situations anormales, voire pathologiques.

L’autosurveillance dans des pathologies chroniques

Le meilleur exemple de pathologie où un patient peut tirer bénéfice d’une autosurveillance chiffrée est le diabète. Cette maladie provoque l’incapacité de l’organisme à métaboliser correctement le sucre, qui se trouve s’accumuler dans le système sanguin pour y causer de multiples complications : pathologies vasculaires, nerveuses, des autres métabolismes. Elle a la particularité d’être indolore très longtemps, même déclarée. Et le seul moyen de la contrer est de faire en sorte que le taux de sucre dans le sang (la glycémie) soit maintenu dans une fourchette assez étroite. Trop peu de sucre et l’hypoglycémie peut endommager le cerveau et provoquer un coma mortel. Trop de sucre et l’accumulation finit par provoquer elle aussi un coma mortel.

C’est ainsi que beaucoup de diabétiques sont obligés de surveiller leur glycémie quotidiennement, voire pluriquotidiennement. Beaucoup tiennent à jour un carnet de glycémies, permettant d’adapter les doses de leurs traitements, insuline injectable ou molécules orales.

S’il n’existe pas encore de moyen fiable de mesurer une glycémie sans effraction cutanée par une aiguille, le fait est qu’un tel dispositif serait utile.

De même qu’une personne ayant une hypertension artérielle pourrait tirer bénéfice d’une automesure fréquente de sa tension, afin de dégager des tendances permettant d’adapter son traitement ou d’en vérifier la bonne efficacité ou la bonne tolérance.

Cependant, à ces deux applications du Quantified Self, comme aux autres pathologies chroniques que l’on peut imaginer surveiller (débit expiratoire dans l’asthme, oxymétrie dans l’insuffisance respiratoire), il ne faut pas oublier d’appliquer les quelques précautions que nous avons vues dans la première partie de cette série d’articles : prendre garde à l’outil de mesure et à sa fiabilité, aux normes utilisées, aux paramètres extérieurs pouvant influencer la mesure. Bref, dans toutes ces situations, l’interprétation critique des chiffres et de leur évolution sera plus que jamais absolument nécessaire. Ils ne devront jamais être pris pour vérité absolue, au risque de se tromper lourdement.

Le patient devra donc être guidé par un professionnel, même si au fil du temps il pourra devenir lui-même un expert de sa maladie et de son propre cas.

Les dispositifs de Quantified Self pourraient d’ailleurs plus facilement le lui permettre s’ils sont utilisés dans le cadre d’une éducation thérapeutique.

La surveillance à distance d’un patient par un soignant

Il existe d’autres situations où la Santé Connectée pourrait rendre de grands services : la surveillance à distance.

Imaginons une vieille dame de 90 ans, veuve, dont les enfants vivent loin, mettons à plus de 2 heures de route, mais qui est autonome dans les gestes de la vie quotidienne, qui fait ses courses, avec quelques aides à domicile. Cette vieille dame (appelons-là Henriette) est néanmoins sujette à des troubles du rythme cardiaque paroxystiques qui surviennent aléatoirement. De nos jours, Henriette serait équipée d’un stimulateur cardiaque autonome, qui détecterait toute déviation du rythme de ses pulsations et pourrait administrer un choc électrique si besoin. Des chocs que l’on pourra ensuite découvrir lorsque, comme tous les ans, elle ira faire vérifier le bon fonctionnement de l’appareil implanté dans sa poitrine.

Grâce à un stimulateur connecté, son cardiologue, voire son médecin généraliste, pourraient être avertis en temps réel de la survenue de ses troubles, et même en étudier la forme sur un écran. Cela peut permettre d’ajuster le fonctionnement du stimulateur, mais également le traitement médicamenteux qu’Henriette prend chaque jour pour tenter d’empêcher ces arythmies.

Cela pourrait prévenir instantanément les secours si d’aventure le trouble du rythme provoquait un arrêt cardiaque que le choc électrique administré ne pourrait pas résoudre. Un moyen d’éviter les « morts subites », ou du moins celles qui sont dues à de telles pathologies.

De même, un appareil permettant de surveiller l’oxygénation du sang chez un insuffisant respiratoire pourrait alerter le pneumologue de la survenue d’une hypoxie (une baisse trop importante d’oxygène pouvant potentiellement mener à un arrêt cardiaque).

Ou encore, si un capteur était disponible pour mesurer la fluidité du sang, un tel dispositif connecté permettrait d’adapter la dose d’anticoagulants que certains patients sont obligés de prendre chaque jour à des doses très précises et très changeantes.

On pourrait aussi imaginer surveiller les ondes cérébrales d’une personne épileptique pour prévoir d’éventuelles crises.

Mais ce ne sont là que quelques exemples, car les applications sont nombreuses, trop pour qu’on puisse dès maintenant les imaginer.

C’est ce qui rend sans doute la chose si effrayante et si passionnante à la fois.

Car tous ces appareils connectés, s’ils peuvent rendre de grands services, me semblent avoir un gros défaut commun : ils instaurent une surveillance médicale très intrusive, qui pour tout dire donne trop de pouvoir aux soignants si cette surveillance est indéfinie dans le temps.

Un insuffisant respiratoire est enchaîné à sa bouteille d’oxygène presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me direz-vous, que lui chaud d’être en plus connecté en permanence à son pneumologue par un oxymètre connecté ?

Je ne sais pas pour vous, mais personnellement, je n’aimerais pas que mon pneumologue puisse déduire mes activités de mon taux d’oxygénation, même s’il est bienveillant et que j’ai confiance en lui. C’est une question de vie privée. Je dis ce que je veux dire, en toute confiance, dans le secret de la consultation. Je me livre, sans rien omettre de ce qui pourrait aider mon pneumologue à mieux me soigner. Mais il n’a pas besoin de tout savoir sur tout pour le faire. Et c’est ce que ce dispositif lui offrirait : tout savoir en permanence sur mes activités.

Bien évidemment, pour passer un cap difficile, ma réflexion serait tout autre.

Imaginons qu’Henriette souffre également d’insuffisance respiratoire, et qu’elle soit en train de se remettre doucement d’une pneumonie contractée quelque temps plus tôt et presque guérie par des antibiotiques. Dans ce genre de situation, l’état respiratoire d’Henriette est très précaire, et peut à tout moment se dégrader. Mais Henriette est solide, autonome, et on sait qu’hospitaliser trop longtemps une personne de son âge fait peser sur elle des risques forts de troubles cognitifs. Dans cette situation, équiper Henriette d’un oxymètre connecté pourrait lui permettre de retourner à son domicile pour sa convalescence, en étant sûr de pouvoir intervenir si par malheur son état respiratoire ne tenait pas le choc, et en respectant sa vie privée puisque le suivi aurait un temps limité. Par exemple deux semaines, lorsque l’on sera certain que son système respiratoire a totalement récupéré.

Si l’on doit considérer de tels dispositifs connectés comme des outils de soin, alors il nous faut donc prendre quelques précautions pour les utiliser dans un cadre qui soit éthique et même déontologique. Comme des médicaments.

C’est un peu ce que préconise le Conseil National de l’Ordre des Médecins dont le livre blanc sur la santé connectée est assez intéressant à lire, car il aborde également cette question de l’intrusion du soignant, en effleurant aussi les conséquences que cela peut avoir sur la relation entre le médecin et son patient.

Paradoxalement (ou pas, c’est après tout son boulot), c’est la CNIL qui a le mieux pensé aux conséquences du Quantified Self en médecine, dans ce Cahier IP. Vous y lirez des choses passionnantes.

Mais on peut, et on doit, aller plus loin encore dans l’analyse, dans la prospective, car née de l’océan des données informatiques, apparaît peu à peu une nouvelle entité :

Le Big Data

C’est la collection de données à très grande échelle qui peut donner naissance au Big Data : l’accumulation d’une masse si grande de chiffres que des opérations statistiques deviennent possiblement très puissantes pour dégager des tendances à l’échelle de la population humaine tout entière, et en inférer des probabilités individuelles très fortes.

Dans le domaine de la santé, les données collectées par les dispositifs sont par nature sensibles, et sont considérées comme personnelles et confidentielles. Ou pas, suivant le pays où vous vous trouvez.

Mais elles ne sont pour l’instant pas en accès libre ni interconnectées entre elles, ce qui empêche encore la naissance d’un véritable Big Data en matière de santé.

Cependant, imaginons tout de même son avènement. Qu’est-ce que cela signifierait ?

Définir des normes

Dans le premier article, je vous parlais des normes. Toutes les normes qui existent sont pour le moment des extrapolations statistiques sur des échantillons qui, s’ils sont aussi larges que possible, n’englobent bien sûr pas l’Humanité tout entière. Cela pourrait changer avec le Big Data.

Imaginez que chaque humain soit pesé, mesuré pendant toute son existence, pendant une génération. La collection de données ainsi constituée pourrait nous offrir une norme extrêmement précise, car englobant toute la diversité de l’espèce. Cette norme de poids et de taille serait plus fine, et nous permettrait de mieux situer les anomalies de croissance des jeunes enfants, par exemple.

Prévoir l’évolution humaine

Imaginez maintenant que cette collecte soit faite pendant non pas une, mais sept générations d’êtres humains, soit environ 175 ans. La masse colossale de données pourrait par analyse nous donner les tendances générales de l’évolution de la taille et du poids des êtres humains au cours du temps. Nous serions donc à même de prévoir notre évolution en tant qu’espèce.

Je vous l’accorde, il faudrait pour que cela soit utile que nous ayons un peu « grandi » en sagesse, de gouvernement mondial, de conscience d’espèce, de respect de la vie humaine, bref… que nous ne soyons plus vraiment les mêmes humains qu’aujourd’hui… Ça tombe bien, nous avons 175 ans… Il va être temps de s’y mettre…

Trouver des corrélations inattendues

Plus proche, cet objectif est d’ailleurs déjà avoué par les chercheurs, qui s’attendent à dégager grâce aux analyses statistiques de données multiples croisées entre elles des corrélations qui nous avaient échappées jusqu’à présent.

Il ne s’agirait pas de spurious correlations, cependant, mais de véritables déductions, qu’il s’agirait ensuite d’interpréter, puis d’expliquer. Tout un champ d’études qui viseraient à comprendre pourquoi ces corrélations existent s’ouvrira. Il est probable que bien des avancées soient à la clef. Mais là encore, sans vigilance de notre part, l’interprétation de ces conclusions pourrait donner lieu à des dérives que l’on peine encore même à imaginer, sinon en regardant Bienvenue à Gattaca.

Estimer un risque

Le Big Data et ses corrélations vont sans doute nous aider à mieux prévoir les échelles de risque de développer certaines pathologies, ou celles qui déterminent quand en traiter d’autre, quand les éviter, comment et avec quelles molécules nous avons le plus de chances d’en éradiquer certaines, et quels risques font peser des traitements encore mal connus.

Mais il existe encore une fois un danger, une contrepartie : si nous laissons le chiffre et sa dictature s’installer trop profondément dans notre société, il va devenir l’aune ultime et unique de nos existences.

C’est déjà en partie le cas lorsque l’on parle des statistiques déjà à notre disposition en matière de santé et de soin. Dire à un patient « vous avez 15 % de risque de développer une pathologie » n’a pas de véritable signification à l’échelle individuelle. À l’échelle individuelle, la réflexion est plus prosaïque : soit la pathologie se développe, soit elle ne se développe pas. Une chance sur deux ? Pas même. Soit le patient développe la pathologie (et donc pour lui c’est 100 % de son expérience), soit il ne la développe pas (et pour lui ce sera 0 % de son expérience).

Imaginons que le Big Data s’en mêle : une corrélation statistiquement significative ne vaudra pas prédiction certaine pour le patient, mais sera prise comme telle par la société. 75 % de risque de développer un cancer du côlon ? Conséquence humaine : on devra être vigilant sur l’alimentation, les symptômes. Conséquence Big Data : traitements préventifs même si 25 % de chances de ne pas développer la maladie ça fait 1 cas sur 4, primes d’assurances plus élevées pour contrer un risque de surmortalité, interdiction de manger certains aliments… et j’en oublie.

Qui estimera s’il faut suivre ou non les corrélations du Big Data ?

Et si le Big Data s’emmêle ?

Chiffrer l’existence

Si le Big Data s’emmêle, alors ce sera la défaite de l’esprit humain. De l’intuition. Nos existences ne seront plus dictées par nous-mêmes, mais par des chiffres mesurés par nos propres machines, et par les personnes qui en contrôleront les interprétations et les lois proclamées à partir de ces interprétations.

Nous ne serions alors pas loin d’une société où la place de chacun sera déterminée dès sa naissance par l’étude de son génome et de ses risques de développer telle ou telle pathologie défavorable à la société, à la Norme (remarquez le grand N.).

Avez-vous entendu parler de la convention Aeras ? Probablement pas. C’est une convention qui permet aux personnes atteintes de certaines pathologies graves en rémission de contracter un prêt bancaire. Une garantie donnée par la loi, à des conditions strictes. Comme moi vous pensez sans doute que c’est une bonne chose, que c’est l’égalité de traitement envers tous, malade ou bien portant. La réalité est un peu plus complexe. Seules certaines pathologies sont autorisées, et les primes d’assurance comprennent encore des surprimes (même si elles ont été largement diminuées au fil du temps). Nous n’en sommes pas encore à étendre Aeras aux personnes qui ont une probabilité de développer une maladie grave. Mais cela pourrait arriver.

Sous couvert d’égalité, on crée une société inégalitaire.

Transformer le corps en marchandise

Autre écueil qui commence à affleurer à la surface de l’océan des données informatiques : l’exploitation commerciale de nos mesures, stockées dans le nuage par de bienveillantes sociétés dont le but est avant tout de faire des profits et d’en dégager pour leurs actionnaires.

Toutes vos mesures de kilomètres parcourus ou de nombre d’orgasmes provoqués vont d’ores et déjà alimenter les analyses statistiques marketing de régies publicitaires qui ne cherchent qu’à vous vendre les meilleures paires de chaussures ou les meilleurs préservatifs. Et demain ?

Demain, si le Big Data s’emmêle, toutes vos activités n’auront de sens que si elles rapportent des statistiques, des données, si elles permettent de vendre de la publicité qui vous fera consommer encore plus. Et dans le domaine de la santé, votre dossier médical ne se résumera plus qu’à une série de paramètres vendus par votre assurance maladie privée à des prestataires extérieurs.

Lorsque le frère d’Henriette, Francis, qui souffre d’une maladie de Parkinson et a donc du mal à écrire, sera surveillé par un appareil connecté, la fréquence de ses tremblements sera analysée en direct pour déterminer le moment où une société développant un exosquelette brachial pourra lui vendre son dernier modèle. Le T1001 sera bien sûr capable de lui rendre l’usage de ses doigts. Francis pourra à nouveau écrire sans trembler. Il pourra se servir une tasse de thé sans la renverser ou pire, la casser. Mais il devra payer un abonnement mensuel pour pouvoir utiliser le T1001, une machine onéreuse.

Bien sûr, j’exagère. Un peu. Mais regardez les publicités ciblées qui apparaissent dans votre boîte Gmail, et dites-moi si vous ne commencez pas à en être moins sûrs…

Comment se servir du Quantified Self en médecine de façon éthique

Garder son esprit critique quand on est un médecin — et quand on est un patient — me semble le seul véritable guide, car toutes les autres précautions en découlent.

Pour ma part, j’essaie de me poser quelques questions simples face à cette vague d’objets connectés et d’applications de santé.

Est-ce que le dispositif est utile pour le soin du patient ? Ça paraît étonnant, mais l’intérêt de nombreux dispositifs n’est pas si évident que ça. Et même lorsqu’ils semblent utiles, il faut se demander si c’est le cas pour le patient particulier que l’on a en face de soi. Et il faut se souvenir que la plupart des dispositifs seront utiles un temps donné : le temps d’un apprentissage du patient, où d’une convalescence. Plus rarement sera-t-il une aide au long cours, comme pour les diabétiques sous insuline.

Qui a conçu l’application/le dispositif ? L’écrasante majorité des applications de santé est développée par des laboratoires pharmaceutiques, avec donc au minimum leurs logos, au pire la promotion de leurs produits. Pour qui se veut le plus indépendant possible des firmes industrielles, il est assez frustrant de se rendre compte que très peu de sociétés savantes, d’associations de patients ou d’hôpitaux publics ont investi ce domaine. Il faut donc toujours garder à l’esprit que la partialité de l’application ou du produit est une possibilité.

Comment se déroule la collecte des données ? De nombreuses applications, qu’elles accompagnent ou non un dispositif connecté, demandent la création d’un compte sur une plateforme dédiée, qui pourra même être hébergée par une firme pharmaceutique. Ce compte sert souvent à stocker les données qui sont envoyées en temps réel dès qu’une connexion internet est disponible. Mais il est vrai qu’un certain nombre de dispositifs connectés renferment eux-mêmes les données qu’ils collectent sans les envoyer (pour le moment) sur internet. Il faut alors se méfier de la possibilité qu’un tiers aura d’y accéder. Un objet connecté reste un objet électronique, et ce qui est électronique peut assez facilement être hacké ou piraté.

Où sont stockées et le cas échéant qui reçoit les données ? Dans le cas où les données sont partagées — ce qui est quand même l’un des intérêts principaux des objets connectés –  il faut absolument savoir vers qui elles sont envoyées et comment. Vers les réseaux sociaux, c’est la responsabilité du patient. Par contre, si c’est vers un médecin ou une institution, il faut veiller à la confidentialité et donc au cryptage de la communication. Et si c’est vers la société qui produit le dispositif ou l’application elle-même, il faut se renseigner sur qui y aura accès, et que deviendront ces données. Seront-elles vendues à des tiers, analysées par la société elle-même ? Ou bien considérées comme votre propriété personnelle inaliénable ?

Ainsi, la CNIL a émis quelques recommandations à l’intention des patients.

À quand celles vers les médecins ?

Car cette grille de lecture est essentielle pour démêler le vrai du faux et séparer le bon grain de l’ivraie. Car il ne suffit pas, comme le fait ma consœur Cécile Monteil sur son blog, de présenter l’ergonomie d’une application pour juger de son intérêt, me semble-t-il.

Le gouvernement français tente d’encadrer la réflexion avec son site « faire simple », en demandant aux internautes, c’est-à-dire tout un chacun, de donner son avis sur le Big Data en santé. Initiative louable, si elle est suivie d’effet, et si la démocratie sanitaire dans notre pays est plus que de la poudre aux yeux.

Il faut notamment se pencher sérieusement sur l’accès que les assureurs de santé pourraient avoir sur les données immenses de santé, les dossiers médicaux, les prescriptions, etc.

Le Big Data peut aussi être au service d’un totalitarisme, et pas seulement celui de la finance.

Le débat ne fait que commencer, les usages étant encore balbutiants. Nous aurons certainement l’occasion d’en reparler.

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