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Deux œuvres sur un thème : Clone toujours

par Fév 22, 2022Chimères Animées0 commentaires

Cela faisait (trop ?) longtemps que je n’avais pas écrit un article pour comparer deux visions d’une même problématique à travers des œuvres de fiction. Après la poursuite du bonheur, l’effondrement de la civilisation, le difficile métier d’être père, les limites de la longévité humaine, voici donc le thème du clonage humain.

Comme les précédents, c’est un thème qui n’est pas vraiment nouveau dans l’imaginaire. Pourtant, lui aussi est le symptôme qu’une angoisse sourde travaille notre civilisation. Une angoisse qui prend racine dans le questionnement de notre Humanité. J’en veux pour preuve le fait d’en trouver récemment sur des plateformes de streaming différentes deux nouvelles interprétations. D’un côté, sur Netflix, la drôle de minisérie Living with yourself, avec Paul Rudd (qui incarne Ant Man dans les films du MCU), et de l’autre, sur AppleTV+, le film Swan Song, avec Mahershalah Ali, qui a déjà brillé dans la saison 3 de True Detective, où il avait montré une sensibilité émouvante sur un registre proche de personnage fragilisé et un double rôle du même homme jeune puis âgé, âgé puis jeune, avec et sans souvenirs.

Ces deux œuvres partent du même principe : dans un futur très proche, le clonage humain est possible, et il est utilisé de façon semi-clandestine par une société commerciale dans le but de remplacer, à sa propre demande, le client qui paie le service. Et si nous avions déjà vu des histoires de clonage comme The Island en 2005 avec Ewan McGregor, en ce début des années 2020, les scénaristes s’intéressent aussi et surtout non pas aux états d’âme du pauvre clone, mais à ce qu’il se passe dans la relation entre l’original et sa copie. La réflexion se concentre d’ailleurs bien plus sur l’après que sur le clonage lui-même.

Mais voici deux petits synopsis qui parlent mieux d’eux-mêmes.

Living With Yourself

Au bout du rouleau, tant dans sa vie personnelle que dans sa vie professionnelle de publicitaire, Miles (Paul Rudd) subit un traitement étrange dans un spa improbable tenu par deux Coréens excentriques, lui promettant de le transformer en «la meilleure version de lui-même». Au réveil, pourtant, il s’extrait d’une tombe fraîchement creusée, et se rend compte qu’il a en fait été remplacé par un clone de lui-même, débarrassé de ses imperfections génétiques. La rencontre entre les deux Miles n’est que le début d’une série de péripéties qui vont entraîner des échanges, des quiproquos, des remises en question, des doutes, des conflits, et une conclusion assez surprenante.

Au travers d’épisodes menés tambour battant, on passe par des situations cocasses, étranges, gênantes, sur un ton décalé, souvent potache.

Swan Song

Cameron Turner (Mahershalah Ali) est malade. Il est en phase terminale. Alors qu’il s’engage dans un traitement expérimental qui vise à épargner à sa famille le chagrin de le perdre, il s’interroge sur le choix radical qu’il est en train de faire. En effet, un clone parfait de lui-même doit prendre sa place pendant qu’il s’effacera, pour mourir seul. Pourtant, chacune des deux facettes de lui-même veut vivre, chacune déborde d’amour pour sa femme et pour son fils, chacune souffre. Ira-t-il au bout de ce projet ?

Le film prend son temps, est volontiers contemplatif, avec une photographie, des décors et des paysages magnifiques et très travaillés. Il prend le temps de dévoiler, d’installer, de faire ressentir.

La meilleure version de nous-mêmes

Sur la forme, les deux œuvres sont aux antipodes.

La série adopte un ton humoristique et caustique, volontiers provocateur et iconoclaste, alors que le film est plus conventionnel, plus sérieux, se range du côté des émotions et de l’empathie profonde.

Pourtant, elles sont toutes les deux imprégnées de la même interrogation : qu’est-ce que la meilleure version de nous-mêmes ? Une version plus assumée et sans tous les blocages de notre histoire émotionnelle dans le cas de Miles. Une version sans la maladie dans le cas de Cameron. Le débat n’est pas tranché, il est sans cesse hésitant. Car finalement, cette «meilleure» version de nous-mêmes est vide d’expériences réelles (il est d’ailleurs assez intéressant de constater que le «nouveau Miles» est assez maladroit de son corps, mais nous y reviendrons plus loin) dans un cas, et une copie simple de l’autre, ce qui tendrait à dire que nous sommes déjà la meilleure version de nous-mêmes.

La série va plus loin sur ce plan, en imaginant un Nouveau Miles plus enthousiaste, plus émerveillé par tout ce qui l’entoure. Il a, au début de la série (dans les deux ou trois premiers épisodes surtout), un comportement enfantin, dans cet émerveillement constant. C’est d’ailleurs ce qui peut être assez sympathique chez lui. Il retrouve une capacité que les adultes perdent la plupart du temps : celle de considérer chaque jour comme une nouvelle découverte.

Dans le même temps, il est débarrassé des doutes, de la dépression, des angoisses qui rongent l’Ancien Miles, ce qui lui permet de déployer un potentiel que l’original ne sait même plus posséder. Il retrouve une jeunesse et un élan qui lui ouvrent toutes les portes, que ce soi professionnellement ou personnellement.

Mais cette version-là est-elle vraiment meilleure ?

Et d’ailleurs, que veut dire «meilleure version» ? Cela me renvoie à ce travers de notre société : l’optimisation de soi, la mesure de tout et de tous, la quête de la performance à tout prix, qui revient à considérer l’être humain comme un objet mesurable, quantifiable, et finalement interchangeable. Une vision utilitariste et anti-humaniste, à mon sens, de ce qui est un être humain.

Sans l’expérience de toute une vie, le Nouveau Miles est bien naïf. Il ne sait pas déjouer les pièges des relations humaines.

Et «Jack», la copie de Cameron, n’a pas beaucoup de différences avec l’original. Même les souvenirs sont identiques. Alors bien évidemment l’original se demande ce qu’il y a vraiment à gagner à laisser sa place…

Suis-je toi, ou es-tu moi ?

C’est l’interrogation fondamentale.

Si les interprétations télévisuelles ou cinématographiques du thème du clonage se sont souvent intéressées aux états d’âme de la copie, elles l’ont rarement fait en présentant en miroir ceux de l’original. Notamment la peur d’être remplacé. Dans Living With Yourself comme dans Swan Song, le grand intérêt réside dans la relation qui s’instaure entre l’original et la copie. Une relation qui symbolise peut-être la relation que nous avons avec les multiples facettes de notre personnalité, mais qui cristallise surtout la question de nos choix, de notre liberté à les faire et de notre capacité à les assumer.

Si les deux Miles en arrivent à s’entraider, bien souvent ils sont obligés d’assumer les conséquences des décisions de l’autre, et ce n’est facile ni pour l’Ancien ni pour le Nouveau. Quant à Jack, il doit supporter les choix de Cameron jusque dans l’incertitude de son sort. Il est en effet pleinement conscient que Cameron peut décider à tout moment de «mettre fin à l’expérience» c’est-à-dire bien évidemment si on le dit plus prosaïquement, de le tuer. Il n’est pas forcément d’accord non plus avec la façon dont Cameron a géré sa maladie jusque là.

Quant à l’original, son plus gros problème est de se voir remplacé, surclassé.

Le miroir que se tendent les deux versions pose la question du deuil de soi-même.

Si une partie de moi meurt, mais qu’une autre survit, est-ce encore moi ? Finalement, qui suis-je ?

Être vivant, est-ce avoir les mêmes gênes et les mêmes souvenirs ? Ou bien est-ce les avoir vécus et les ressentir imprimés dans sa propre chair ?

Le corps se souvient de l’été dernier

La série répond à cette question d’une manière inattendue et qui m’a beaucoup plue.

Le Nouveau Miles a beau être plus enthousiaste, plus romantique, plus vigoureux, il se trouve qu’il est… puceau. Et finalement cela ne convient pas vraiment à la femme de Miles.

Tout un courant des neurosciences considère que la conscience de soi nait d’abord des informations ressenties et transmises par le corps physique, pour imprimer une trace dans la matrice cérébrale. C’est une thèse défendue notamment par Antonio Damasio dans son dernier ouvrage en date, Sentir et savoir.

Il semblerait donc que la conscience que nous avons de nous-mêmes soit dépendante non pas seulement du souvenir de nos expériences, mais de l’empreinte physique qu’elles ont laissée en nous.

Le corps porterait une mémoire propre, une mémoire qui serait engrammée, imprimée, dans notre chair elle-même, dans les réseaux de neurones qui se sont formés même en dehors du cerveau. Notre corps tout entier est un réseau de nerfs, de neurones, qui sont disséminés sur la peau, dans nos viscères (la deuxième plus grande concentration de neurones dans notre corps se trouve dans l’intestin), puis dans notre moelle épinière, et enfin dans notre cerveau. On sait par exemple que les douleurs chroniques ressenties par les neurones sensitifs modifient durablement l’organisation spatiale des relais qui mènent les sensations jusqu’au cerveau. En clair, la chaîne de neurones qui relaient l’information change, physiquement, car elle se déplace dans la moelle épinière. Elle change même génétiquement.

C’est aussi la base de ce que l’on appelle l’épigénétique : des changements de l’expression de nos gènes (alors que les gènes, eux, restent identiques) induits durablement (et même transmissibles à notre descendance) par les expériences de vies.

Living with Yourself s’empare donc de ce concept, consciemment ou non, et montre que la «meilleure version» de Miles, n’est peut-être pas celle que l’on croit.

En même temps, si notre corps tout entier est notre mémoire, partir d’une feuille blanche est peut-être une deuxième chance de vivre notre vie comme nous l’entendons. Mais qui la vivra vraiment ? Nous ? Ou un autre ? Ou une version de nous qui n’est pas nous ?

L’un de nous deux est de trop dans cette vie

Le film comme la série présentent un dilemme. Un choix impossible entre deux faces de nous-mêmes. La question est simple : qui «mérite» de vivre ? Plus important : sommes-nous capables de mettre un terme à l’existence de cette partie de nous-mêmes qui n’est pas jugée «digne» ?

Les deux œuvres mettent en scène à un moment ou à un autre de leur trame la tentation pour l’original de supprimer la copie, et de la copie de supprimer l’original, même si dans Swan Song il est clair que Cameron est condamné de toute façon. C’est poser la question du suicide, de manière souterraine et assez élégante.

La mise en abîme est vertigineuse quand on pense vraiment à toutes les implications du premier degré. Le sacrifice de soi pour un autre, ou pour les autres, comme nous le verrons ensuite. Le renoncement. Le pouvoir de vie et de mort.

Au second degré, si l’on s’intéresse seulement à la signification symbolique, je ne sais pas si nous sommes tous capables de choisir aussi consciemment quelle facette de nous doit vivre et laquelle nous devons tuer, quelles qualités et quels défauts sont désirables ou acceptables. Et si nous possédons vraiment un pouvoir de vie et de mort sur elles.

Je trouve d’ailleurs que sur ce plan-là, la série donne une réponse intéressante même si déroutante dans sa dernière scène, voire sa dernière image. Une réponse que j’ai mis du temps à comprendre.

Attention, si vous n’avez pas vu l’intégralité de la série et si vous désirez garder un peu de suspense, n’allez pas lire ce qui suit…

Attention, divulgâchage de très haut niveau.

Cette dernière image, où Kate, la femme de Miles, prend dans ses bras les deux Miles sans faire de choix entre les deux, est en fait un choix en soi, un choix intelligent, suis-je tenté de dire, si l’on considère la série comme une allégorie de nos combats intérieurs.

Kate intègre les deux Miles comme une seule et même personne. Elle accepte les contradictions, les paradoxes et les conflits. Elle comprend que Miles est une personne complexe, et elle en accepte toutes les implications, physiquement, littéralement. Elle comprend qu’on ne peut pas rejeter une partie de soi sans rejeter la totalité. Et les deux Miles le comprennent aussi grâce à elle, qui s’acceptent et se complètent.

Ceux qui restent

L’originalité des deux œuvres tient aussi à cet aspect souvent laissé de côté lorsqu’on parle de clones : qu’en est-il de l’entourage ?

On peut penser que même les plus proches, même ceux qui nous connaissent le mieux, vont se laisser abuser par la perfection de la copie. C’est le cas de Poppy, la femme de Cameron, et de Cory, leur fils. Mais pas de leur chien, ce qui est révélateur de cette théorie du corps qui se souvient. C’est alors l’occasion pour Cameron d’expérimenter la jalousie de voir Jack si bien s’intégrer, voire la suspicion d’avoir affaire à son double maléfique, quand il imagine que Jack a pu violenter les deux êtres qu’il chérit le plus au monde. Mais aussi de se sentir trahi. Est-il possible que sa propre compagne ne puisse faire la différence entre une copie née d’un tube à essai et lui-même, son époux de chair, d’os et d’âme ? Il ne résoudra cela qu’en acceptant que Jack est autant lui que lui-même.

On peut aussi songer que ceux qui nous connaissent vraiment, intimement, sauront que la copie n’est pas nous. Logiquement, puisque la mémoire est dans le corps, Kate comprend que le Nouveau Miles est différent, et elle découvre le pot aux roses très rapidement dans la série, de façon assez délicieuse pour le spectateur. Et Miles expérimente les mêmes doutes que Cameron, dans une situation pourtant complètement opposée. Même si elle sait que le Nouveau Miles n’est qu’une copie, Kate va l’intégrer dans sa vie. Jalousie et sentiment d’être trahi par sa propre épouse sont donc au menu là aussi, comme si, quelle que soit la configuration, ces deux émotions étaient inévitables.

Plus intéressante là encore, est la réflexion de Kate. Le choix de la rendre consciente de la différence et de l’existence des deux Miles permet de détailler sa réaction, et c’est, je crois, assez nouveau dans le traitement du thème du clonage.

Car une fois dépassés les dilemmes intérieurs liés à la personne clonée et à son double, il est temps de se rappeler qu’un être humain est avant tout un être social et d’enquêter sur ce que cela voudrait dire, collectivement, que de côtoyer des clones.

Accepterions-nous que notre époux, notre fille, nos parents soient clonés ? De vivre avec ces doubles ? Seraient-ils considérés comme des doubles ? Seraient-ils des versions «meilleures» d’eux-mêmes ? Et si oui dans quelle acception du terme ? Et si nous devions faire un choix entre l’Ancien et le Nouveau, lequel ferions-nous ?

Un mythe de l’Immortalité moderne, ou un mythe moderne de l’Immortalité ?

En conclusion, les dernières images de Swan Song comme son propos assument le véritable problème de tout cela.

Notre finitude. Notre mortalité. Notre rêve ancestral d’y échapper.

Il l’assume car la raison pour laquelle Cameron s’engage dans la procédure de «remplacement» est explicite : Poppy est incapable de gérer, d’accepter, de perdre son mari. Il y a bien entendu des explications à cela : un deuil impossible déjà traversé lorsque son frère jumeau est mort, la croyance qu’elle ne pourrait supporter de perdre un être si cher à son cœur à nouveau. Mais cela m’a dérangé, au plus profond de moi.

La mort et le deuil font partie des plus grandes épreuves de la vie humaine, et sont une source de grande souffrance.

Mais la mort et le deuil font partie de la vie.

Vivre, c’est aussi mourir.

Accepter de vivre, c’est accepter la mort. La nôtre comme celle de celles et ceux qui nous sont proches.

«Le contrat est clair au départ», serais-je tenté d’écrire. La vie n’existe que parce qu’existe la mort en contrepoint.

Swan Song met en scène une société post-moderne où cette vérité fondamentale est rejetée, refusée. Par peur de la souffrance qu’il imagine ou connait, Cameron accepte de se sacrifier, mais en cela, il cautionne aussi une vision où l’être humain est devenu tout-puissant, en conquérant une forme d’Immortalité.

Pire : il préfère épargner à sa femme une souffrance qui viendra cependant un jour, car tous les êtres vivants meurent. Comment fera-t-il si Cory, leur fils, a un accident de voiture ?

En voulant la protéger, il l’empêche de faire face.

Et ce qui est présenté comme un acte d’amour m’apparaît à la réflexion comme un choix égoïste et cruel.

Était-ce le but du film, que de nous interroger sur la signification de ce choix ? Je ne le sais pas.

Mais pour moi, ce film en particulier est bien le signe que nous devrions réfléchir à ce que nous sommes, et à la signification profonde de nos actes et de nos techniques.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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