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Le Syndrome de Bradybloguie Créativo-induite, ou Mal de l’Œuf de Serpent à Plume

Le Syndrome de Bradybloguie Créativo-induite, ou Mal de l’Œuf de Serpent à Plume

Le Syndrome de Bradybloguie Créativo-induite, ou Mal de l’Œuf de Serpent à Plume

L’homme était étendu sur la table, inconscient. Son corps était relié à des fils qui partaient de sa poitrine, de l’un de ses doigts. Il respirait encore, si on y prenait garde et si on attendait suffisamment longtemps pour percevoir un souffle faible et régulier, à peine perceptible. Ses traits étaient sereins. On avait l’impression qu’il était endormi. Et pourtant, les deux autres personnes qui étaient dans la salle n’étaient pas de cet avis. Ils étaient inquiets.

— Il est comme cela depuis deux semaines, dit Alex, le plus jeune. C’est trop long. Enfin, c’est ce que j’ai lu dans le Harrison…

— Tu sais, répondit Alain, les bouquins, surtout ceux de médecine interne, il faut s’en méfier. Si tu les crois aveuglément, tu vas te mettre à trouver des syndromes rares à toute la population… Mais cela dit, c’est vrai que je n’ai jamais vu ça. Un coma de blog aussi long, surtout chez quelqu’un comme lui, c’est exceptionnel. Tu es sûr que tu as vérifié l’E.C.G. ?

La mention de l’examen avait fait pâlir Alex. Bien sûr, comme étudiant, son travail était surtout, dans le service, de noter les observations des patients, de les interroger et de les examiner correctement, mais il était surtout employé par Alain comme celui qui effectuait les basses besognes, celles que son « supérieur hiérarchique », pourtant étudiant lui aussi, rechignait à accomplir. Il passait souvent ses matinées à des tâches répétitives et peu gratifiantes. Il ne comprenait pas d’ailleurs pourquoi il fallait mesurer les gaz du sang artériel chez certains patients tous les jours que Dieu faisait. Ni pourquoi c’était toujours à lui que l’on ordonnait d’évacuer un fécalome. Et puis, surtout, il avait pris en horreur cette machine qu’était l’électrocardiographe. Posée sur un chariot métallique brinquebalant dont les roulettes se bloquaient systématiquement, la petite machine cubique était devenue sa némésis pluriquotidienne. Il devait, chaque matin, la traîner hors de la salle des étudiants où elle était entreposée puis la promener dans chaque chambre et accomplir un rituel compliqué sur chaque patient grâce à elle. Il devait d’abord vérifier que son stock d’électrodes en polystyrène, à usage unique, serait suffisant, puis démêler les fils qui prenaient un malin plaisir à s’emberlificoter comme une pelote de laine à chaque fois qu’on les laissait faire. Il en était venu à se demander si des mauvais génies ou des lutins facétieux n’avaient pas élu domicile dans la machine, et s’ils ne s’étaient pas donné comme occupation principale de le faire tourner en bourrique. Une fois cette épreuve surmontée, ce qui prenait déjà plusieurs longues minutes d’énervement et d’exaspération, il fallait poser les électrodes sur le thorax du patient. Cela allait assez vite chez les femmes, mais devenait un vrai cauchemar sur les poitrines poilues des hommes, surtout en cette période estivale où la climatisation ne suffisait pas à bloquer la sudation. Les petits morceaux de matière synthétique censés coller sur la peau prenaient surtout dans leur piège adhésif des poils qui empêchaient le contact entre l’électrode métallique et la paroi cutanée. Et Alex était sans cesse en train d’inventer des stratagèmes machiavéliques pour les faire tenir suffisamment. Il n’était pas question de refaire ce foutu E.C.G. parce que le tracé serait jugé « ininterprétable » par Alain… Enfin, il fallait brancher la machine et espérer que le patient ne serait pas trop agité. Quand cela arrivait, le tracé des ondes était parasité par des mouvements involontaires et devenait illisible. Il devrait recommencer à vérifier les branchements… Puis il fallait débrancher le tout en s’assurant que la machine avait bien enregistré et imprimé. Aider le patient à enlever le surplus de gel conducteur visqueux, ranger les fils qui s’emmêlaient à nouveau comme mûs par une volonté propre et malveillante. Et recommencer dans la nouvelle chambre, avec le nouveau patient…

Et ce matin-là, justement, Alex avait décidé d’exprimer sa révolte en refusant sciemment d’accomplir ce rituel quotidien.

Mais il se rendait compte que dans ce cas précis, il avait mal jugé l’opportunité de se rebeller…

— Euh… c’est que… je devais faire l’observ’ de Madame Michu, alors…

— Ah bravo ! Et tu crois qu’on peut faire du bon boulot si tu continues à faire preuve d’autant de négligence dans le tien ?

Sans mot dire, Alex se résigna à chercher l’appareil qui lui donnait tant de cauchemars et se mit à installer le tout.

Pendant ce temps-là, Alain se plongea lui aussi dans le Harrison. La bible des maladies rares ne lui avait jamais paru une référence utile. Il y a avait là-dedans tellement de signes qui pouvaient correspondre à tellement de patients et à tellement d’autres syndromes plus courants qu’il n’avait toujours eu que méfiance envers cette manie qu’avaient tous les autres étudiants de sa promotion à le compulser à tout bout de champ. Et puis il trouvait tellement prétentieux de chercher une maladie rare chez tous les patients, comme si seules les affections de ce type méritaient l’attention d’un médecin. Alors qu’une banale allergie, ou une simple sciatique étaient tout aussi invalidantes pour les gens qui venaient à être hospitalisés dans son service. Les gens en souffraient tout autant que d’avoir une maladie de Tartampion.

Il referma le grand livre, et inspira un grand coup. S’il voulait comprendre, il devait revenir à la base, à ce qu’on lui avait enseigné, à ce qu’il avait compris, aux signes cliniques du patient, bref, à la réalité. C’était le seul moyen. Et puis, quel exemple allait-il montrer à Alex ? Le jeune homme était prometteur mais questionnait tout et tout le temps. Il remettait en question les choses qui étaient établies depuis des bons dans l’organisation des soins du service. Il avait raison, bien souvent, mais il devait apprendre à réfréner ses révoltes et à devenir plus diplomate. Mais son regard acéré bousculait très souvent Alain, en lui montrant une autre façon de faire, une autre vision de la situation. Bien souvent, ces interrogations permettaient de trouver une solution plus efficace, ou plus respectueuse du patient, moins invasive.

Alors il ferma les yeux un moment, pour se concentrer, et les rouvrit en fixant directement le corps du patient étendu sur la table. Alex avait branché les électrodes, le bip-bip du moniteur cardiaque commençait à se faire entendre dans la chambre.

Et les pièces du puzzle commencèrent à s’assembler. Les signes cliniques formèrent peu à peu une image d’ensemble, un tableau cohérent.

Les mouvements cloniques des mains et des doigts, en frappe de clavier. Le nystagmus qui suivait alternativement une direction droite puis une direction gauche. Le souffle qui parfois se modulait suivant des mots murmurés, incohérents les uns à la suite des autres. L’activité électrique cérébrale hyperstimulée. Et puis la desquamation étonnante qui se produisait à certains endroits du corps. Avec deux types de lésions. Des papules asymétriques incurvées vers la distalité sur tout le côté gauche. Des lésions eczématiformes. Mais aussi de petites éruptions diffuses sur le côté droit, comme une polykystose.

Et le petit bip-bip vint compléter cet ensemble et lui donner enfin une forme compréhensible.

Le rythme cardiaque s’était ralenti. Il restait régulier, mais ne propulsait le sang que plus rarement.

— Tu entends, demanda-t-il à Alex ?

— Non, quoi ?

— Une bradybloguie…

Alex tendit l’oreille, surpris. Il mit quelques battements de cœur à comprendre, à entendre, à saisir.

— Tu veux dire que…

— Oui, probablement. Tu veux biper le radiologue, j’aimerais une IRM cérébrale.

— Tout de suite. Mais, tu crois que c’est un plumireptile ?

— Aucun doute, regarde…

Et Alain gratta l’une des papules sur l’avant-bras gauche. Comme un eczéma, la peau sèche se détacha, mais contrairement à cette maladie banale, révéla en dessous une véritable écaille de serpent. Assez fier de lui, Alain réitéra l’expérience en incisant très doucement et précautionneusement une lésion sur l’avant-bras droit, et fit sortir une petite plume, un duvet naissant. Ils avaient affaire à un cas de plumireptilie. C’était leur premier cas, à l’un comme à l’autre.

Tout excités, ils se regardèrent et une sorte de communion passa entre eux. Cela dura quelques fugaces instants, et Alex rompit le contact.

— Je vais appeler le radio de garde. Je suis sûr qu’on aura l’IRM dans l’heure !

Il laissa Alain seul dans la pièce, qui imaginait les conséquences.

Il passa les quelques heures suivantes dans le même état d’hébétude vigilante au fur et à mesure que toutes ses pensées finissaient par se réaliser.

Comme il l’avait prédit, le radiologue, aussi emballé qu’Alex et lui, avait bousculé son planning et avait bloqué l’IRM une heure entière pour que les images s’étalent ensuite sur un négatoscope éblouissant. Il désigna la masse blanche qui trônait au centre du cerveau du patient. De son premier plumireptile. L’image était choquante. Comme une énorme métastase, la masse occupait une place extraordinaire dans le cerveau, mais contrairement à un cancer, elle ne parasitait pas son hôte. Elle était l’expression de la transformation du cerveau. Une production naturelle, physiologique chez les gens qui étaient atteints de plumireptilie. Dans les livres, les rares livres qui parlaient de cette pathologie, on comparait cette masse à une sécrétion physiologique. Certains auteurs prétendaient même que le liquide contenu dans la coque fibreuse était produit par les neurones eux-mêmes. Et on savait que les rares cas qui avaient pu être observés avaient une évolution similaire.

— Il est en coma de maturation, c’est ça ?

Le radiologue avait confirmé.

— La délivrance est proche. L’Œuf est presque arrivé à son développement maximal.

— Alors le rythme cardiaque va se ralentir encore. Normalement il va atteindre un plancher à un battement par mois. Et d’ici deux mois…

— Oui, d’ici deux mois, enchaîna Alain à la place d’Alex, l’Œuf va se fissurer, et la transformation des pensées en œuvre artistique sera complète. Il sortira du coma, et entamera un nouveau cycle de création. Lentement, une nouvelle œuvre va commencer à mûrir.

— Et on sait prédire à quel rythme les créations vont s’enchaîner ?

— C’est difficile, mais vu l’avancée de métamorphose du patient, je dirai que cela va s’accélérer.

— J’espère être encore dans le service quand ça va arriver !

— T’inquiète pas, si ce n’est pas le cas, je te tiendrai au courant, que tu puisses voir ça.

— J’ai hâte, s’exclama Alex en mettant les mains dans ses poches.

— Et lui donc ! répondit Alain dans un sourire. D’après son état, ça fait des années qu’il mature, cet Œuf…

Et l’attente commença.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Le Choix des Anges, les 3000 premiers mots

Le Choix des Anges, les 3000 premiers mots

Le Choix des Anges, les 3000 premiers mots

Malgré les difficultés et les obstacles que la vie pose sur son chemin, mon deuxième roman avance peu à peu. Il atteint actuellement la barre fatidique des cinquante mille mots, la dépasse même quelque peu. Il fera certainement dans les soixante dix mille une fois terminé.

Mais la gestation est longue, elle est parfois frustrante. Car je ne peux pas passer autant de temps que je le voudrais dans l’écriture. La fatigue physique qui me guettait depuis deux ans comme un félin pervers à l’affût m’a rattrapé il y a peu et a planté ses griffes dans ma chair. Comme tous les félins pervers (pléonasme ?), cette bête-là joue avec moi. Je dois donc ralentir mon rythme d’écriture, quand je voudrais tant l’augmenter. Mais les exigences de la vie font que d’autres priorités viennent percuter mes envies profondes.

La bonne nouvelle est que cet état aura une fin, une fin prévisible, même, puisque les ajustements professionnels qui sont à l’origine de mon épuisement seront enfin passés, digérés, résorbés, métabolisés d’ici l’été. Je prévois donc une accalmie à la rentrée, et si le plan se déroule sans accroc, Le Choix des Anges devrait sortir de la matrice au début de l’automne.

Mes bêta-lecteurs (qui sont loin d’être des lecteurs bêtas) seront alors les premiers à poser leurs yeux sur l’aventure noire et surnaturelle d’Armand et de Marianne. Une fois leurs retours intégrés et les inévitables corrections faites, le livre devrait sortir avant la fin de l’année.

Il prendra deux formes : une incarnation de papier bien concret, et une incarnation numérique, puisqu’il est juste que l’océan des données informatiques mondial puisse lui aussi s’en nourrir. Après tout, les algorithmes aussi ont le droit de s’évader en lisant un bon bouquin !

Je voulais cependant partager avec vous ce qui semblerait être devenu les premières pages du livre, après la refonte totale que j’ai entamée en septembre dernier. Il se pourrait que ce soit cette fois le véritable début de la narration, même si je ne peux garantir que mon choix soit définitif. Comme dirait un petit bonhomme vert de ma connaissance « toujours en mouvement est l’avenir ».

Je vous livre donc un peu plus des premiers mille quatre cents mots du livre. Une introduction in media res.

Et si vous voulez en savoir plus sur la genèse du Choix des Anges, vous pouvez aussi lire les articles que j’y ai déjà consacrés.

Un commencement est une chose fragile, délicate, précieuse.

Car au commencement, il n’y a pas vraiment la lumière. Mais bien l’ombre. L’ombre contient en elle-même tout ce qui n’est pas encore réalisé, et cependant qui pourrait l’être.

C’est un choix qui fait sortir la lumière hors de l’ombre. L’étincelle divine qui scinde l’incréé.

Alors la Création se déploie. Chaque acte, chaque mot, chaque idée, tout naît de cette étincelle primordiale qui désormais donne naissance à mille rayons de feu sans cesse renouvelés à chaque moment de notre existence.

Nous prenons à cet instant-là un chemin qui se déroule au fur et à mesure que nous le parcourons. Des lignes de lumière émergent de nos choix en permanence, pour l’éclairer et nous guider.

Parfois, on peut se demander comment cet enchaînement de choix et de conséquences nous a conduits là où nous en sommes. En se retournant sur son chemin, il est vertigineux de se rendre compte de l’improbabilité de ses méandres.

C’est le lot de chaque être vivant doué de conscience en ce monde.

C’était mon lot comme c’est le vôtre.

Si j’en avais vraiment eu l’occasion, j’aurais pu m’étonner ou rire intérieurement de la position dans laquelle je m’étais enferré lorsque tout cela a vraiment commencé. Outre que je n’en avais pas le loisir, maintenu par une poigne d’acier et frappé en tous sens, j’aurais peut-être déjà aperçu un pan de la vérité. Déjà, à ce moment-là, les lignes de mes avenirs n’étaient plus aussi claires. Elles avaient entamé leur métamorphose. Elles étaient plus floues, et se chevauchaient les unes les autres, se recoupant même à différents points précis. À dire vrai, définir le moment exact du commencement était déjà impossible. Je le sais maintenant.

Même alors, quand la douleur me vrillait la chair et que la volonté de survivre occupait toutes mes pensées, je pus confusément sentir la présence de ces lignes de lumière qui s’entremêlaient si bien que mon existence se déployait non pas de façon linéaire, mais selon différentes strates d’une seule réalité.

Des fragments de sons, d’images, de sensations, me percutaient avec autant de violence que les coups assénés sur mon corps. Les phrases se mélangèrent. Les contours de la réalité se firent plus imprécis, les visages se substituèrent à d’autres. Les odeurs se confondirent les unes aux autres. Ma tête se fit lourde et bascula. J’entendis à peine le Comte de Flamarens cracher son mépris.

— Je suis déçu de votre réponse, mon ami.

Le coup de poing ganté fit exploser la peau de ma pommette gauche avec un bruit mat, ébranlant l’une de mes dents et faisant jaillir une nouvelle gerbe de sang dans la nuit. Le goût âcre de métal s’insinua dans ma bouche, sur ma langue déjà gonflée. Je finis par renifler bruyamment et cracher à terre.

— Si c’est tout ce dont votre chien de chasse est capable, vous feriez mieux d’en changer, Monsieur le Comte.

Mon ton était plus bravache encore que je ne l’avais voulu. La sanction ne se fit pas attendre et un nouveau coup atteignit ma tempe.

— Qui tu traites de chien, face de rat ? Quand j’en aurai fini avec toi, tu regretteras d’avoir encore une gueule, et tu me supplieras de t’achever. Et je sais pas si je le ferai.

Serge avait mieux ajusté, cette fois. Mais il commençait à perdre patience. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une ouverture ne se présente.

Le sourire goguenard du Comte de Flamarens vint interrompre mes pensées. Sa figure aristocratique me toisait avec dédain, mais intérêt. À ce moment-là, je ne pouvais savoir pourquoi.

— J’admire vraiment votre pugnacité, Monsieur de Saint Ange. Mais elle est totalement inutile en l’occurrence. Quant à vous, Monsieur de Saint Amans, je veux vous confesser quelque chose, en guise de bonne volonté.

Le ton mielleux contenait une menace délibérée qui lui donnait une résonance macabre. Pierre, ficelé à un pilier de granit moussu tout comme moi, son verre de lunettes droit fendillé et ses vêtements déchirés par la lutte qui nous avait opposés à nos adversaires, regardait le Comte de Flamarens avec un courage teinté de fatalisme.

— Je vous l’ai dit, Monsieur le Comte, nous n’avons parlé à personne de ce projet, depuis le jour où vous nous avez envoyé votre commande jusqu’à ce soir. Les plans de l’instrument sont restés enfermés dans un coffre de l’atelier, nos données numériques ont été cryptées avec l’algorithme que vous nous avez fourni, nous avons brûlé le reste, et personne n’a été admis à entrer dans l’atelier lorsque nous y avons travaillé, tous volets clos. Depuis un an, nous n’avons pas accepté d’autre commande, et l’atelier est resté fermé tout ce temps. Vous pouvez me croire, Monsieur le Comte. Nous avons le plus grand respect pour vous et nous avons fait selon vos volontés depuis le début…

Flamarens le coupa.

— Voyez-vous, plus encore que la pugnacité de votre élève, j’admire les personnes capables de confiance. C’est si difficile à gagner, mais surtout à garder, la confiance. Si difficile que je ne suis pas loin de la considérer comme le trésor le plus précieux qui soit dans la vie. Car lorsque l’on peut se reposer sur cette certitude qui prend racine dans la relation entre deux personnes, la vie semble vous rendre les choses plus faciles. On possède une foi capable de soulever les montagnes. Le sommeil est plus facile à trouver, quand vient la nuit. Nul besoin de regarder sans cesse derrière son épaule pour surveiller ses arrières. Ceux qui ont cette capacité à faire confiance sont bénis des dieux, ne croyez-vous pas ?

La question était toute rhétorique, bien entendu, mais il la posa tout de même. Si le discours était adressé à Pierre, il était en réalité destiné à Marianne, la propre fille de Flamarens, dont la lèvre était coupée et meurtrie presque autant que la mienne. Elle était fermement maintenue par Renaud, l’autre sbire de son père, au milieu des ruines d’une vieille église gothique, seulement éclairées par les puissantes lampes qu’ils avaient rapidement déposées çà et là. Elle ne quittait pas son père des yeux, si perçants et si beaux, pourtant acérés et meurtriers à ce moment-là. Sa mise étudiée de jeune femme de bonne famille était ruinée par les traces qui maculaient son bustier, les déchirures de sa robe, les branches qui l’avaient décoiffée.

— J’aimerais être ce genre d’homme. Vraiment. Et j’ai essayé, vous pouvez me croire. J’ai essayé aussi fort que je le pouvais. Mais hélas, trois fois hélas, il se trouve que j’en suis incapable. Je ne sais pas. Je ne peux pas. Avec le temps, j’ai fini par penser que je n’étais tout simplement pas destiné à l’être. Voilà pourquoi je ne suis pas convaincu par votre réponse. Vous m’en voyez tellement désolé.

Comme si cette simple phrase avait été un signe ardemment guetté, Serge frappa à nouveau. Mon foie. Il savait où porter le coup pour obtenir une douleur maximale. L’onde de choc mit quelques fractions de seconde à m’atteindre. J’eus l’impression que ma cage thoracique explosait.

— Je crains fort de devoir pousser votre élève dans ses retranchements pour être vraiment sûr que vous ne me cachez rien. Vous comprenez sans doute que je doive m’assurer que vous n’avez parlé à personne de notre arrangement et que toutes les règles que j’avais exigées ont été respectées. C’est d’une importance vitale pour mes projets.

— Vous êtes un vrai malade, Flamarens.

Serge me fit taire à nouveau, puis il se recula, mit sa main dans sa poche de pantalon et en ressortit un petit objet métallique qu’il ouvrit d’un bruit clair. À travers le rideau de sang qui me recouvrait en partie les yeux, je vis le reflet d’une lame.

— C’est une intéressante hypothèse, mon cher ami. Et je suppose qu’elle n’est pas dénuée de vérité. La méfiance est sans doute une maladie, après tout. Mais je ne connais qu’une seule façon d’y remédier.

Serge prit ma main gauche et la lame commença à piquer ma peau.

— On va y aller tout doux, mon beau. D’abord une phalange, puis une autre, et une autre. Puis j’attaquerai la main elle-même, et pour varier les plaisirs, j’enfoncerai juste la pointe de quelques centimètres dans les plaies déjà ouvertes, et je tournerai. Dans un sens, puis dans l’autre. On va bien s’amuser, tu vas voir…

Le tranchant entama la peau de mon petit doigt. Doucement, lentement. Comme lorsqu’on prend le temps de peaufiner la taille d’une éclisse de violon. Je m’efforçais de ne pas crier, supportant chaque vague de souffrance comme on aborde un nouvel adversaire sur le ring. Je soufflais, expirais, inspirais, rapidement, bruyamment.

— Arrête, Charles ! Tu vois bien qu’ils n’ont rien dit ! Laisse-les partir !

Serge s’arrêta, le métal encore hésitant entre le muscle et le tendon.

Flamarens se retourna vers sa fille, une rage visible déformant son visage en une caricature pathétique. Il écumait mais continua de s’adresser à Pierre.

— Savez-vous ce que ça fait, Monsieur de Saint Amans, de ne pas atteindre le but qu’on s’est fixé, malgré tous les efforts que l’on a pu faire ?

Il planta ses yeux dans ceux de sa fille. Ils soutinrent leur duel muet de longs instants. Puis le père continua à parler sans briser l’affrontement.

— On se sent trahi. On se sent déçu. Profondément. De confiance, il ne peut plus en être question. On voit soudain toute la réalité des choses, dans leur entière cruauté, dans leur nudité crue. On est seul, Monsieur de Saint Amans. Irrémédiablement seul. C’est en prenant conscience de cette vérité première, cependant, qu’on se libère vraiment. Et que l’on fait ce qui doit l’être pour accomplir son véritable destin.

Il dirigea le révolver vers Marianne.

— M’empêcher de nuire, c’est bien ce que tu veux ? Et dis-moi, ma fille, qui a bien pu nuire à l’autre durant toutes ces années ? Je ne te demandais pas grand-chose à part respecter le nom que tu portes. Même ça, tu n’en as pas été capable. J’ai passé l’éponge sur toutes tes frasques, j’ai même accepté tes fréquentations et je ne t’ai pas punie lorsque tu as délibérément mis notre famille en danger pour me nuire. Oui, me nuire, à moi, ton père ! Mais ça, ma fille, je ne peux pas te le pardonner. Tu ne te mettras pas en travers de mon chemin. Et d’ailleurs, tu pensais vraiment que j’étais aussi faible que ça ? Qu’il suffisait de me pointer une arme dessus pour que je m’effondre en pleurant ? Tu penses que tu pourrais être capable de me tuer, simplement ? Comme ça ?

Le coup de feu prit tout le monde de court. Encore aujourd’hui il retentit dans ma tête, mêlé au cri d’horreur que poussa Marianne. Quand après une fraction de seconde j’ai compris que ce n’était pas sur sa fille que Flamarens avait tiré, et que j’ai vu la tâche écarlate s’étaler sur la chemise blanche de Pierre, le monde a soudain basculé. Pierre était avec René ma seule famille, le seul repère dans ma vie depuis aussi longtemps que je m’en souvenais. L’univers s’est contracté autour de lui. Il respira soudain si difficilement, ses traits déformés par la douleur, son souffle court, et ses mains s’agitèrent pour trouver la force de chaque battement de cœur. Je ne pouvais pas y croire. Tout le reste devint brumeux et me parvint avec décalage. Ma tête résonnait encore de l’explosion. Je ne percevais plus rien d’autre que la douleur de Pierre, sa lutte pour survivre. Cependant, même à cet instant, il était déjà évident pour moi qu’il ne tarderait pas à perdre ce combat-là. Marianne se dégagea de la poigne de Renaud pour se ruer vers le corps de Pierre qui glissait déjà à terre. Elle chercha à comprimer la plaie par laquelle s’épanchait un sang trop noir avec un morceau de tissu arraché à sa robe. Même dans la lumière incertaine et crue des lampes, il me fut facile de comprendre que le flot ne cessa pas vraiment. Les vêtements de Pierre devenaient peu à peu plus poisseux et pourpres. La vie voulait sortir de son corps, et chaque flot épais en charriait plus que la terre ne pouvait en boire avidement. Tant et tant qu’une flaque plus sombre commençait déjà à se former près de lui, qui teintait les lichens et les pierres. Il voulut parler mais ne put prononcer la moindre parole. À chaque effort son visage devenait plus pâle, ses membres se faisaient plus lourds, ses doigts plus gourds. Puis tout à coup son regard se figea, sa respiration se suspendit à l’infini, son cœur s’arrêta. J’ai senti le mien se serrer.

Flamarens s’était rapproché. Il était tout à côté de nous maintenant.

Il tenait la cithare entre ses mains. Celle que Pierre et moi avions mis une année entière à fabriquer selon ses plans.

Une cithare, une simple cithare. Un instrument vieux comme le monde, utilisé par les Hébreux et les antiques Chinois. Sa forme, cependant, se rapprochait plus du dessin organique d’une feuille d’érable que de la simple géométrie d’un instrument classique. Ses dix cordes de longueurs différentes étaient placées non pas de façon parallèle mais suivant un agencement qui paraissait défier toute logique. Aucun musicien de ma connaissance n’aurait cru possible d’en sortir un son.

Car Charles de Flamarens n’avait pas désiré une cithare banale. Descendant en ligne directe d’un seigneur médiéval dont la légende vantait la cruauté, il avait presque réussi à éclipser l’aura de son aïeul. Il détenait une fortune colossale qui lui assurait un pouvoir incontournable sur la région et qui lui servait entre autres à corrompre les autorités locales pour satisfaire ses excentricités. Il était connu pour être un grand amateur d’art, de ceux qui ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins. Pour parfaire le tableau, sa réputation voulait qu’il s’intéresse également à l’occulte. De sombres histoires courraient à son sujet, qui ne se murmuraient que dans le secret des alcôves. Des histoires de chair et de sang.

Dans le sang qui s’étalait désormais à nos pieds, le sang de Pierre qui emportait toute sa vie, il déposa avec soin la cithare. Le bois happa le liquide rouge. Il se teinta peu à peu, comme s’il changeait d’essence. Charles s’assura que l’instrument entier s’imprègne d’écarlate. Il ne souriait pas, soupira.

— C’était un mal nécessaire, hélas. Il manquait une chose, un élément essentiel à l’instrument que vous m’avez apporté ce soir. Afin qu’il soit complet, le bois doit être imbibé du sang de son créateur. Je n’avais donc d’autre choix que de sacrifier Pierre. J’en suis désolé. Il était un grand luthier.

J’ai à peine entendu ce qu’il était en train de dire. Je ne comprenais qu’une chose. Pierre venait de mourir sous mes yeux et c’était cet homme qui l’avait tué. De sang-froid. Je voyais son visage tout près du mien. Une fureur incontrôlable s’est emparée de moi.

Et apparemment aussi de Marianne.

Elle parvint à saisir, en jouant de l’effet de surprise, le révolver que tenait son père, et à l’en frapper de la crosse. Flamarens tomba à terre, et elle braqua aussitôt le calibre vers Serge.

— Libère-le, Serge. Maintenant.

Le couteau hésita encore, mais la jeune femme tenait son arme fermement et on ne pouvait douter de sa détermination. La lame trancha mes liens au lieu de trancher ma chair.

Mon poing droit vola instantanément, pour s’écraser en plein dans le visage couturé de Serge, qui partit à la renverse, couché pour le compte.

Renaud tenta de dégainer son arme, mais Marianne surprit son geste et tira une sommation. Il resta pétrifié et laissa tomber le révolver.

Je me ruai vers Flamarens à terre, agrippant sa gorge dans une rage meurtrière. Il lutta faiblement mais il n’était pas de taille et j’ai commencé à serrer, serrer, serrer. Je n’avais qu’à peine conscience de ce que je faisais. Tout était rouge, tout était noir. Tout était violence et souffrance.

Une main se posa doucement sur mon bras. Je vis le visage de Marianne. Cela m’arrêta net, comme si le simple contact de sa main avait brisé mon aveuglement, comme si notre long tête à tête dans la voiture avait laissé des traces en moi. Une porte ouverte.

Renaud avait récupéré son arme et nous tenait en joue, mais n’osait pas agir par crainte de blesser son employeur.

Je compris que si je ne revenais pas à la raison, nous irions rejoindre Pierre dans un monde meilleur.

— Lâchez votre arme.

Je raffermis ma prise afin de montrer que je ne plaisantais pas. Mais je crois que mon expression était déjà suffisamment éloquente.

Marianne, voyant que le majordome obéissait, s’empressa de ramasser la cithare dont le bois couleur d’automne était maintenant luisant. Après un signe de sa part, je déroulais brusquement mon bras en lâchant ma prise et dans le même mouvement je lâchai un violent crochet du gauche qui envoya Charles de Flamarens valdinguer à travers les pierres. Lorsque son crâne heurta les restes d’une colonne, il s’immobilisa, sonné. Dans l’élan, Marianne et moi nous sommes mis à courir en direction de la voiture, à travers les ruines illuminées par la pleine lune.

Moins d’une centaine de mètres nous séparaient de la voiture noire qui était notre seule vraie chance de salut. Je crois n’avoir jamais couru aussi vite de mon existence. À chaque bond, je m’efforçais de garder les yeux fixés sur l’endroit où était posée la masse sombre de métal luisant. J’avais conscience de la présence de Marianne un peu derrière moi mais rien ne comptait plus que de se rapprocher du but.

Soudain, à une distance que je ne saurais estimer, une brutale impulsion éclata dans mon esprit. Je m’immobilisai, manquant de faire trébucher Marianne, et un son étrange, un mot que je ne connaissais pas jaillit de ma bouche.

Une image s’imposa d’elle-même.

L’image d’un homme d’âge mûr, la quarantaine robuste, dont le costume de soirée ne pouvait totalement dissimuler la carrure imposante. Cet homme qu’à peine une heure plus tôt j’avais croisé dans le jardin luxuriant qui servait d’écrin à la demeure du Comte de Flamarens.

Le souvenir de ce début de nuit revint à ma mémoire, syncopé, désordonné, et pourtant porteur d’un sens nouveau.

Le parc tout entier avait été éclairé par des milliers de bougies pour la Fête du Solstice. Les lueurs captives de lanternes de métal dansaient de façon mystérieuse sur les robes de soirée chatoyantes et dénudées des jeunes femmes ou sur les formes menaçantes ou grotesques des statues d’êtres mythologiques qui peuplaient l’endroit.

L’homme semblait être plongé dans la contemplation du reflet des étoiles et de la lune dans l’eau d’un bassin. Il portait une barbe bien taillée et aussi noire que la nuit. Machinalement, je tournai la tête dans sa direction. Presque au même instant, il se désintéressa de la surface liquide pour me regarder droit dans les yeux. Je fus capté par ce regard, aussi profond que le rêve le plus sombre. Quelques fugitives secondes, j’eus la sensation que mon environnement s’était rétréci pour se résumer à ce regard. Plus rien ne parvenait à attirer mon attention. Les bruits s’assourdirent. La lumière faiblit. Il a ostensiblement regardé le coffret que je portais dans mes bras. Puis quelque chose brisa le silence. J’eus la certitude que sans remuer ses lèvres, il m’avait chuchoté quelque chose. Une phrase dont je ne parvenais pas à saisir le sens et dont pourtant je savais qu’elle s’éclairerait au moment voulu, comme un jeu de mots ou un proverbe dont on comprend enfin, des années plus tard, le sens profond.

En pleine fuite dans la nuit, je venais juste de prononcer l’un de ces mots étranges, incompréhensibles mais lourds, que j’avais cru entendre dans le jardin de Flamarens. Presque aussitôt, un son étrange fit écho à celui que je venais de prononcer. Une note de musique d’une telle majesté qu’elle produisit en retour un silence plus complet que si le monde s’était arrêté de tourner, ou si la Création dans son ensemble avait retenu son souffle.

Un son véritablement divin. La cithare répondait.

Cela paraissait étrange, même à ce moment-là.

Ce son rappelait les autres, ceux de la Fête du Solstice au Manoir des Flamarens, que nous avions quitté quelque temps plus tôt. La plus courte nuit de l’année et son cortège de festivités débridées avaient toujours suscité chez moi une fascination proche de la ferveur religieuse, même si je n’ai jamais cru en un quelconque Dieu, ni en aucun de ses saints, et encore moins aux anges et aux démons. J’étais encore bien naïf à cette époque-là, même avec mes vingt-huit ans. Pourtant je sentais confusément que cette ambiance hors du temps naissait de quelque mystère ancien et cela me mettait à chaque fois dans un état d’esprit étrange.

Une heure plus tôt, autant dire une éternité, le coffret de bois laqué que je gardais dans mes bras n’était pas le seul à occuper mes pensées. Deux jours plus tard devait avoir lieu le combat pour lequel je me préparais depuis dix ans : le tournoi de Saint Gilles. Le remporter me conférerait le statut d’Initié de Saint Gilles, je deviendrais l’un des sept Maîtres de l’art de la boxe. Dix ans plus tôt, Yvain le Bel, le plus vieux et le plus respecté des Sept, avait fini par mourir, et les tournois de sélection pour trouver son successeur avaient débuté dans tout le pays. J’avais aussitôt désiré tenter ma chance. Je boxais depuis des années déjà, guidé et entraîné par René de Saint Antoine, un ancien élève d’Yvain. Il m’avait jugé prêt, il m’avait fait confiance, et j’avais entamé le long processus de sélection, enchaîné les combats durant dix longues années, pour me hisser jusqu’au tournoi final. Celui qui aurait lieu deux jours plus tard.

Dans la voiture noire de Pierre, je me sentais écartelé entre mon désir de gagner le combat des Initiés, et mon regret de quitter, si je le remportais, la douce routine de l’atelier de lutherie. Les gens s’étaient toujours étonnés de l’apparente dichotomie de ma vie, campée entre les gestes précis, méticuleux, doux et artistiques de la facture d’instruments, le contact chaud du bois, la faculté de créer, et les explosions brutales de force destructrice, la sueur, le sang et les cris, la rage de vaincre, les chocs, les craquements des os, les hématomes et la fureur des combats de boxe. Mais j’étais ainsi fait, et si l’on considère ce que je suis devenu, tout ceci entre dans un schéma cohérent qui témoigne de ce que pouvait être mon Destin. Créer et détruire ne sont pas des actes si éloignés l’un de l’autre si on les considère comme les deux faces d’une même pièce.

Mais les gens n’ont pas ce regard-là.

Pour l’heure, ma vie était donc divisée entre ces deux pôles apparemment contradictoires. Mon travail de Compagnon Luthier dans l’atelier réputé de Pierre de Saint Amans, le plus grand facteur d’instruments de tout le pays. L’entraînement éprouvant et les combats de boxe sous la houlette de René, dans l’espoir de devenir l’un des Sept.

Et ce soir-là, c’était ma vie de luthier qui avait décidé de mon Destin.

À suivre, dans quelques mois…

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Cinquante nuances d’horreur

Cinquante nuances d’horreur

Cinquante nuances d’horreur

L’ami Saint Épondyle a pris l’habitude d’organiser de temps à autre des concours de fifties sur son blog.

Alors, non, il ne s’agit pas d’un concours de mode des années 1950, ou d’un radio-crochet centré sur le rock de la même époque.

Non, un fifty est une histoire très courte écrite en cinquante mots tout juste, ni plus, ni moins. Les règles de comptage des mots y sont particulièrement drastiques, car l’intérêt de l’exercice réside justement dans cette limite qui oblige à toutes les ellipses, aux métaphores, aux mots riches de puissances évocatrices.

On pourrait penser que les histoires qui en découlent sont fades et sans couleur. Au contraire. Le texte doit être ciselé avec précision, comme une mécanique horlogère d’antan, ou comme un bijou de belle facture. Et moyennant de gros efforts, il est possible de produire des textes à la fois percutants, colorés, structurés. Et courts. Si courts qu’ils laissent souvent la part belle à l’interprétation, à l’imagination du lecteur, qui va construire tout un « avant » et parfois même un « après » les cinquante mots.

Je n’ai jamais été un fan des concours d’écriture, mais c’est en découvrant le concours de fifties « à la manière de Philip K. Dick » que j’ai décidé de tenter l’expérience. J’étais alors en train de lire et de regarder The Man in the High Castle, et cela m’a semblé stimulant. Essayer de transposer une uchronie « dickienne » en cinquante mots… le défi était assez étrange pour me tenter. J’ai donc participé et The Woman in the High Tower (que vous trouverez au bas de cet article) en a été l’enfant.

J’ai trouvé l’exercice difficile, exigeant, presque cruel. Enlever des mots, les réorganiser. Amputer des phrases, les tordre. Trouver des images fortes, et choisir lesquelles garder et lesquelles abandonner. C’est très difficile. Ça oblige à la synthèse, mais aussi à la poésie.

Il y a quelques mois, Saint Épondyle a remis ça. Avec un thème qui avait peu de chances de me parler : l’horreur.

Mes univers de prédilections sont plus le merveilleux, le fantastique, le noir, et surtout la fantasy et la SF. J’ai une sainte horreur (!) des histoires de zombies (elles me font trop peur) et si je suis attiré par celles qui causent de vampires, c’est cause de la beauté du mal et du sous-titre sensuel, mais certainement pas à cause de l’aspect horrifique. Bref, sorti de l’indicible lovecraftien, qui a pour moi le goût de l’interrogation métaphysique et du jeu de rôle de mon adolescence, je n’aime pas avoir peur.

Mais ce fut encore un défi supplémentaire. Comment instiller la peur, l’horreur, en cinquante mots ?

La peur est un sentiment si diffus, si personnel. Ce qui terrifiera une personne en laissera une autre de marbre. Sans doute plus encore que les histoires d’amour ou les drames, les histoires d’horreur font appel à un noyau primal du lecteur. Ceux qui ont une arachnophobie comme moi seront certainement plus touchés par une histoire de toiles et de morsures par des êtres à plusieurs pattes et plusieurs yeux globuleux que d’autres personnes.

Je me suis fixé une méthode. Le thème doit être traité de façon la plus universelle possible. Il doit avoir un lien avec nos peurs primitives. Avec notre chair. Les mots doivent être forts, mais pas trop. Ils doivent porter des images connues, par chacun d’entre nous.

Et voici ce que cela donne.

La chère de ma chair
Il me regarde et sourit. La peau de mon visage écorchée sur la table par des épingles en fer se crispe lorsque sa main accouche nos enfants. Chacun arrache une part de mon âme ou de mon corps. Et les dévore.

Il me regarde encore, sourit.

Mon fils. L’Antéchrist.

J’en suis assez fier, même s’il n’a pas brillé dans le classement.

D’une part parce que j’ai estimé avoir rempli mon objectif. Raconter une histoire horrifique en cinquante mots tout juste, moi qui n’ai jamais vu d’autres films d’horreur que l’Exorciste et Projet Blair Witch, ainsi que les parodies Scream.

D’autre part, et c’est aussi un aspect essentiel, parce que j’ai pu lire les presque cent autres productions des participants qui comme moi avaient sué sang et eau sur leur fifty. La profusion est grande et on y trouve de belles perles. Mon préféré étant (ça tombe assez bien) le deuxième choix du jury, le texte de Groucho qui vous pourrez lire sur le blog de Saint Épondyle.

J’en retire aussi une discipline pour l’écriture de textes plus longs ou plus conventionnels. Il faut remettre sur le métier notre ouvrage, le penser, le peaufiner. Si nous mettons un peu de l’énergie du fifty dans nos textes plus longs, l’ensemble y gagnera sans doute en cohérence et en efficacité, sans pour autant perdre en intensité, en développements, en digressions essentielles. Il « suffit » de s’attacher à varier le vocabulaire, à varier les sens sollicités, à changer les angles. Bref, à travailler le texte.

C’est en tous les cas ce que je m’efforce de faire.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Sol Invictus, un conte de Noël

Sol Invictus, un conte de Noël

Sol Invictus, un conte de Noël

Il marchait depuis très longtemps. Trop longtemps pour se souvenir d’autre chose que ses pas, l’un après l’autre foulant tour à tour le sable, l’argile, les roches, puis la glace, et la glace, en encore la glace. Il était épuisé. Ses forces l’abandonnaient à mesure que la lumière déclinait. Et le monde autour de lui devenait plus inquiétant et dangereux à mesure que les ombres s’étiraient, que les ténèbres recouvraient chaque objet, chaque plante, chaque animal, d’un voile sombre.

À mesure qu’il avançait les flocons de neige tourbillonnaient autour de lui et fondaient en approchant de sa peau. Certains commençaient déjà à garder leur structure cristalline, et formaient comme des gants de soie très fins sur ses mains.

Il devait s’appuyer sur tous les obstacles qui parsemaient son chemin de petites embûches pour ne pas glisser ou tomber, pour ne pas s’affaisser d’un coup.

Il faisait froid.

C’était une sensation nouvelle pour lui.

Une sensation étrange.

Il n’était pas certain de l’avoir jamais ressentie à ce point, même au fil des cycles et des révolutions.

À force d’être rivés sur le sol et à scruter la moindre trace, le moindre indice du passage de son adversaire, ses yeux dorés étaient devenus rouges. Le vent les faisait même parfois paraître plus flamboyants qu’à l’ordinaire.

Malgré l’impression de flou, il fixait chaque poussière, chaque aspérité, chaque creux. Il y distinguait de moins en moins bien les petits signes que laissait la bête sur son passage, mais parvenait tout de même à suivre la piste, en y jetant toutes ses forces.

Mais elles déclinaient, tout comme lui, tout comme l’éclat de ses yeux, tout comme le flux de vie dans ses artères et ses muscles.

Les morsures du vent glacial se faisaient de plus en plus insistantes, de plus en plus violentes. Elles commençaient à cingler sa peau, à la refroidir, à lui infliger mille et un tourments aussi acérés que des millions d’aiguilles. Il sentait que ses pas ralentissaient. Sa respiration se faisait plus hésitante, plus superficielle. Sa chevelure gelait. Sa peau se racornissait.

Peu à peu, il vit les gelures crevasser l’épiderme de ses mains, puis sentit que son visage lui-même se couvrait de zébrures écarlates.

Ses doigts devenaient gourds, ses sensations devenaient sourdes. Tout en lui ne faisait que clamer l’envie de s’arrêter. De se poser. Mais il savait ce que cela signifierait. Il savait que sa mort signait une fin plus grande. Il ne pouvait s’y résoudre.

Et pourtant chaque geste devenait de plus en plus impossible, de plus en plus odieux.

Son sang produisit une première goutte, qui figea instantanément, puis une deuxième, qui parvint à s’échapper. Le froid la cristallisa en une petite rigole irisée de bleu et de vert. Et chaque gouttelette qui s’évapora dès lors de chaque blessure fit comme une petite vague glacée auréolée de teintes azurées et verdâtres. De fins voiles colorés s’élevèrent dans le ciel, scintillants, quand les perles sanguines s’écoulèrent au sol glacé.

Il faisait de plus en plus froid.

Il était de plus en plus épuisé.

Sa vue se troubla. Les traces au sol lui échappèrent à plusieurs reprises.

Il crut voir une autre lumière, au loin. Un autre feu. Mais son esprit déjà congelé refusait de lui donner une image cohérente de ce que ses yeux percevaient.

Il trébucha.

Ses mains accueillirent le choc, et l’amortirent de leur mieux, provoquant de nouvelles entailles, de nouvelles blessures dont le tribut rougeoyant se changea en flaque huileuse en touchant la neige. Ses articulations gémirent, cédèrent. Comme si le gel était parvenu jusqu’à leur cœur.

Il vit encore la masure de bois d’où un autre feu s’élevait. Mais il se savait trop loin. Il tenta de ramper. Mais ses muscles ne répondaient plus.

Il s’affaissa plus encore, sa bouche goûta l’eau glacée comme des dizaines de cristaux piquèrent ses lèvres maintenant désertées par toute chaleur.

Il ferma les yeux.

Des sons lui parvinrent par-delà les hurlements du vent moqueur.

Il ne voulut pas les entendre. À quoi bon lutter ? Il avait échoué, cette fois-ci. Il allait briser le cycle. Il allait faillir. Cette pensée ne lui donnait étrangement aucun remords, aucune peine. Il ressentait tant de lassitude, tant de fatigue au fond de son cœur déjà au bord de l’implosion.

Il se rappelait ses frères et ses sœurs. Il revit en une image fugace leurs échecs. Tous, toutes, ils avaient échoué, comme lui, un jour ou l’autre. Il était le dernier. Il savait comment cela allait se terminer.

Une sensation de contraction, intense, irrésistible, titanesque. Son cœur à peine tiède allait commencer à dévorer le flot incandescent qui dormait dans ses artères, le souffle brûlant qui gisait dans ses poumons, puis la chair puissante de ses muscles, le roc qui constituait ses os. Peu à peu, il allait se recroqueviller, se concentrer, rétrécir. Chaque pouce de son corps, chaque cellule, chaque information, serait transformé en énergie brute pour faire fonctionner le brasier mourant qui alimentait son corps. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus de lui que cette masse palpitante qui finirait par étouffer sous son propre poids. Alors dans un dernier râle, ce qui resterait de lui serait projeté à des distances infinies dans une explosion aux proportions cosmiques, dispersée par les vents. Chacune de ses molécules serait lancée dans un voyage infini, et son âme serait une part de l’éternité.

Ainsi avaient fini ses frères, ainsi avaient péri ses sœurs.

Ainsi allait-il mourir à son tour, enfant d’un monde plus grand que lui-même, vaincu par le froid ultime. Ainsi en allait-il pour les siens.

L’inconscience le gagna.

Son corps commença à s’effondrer sur lui-même. Déjà, il recommençait à chauffer.

Il ouvrit les yeux, avec peine. Les cristaux glacés étaient encore douloureux sur ses cils, ses pupilles. D’abord floue, l’image se forma. Il entendit des sons, qui le firent grimacer, alors que sa peau encore cartonnée s’animait à nouveau et que chaque muscle retrouvait une mobilité qu’il pensait avoir perdue à jamais.

— Grand-père, grand-père ! Il est réveillé !

La voix d’une petite fille lui permit de savoir que c’était bien elle, une gamine d’environ huit ans, qu’il parvenait maintenant à distinguer entre ses paupières encore engourdies. Elle était haute comme trois pommes, littéralement, mais ses longs cheveux blonds la faisaient paraître plus grande. Une odeur de miel flottait tout autour d’elle. Ses grands yeux bleus le regardaient d’un air à la fois intrigué et excité. Elle ne tenait pas en place.

Il entendit le bruit d’une chaise que l’on déplace, et une grosse voix qui répondait.

— Ne lui crie pas dans les oreilles, voyons, tu risquerais de lui faire mal.

La figure bienveillante d’un vieillard à la longue barbe et au sourire bonhomme entra dans son champ de vision. Il était vêtu simplement, les manches retroussées sur des bras puissants. Cet homme avait l’habitude du travail manuel, ou de la chasse. Il sentait assez fort, comme s’il passait ses journées en compagnie d’animaux sauvages, ou de bétail.

Il se leva sur un coude, ce qui lui fit mal, mais constata ce faisant que ses chairs avaient retrouvé leur énergie, si ce n’était encore leur souplesse.

— Oh, oh ! Doucement, mon jeune ami, vous n’êtes pas encore complètement remis. Il ne s’agirait pas que vous alliez trop vite en besogne. Vous êtes encore à moitié gelé.

— À boire. Il me faut à boire…

— Bien sûr. Sélène, veux-tu bien apporter de l’eau à notre jeune invité ?

Il sursauta, cria presque.

— Non, pas de l’eau !

Il se reprit très vite, craignant que le ton de sa voix ne soit mal interprété ou trop violent.

— Est-ce que vous auriez quelque chose de plus fort, par hasard ?

Un sourire s’étira sur la figure du vieil homme.

— Bien sûr ! Va nous chercher un peu d’hydromel, Sélène. Celui de l’année dernière, tu sais. Je crois qu’il fera parfaitement l’affaire. La récolte de miel de cette année-là était exceptionnelle, c’est un véritable régal pour le gosier. Je pense qu’il vous plaira, jeune homme.

Sélène ne se le fit pas dire deux fois. En moins de temps qu’il ne fallut au vieux chasseur pour prononcer sa phrase, elle avait déjà sorti une grande bouteille de verre étonnamment travaillée contenant un liquide ambré de la plus belle couleur, trois verres finement ciselés, et avait versé trois bonnes rasades dans chacun. Le tout sans cesser de sautiller sur place.

Un grand éclat de rire secoua le vieillard.

— Tu crois vraiment que tu vas boire avec nous, Sélène ? Une telle boisson n’est pas de ton âge, ma jolie. Peut-être d’ici quelque temps… quand tu auras grandi.

Sélène fit une moue boudeuse, visiblement contrariée.

— Tu dis ça tout le temps, grand-père, mais j’en ai marre, moi, d’être trop petite !

Le vieux chasseur tendit un verre au jeune homme, qui le saisit avec reconnaissance, puis il prit lui-même un récipient, et trinqua.

— Santé !

— Que la vôtre soit robuste, répondit le jeune homme.

Et il laissa couler le breuvage dans sa bouche.

Le liquide était sirupeux. Il piqua d’abord très légèrement les lèvres, puis agréablement la langue. Son feu commença à rouler et grandir, puis gronda dans la gorge, avant de prendre toute son ampleur dans l’estomac. Il se sentit brusquement beaucoup mieux. Les flammes se répandirent dans chaque artère, dans chaque veine. Ses cheveux commencèrent à se teinter à nouveau de roux.

Son état s’améliora si visiblement que son bienfaiteur se permit un nouvel éclat de rire.

— Oh, oh ! Regarde, Sélène, on dirait que notre jeune ami apprécie vraiment notre hydromel ! Je ne lui savais pas ces vertus curatives !

— C’est que le miel m’a toujours réussi. Je ne sais comment vous remercier.

— Oh, ce n’est vraiment pas la peine, mon ami. Sélène et moi sommes heureux de vous avoir trouvé avant que vous ne geliez totalement. Quelques minutes de plus et on aurait pu vous prendre pour une roche glacée. Heureusement que ma petite fille est sortie nous chercher de la neige à faire fondre, sinon, vous auriez disparu dans une congère pour ne jamais vous réveiller.

— De cela aussi, je vous suis reconnaissant. Plus encore que je ne saurais le dire avec des mots. Plus encore que vous ne pouvez l’imaginer.

Sélène s’était assise à la table, et ne boudait plus. À défaut d’hydromel, elle buvait les paroles du jeune homme, détaillait son accoutrement, ses haillons, son teint pâle et ses yeux verts.

— Mais que faisiez-vous dehors ? Grand-père me dit toujours que lorsque je serai grande je serai plus sage, mais j’ai l’impression que vous avez encore beaucoup à apprendre vous aussi. C’est dangereux de rester dehors sans lumière et sans feu.

Le vieillard partit d’un nouvel éclat de rire, tonitruant.

— Sélène, ma petite, tu n’apprendras donc jamais à être moins directe ! Excusez-la mon jeune ami. Je n’arriverai sans doute jamais à lui apprendre les bonnes manières. Mais elle a bon fond, vous savez.

— Je suis là pour en témoigner. Si vous ne m’aviez pas recueilli, je serais en effet mort à l’heure qu’il est. Quoi qu’il en soi, jeune Sélène, je comprends ta question. Elle est légitime, tu as le droit de savoir, puisque tu m’as sauvé. Et pas seulement moi. Vois-tu, je suis à la poursuite d’une bête. Une bête féroce que je dois retrouver, tuer, et dont je dois ramener le pelage, car il possède des propriétés magiques. Des propriétés vitales pour moi, mais aussi pour beaucoup d’autres personnes. Si j’échoue, les conséquences en seraient terribles, non pas tant pour moi, mais pour toutes ces personnes qui comptent sur moi. Là d’où je viens, toutes les merveilles qui peuplent la terre dépendent de cette magie. Les fontaines d’eau claire, les animaux, les arbres gigantesques, les fleurs multicolores. Tout dépend de cette magie.

— Une bête ? Et comment elle est, cette bête ?

Il prit le temps de boire une deuxième gorgée, qui apporta avec elle un nouveau cortège de bien-être, avant de répondre. Il en savoura la délicieuse saveur.

— Elle est gigantesque, et très dangereuse. Sa peau est celle d’un serpent, mais ses écailles sont cent fois plus solides et sont aussi souples que des poils. Ses crocs sont aussi acérés que des poignards et aussi grands que des lances. Ses yeux paralysent d’un regard et peuvent glacer quiconque se met sur son chemin. On l’appelle le Léviathan. C’est son pelage qui contient toute sa force. Et sans lui, la mienne est condamnée à disparaître, car depuis les temps anciens, son peuple et le mien sont liés par la même malédiction. C’est la peau de l’autre qui nous permet de vivre. Nous avons donc fait un pacte. Chaque cycle, c’est un combat qui décide du sort de nos deux peuples.

— Alors si tu ne le tues pas, c’est toi qui vas mourir ?

— Oui, c’est exactement ça.

— C’est vraiment pas drôle, comme loi !

Et le vieillard rit à nouveau de bon cœur. Le jeune homme fut saisi lui aussi d’un fou rire en voyant la mine révoltée de son hôtesse. Elle se renfrogna, vexée. Le vieil homme tenta de l’amadouer.

— Tu as raison, mais les lois sont rarement faites pour être drôles, Sélène.

— Et bien ça m’est égal, celle-là, elle est vraiment idiote ! Moi je ne veux pas qu’il meure, grand-père !

Le jeune homme fut touché, eut envie de lui faire plaisir.

— Je ne le veux pas non plus, tu sais. Et je te promets que je ferai tout mon possible pour ne pas mourir. La meilleure façon d’y parvenir, ce sera encore de trouver le Léviathan, et de le tuer. Ainsi, je te promets, lorsque j’aurai retrouvé ma force, je reviendrai vous rendre visite.

Les yeux de Sélène s’illuminèrent de joie.

— C’est vrai ? Tu le promets ?

— Oui, je te le promets.

— Et tu pourras m’emmener avec toi dans ton pays ?

Il regarda le vieux chasseur, qui lui fit un signe affirmatif de la tête.

— Je vous y emmènerai tous les deux. Je suis sûr que cela te plaira, petite Sélène.

Elle se leva et se hissa tant bien que mal pour déposer un baiser sonore sur la joue du jeune homme, puis s’en fut toute guillerette vers le lit douillet qui était manifestement le sien à l’autre bout de la cabane. Elle ne tarda pas à s’y endormir.

Le chasseur la regarda un moment, tout attendri.

— Vous avez là une fille très attachante, lui dit le vagabond.

— C’est vrai, répondit-il sans cesser de la regarder. Elle remplit ma vie de lumière et de chaleur. Un jour, cependant, elle grandira, et elle devra partir. J’y pense souvent. J’aimerais tant qu’elle ait une vie pleine de surprises et de joies.

— Je suis sûr que ce sera le cas.

— En attendant, nous devrions faire comme elle. Un peu de repos vous fera le plus grand bien, et à mes muscles également.

Il partit se coucher, plus loin, près de la porte. Le vagabond resta donc près du feu. Il ne tarda pas à s’endormir.

Il ne sut pas vraiment combien de temps il avait dormi. Le feu était éteint dans l’âtre, mais ses propres forces brûlaient à nouveau dans son corps. Suffisamment en tous les cas pour accomplir la mission qui était la sienne. Suivre des traces dans la neige, tendre une embuscade, combattre, et rencontrer son destin.

Ses hôtes étaient encore endormis. Les ronflements sonores du vieux chasseur emplissaient la demeure en roulant comme un tonnerre bienveillant. La petite Sélène était immobile.

Il resta un moment assis, à contempler dans le noir les objets du quotidien qui faisaient la vie de ses bienfaiteurs. Il se promit bien de ne pas oublier tout ce qu’ils avaient fait pour lui. Il devrait revenir pour tenir sa parole et plus encore. Il savait que, sa magie retrouvée, il aurait beaucoup de cadeaux à leur apporter.

Enfin, au bout de très longues minutes, il se leva, sans faire aucun bruit. Il s’habilla avec les vêtements chauds et doux qu’ils lui avaient préparés pour le lendemain.

Il sortit.

Le froid était encore mordant, le vent sifflait à ses oreilles. La tempête ne s’était pas vraiment calmée. Il n’y avait plus de lumière, ses plaies ayant cicatrisé. Mais il savait où reprendre la traque, où retrouver les traces de la bête. Il s’éloigna.

Il était déjà concentré sur sa mission, sur son chemin, sa quête. Si concentré qu’il n’entendit ni ne vit la porte derrière lui s’ouvrir et se refermer doucement, ni une frêle silhouette se glisser au-dehors avec d’infinies précautions.

Il parvint jusqu’à l’endroit où la piste reprenait.

Le Léviathan était passé par là.

Il se remit en route.

Une ronde d’étoiles dans le ciel silencieux parsemait la voûte. Sélène ne se lassait pas, d’ordinaire, de les regarder. Mais cette fois-là, elle prenait surtout garde à ne pas perdre de vue le jeune vagabond ni à se faire remarquer de lui. Elle avait su qu’il partirait. Elle avait su, dès le premier regard, que cet étranger était quelqu’un d’important. Elle était attirée, ne pouvait s’empêcher de le dévorer des yeux, curieuse de tout ce qu’elle voyait sur son visage. Les tâches rousses sur ses joues, ses cheveux presque rouges, ses yeux si verts qu’ils en paraissaient flamboyants, sa peau pâle mais luisante, qui devenait dorée par moments.

Elle ne pouvait plus dormir. Elle avait su qu’il partirait. Elle avait fait semblant, guettant le moment propice, celui où il ne ferait plus attention, et où elle pourrait le suivre.

La vie avec grand-père était monotone. Non pas qu’elle fût ennuyeuse, pas du tout. Mais jamais rien d’imprévu n’advenait, alors qu’elle rêvait de contrées étranges et d’animaux fabuleux, de gens parlant des langues qu’elle ne comprenait pas ou de paysages sans neige. Jamais rien de nouveau ne les atteignait, là, au bout du monde, où les glaces se rejoignent et se marient. Jamais personne ne venait les visiter, là où les rennes et les phoques étaient leurs seuls compagnons, avec quelques goélands.

Alors lorsque le destin lui fit découvrir le vagabond mourant de froid, elle sut qu’elle devait faire quelque chose. Elle comprit également que sa quête était dangereuse, et quelque chose au fond d’elle-même avait la certitude qu’il s’y prenait mal. Il fallait qu’elle l’accompagne, elle devait l’aider, même si elle ne savait pas très bien pourquoi. Peut-être parce qu’elle avait l’espoir que tout ce qu’il avait promis se réaliserait et qu’elle pourrait voyager avec lui vers le sud, là où l’eau ne gelait jamais. Grand-père en parlait parfois, quand elle le questionnait suffisamment longtemps pour qu’il lui cède, ou quand elle parvenait à le faire rire avec ses pitreries. Grand-père l’adorait tellement. Et Sélène aimait tellement grand-père qu’elle s’ingéniait à le faire rire de toutes les façons possibles.

Mais parfois, sans qu’elle sache vraiment pourquoi, toute envie de rire la quittait, et elle se taisait pendant de très longues heures. Lors de ces moments-là, elle ne faisait même plus attention à la présence de grand-père, et elle pouvait rester rêveuse, enfermée dans ses pensées qui erraient comme si le vent les emportait toujours plus loin sans qu’elle puisse les rattraper.

Ces moments-là, elle songeait à des contrées sans glace, et des mots si jolis lui venaient à l’esprit qu’elle se les disait, se les répétait, se les repassait en boucle, en variant une syllabe, un son, une lettre. Elle jouait dans son monde intérieur, jusqu’à ce que, brutalement, sans prévenir, elle se mette à pleurer, ou à rire. Et c’est grand-père qui la consolait ou bien riait avec elle.

Elle aimait tellement grand-père.

Elle savait qu’il serait un peu triste, peut-être en colère ou inquiet, s’il ne la trouvait pas à son réveil. Mais ça avait été plus fort qu’elle.

Et malgré le froid, elle suivait le vagabond, dont les pas étaient de plus en plus lents. Il était épuisé, pas encore assez revigoré par l’hydromel. Ou bien fatigué de toujours marcher, sans jamais s’arrêter. Sélène, elle, avait envie de s’arrêter tout le temps, pour regarder un flocon de neige ou une dune glacée, pour humer l’air frais ou sentir les cheveux se hérisser sur sa nuque.

Mais le vagabond, lui, ne faisait que marcher.

Ils avaient marché si loin que Sélène ne reconnaissait plus le paysage. Elle n’était jamais allée aussi loin toute seule, mais seulement avec les rennes de grand-père et sur son traîneau.

Il y avait une grande montagne, qui s’approchait peu à peu. De la fumée en sortait, comme s’il y avait là un feu titanesque. Et le vagabond s’y dirigeait tout droit.

Et pas après pas, elle s’en rapprochait également, faisant de son mieux pour ne pas se faire remarquer.

Il y était parvenu. Il avait trouvé le nid de la bête noire. Ses frères et ses sœurs étaient-ils allés plus loin que lui ? La bête les avait-elle dévorés ? Il ne se souvenait plus. Certains pans entiers de sa mémoire commençaient à s’effilocher, à mesure que sa peau perdait de son éclat, que ses cheveux ternissaient, que son sang se figeait. Il savait qu’il n’en avait plus pour très longtemps. Et c’est atteint d’une faiblesse mortelle qu’il parvenait au terme de son voyage, une faiblesse telle qu’il ne savait pas vraiment comment il allait combattre et vaincre le monstre qu’il était venu débusquer.

L’arche noire était immense, froide. Mais on sentait la chaleur du soufre, tapie au creux des ténèbres. La bête savait qu’il était là.

Depuis des temps immémoriaux, les deux peuples étaient unis par le même lien. Il en avait toujours été ainsi.

On entendit d’abord le grognement sinistre, comme un râle terrifiant. Puis l’odeur vint. Méphitique, repoussante. Enfin, le Léviathan se montra.

Sélène s’était cachée derrière une aiguille de roche glacée. Elle entendit le sifflement de colère, sentit la puanteur humide. Et vit le monstre sortir de l’ombre de sa tanière pour s’exposer à la lueur des étoiles. Il était long, il était tonitruant, il était luisant et sa carapace brillait tout en absorbant toute lumière. Il était insatiable et impitoyable. Il se dressa de toute sa hauteur et domina le jeune vagabond qui empoigna une lance apparue de nulle part.

Le combat allait s’engager.

À cet instant, Sélène rêva encore. Il ne fallut que quelques battements de son cœur blanc pour que son rêve lui montre ce qu’elle devait faire.

Alors qu’il s’était reculé pour caler ses pieds et arc-bouter tout son corps, lance en avant, prêt à frapper, que le Léviathan se tenait droit au-dessus de lui, exposant sa peau impénétrable à la morsure de son dernier trait, il vit passer une lumière pâle, comme une étoile filante. Elle s’interposa entre le fer et sa proie, entre les crocs et leur victime. La lumière du pelage noir se reflétait sur sa chair qui devenait aussi claire que l’argent. La petite fille de huit ans, haute comme trois pommes, lançait un regard sévère au Léviathan.

Elle se tourna ensuite vers lui.

— Ce n’est pas comme ça que ça doit se passer. Tu ne dois pas le tuer.

— Tu sais bien que je dois le faire, je n’ai pas d’autre choix si je ne veux pas mourir, et si je ne veux pas que mon peuple meure. Je dois récupérer la peau du Léviathan, ou la lumière s’éteindra à jamais.

— Mais si tu le tues, ton peuple mourra aussi car plus jamais la lumière ne s’éteindra, jusqu’à ce que ton peuple soit brûlé, que tes terres soient dévastées, que les plantes soient desséchées, que les animaux soient assoiffés. Alors, comme lui, tu seras le dernier survivant de ton peuple. Tu attendras que le prochain Léviathan te trouve. Et il te tuera. Ce n’est pas comme ça que ça doit marcher !

Le Léviathan lui-même s’était figé, comme si la glace qui scintillait sur ses crocs avait paralysé jusqu’à ses muscles.

Le jeune homme pâle baissa sa lance.

Sélène lui prit la main avec douceur, et la chaleur de ce contact ramena quelques forces dans le bras du vagabond. Lentement, la petite fille amena les deux mains entrelacées vers le pelage sombre du Léviathan, qui ne broncha toujours pas.

La main du vagabond se posa sur la peau noire et luisante. La sensation de froid revint, pénétra jusque dans les muscles et les tendons, dans les nerfs et les ligaments, dans les artères et les veines. Elle remonta jusqu’à l’épaule, mais le jeune homme ne bougeait plus lui non plus.

Alors Sélène parla doucement à la bête monstrueuse qui se trouvait devant eux.

— Tu vois qu’il ne te veut pas de mal. Tu sais que ce qu’il dit est vrai. S’il ne rapporte pas de lumière, son peuple va mourir, comme le tien.

Un son étrange, proche du cri du grillon, roula depuis la gueule du Léviathan.

— Tu pourrais nous aider, mais pour ça il faudrait que tu aies mal, vraiment très mal.

Le crissement se reproduisit, plus long cette fois-ci, presque plus plaintif.

— Oui, je te le promets.

Sélène retira sa main, et celle du vagabond également, qui retrouva un peu de chaleur maintenant que seule la morsure du vent s’y acharnait dessus.

Ils reculèrent de quelques pas, laissant le Léviathan se recroqueviller sur lui-même. Sa taille se mit à changer, à rétrécir, peu à peu, alors que la nuit autour de lui sembla devenir plus dense, plus noire, plus froide. Les yeux de Sélène et du vagabond étaient presque aveuglés par les ténèbres qui devenaient plus profondes au centre de ce qui avait été le corps du monstre. Un éclat de nuit aussi vide que le néant se mit à luire, puis à brûler, et la température atteignit le point où l’air lui-même se suspendit.

Le silence était total.

Enfin, les étoiles réapparurent. Graduellement, leur lueur pâle vint souligner une silhouette presque humaine. Celle d’un homme à la fine musculature, dont la peau était aussi blanche que celle du vagabond, et dont le visage portait des traits similaires. Le jeune homme eut un mouvement de recul en découvrant son jumeau. Il s’aperçut cependant que le visage du Léviathan était plus dur, plus sec, plus froid, que le sien. Comme si le miroir qu’il avait devant les yeux lui montrait une version plus cruelle de lui-même, une version subtilement modifiée.

Le reflet portait à la main un manteau d’écailles et de fourrure, un long manteau dont les manches traînaient sur le sol gelé, un manteau couleur de nuit, piqueté d’étoiles.

Il le tendit au vagabond.

— Eh bien, prends-le !

Sélène était souriante, à côté de lui. Il leva la main, et toucha le manteau. Ses doigts se refermèrent sur un contact doux et soyeux, beaucoup plus chaud qu’il ne l’aurait cru. Une chaleur qui augmentait d’instant en instant.

Le reflet lâcha la fourrure, et celle-ci commença à devenir de plus en plus claire, à prendre une teinte dorée de plus en plus chaude, à irradier de plus en plus, à se couvrir de braises. Et le vagabond se mit lui aussi à sourire.

Il se couvrit du manteau en un geste élégant et fluide, et les braises prirent feu sur sa peau, l’enveloppant d’une fine pellicule de flammes rouges alors que les écailles se changèrent en or pur et brillant. Il se mit à grandir, et ses forces revinrent, décuplées, centuplées. Chaque cellule de son corps se changeait en or vivant et se chargeait d’une force de vie inextinguible. Le feu dans son cœur s’était rallumé, ses taches rouges sur le visage avaient l’éclat du métal en fusion, et ses cheveux la couleur du ciel qui s’embrase.

Sélène le regardait en souriant.

Au fur et à mesure que la lumière resplendissait du corps du jeune homme, que le jeune homme devenait la lumière elle-même, elle se mit à luire elle aussi, argentée, blanche. Elle se mit à grandir. Ses cheveux poussèrent, sa poitrine, ses hanches, changèrent. Son visage devint plus fin. Mais d’autres changements advenaient déjà, et son corps se modifiait encore. Comme si son image était un reflet elle aussi, un reflet pâle et le miroir une surface liquide. Et son visage, déjà, était celui d’une vieille femme, et à nouveau, ses traits, subtilement, se métamorphosaient, rajeunissaient, puis vieillissaient. Le vagabond ne pouvait pas vraiment fixer ses yeux sur son visage.

— Tu vois, ce n’était pas si difficile, reprit-elle.

Le Léviathan, lui, était nu dans la neige, et recula vers son antre, sans jamais quitter des yeux son reflet solaire.

Lorsqu’il disparut dans la grotte, ce dernier eut l’impression de se trouver libéré.

— C’est ainsi que ça doit se passer, reprit Sélène. Et c’est ainsi que cela se passera maintenant. Dans un cycle, tu reviendras nous voir, ici, et ce sera ton tour de te dépouiller du manteau. Le Léviathan reprendra ses habits pendant un autre cycle, puis il te les cédera à nouveau. Maintenant, va, et n’oublie pas que tu devras tenir ta promesse. Je veux voir ces contrées si belles, au sud.

— Je te le promets Sélène. Mais comment te reconnaîtrai-je ?

— C’est moi qui te reconnaîtrai. Je me guiderai sur ta lumière. Va, maintenant. On a besoin de toi là-bas.

Et elle l’embrassa sur le front.

Il inspira une longue goulée d’air frais qui fit grandir le brasier à l’intérieur de ses poumons, et il se remit en route, droit devant lui. Chaque pas lui paraissait plus facile, chaque geste plus simple. Et ses pieds, lentement, s’élevèrent dans les airs. À mesure qu’il laissait Sélène derrière lui, la lumière de son corps se répandait sur le sol, dans les cieux. Elle s’étendit sur les océans, fit fondre la croûte de glace qui les recouvrait. Elle frappa contre les sommets des montagnes et créa des sources d’eau vive. Elle réchauffa les forêts et les collines. Elle illumina les lacs et éclaira les plaines. Aussi loin que sa vue portait, les rayons de sa lumière réchauffaient la terre qui s’étendait sous ses pieds. Les cités reprirent vie, les récoltes jaillirent, les enfants naquirent. Les hommes se réjouirent, les femmes dansèrent.

La vie bouillonna.

Le soleil se levait à nouveau.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Jeu de Rôle

L’univers du Choix des Anges

L’univers du Choix des Anges

L’univers du Choix des Anges

Originellement destiné à être un court ou un moyen métrage, Le Choix des Anges s’est peu à peu transformé en un projet purement littéraire. Par manque de temps, par manque d’une équipe motivée, et aussi par choix personnel, l’œuvre est devenue une nouvelle, puis un roman, qui prend une forme plus approfondie, plus aboutie, sous cette enveloppe de mots, que je ne l’avais pensé au départ sous une apparence d’images animées.

Il se peut que dans plusieurs années le désir d’en faire un film puisse se concrétiser, mais pour le moment le cœur du projet est bien littéraire.

Et il avance. La rédaction du premier jet est depuis longtemps derrière moi. Actuellement, je travaille à lui donner une dimension plus profonde, plus réfléchie, plus mature. Une ambition plus grande. La réécriture avance à un bon rythme, et j’espère qu’elle sera achevée à la fin de l’année, pour remise en correction vers de nouveaux bêta-lecteurs en plus des anciens.

Cependant, tout le travail de réflexion sur le film qui devait être tourné (et qui le sera peut-être un jour) n’a pas été inutile, loin de là. Toutes ces heures de méditation et d’exploration de l’intrigue et de l’ambiance se retrouvent dans les mots mieux encore qu’ils n’auraient pu l’être imprimés sur la pellicule.

Elles m’ont aidé à construire un univers je l’espère à la fois cohérent et dépaysant, familier et fantastique.

Géographie et toponymie

L’ambition de départ était donc de construire un récit noir et fantastique qui chercherait à trouver de nouvelles images, une nouvelle esthétique.

Je me suis tourné vers l’idée de construire un monde où la nature pourrait jouer le rôle que la ville incarne dans la tradition des romans hard-boiled américains. Celui d’un cadre, d’un écrin, mettant en scène les désirs, les pulsions, les sacrifices, les renoncements, des personnages, eux-mêmes prisonniers de cet environnement.

En même temps, l’esthétique des romans gothiques et l’importance des bâtiments dans l’ambiance noire m’ont conduit à penser que le côté fantastique, voire mythologique, du récit serait renforcé par la présence d’un monde historique, d’un passé.

Voilà pourquoi rapidement mon imaginaire a fait émerger des paysages du vieux sud-ouest de la France, de cette région occitane qui a vu naître et s’épanouir le catharisme, qui a vécu la guerre de religion qui y mit fin comme celles qui déchirèrent les catholiques et les protestants. Des centaines de châteaux en ruines, de vieilles églises, de bâtisses médiévales ou renaissance sont posés dans un cadre vallonné ou escarpé tour à tour, parsemé de bois, de forêts ou de champs.

Plus particulièrement, c’est un mélange de paysages du Lauragais, du Gers, des Corbières et du Minervois qui ont ainsi structuré mes décors : des collines sur lesquelles sont perchées de vieilles fermes de briques ou d’antiques châteaux, des demeures de maîtres, des manoirs, des églises fortifiées. La présence des pins, des cyprès, une végétation qui rappelle un peu la Toscane.

J’ai construit le récit autour d’un village médiéval aux habitations de pierre grise qui pourrait être Bruniquel, Cordes, Lagrasse, ou Minerve. Un village assez grand, assez ancien, assez mystérieux, à l’histoire assez tourmentée pour accueillir l’intrigue biblique qui emporte Armand et Marianne, mais assez petit pour que la nature alentours ait un rôle, celui d’un océan qui met à distance le reste du monde. Et rende crédible les événements fantastiques tout en plaçant un flou volontaire sur l’époque où tout est sensé se dérouler.

C’est donc naturellement que les noms de lieux et les noms des personnages font référence à nos contrées.

Le village, dont Armand porte le nom, est Saint Ange. Le tournoi de boxe est celui des Initiés de Saint Gilles. Le maître luthier d’Armand est Pierre Saint Amans. Le père de Marianne est le Comte de Flamarens.

Costumes, habitudes, technologie… fantastique

J’ai été marqué par plusieurs œuvres qui ont osé mêler des ambiances et des époques différentes pour construire une véritable couleur originale. La principale est Caprica, la série préquelle de Battlestar Galactica, qui réussit à construire un tout cohérent en mélangeant la mode des années quarante et cinquante à une technologie informatique et spatiale, comme Matrix l’avait fait en incorporant une esthétique punk (voire cyberpunk) à une couleur gothique. Ou Bienvenue à Gattaca d’une manière encore différente.

Ainsi, j’ai repris la mode des années quarante et cinquante, celle de l’âge d’or du noir (Le faucon maltais, pour ne citer que lui), en y poussant notre technologie actuelle : tablettes tactiles, piratages informatiques, réseau internet. Marianne se trouve dans le rôle de la hackeuse sinon de génie, du moins très douée.

Les voitures sont toutes des berlines noires, les hommes portent le chapeau de feutre à la Bogart, les femmes fument des porte-cigarettes, un peu comme dans la série de photographies qu’Annie Leibovitz avait réalisée en 2007 pour le Spécial Hollywood de Vanity Fair.

Et pourtant, le fait de nous situer à une époque indéterminée dans un pays qui ressemble à la France ou au moins le sud de l’Europe permet de comprendre que l’intrigue se porte rapidement vers des enjeux mystiques, fantastiques, bibliques. Un peu comme dans La neuvième porte, dont la seule véritable réussite est cette plongée dans le fantastique.

https://youtu.be/oIlrjjwuMes

Mais s’il faut vraiment chercher un modèle, c’est bien du côté de Angel Heart qu’il faut porter son attention. Le passé historique, les vieilles pierres du sud-ouest, me semblaient un parfait pendant aux croyances animistes et vaudou de La Nouvelle-Orléans poisseuse du film d’Alan Parker.

La dualité : la musique et le Noble Art

Armand est un luthier. L’un des décors est donc l’atelier de son maître, Pierre. Il m’a suffi de puiser dans mes souvenirs d’enfance, lorsque j’accompagnais mon père dans l’atelier de son luthier.

Mais Armand est aussi un boxeur. Je voulais une autre passion pour mon personnage principal, quelque chose qui l’ancre dans la matérialité, qui soit physique, et en même temps avec une connotation qui rappelle l’époque des années quarante et cinquante. La boxe était le choix évident. En faire un élément central de l’intrigue paraissait aussi une bonne idée, histoire de mettre en scène un milieu plus interlope que le milieu des artistes.

Mais il était essentiel aussi que la musique accompagne Armand différemment. Laurie, la chanteuse de jazz à laquelle il est lié, peut faire le trait d’union entre la musique et la boxe, entre un univers artistique et un univers plus matérialiste, plus dangereux. Archétype de la femme fatale aux motivations plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord, Laurie est à la fois la révélatrice de la double nature des choses dans le Choix des Anges, une alliée comme une adversaire, une victime comme un bourreau, et une personnalité dont les désirs vont être le moteur d’une partie de l’intrigue.

Bien qu’elle soit physiquement différente, j’ai pris comme modèle le personnage d’Emma dans le Dark City d’Alex Proyas, joué par Jennifer Connelly. Emma chante Sway, Laurie aura son moment de lumière avec une version française revisitée de Cry me a river.

Toujours une histoire de temps…

C’est la réponse à la question de la fin : quand sera-t-il possible de lire Le Choix des Anges ?

J’aimerais beaucoup pouvoir être plus précis. Mais il reste encore du travail. Et une fois la nouvelle version écrite, il restera à attendre les retours de mes nouveaux bêta-lecteurs et les conclusions de mes anciens. J’en profiterai pour terminer les maquettes des versions électronique et papier de l’ouvrage, déjà bien avancées. C’est ensuite que, les corrections et la chasse aux coquilles terminées, je me lancerai dans ma première expérience dauto-édition.

Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai hâte !

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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