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Soigner & se soigner, un apprentissage

par Oct 4, 2019Le Serpent d'Hippocrate0 commentaires

J’ai pour métier de soigner depuis maintenant plus de vingt ans (sans compter mes années d’étude avant l’internat de médecine générale, car je n’étais pas en responsabilité) et je continue à constater qu’il existe une large incompréhension entre la façon dont les professionnels voient le soin, et celle dont la population générale l’entend. Vous me direz avec justesse que si les uns voient et les autres entendent, ils risquent en effet de ne pas pouvoir se parler, ce qui nous ramènerait à la métaphore des trois singes…

C’est qu’il y a, je crois, un fossé entre ce qu’est profondément l’acte de soigner, et ce que notre société occidentale moderne en a retenu. Un fossé qui parfois a des allures de gouffre, d’ailleurs. Car les valeurs portées par les soignants sont souvent en contradiction avec celles de l’environnement social.

J’ai déjà essayé de montrer en quoi le métier de soin était un métier un peu à part.

J’ai déjà effleuré le sujet d’une démarche de soin à la fois respectueuse de ce qu’elle est et des personnes.

J’ai également clamé que pour moi, le métier de soignant n’a pas été et ne sera jamais une vocation.

Pourtant, j’ai parfois été confronté à la demande de patients qui, trouvant nos échanges en consultation agréables, voulaient passer à une relation plus amicale. La nécessaire séparation entre relation de soin et relation amicale n’est pas une évidence pour bon nombre de personnes.

Plus encore, l’opposition qui peut exister entre le soin aux autres et le soin accordé à soi-même chez les soignants montre que même ceux dont le métier est pourtant le soin ont du mal avec la notion même de ce qu’il peut recouvrir pour eux-mêmes.

Le concept de soin est victime d’une confusion entre l’empathie et la compassion, entre la distance et le cynisme, entre la bienveillance et le paternalisme, entre le pouvoir et la faiblesse, entre l’altruisme et le sacrifice. Chez ceux que l’on nomme les “patients”. Mais aussi chez les soignants.

J’en suis venu à penser que c’est sans doute parce que, loin d’être un concept évident, le soin est avant tout un apprentissage. Un apprentissage humain autant que technique. Un apprentissage de la relation à l’autre. Et surtout un apprentissage de la relation à soi-même et au monde.

Parce que cet apprentissage est toujours en cours pour moi, et sans doute parce qu’il le sera toute ma vie, j’avais envie de faire un peu le point sur ce que j’en ai compris jusqu’ici.

Soigner & prendre soin

Si l’on s’en tient à l’étymologie, soigner viendrait du latin soniare, s’occuper de.

Quand on soigne, on s’occupe de quelqu’un. On en prend soin. On y prête attention.

Les Anglo-saxons font une distinction assez intéressante entre le cure (soigner un malade atteint d’une maladie, donc, un traitement médical) et le care (prendre soin de quelqu’un même sans chercher à éradiquer une maladie, juste en veillant à ce que ses besoins soient satisfaits). Une distinction que l’on peut faire en français entre soigner et prendre soin.

Mais quelles que soient les définitions, l’acte de soin (care ou cure) est un acte d’aide, dans lequel quelqu’un va s’investir envers une autre personne. L’un va tendre la main vers l’autre pour le sortir d’une situation difficile, comme s’il l’aidait à escalader une paroi. Pour moi, le care et le cure visent à la même chose : rendre à l’autre sa capacité à vivre selon ses choix.

Il s’agit d’aider à conserver ou recouvrer la santé, qui “n’est pas simplement l’absence de maladie” (je vous renvoie à la définition de santé selon l’OMS).

Cette “main tendue” entre une personne qui aide (le soignant) et une autre qui est aidée (appelons-la le patient) est pour moi la meilleure métaphore de l’acte de soin, parce qu’elle exprime à la fois la position relative de chacun et les forces et faiblesses de ces positions l’une par rapport à l’autre.

Le soignant tend sa main depuis une position en surplomb. Il a une vision globale du problème qui se pose au soigné en dessous de lui. Il voit parfois bien les prises que celui-ci pourrait saisir. Il va fournir un effort pour soulever un peu plus le soigné vers ces prises, lui permettant de prendre appui et de se hisser enfin là où il le voulait. Mais il doit prendre garde à ne pas lui-même perdre l’équilibre, à ne pas se laisser entraîner par le poids de la personne qui lui tient fermement la main. Il doit prendre garde à ne pas confisquer la liberté de celui qu’il aide et à ne pas le mettre sur une voie qu’il ne voulait pas suivre au départ.

Le soigné, lui, est collé à la paroi, avec un déséquilibre qui menace de le faire chuter à tout instant. Il voit sans doute une prise, la plus évidente, mais elle est hors de portée de sa main. Il connaît bien son corps, les forces qu’il lui reste, les faiblesses qui l’empêchent de se hisser seul jusqu’à la prise. Il connaît le matériel dont il dispose, parce qu’il sait où il est allé l’acheter, qui le lui a donné. Il sait où il voudrait aller une fois l’équilibre atteint. Il n’a besoin que d’un petit coup de pouce pour se hisser jusqu’à la prise suivante et il pourra continuer son chemin. Mais cela restera son chemin à lui. Il doit prendre garde à ne pas se laisser dicter sa voie par celui qui se trouve en haut. Il doit trouver sa propre voie.

Il faut être conscient d’une chose essentielle à propos de la relation de soin : son asymétrie fondamentale.

Cette asymétrie existe même si la finalité de tout acte de soin est (ou devrait être) de l’abolir en rendant au patient le pouvoir sur sa vie, sa décision de prendre une prise ou une autre, de lui redonner la pleine maîtrise de ses responsabilités, pour qu’il poursuive sa route comme il l’entend.

Pendant l’acte de soin, cette asymétrie est un axiome indépassable, et l’on peut même s’en servir, jusqu’à l’inverser par exemple dans les thérapies systémiques brèves où le thérapeute peut sciemment utiliser une autre position que celle du haut de la falaise pour la remplacer par une place plus basse que celle du patient.

C’est d’ailleurs cette asymétrie, encore, qui permet la confiance du patient envers son soignant. Le soignant se voit confier quelque chose d’impalpable, qui est la croyance que le patient a sur le fait que le soignant/thérapeute peut l’aider (mais nous y reviendrons).

Pour résumer, il me semble que soigner c’est une aide respectueuse d’une personne envers une autre dans une situation de santé donnée, plus ou moins longue, afin d’atteindre un objectif impossible ou difficile à atteindre seul par le patient.

En ce sens, soigner et se soigner soi-même sont deux situations très différentes que nous verrons plus loin, mais se rejoignent sur une notion commune de respect.

Car se soigner soi-même, c’est tout d’abord prendre soin de soi, faire attention à soi (care). Cela peut aussi être traiter soi-même une affection dont on est atteint (cure). Avant d’aller plus avant dans le détail, j’insiste sur le respect de soi-même que cela implique. Faire attention à soi c’est respecter ses rythmes propres, son corps, son esprit, éviter de se maltraiter. Traiter soi-même une affection doit se faire aussi dans le respect de ces mêmes rythmes, de son corps, de son esprit, et éviter tout autant de se maltraiter. Et s’il n’y a pas ici de personne-ressource, de personne qui aide, on voit bien devant quelle difficulté on se trouve : on n’a pas de vision globale de la situation… ce qui peut facilement mener à se maltraiter soi-même…

Soigner

Mais entamons donc notre chemin vers le cœur du métier de soignant, puisque nous avons maintenant une définition de l’acte de soin qui, pour imparfaite qu’elle soit, peut constituer une base de discussion.

Aider quelqu’un nécessite quelques préalables.

D’abord avoir la capacité à savoir ce que cette personne peut ressentir dans la situation qui est la sienne. C’est l’empathie.

Puis la volonté de lui apporter du bien, la bienveillance.

Une fois que la personne aura saisi que le soignant possède ses deux qualités et qu’elles sont bien dirigées vers elle, alors peut naître la confiance que cette personne va accorder au soignant, mais aussi la confiance que le soignant aura dans son patient, parce que oui, la relation est vraie dans les deux sens.

La rencontre de ces deux confiances fera naître l’alliance thérapeutique, c’est-à-dire la qualité essentielle d’une relation capable de mener vers l’objectif grâce à la coopération du soignant et du soigné.

Corollaire de l’empathie est la faculté du soignant à prendre de la distance avec son patient. Il ne s’agit pas de se retrouver à ressentir les mêmes choses que la personne malade, mais juste à la comprendre pour avoir une chance de lui apporter des ressources qu’elle n’avait pas au départ (ou qu’elle ne savait pas posséder, nuance intéressante). Un degré de recul est donc nécessaire à chaque instant de la relation de soin ce qui, nous le verrons, peut rendre difficile certaines situations où des proches sont impliqués.

L’empathie

Première qualité indispensable à posséder dans votre trousse si vous êtes soignant ou pensez le devenir, l’empathie est cardinale, la pierre angulaire de tout. C’est elle qui va permettre de s’engager envers l’autre.

Pour une définition claire de l’empathie, je me tourne vers le site de La Toupie qui est particulièrement pertinent. Une approche plus scientifique dans la forme est aussi disponible là.

L’empathie est donc en psychologie la faculté de comprendre intellectuellement les émotions de l’autre, de savoir intimement ce qu’il peut ressentir, mais sans toutefois faire de confusion entre soi et l’autre.

Et c’est, je crois, le plus important à retenir.

Il ne s’agit pas de se laisser déborder par la souffrance éventuelle de l’autre, par ses émotions.

Nous devons la prendre en compte, la comprendre intimement. Mais nous ne sommes pas l’autre.

Il est donc important de se garder d’entrer en sympathie (littéralement ressentir avec l’autre, comme l’autre). Le mot a en effet un sens bien précis en psychologie, qui est un peu différent du sens qu’il a dans le langage courant, même si l’on comprend bien la filiation entre les deux. Nous pouvons trouver sympathique (donc aimable dans le sens que sympathie a dans le langage commun) une personne avec laquelle nous pouvons ressentir les mêmes émotions sans forcément en ressentir les mêmes causes. La distinction entre empathie et sympathie est elle aussi sujette à débats, mais cet article explique bien la différence entre les deux concepts. La sympathie y est bien décrite comme un état de “contagion émotionnelle” qui n’implique pas véritablement la compréhension de l’autre, mais simplement de l’émotion qu’il exprime.

En ce sens il est fondamental de distinguer les deux et pour un soignant de se tenir strictement du côté empathique, et non du côté sympathique.

La bienveillance

La bienveillance est la deuxième qualité nécessaire à un soignant.

Mais elle n’est pas aussi simple qu’il y paraît.

Littéralement, “veillez au bien” de quelqu’un, la bienveillance est le fait d’agir envers une personne dans le but qu’il en ressorte du bien pour elle. On pourrait presque superposer le terme à celui de soigner, prendre soin, et ce n’est pas anodin, puisque c’est une composante fondamentale du soin.

La bienveillance peut se concrétiser par un acte d’aide, mais suppose tout d’abord une intention.

Une intention qui vise d’abord à éviter toute malveillance, donc toute nuisance à l’autre, par ses paroles ou ses actes. C’est le fameux primum non nocere d’Hippocrate. Pour être sûr de veiller au bien de quelqu’un, la première étape est de s’assurer que l’on ne lui fait pas de mal. C’est pourquoi comme médecins nous faisons très attention aux effets secondaires potentiels des traitements ou des examens que nous prescrivons, ce qui peut parfois irriter les patients qui pensent que nous leur refusons par souci d’économie ou mauvaise foi. Non, si nous suivons le principe de bienveillance, nous nous assurons d’abord de ne pas nuire à notre patient, et nous le protégeons, y compris des écueils de notre propre technique médicale moderne. Y compris parfois de dangers dont il n’est pas conscient. Y compris en refusant de prescrire ce qui ne nous semble pas aller dans son intérêt.

Et c’est là que nous allons entrer dans les paradoxes qui expliquent pourquoi il est si compliqué d’être bienveillant parfois.

Car parfois, la bienveillance véritable peut avoir l’apparence d’un refus.

Plus encore, parfois, la bienveillance peut prendre l’apparence d’une absence d’aide.

On peut être amené à refuser de faire quelque chose pour quelqu’un dans le but bienveillant de lui permettre d’apprendre à le faire seul, à devenir autonome. Ainsi, il pourrait paraître maltraitant de ne pas prescrire de somnifères à une personne qui ne parvient pas à dormir convenablement. Or, au contraire, c’est rester bienveillant que de lui apprendre à gérer son sommeil et ses insomnies seule, sans l’aide d’une chimie aux effets secondaires trop bien connus. Cet apprentissage, une fois fait, lui permettra de ne plus avoir besoin d’aide par la suite.

Je ne sais si ce proverbe chinois existe vraiment, mais on raconte qu’il dit, en substance :

Donne un poisson à un mendiant, il mangera un jour ; apprends-lui à pêcher et il mangera toujours.
Proverbe Chinois

Et d’ailleurs, il ne sera dès lors plus un mendiant…

Il est donc plus bienveillant de ne pas combler le besoin le plus immédiat, mais d’aider à trouver les ressources qui permettront de devenir autonome.

Cela semble simple, mais en pratique, pour un soignant que toutes les écoles (médecins, infirmières, kinésithérapeutes, etc.) ont formé dans le soulagement de la souffrance, accepter de parfois différer le soulagement immédiat pour viser un plus grand bien est très difficile.

On peut aller encore plus loin, d’ailleurs, pour être bienveillant, et peut-être qu’un jour je vous parlerai des thérapies provocatrices.

Mais dans tout ce qui précède, certains vont déjà commencer à parler de paternalisme.

Et bien justement, non.

La bienveillance n’a rien à voir avec le paternalisme.

Refuser de prescrire n’a rien à voir avec du paternalisme (si l’on est bienveillant).

Le paternalisme, mot inventé au XIXe siècle après que le Code civil napoléonien a gravé dans le marbre la figure du patriarche comme maître incontesté d’une famille, consiste dans la certitude d’un thérapeute, un soignant, de savoir mieux que son patient ce qui est bon pour lui, et de le maintenir indéfiniment (si ce n’est infiniment) dans cet état de dépendance, comme un père abusif avec ses enfants toujours considérés comme étant sous sa tutelle.

Est paternaliste le médecin qui prend les décisions à la place de son patient.

Est paternaliste celui ou celle qui n’explique rien de ce qu’il sait, garde son savoir et s’en sert pour conserver le pouvoir que cela lui donne sur son patient.

Est paternaliste celui ou celle qui garde sa place de supériorité.

Or, comme nous venons de le voir, le but d’une véritable bienveillance est l’autonomisation du patient, son indépendance. C’est lui rendre sa liberté, justement, à l’inverse du paternalisme.

Et c’est pour cela que la véritable bienveillance est avant tout absence de jugement, notamment moral, sur le vécu du patient. Sur sa souffrance, ses symptômes, ses espoirs, ses désirs. Sur sa vie.

Plus encore, c’est une absence de jugement sur les croyances du patient. Y compris les croyances que nous ne partageons pas.

Et là encore, cela ne veut pas dire qu’il faut être d’accord avec lui. Ça ne veut pas dire que l’on entre en sympathie avec ces croyances… Rappelez-vous, l’empathie, c’est la faculté de comprendre ce que vit l’autre, pas de devenir l’autre.

Être à la fois empathique et bienveillant, c’est accepter l’autre tel qu’il est, même et y compris dans ce qu’il a de différent de soi-même. C’est bien faire la différence entre soi et l’autre, et pourtant, accepter que l’autre puisse avoir des croyances, des désirs, des buts, différents de soi-même.

Être à la fois empathique et bienveillant, c’est accepter d’entrer dans une véritable relation avec cet autre, et de trouver comment aider cet autre à trouver ou retrouver un équilibre, une autonomie. Lui permettre d’aller où il le désire, ou du moins le plus loin possible, en restant soi-même c’est-à-dire différent de lui.

D’autres que moi ont mieux expliqué cette disponibilité à l’autre, comme François Roustang qui l’a même érigée en fondement de la position de thérapeute.

Je ne vous avais pas menti en vous prévenant quelques paragraphes plus tôt que la bienveillance, ce n’était pas aussi simple qu’on le croit au premier abord.

D’ailleurs :

La confiance

La troisième force à l’œuvre dans une relation de soin est bien sûr la confiance.

Confiance du patient envers le soignant. Et aussi confiance du soignant envers le patient.

C’est parce que le soignant est à la fois empathique et bienveillant que le patient peut se sentir en confiance avec lui (ou elle) et peut s’autoriser à partager réellement le fond du problème, sans masquer ou enjoliver.

La confiance c’est cette certitude un peu impalpable que la personne qui nous aide, à laquelle on parle, possède quatre qualités indispensables.

L’empathie et la bienveillance, comme nous venons de le voir.

La compétence, ensuite. Il est en effet plus facile de se confier à quelqu’un que l’on sait posséder un savoir qui nous fait défaut, une expertise reconnue, une expérience étayée.

Le secret, enfin. Même si nous en parlerons dans un prochain article, le secret est la pierre angulaire de tout soin.

On touche tant à l’intime que se confier sans fard nécessite la certitude que ce que l’on dépose ne pourra pas être utilisé contre nous, ne pourra pas être dévoilé, à quiconque. C’est bien sûr particulièrement vrai dans des affections ou troubles psychologiques, mais ça peut aussi l’être dans une fracture de la jambe si elle a des conséquences que je veux cacher pour une quelconque raison, et sur lesquelles je veux que le soignant qui s’occupe de moi garde le secret envers qui que ce soit d’autre que moi.

Par défaut, le secret, en matière médicale, est absolu.

Rien de ce qui se dit entre les quatre murs de la salle de consultation ne peut en sortir. Absolument rien. Hormis bien entendu des cas très spécifiques qui sont très encadrés par la loi.

Ainsi, le soignant assure à son patient une écoute inconditionnelle, et le patient sait avec certitude qu’il sera respecté.

La rencontre : l’alliance thérapeutique

Une fois la confiance établie, peut naître ce que l’on appelle l’alliance thérapeutique.

Elle est un peu le bras armé de la confiance.

Comme une véritable alliance, elle suppose que chacun mette à disposition de l’autre des ressources qui seront utilisées dans un but commun.

Le soignant dépose dans cette alliance son expertise, sa bienveillance. Il va aider le patient à sortir de la situation qui le fait souffrir.

Le patient, quant à lui, dépose sa volonté de changement, sa confiance, et ses actes.

J’insiste sur le terme d’alliance car il suppose clairement la participation active du patient.

On peut déployer toute la science médicamenteuse du monde, si le patient ne prend pas ses médicaments, rien ne pourra se faire. On peut avoir le meilleur diagnostic au monde, si le patient ne dit pas certains symptômes (pour quelque bonne raison que ce soit), le diagnostic sera faux.

Il est donc essentiel que la relation soit basée sur une confiance réciproque et une même volonté, qui se traduise des deux côtés par des engagements.

Le patient s’engage à faire ce qu’il peut pour aller mieux, c’est-à-dire : ne rien cacher de ses symptômes, de ses difficultés, de ses craintes, de ses espoirs ; accomplir ce qui aura été “prescrit” (en réalité décidé à deux) : examens complémentaires, traitements ; faire un retour honnête de ce qui s’est passé pendant ce traitement, des nouveaux symptômes qui pourraient apparaître, sur ses craintes si de nouvelles apparaissaient.

Le soignant s’engage à faire ce qu’il peut pour aider le patient à aller mieux : à écouter ses symptômes, à respecter les croyances et mode de vie du patient, à ne pas le juger, à le conseiller au mieux de son savoir et de ses capacités, à passer la main à quelqu’un d’autre si besoin était. Il s’engage à l’aider tant que le patient continue à agir de son côté.

Parce que cette alliance est une véritable relation, si l’un des deux n’accomplit pas sa part, il ne peut y avoir de soin.

Et au risque de choquer, je le clame bien fort : le soignant n’est pas là pour aider les personnes qui ne veulent pas faire l’effort d’être aidées. Autrement dit : on ne soigne pas quelqu’un contre sa volonté.

Hormis les cas d’urgence vitale, il peut donc arriver que je dise à un patient que notre collaboration a atteint ses limites.

La distance

L’alliance thérapeutique nécessite cependant qu’une certaine distance existe entre le soignant et son patient.

Comme nous l’avons vu, l’empathie n’est pas la sympathie.

Comprendre ce que vit l’autre n’est pas la même chose que le vivre soi-même.

Plus encore, la confiance suppose l’absence de jugement de la part du soignant.

Plus précisément, puisque notre esprit est conçu pour juger en permanence, le soignant doit être conscient des jugements que son esprit émet lorsqu’ils surviennent afin de faire un pas de recul, de ne jamais les exprimer bien évidemment et de se recentrer sur la personne qui est en face de lui (ou elle).

Car on assiste bien à la rencontre de deux personnes différentes, qui potentiellement ont des valeurs de vie différentes, des opinions différentes, des ressentis différents, des vécus différents. Il n’est donc pas question pour le soignant de plaquer ses propres valeurs de vie, opinions, ressentis ou vécus sur le cas de son patient ou de sa patiente. Cela implique d’accepter le patient dans toutes ses dimensions, sans en juger aucune, même et surtout si elles sont différentes ou opposées aux siennes. Même et surtout si elles sont les mêmes que les siennes, ce qui est une position encore plus difficile.

Créer une distance est donc essentiel. Cette distance permet de voir de l’extérieur quelles sont les dimensions du patient, et de les différencier des siennes propres.

D’elle découle aussi une distance sur les affects.

François Roustang provoque un peu, mais est tout proche lorsqu’il dit que le thérapeute doit être indifférent au devenir du patient. Car si le soignant ne veut pas agir à la place du patient, s’il veut préserver la liberté fondamentale du patient, s’il veut être bienveillant, il doit pouvoir accepter même la possibilité que celui-ci agisse d’une manière différente ou opposée à ce qui serait attendu (par le thérapeute).

Ce qui est difficile lorsque l’on a la position du thérapeute, celui qui aide, mais plus encore du docteur, celui qui sait. D’abord parce que la tentation du paternalisme est très présente chez les soignants (“je sais plus de choses que vous, vous devez obéir à mes ordonnances – cela vient d’ordonner, je le rappelle”), mais aussi chez les patients (“Mais Docteur, vous choisiriez quoi, vous ?”). Ensuite parce que c’est un vrai paradoxe que d’être celui qui aide, mais pas celui qui choisit. Le patient est, comme nous l’avons rappelé plus tôt, en position d’infériorité, car il a besoin de l’aide qu’il vient chercher.

Mais soigner, quand on réfléchit, cela peut autant être compris comme l’acte qui sort le patient du trou où il est tombé pour le remettre au même niveau que nous, que comme celui de le materner (ou paterner) pour le laisser dans cette position d’infériorité.

Vous allez me dire (et vous aurez bien raison de faire avancer le débat) : quelle est la différence avec l’amitié ? C’est vrai, dans l’amitié, du moins telle qu’on l’imagine habituellement, il est admis que l’on peut s’accorder avec des personnes qui sont si différentes de nous qu’elles pourraient en paraître opposées ; il est admis que l’on doit s’abstenir de juger l’autre ; il est admis que l’on soit là pour l’aider, inconditionnellement et sans s’attendre à ce que l’autre suive aveuglément nos conseils.

La distance n’est cependant pas la même.

L’implication émotionnelle n’est pas la même.

Dans l’amitié se joue un rapprochement émotionnel fort. Si fort que l’on entre en résonnance sympathique avec l’autre. On l’aime. Ce qui lui arrive peut nous toucher comme si cela nous était arrivé à nous. Car comme dans toute relation où entrent en jeu des sentiments, nous y plaçons certaines attentes. En premier lieu la réciprocité. On imagine bien que notre amie aurait elle aussi à cœur de nous aider si nous en avions besoin, on sait que l’on peut compter sur elle. On s’attend à ce que notre ami ressente de l’amitié pour nous également, qu’il soit émotionnellement engagé envers nous. L’amitié est forcément une relation réciproque où les deux ont la même place : celle d’un ami. Il n’y a pas de distinction entre les deux personnes, quand dans un soin il y a un soignant et un patient.

Ce que l’on partage avec un ami, c’est une intimité à deux. C’est se dévoiler soi et accepter que l’autre se dévoile en retour, d’une manière équilibrée, réciproque, mais libre, et notamment libre de ne pas tout dire. Et l’implication émotionnelle est telle, les sentiments s’en mêlant, que parfois ils s’emmêlent et que l’orage peut gronder dans la relation. On peut se fâcher avec un ami, et devenir indifférent ou au contraire ennemi. On peut créer du ressentiment, de la gêne.

Or il n’est absolument pas question de réciprocité dans une relation de soin. Il est question d’alliance thérapeutique. S’il y a relation dans les deux sens, c’est bien une relation asymétrique.

On peut discuter le cas de mon métier actuel, la médecine générale, dite “de famille”, où le soignant suit une personne (et souvent une famille) sur des dizaines d’années. Ce but “ponctuel” ne l’est plus vraiment dans le temps. Mais il est toujours à la base du contrat qui a noué l’alliance thérapeutique. Le médecin de famille est là pour aider lorsque cela ne va pas, ou pour aider à ce que ça continue à aller bien dans le cas de la prévention.

S’il entre dans l’intimité de la personne, ce n’est pas sur un pied d’égalité. On lui livre une intimité que même les amis ne connaissent pas. Que parfois la famille proche ou la personne qui partage le quotidien ne connaissent pas et ne connaîtront jamais. Le patient lui-même instaure cette distance à partir du moment où il confie ce genre d’événement, de question, d’acte, à son soignant.

Et c’est cette distance juste qui permet à la fois la confiance et l’alliance thérapeutique.

Être proche de ses patients, ce n’est pas être leur ami. C’est comprendre ce qu’ils vivent.

Être proche de ses patients, ce n’est pas souffrir pour eux, comme je l’ai lu un jour sur un réseau commercial de la part d’un de mes confrères, pourtant assez médiatique. Et si c’est le cas, c’est que le positionnement du soignant est totalement à revoir.

Être proche de ses patients, c’est accepter leur monde, y entrer sans faire de bruit, et leur permettre d’y faire quelques changements pour qu’ils puissent continuer à y vivre.

C’est être un peu un témoin détaché, à la fois empathique et compréhensif, à la fois guide et confident.

Nous ne sommes pas les soignants de nos amis ni les amis de nos patients.

Soigner ses proches

Alors ceci posé, on comprendra que je sois réticent à soigner mes proches.

Car un proche, famille, amie, amante, est une personne qui m’est liée émotionnellement. Et ce lien est constitué de sentiments. Il implique une pudeur d’un côté comme de l’autre. Une réciprocité d’implication émotionnelle. Parfois des non-dits. Cela ne veut pas dire que je n’aie pas la tentation, parfois, de m’immiscer dans une situation précise, un diagnostic ou un traitement.

Dans certaines circonstances, cela a même été important pour moi de donner mon avis. Et je peux facilement le partager si on me le demande. Mais j’essaie de garder cette distance qui est le gage d’un raisonnement clair et non biaisé par les sentiments.

Parce que oui, les sentiments peuvent biaiser nos raisonnements. C’est même fréquent.

Nous avons tendance soit à redouter le pire pour nos proches (un mal de tête pouvant cacher un cancer, vous vous en doutez), ou au contraire à minimiser tout ce qui leur arrive, parce qu’on refuse qu’ils puissent être atteints de quelque chose de grave (“mais non, c’est pas cassé, tu vois bien que tu marches, même avec la jambe en équerre…”).

Laissez-moi vous raconter une anecdote, que j’ai réellement vécue.

Il y a quinze ans, alors que j’étais médecin remplaçant, je travaillais pour un médecin que je connaissais bien et qui se trouvait faire des vacations dans un EHPAD où résidait une de mes grand-mères. Un beau jour, en plein remplacement, je suis appelé pour une visite à domicile en urgence… pour ma grand-mère.

Une douleur abdominale, avec constipation.

Vous comprendrez mieux la situation quand je vous expliquerai que certaines constipations sont provoquées par un bouchon de matières fécales (appelé fécalome) qu’il faut extirper manuellement…

Vous imaginez accomplir un toucher rectal sur votre grand-mère ?

Moi pas.

Ce qui me bloquait pour elle, cela n’aurait pas été le cas pour une autre patiente, car ce geste, je l’avais déjà fait des dizaines de fois auparavant, autant pendant mes études que plus tard.

Comme il n’y avait pas d’urgence vitale, j’ai choisi de ne pas effectuer ce geste, et j’ai pris le risque de faire autrement. Néanmoins, je n’ai pas pu faire mon travail correctement, car cela aurait voulu dire vérifier l’absence de fécalome.

J’ai donc préservé sa pudeur et la mienne.

Mais le risque que j’ai pris, et dont j’étais conscient, m’a hanté pendant des jours.

En somme, soit je faisais mon travail correctement, et je franchissais une limite, un tabou, que je ne pouvais pas assumer de violer, soit je ne le faisais pas correctement, et je supportais l’idée monstrueuse d’avoir mal soigné ma propre grand-mère.

C’est ce que l’on appelle un double-lien, une situation à laquelle il n’existe pas de bonne solution, pas d’échappatoire.

Les choses sont bien sûr différentes dans une situation d’urgence vitale.

L’enjeu vital efface toute autre considération, et lorsque cela m’est arrivé, l’action a été immédiate et instinctive.

Mais la proximité émotionnelle, familiale, les tabous, les relations interpersonnelles, les histoires de vie avec les personnes de notre entourage nous placent dans une position qui n’est pas compatible, à mon sens, avec une relation de soin. Sauf à s’entourer d’avis extérieurs assez fréquemment pour s’assurer par exemple de ne pas passer à côté d’un diagnostic.

Là encore, il m’est arrivé de devoir prendre le rôle du soignant, et la seule façon pour que cela soit tenable a été pour moi de demander l’avis d’un spécialiste sur la pathologie que je suspectais.

Finalement tout dépend de l’enjeu.

Vacciner soi-même ses enfants est un acte qui implique peu d’enjeux. Il peut exister bien sûr des effets secondaires dans les vaccinations, comme dans tout acte de soin. Mais pour moi cet enjeu est gérable, même s’il advenait que mon acte de vaccination soit à l’origine du déclenchement d’un effet secondaire. Peut-être que cet acte ne serait pas gérable par une autre personne, un autre soignant. Je le respecte.

Par contre, mener les investigations diagnostiques et thérapeutiques dans le cadre d’une suspicion de cancer, ou entrer dans l’intimité psychologique d’un proche serait au-dessus de mes capacités à me distancier.

Franchir la frontière ?

Il m’est difficile de soigner mes proches car je sens que je manque d’objectivité, et que souvent là n’est pas ma place.

Mais imaginons que le sentiment naisse, et que l’on soit tenté de franchir la frontière, de devenir l’amie ou l’amant d’une personne que l’on soigne.

Suffirait-il de ne plus soigner cette personne pour que le dilemme soit évacué et que l’on puisse sereinement vivre une histoire d’amitié ou d’amour avec elle ?

Ce n’est pas si simple.

S’il s’agit d’une personne que l’on a ponctuellement aidée à surmonter une fracture de la jambe, une fois la relation de soin évacuée, on pourrait imaginer qu’une relation symétrique puisse se mettre en place.

Mais soigner quelqu’un veut souvent dire connaître l’existence de certains aspects dans la vie de cette personne qu’elle n’aurait pas dévoilés à un ami. Cela aura pour effet de prolonger très longtemps, voire pour toujours, l’asymétrie de la relation. L’intimité que l’on dévoile à un soignant n’est pas la même que celle que l’on dévoile à un ami.

De plus, ce savoir crée un ascendant, au moins temporaire, de l’ex-soignant sur l’ex-patient. Cet ascendant me semble malsain dans une relation équilibrée.

Une relation d’amitié asymétrique est-elle vraiment une relation d’amitié ?

Et que dire d’une relation amoureuse asymétrique ?

Se soigner

Et si l’on est soignant, peut-on se soigner soi-même ?

La question est souvent l’occasion de se rendre compte que les soignants font tout à l’envers (moi compris). Ils considèrent pouvoir s’autodiagnostiquer et s’autotraiter, mais ne prennent pas soin d’eux-mêmes.

La notion de respect, que nous avons posée comme base nécessaire à une relation de soin, est étonnamment plus facile à ressentir et à appliquer pour beaucoup de soignants envers les autres qu’envers eux-mêmes.

Influencés sans doute par la notion de vocation qui entoure dans notre société tous les métiers de soins (dont vous savez ce que je pense), les soignants sont souvent la proie de deux syndromes complémentaires : le syndrome du sacrifice, et le syndrome du sauveur.

J’ai déjà dit ce que la vocation avait de connotation religieuse, cette “voix” qui appelle celui qui l’entend vers le devoir sacré de soigner. Dès lors que l’on entend entrer en médecine (au sens large, hein, c’est la même chose pour les infirmières) comme on entre en religion, on s’identifie soi-même à un moine ou une moniale. On fait don de soi, et comme les moines et moniales, de façon inconditionnelle. À la seule différence qu’il ne s’agit pas de se donner corps et âme à Dieu, mais aux autres.

En poussant le raisonnement, on parvient souvent à confondre le don de soi et l’abandon de soi.

On passe du moine au martyr.

Après tout, dans notre société monothéiste, la figure du guérisseur est associée au plus connu d’entre eux : celui qui peut même ressusciter Lazare.

Je n’ai pas besoin de rappeler quel fut son destin. C’est par son sacrifice final qu’il prend figure de sauveur.

Or, je soutiens que nombre de soignants sont, la plupart du temps à leur insu, imprégnés de cette image qui veut qu’à l’instar du Christ ils ne puissent gagner le droit de sauver leur prochain de la maladie (et donc de la mort) qu’en se sacrifiant eux-mêmes à cette cause.

Il existe la croyance tenace que lorsque l’on est soignant, on se doit aux autres au péril de soi-même. Parce que les autres sont bien plus importants que soi, on accepte de ne pas manger le midi pour voir deux patients de plus, on accepte de finir très tard le soir pour la même raison, on accepte de rogner sur ses vacances, de ne pas voir suffisamment ses enfants.

On accepte de refuser de prendre en compte ses propres besoins.

On se sacrifie.

Et pour quoi faire ? Par altruisme, vraiment ?

Interrogeons nos motivations sans fard, amis soignants. Soyons honnêtes, parfaitement honnêtes, envers nous-mêmes.

Qu’est-ce qui nous pousse à cela ?

Ne serait-ce pas, même un peu, un tout petit peu, cette croyance que nous pouvons, nous, sauver les autres ?

Les sauver comme le Christ l’a fait, en se sacrifiant.

Les sauver, parce que nous avons la vocation.

Les sauver, parce que nous sommes investis d’un pouvoir, d’une responsabilité.

Les sauver, même d’eux-mêmes.

Osez me dire, confrères et consœurs, collègues soignants et soignantes, que ce n’est pas, au fond, la stricte vérité. Je vous mets au défi de me prouver le contraire.

Et comme vous n’y parviendrez pas, convenez avec moi que cette attitude, au demeurant non limitée aux soignants – car nombre d’êtres humains ont la même – est celle que toute la société entend nous voir adopter. Car toute la société considère qu’on ne peut être un soignant que si l’on est avant tout dévoué aux autres, au péril même de nous-mêmes. On va ainsi trouver admirable que tel médecin sacrifie sa vie de famille et ne prenne jamais de vacances, comme on trouve admirable que les infirmières et les infirmiers des urgences enchaînent les patients sans prendre le temps de manger ou que d’autres enchaînent les gardes sans repos. On trouve admirable de se noyer soi-même pour sortir les autres de l’eau…

Je soutiens que c’est une erreur, grossière et fatale, à la fois dommageable pour les autres et pour nous-mêmes.

D’abord parce que le syndrome du sauveur est la porte d’entrée vers le paternalisme tant décrié. Je rappelle que l’objectif du soin tel que nous l’avons posé plus haut est de rendre sa liberté au patient, de lui permettre de s’autonomiser, le plus rapidement possible. Il n’a donc pas besoin d’être sauvé, mais d’être aidé à reprendre le cours de sa vie. En se croyant investi d’une mission divine de sauvetage, le soignant prend sur lui la responsabilité entière du soin. Or une partie de cette responsabilité est celle du patient. C’est sa liberté, ses choix, son libre arbitre.

Il est nécessaire d’être investi auprès de lui, mais pas au détriment de sa liberté, donc pas dans la position du sauveur tout puissant. Nous ne sommes que des hommes et des femmes, pas des sauveurs. Comment aide-t-on mieux quelqu’un : en lui donnant un poisson à manger chaque jour, ou en lui apprenant à pêcher ?

Ensuite, se négliger soi-même est un mauvais calcul. Si nous ne prêtons pas attention à nous, si nous nous mettons en danger, qui prendra soin de nos patients une fois que nous aurons été empêchés de le faire par notre propre maladie, notre propre mort ? Parce que la condition de soignant ne protège pas contre la maladie et la mort, savez-vous. Elle ne protège pas mieux de l’accident, de l’erreur, de la fatigue, de l’inattention. Comment aide-t-on mieux : en étant présent pour de nombreux patients, ou en se noyant avec le premier que nous allons aider ?

Enfin, se négliger soi-même et se mettre en danger pour une mission illusoire est un manque de respect. D’abord et avant tout un manque de respect envers nous-mêmes. Mais aussi envers nos patients. Qui peut oser croire qu’un soignant qui n’a pas dormi assez parce qu’il a trop travaillé sera au plein potentiel de ses capacités de diagnostic ou de thérapeute ? Qui osera dire qu’il est respectueux de traiter des patients dans un état lamentable parce qu’on n’a pas fait attention à soi-même ? Personne, je crois. C’est d’ailleurs pour cela que veiller à sa propre bonne santé, à son propre équilibre, a été reconnu comme l’un des devoirs du médecin dans le Serment de Genève, l’équivalent international du Serment d’Hippocrate, qui stipule :

JE VEILLERAI à ma propre santé, à mon bien-être et au maintien de ma formation afin de prodiguer des soins irréprochables ;
Serment de Genève

Une injonction qui a du mal, cependant, à véritablement faire son chemin dans nos têtes, tant nous sommes investis de responsabilités à la fois par la société et par nos propres exigences envers nous-mêmes.

Alors avant même de penser à se traiter soi-même (cure), il est temps, plus que temps, de commencer par prendre soin de soi (care). Et cela passe d’abord par le refus.

Le refus de se croire investi d’une mission de sauveur.

Le refus de se sacrifier.

Le refus de se laisser entraîner dans des organisations de soin délétères pour nous-mêmes et donc pour les patients.

Le refus de se laisser entraîner par le consumérisme médical.

Alors seulement nous pouvons commencer à appliquer à nous-mêmes les principes du soin que nous avons vus plus haut.

Nosce te ipsum

Au départ, il y a cette maxime grecque antique qui proclame “connais-toi toi-même” et que les philosophes traduisent plus volontiers par “prends la mesure de ton humanité”. Ainsi, se connaître est la prise de conscience de ce qui fait sa propre identité : sa place dans le monde, sa mortalité. Pour un soignant, c’est aussi la conscience de sa place dans le système de soin, dans la relation soignant-patient. C’est surtout la conscience de sa propre valeur comme individu, et pas seulement comme soignant.

Mais c’est, plus fondamentalement, la capacité à écouter son propre corps, son propre esprit. La capacité à savoir si l’on se sent bien, ou mal. Plus prosaïquement, la capacité à savoir si l’on agit selon nos forces et nos faiblesses, dans le respect de nous-mêmes et pour notre bien.

Se connaître soi-même, parfois, ça veut dire se traiter soi-même.

Mais pour cela, il faut d’abord avoir la compétence de se diagnostiquer soi-même. Ce qui veut dire la capacité à se distancier de soi-même, de se regarder de l’extérieur. Un exercice difficile si l’on n’a pas, auparavant, compris ce qu’étaient nos besoins fondamentaux. Les besoins propres à chacun, et donc les besoins de notre propre corps, de notre propre esprit.

Savoir se distancier de soi-même, se voir de l’extérieur, est parfois impossible, englués que nous pouvons être dans nos biais cognitifs multiples et variés.

Voilà pourquoi, me semble-t-il, tout soignant devrait savoir confier sa santé à un autre, même si nous croyons souvent être mieux placés que quiconque. Notre hubris nous porte à croire que nous sommes les sauveurs de notre propre individualité. C’est faux. Nous aussi, parfois, nous pouvons avoir besoin d’aide. D’une aide qui ne passe pas par nous-mêmes.

Je sais que c’est difficile à admettre. Comme soignant, moi-même je n’admets pas facilement que je puisse avoir besoin d’être soigné par un autre.

Pourtant, s’il est des choses qu’un patient sait de lui-même mieux qu’un soignant, il est des choses qu’un soignant extérieur va mieux connaître de nous que nous-mêmes.

La bienveillance envers soi-même

Se connaître soi-même, ça veut dire déjà savoir qu’après quinze heures de travail, on n’est plus vraiment au top de ses propres capacités attentionnelles. Et qu’il vaudrait mieux arrêter.

C’est être bienveillant envers soi-même.

Or, le complexe du sacrifice empêche souvent les soignants d’être bienveillants envers eux-mêmes.

Ils sont habitués à faire passer l’autre avant leurs propres besoins à eux.

C’est une mauvaise habitude que tout soignant devrait combattre.

Chacun d’entre nous, chacune d’entre nous, devrait savoir écouter les besoins de son propre esprit, de son propre corps.

Chacun et chacune devrait prendre le temps de manger, de se reposer, de se cultiver, d’avoir des relations sociales, familiales, amoureuses. Chacun et chacune devrait prendre le temps de s’épanouir pour ensuite pouvoir donner son énergie en quantité suffisante aux autres.

Difficile d’être d’une aide quelconque pour remonter quelqu’un du trou si nous-mêmes nous ne sommes plus en mesure de nous porter sur nos jambes…

Dans le prochain épisode : la valeur du secret

Lorsque l’on n’est pas soignant, il est difficile d’imaginer jusqu’où et pourquoi le secret doit aller dans la relation de soin.

Parfois, même lorsque l’on est soignant, appliquer le secret peut avoir des conséquences inattendues.

C’est ce que nous verrons dans un prochain article.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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