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Le Chevalier Rouge, de Miles Cameron

Le Chevalier Rouge, de Miles Cameron

Le Chevalier Rouge, de Miles Cameron

Mon livre de vacances de l’été 2016 m’a fait renouer avec le genre médiéval fantastique, avec le premier tome de la saga Renégat, de Miles Cameron, auteur canadien au style enlevé. Le mélange des récits historiques et fantastiques donne souvent des métissages inattendus. Et en l’espèce, le bâtard issu de cette union est l’un des plus prometteurs que j’ai pu lire, qui marie l’ambiance médiévale bien documentée d’une compagnie de mercenaires à une épopée de fantasy opposant le monde des Hommes et celui des Êtres surnaturels.

Le Chevalier Rouge est un paria fuyant sa trop haute naissance et le poids d’un dessein maternel toxique dans la guerre professionnelle et la pratique des arts ésotériques d’une magie hermétique plus ou moins sulfureuse. Il dirige ainsi malgré son jeune âge d’une main de fer gantée une compagnie de mercenaire réputée. Il accepte de mettre ses services à la disposition de l’Abbesse d’un puissant monastère fortifié en butte aux menaces puis aux assauts d’une horde surnaturelle innombrable, et se retrouve alors au cœur d’un combat intime et aux proportions fabuleuses. Car le Monde Sauvage a décidé de punir les humains du royaume d’Alba, de reconquérir ses terres et de venger les affronts qui lui sont faits quotidiennement. À moins que la véritable lutte ne soit le fait d’autres puissances, aux motifs plus sombres encore.

On pense immédiatement au film peu connu de Paul Verhoeven, La Chair et le Sang (Flesh and Blood, avec l’incroyable Rutger Hauer), qui met en scène une bande de mercenaires au XIVe siècle, avec une liberté de ton peu commune dans le cinéma des années 1980. Les personnages sont tous des antihéros, il y a des scènes crues (de la chair et du sang, on n’est pas surpris du titre). Le Chevalier Rouge est beaucoup plus grand public (il n’y a pas de scène sexuelle, notamment), mais se rapproche du film de Verhoeven dans l’ambiance sombre qui s’en dégage.

Deux choses sautent aux yeux lors de la lecture : une connaissance intime du combat médiéval par l’auteur, qui pratique lui-même la discipline, et un univers intriguant, à la fois familier et mystérieux, fait du mélange astucieux entre des repères historiques forts et des changements fondateurs, presque uchroniques.

Le style vif est un peu ralenti par la foison de description des combats, un peu à la façon d’un Jaworski, la gouaille en moins. Mais il est quand même assez jouissif d’enfin lire quelqu’un qui a pris la peine de réfléchir (et même de vivre) à de réelles joutes en armure, avec le poids du métal et toutes ses conséquences. On peut regretter que le détail aille parfois beaucoup trop loin, et que les scènes d’action prennent autant de place dans la narration (sur plus de 800 pages, il y a la place). Cependant, le héros éponyme est un mercenaire. Sa vie est la guerre. Et pour une fois, on n’est pas volé sur la marchandise. Il s’agit de conter un siège. Surnaturel en partie, certes, mais un siège tout de même.

Et les morceaux les plus réussis ne sont pas forcément les scènes de bataille en elles-mêmes, mais bien le découpage presque cinématographique mis en place lors de celles qui impliquent des duels de magie. J’utilise beaucoup ce procédé moi-même qui consiste à entremêler deux actions dans un même paragraphe ou dans une même phrase, pour donner l’illusion de la simultanéité qu’offre le split-screen au cinéma, ou même le montage alterné rapide.

Par contre, la propension à découper les scènes en fonction des personnages commence à me sortir par les yeux. Il semble que les Anglo-saxons ne jurent maintenant que par ça, à croire que cette vilaine manie d’écrire leurs romans comme on découpe un scénario de film ou de série leur paraît être la meilleure façon d’attirer les studios pour adapter leur œuvre sur les écrans. Ce défaut a pu plaire (mais pas à moi) dans le Da Vinci Code de Dan Brown. Il a pu plaire encore dans le Game of Thrones de Georges Martin. Et je le déplore. Je lui trouve un petit côté racoleur qui m’irrite au plus haut point, et quand l’alternance entre les points de vue est trop rapide, je trouve ce procédé beaucoup trop frustrant pour le lecteur.

Le véritable plaisir de la lecture du Chevalier Rouge, c’est son univers.

Le royaume d’Alba fait référence sur bien des points à une Angleterre mythique qui ressemblerait un peu au royaume de Logres arthurien, de même que le pays de Galle avec ses chevaliers arrogants ne peut que faire penser au royaume de France. La rivalité des deux contrées est là pour souligner ce fait. L’empire de Morée est bien sûr l’incarnation de Byzance. On pourrait bien se retrouver dans l’univers de miroirs déformants des romans de Guy Gavriel Kay (La mosaïque de Sarance, Les lions d’Al Rassan). Et pourtant, là où Gavriel Kay décrit des mondes imaginaires inspirés de notre passé, Miles Cameron a l’idée géniale d’entremêler des faits de notre propre monde dans sa création. Par exemple la religion catholique, ses saints, son crédo. Tels quels. On ne sait donc plus très bien si l’on est dans un récit historique ou imaginaire. Et ça fonctionne ! Les repères religieux ancrent la fantaisie dans un mystérieux à la fois proche et lointain. Au début, même, on peut penser que l’univers est le nôtre. Ce n’est que lorsqu’il est question véritablement du Monde Sauvage, incarnation des forces primitives et telluriques, que l’on comprend qu’il s’agit d’une fantaisie assumée.

La magie, au départ seulement évoquée, est ensuite une part importante de cet univers coloré, à la fois sanglant et cruel, mais aussi flamboyant et intense. Et c’est là encore une réussite. Grâce à des éléments empruntant aux théories alchimiques, kabbalistiques, et à la sorcellerie « historique », Cameron décrit une magie unique, parfois liée à la religion, parfois liée à une pratique plus laïque, ou plus instinctive. On y lance des sorts appelés fantasmes en enchaînant des actions comme dans un combat à l’épée, en invoquant l’aide de saints ou des petits modules d’autres sortilèges comme on pourrait le faire en code informatique avec des sous-programmes. C’est très bien fait et pensé.

Il est très rassurant de constater qu’on peut faire un récit médiéval fantastique sans tomber ni dans le plagiat de Tolkien, ni dans le n’importe quoi narratif de Georges Martin, et ça m’encourage à poursuivre non seulement la lecture de la série de Cameron, mais aussi à continuer mon écriture propre, avec mon projet Rocfou, un univers dont l’ambiance est assez proche, bien qu’inspirée plus de l’époque mérovingienne et carolingienne. Mais je vous en reparlerai. J’ai d’abord Le Choix des Anges à finir…

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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Les Affinités, de Robert Charles Wilson

Les Affinités, de Robert Charles Wilson

Les Affinités, de Robert Charles Wilson

L’une des lettres de noblesse de la littérature de l’imaginaire est la licence d’inventer une nouvelle façon de se représenter le monde futur, de conjuguer le présent au moins-que-parfait ou à l’inconditionnel d’une évolution pressentie, anticipée, fantasmée.

Les maîtres parmi les écrivains de l’imaginaire sont ceux qui peuvent faire ressentir ce paradigme dans les moindres détails ou dans un quotidien qui devient étrange, sinon étranger, et qui font se percuter le réel et le non-encore-advenu, ou le réel et ce-qui-pourrait-advenir. Il y a Philip K. Dick, bien sûr, Neil Gaiman. Il y a Jules Verne.

Et il y a également Robert Charles Wilson.

Si vous n’avez rien lu de lui, jetez-vous dans la première librairie et dévorez Spin ou Darwinia, deux monuments dans lesquels il revisite notre monde selon deux postulats bien distincts mais tout aussi puissants. Dans Spin, son chef d’œuvre, la Terre est enfermée brutalement dans une bulle impalpable où le temps écoule beaucoup plus vite, précipitant la fin du monde à l’échelle d’une trentaine d’années. Et Darwinia nous convie dans un monde où en une nuit, l’Amérique a été remplacée par un continent inconnu et vierge.

Dans chacun de ses ouvrages, Wilson nous entraîne à penser notre quotidien différemment, il tord nos habitudes, questionne nos certitudes.

Avec Les Affinités, il essaie de répondre à une interrogation sur le devenir des réseaux sociaux en imaginant comment ils pourraient redéfinir la façon dont les êtres humains coopèrent.

Adam Fisk est un Tau, un membre de l’une des plus importantes Affinités, ces groupements humains constitués après qu’un chercheur israélien du nom de Meir Klein ait mis au point une nouvelle sociologie basée sur la capacité des individus à coopérer suivant divers critères à la fois physiques, physiologiques, psychologiques et génétiques. Les vingt-deux Affinités embarquent le monde dans une révolution des rapports humains où la nation, la religion, la famille, l’amour même s’effacent devant la fraternité qu’elles représentent. Et Adam Fisk, jeune étudiant en graphisme cherchant à se libérer d’une famille recomposée complexe et toxique, entre lui aussi dans la danse sans se douter le moins du monde qu’il va jouer un rôle déterminant dans l’évolution drastique qui s’annonce. Jusqu’à en expérimenter les joies les plus intimes, les doutes, les angoisses. Jusqu’à en subir la violence. Jusqu’à se transformer profondément lui aussi.

Le concept d’Affinité développé par Wilson est très riche et ne peut que faire écho à notre époque où les réseaux sociaux drainent des contacts et des façons de coopérer (ou de se déchirer) entre les êtres humains qui dépassent le simple cadre physique. Je pense par exemple au safety check du Livre des Figures, qui a matérialisé pour moi cette solidarité sans visage (jeu de mots ?) lors des attentats de Paris en novembre 2015. Et ce même si l’auteur dit lui-même que son interrogation va plus loin que les réseaux sociaux.

Si l’on peut se demander où va le Web ?, on peut aussi réduire la question à « où vont les rapports humains ? ». Comment le fait de se regrouper par followers, amis, cercles, contacts va modifier notre façon d’être ensemble ? Qu’est-ce qui va profondément changer dans notre monde relationnel ?

Robert Charles Wilson pose cette question en s’inspirant d’un autre maître de la SF.

Car la téléodynamique qu’aurait inventé Meir Klein pour baser le concept d’Affinité et redéfinir les façons qu’ont les humains de se regrouper selon des critères scientifiques rappelle beaucoup la psychohistoire d’Isaac Asimov et son cycle de Fondation, dans lequel la chute de la civilisation a été prévue par une nouvelle branche de la connaissance qui permet de réduire la période de barbarie qui doit suivre inévitablement l’Effondrement.

Les Affinités s’attache véritablement au concept de communautarisme, en cherchant à quel point les façons de se percevoir comme faisant partie d’un groupe peuvent remodeler notre rapport aux autres et donc au monde. Il est assez intéressant de souligner que Wilson est américain installé au Canada. Le monde anglo-saxon a une façon différente d’appréhender la communauté et le communautarisme, si on compare avec notre vision française héritée de l’Universalisme des Lumières et surtout du jacobinisme et de la devise de la République, « Une et Indivisible ».

Wilson en montre des travers possibles : guerre de communautés (entre Tau et Het, entre personnes affiliées à une Affinité et celles qui ne le sont pas), exclusions, exclusivités (des banques gérées par Tau pour des clients exclusivement Tau).

Adam en vient rapidement à considérer les non-affiliés comme des étrangers, y compris sa propre famille.

Ce qui a été créé pour symboliser une nouvelle voie de coopération entre les êtres humains devient en réalité une nouvelle ségrégation.

On peut réfléchir à ce que cela implique dans la transformation que les réseaux sociaux opèrent dans notre quotidien.

Nous coopérons avec des personnes que nous ne connaissons pas vraiment, en nous regroupant par affinité subjective. Sur Twitter, tel follower aura retweeté mon lien, alors il va m’apparaître sympathique, un autre va m’avoir suivi récemment, vais-je être tenté d’en faire de même ? Sur le Livre des Figures, quelle est la proportion de mes véritables amis et celle de mes « amis virtuels » ?

Ce qui pourrait apparaître (et qui apparaissait au début des années 2000), comme une nouvelle Universalité du genre humain, un rapprochement des peuples et une abolition des frontières, a tendance à recréer des tribus, des clans. Il n’y a qu’à voir comment les disputes se déroulent sur Twitter pour déjà le vivre, à une échelle moindre que dans Les Affinités, bien sûr, mais avec le même mécanisme.

En y pensant un peu, j’ai fini par conclure, en toute humilité, que le changement véritable dans les relations humaines est impossible.

Nous restons les mêmes animaux sociaux grégaires et claniques qu’il y a des millions d’années au début de notre évolution.

Les mêmes moteurs sont à l’œuvre dans nos rapports aux autres : des sentiments nobles comme l’amour, l’amitié, la loyauté, d’autres moins comme l’ambition, la haine, la peur.

Notre tendance à nous regrouper, à entrer en coopération, est toujours contrebalancée par une égale force d’opposition avec ceux qui nous sont dissemblables.

Les individus ne peuvent survivre seuls, alors ils forment des clans.

Mais les clans ne peuvent vivre que s’ils s’opposent à d’autres clans.

Et ainsi va l’Humanité, entre déchirements et rapprochements, entre Union et Brexit, entre rencontre et rupture.

C’est cette dualité, présente en toutes choses, qui structure notre histoire, comme elle structure toute évolution.

Et si l’Universalisme est une belle valeur, une de celles que je partage avec les philosophes des Lumières, elle reste une utopie improbable, une fantasque asymptote vers laquelle nous devrions tendre, sans jamais parvenir à l’atteindre.

Ou alors à la Fin des Temps, lorsque nous serons tous Sages.

Le Maître du Haut Château, les mots plus forts que l’image ?

Le Maître du Haut Château, les mots plus forts que l’image ?

Le Maître du Haut Château, les mots plus forts que l’image ?

Philip K. Dick est une de ces personnes dont nous connaissons tous au moins une œuvre, sans forcément connaître son auteur. S’il existe évidemment des gens qui n’ont jamais vu ni Blade Runner, ni Minority Report, ni Total Recall (celui avec Swarzy ou celui avec Collin Farrell), je fais le pari que tous ceux qui liront cet article (sauf peut-être mes parents) auront au moins vu l’un de ces films-là.

Ces adaptations cinématographiques ont toutes pour point commun d’avoir été au départ des fictions littéraires écrites par le même homme : Philip K. Dick.

Et si vous faites partie de ceux qui ont vu tous ces films, vous n’avez pas pu manquer leur indéniable thème commun : la réalité n’est jamais vraiment ce qu’elle paraît être. Un androïde qui fait des rêves, une police préventive qui incarcère les futurs criminels en se basant sur les prémonitions de mutants capables de voir les crimes avant qu’ils ne soient commis, ou un homme dont les rêves se révèlent être des souvenirs d’une vie effacée et dont la vie actuelle n’est faite que de faux souvenirs. Voilà à quoi ressemble une de ces histoires.

Brouiller les codes de la réalité pour en faire presque douter le lecteur, pour l’amener progressivement à adopter le point de vue décalé, dérangeant, profondément déstabilisant du monde fictif qu’il décrit, au point de se demander s’il est si fictif que cela, voilà le talent jusqu’ici inégalé de Philip K. Dick.

Et ce talent a explosé avec une œuvre fondatrice : The Man in the High Castle, roman de plus de 300 pages dont la nouvelle traduction en français est parue en 2012.

Le point de départ de l’univers du roman est une uchronie, un monde alternatif en tous points semblable au nôtre, mais dont le cours historique aurait divergé lors d’un moment charnière.

Dick imagine un monde où, à la suite de l’assassinat réussi de Roosevelt, les Américains n’ont jamais été préparés à la Seconde Guerre mondiale, entraînant la défaite des Alliés face aux puissances de l’Axe en 1948, et le partage du monde entre l’Allemagne Nazie et l’Empire du Soleil levant. Dans ce 1956 alternatif, les anciens États-Unis d’Amérique ont été scindés en trois. Les Japonais ont colonisé la côte ouest devenue les Pacific States of America, les nazis ont annexé la côte est comme partie du Reich, pour ne plus laisser qu’une zone neutre dans les Rocheuses aux vaincus. Dans ce monde, les fusées allemandes jouent le rôle des avions transcontinentaux du nôtre. La logique raciale des nazis a quasiment exterminé l’Afrique, sans parler du sort des juifs. Et l’autre moitié du monde vit sous la férule du Japon, pétri de philosophie zen et de sens du devoir. Dans ce monde, pourtant, un livre fait sensation. Le poids de la sauterelle raconte comment les Alliés ont gagné la guerre en 1945, et comment ce sont les Britanniques qui dominent le monde en 1956. Le livre est bien sûr interdit dans les territoires sous domination allemande, mais circule sous le manteau, jusque dans les Pacific States, où l’éminent M. Tagomi en prend connaissance, lui qui ne jure que par un autre livre, le Yi King. Les enseignements millénaires du Livre des mutations guident la conduite du responsable japonais à travers ses prédictions, comme il guide également d’autres personnages : Franck Frink, le métallurgiste juif, Robert Childan, le marchand d’antiquités américaines, et jusqu’au Maître du Haut Château, l’auteur mystérieux du poids de la sauterelle. Julianna Frink, l’ex-femme de Franck, se met alors en quête d’Hawthorne Abendsen, l’auteur du poids de la sauterelle, alors que le Chancelier du Reich héritier d’Hitler vient de mourir, ouvrant une guerre de succession entre les dignitaires nazis, et qu’un rendez-vous secret doit avoir lieu entre l’énigmatique M. Baynes, un espion allemand, et un haut responsable du gouvernement japonais, sous la protection involontaire de M. Tagomi.

The Man in the High Castle est l’un des rares écrits majeurs de Dick qui n’avait jusque là pas été porté à l’écran. Amazon a comblé cette lacune, en sortant en 2015 la première saison d’une série prometteuse basée sur l’univers et reprenant les personnages.

L’adaptation télévisuelle est intéressante à bien des égards.

D’abord parce qu’elle permet d’accéder à l’univers de façon différente, par le biais de la reconstitution d’époque (si l’on peut dire ça d’une uchronie). Ensuite parce qu’elle remet en perspective la lecture différente qu’on peut faire d’une même œuvre.

Car la série est une interprétation du livre.

Beaucoup de choses différencient les deux : les personnages n’ont pas les mêmes rôles, les mêmes relations, les mêmes ambitions, les mêmes caractères, par exemple. L’ambiance même de la série n’est pas celle du livre, le ton non plus. Et le Yi King comme Le poids de la sauterelle ne sont pas les mêmes dans les deux versions.

À partir d’ici, je vais sans doute dévoiler des choses que vous ne devriez pas connaître si vous voulez garder intact le plaisir de la découverte de l’une ou l’autre. Rebroussez chemin, donc, si vous êtes allergique aux spoilers.

Les personnages

Signe des temps ou vision différente des choses, les personnages de la série ne ressemblent pas vraiment à ceux du livre, même s’ils portent le même nom.

Julianna Frink est sans doute l’un de ceux qui changent le plus. Le roman présente une femme mentalement dérangée que ses sautes d’humeur rendent dangereuse, instable. Elle a quitté Franck, son mari, on ne sait trop pourquoi. Peut-être parce qu’elle ne l’aimait pas, parce qu’il n’était pas assez macho à son goût. Peut-être parce qu’il est juif. Peut-être ne le sait-elle pas elle-même. Elle flotte donc, sans véritable but, jusqu’à ce qu’elle lise Le poids de la sauterelle, qui lui donnera une véritable quête dans laquelle elle se perdra presque (ou se retrouvera presque, c’est selon) : celle de l’auteur, le Maître du haut Château. La Julianna de la série est beaucoup plus une femme de tête, active, moderne, avec des idéaux clairs. Elle est pétrie de culture japonaise, mais se rebelle contre la tutelle imposée par la Kempeitai, la police politique des Orientaux. C’est alors que sa sœur meurt dans ses bras, tuée par la Kempeitai pour avoir fait passer clandestinement une copie d’un film réalisé par le mystérieux Maître du Haut Château, qu’elle décide de remplir la mission à sa place, et se retrouve sur les traces des origines du film.

Elle rencontre toujours Joe Cinnadella, l’agent nazi infiltré pour trouver et éliminer l’auteur du poids de la sauterelle. Mais lui aussi est très différent dans les deux versions.

Dans le livre, c’est une sorte de bellâtre macho, brutal, presque violent, avec un trouble du comportement. Il a une mission et s’y tient, à moitié par idéologie, à moitié pour assouvir ses propres pulsions. Un sale type dont le destin est scellé par Julianna. La série le présente au contraire comme l’un des personnages principaux, avec un dilemme moral. Il est contraint de remplir sa mission. Contraint parce que le général S.S., John Smith, dont il prend ses ordres menace sa compagne et son enfant. Il doit donc infiltrer la Résistance et tuer le réalisateur des films, mais prend soin de ne pas exposer Juliana, comme s’il tentait de ne pas faire de zèle. Il recèle en lui une grande violence, également, mais il n’en apparaît pas psychopathe pour autant.

Ce rôle est dévolu à John Smith, qui mène une existence très american way of life, version nazie. C’est un personnage que l’on ne retrouve pas dans le roman. La série le magnifie en l’érigeant en méchant complexe. Sa vie, centrée autour du Parti, de la Famille et de tout ce qu’il doit accomplir pour protéger les deux, est une caricature de celle qui était présentée en modèle dans les années 60. Celle que les soaps américains ont tant popularisée.

Franck Frink trouve dans le livre sa raison de vivre en créant des bijoux de métal après avoir démissionné de son emploi dans une fabrique de répliques d’armes. Dans la série, il entre en Résistance, après que sa famille ait été gazée par la Kempeitai, presque par erreur, pour faire pression sur lui.

M. Tagomi est l’un des personnages qui changent le moins. Droit, loyal, juste, poli, humain, il est presque le véritable héros de la série, en essayant d’éviter une Guerre mondiale. Dans le livre, il est plus encore attaché au guide que constitue le Yi King. Il s’y réfère en permanence. Le fait qu’il croise Julianna dans la série apporte indéniablement un éclairage nouveau, qui éloigne plus encore le personnage féminin de son modèle dans le livre, et la rend plus humaine elle aussi.

Enfin, Robert Childan, dans la première saison, a un rôle plus secondaire encore que dans le livre. Il sert à montrer la soumission des Américains à la culture et à la façon de penser des Japonais.

Les sept principaux personnages de la saison 1 de The Man in the High Castle (de gauche à droite) : M. Tagomi, Julianna Frink, Franck Frink, Joe Cinnadella, John Smith, Ed McCarthy, l’inspecteur Kido.

Miroir déformé de notre réalité ou histoire d’espionnage fantastique ?

Vous ne serez pas obligés de faire votre choix, puisque chaque œuvre se concentre sur un aspect de l’histoire.

La puissance du livre est la façon dont l’écriture de Dick nous entraîne à l’intérieur d’un système de pensée. Chacun des personnages est imprégné d’une culture qui nous est étrangère en même temps qu’elle nous est familière. L’auteur décrit parfaitement l’Amérique des années 1950, mais les valeurs qui animent ses personnages sont des valeurs étrangères. Childan a si complètement intégré le mode de vie oriental qu’il pense toujours en termes de bienséance, de code, d’honneur. Perdre la face est impensable, devant des inférieurs surtout. Se courber, s’humilier, même, devant un supérieur (un japonais, forcément) est par contre non seulement envisageable, mais même obligatoire. Il est même enclin à renier sa propre culture, acceptant la supériorité du mode de pensée oriental.

De même, les ruminations de Julianna dans le roman, ou les déclarations de Joe Cinnadella, sont-elles façonnées par des esprits qui ont intégré les valeurs d’inégalité raciale comme allant de soi. Le mode de pensée nazie les a si totalement conquis qu’ils en ont du mal à imaginer la possibilité que décrit Le poids de la sauterelle.

Et en même temps, Le poids de la sauterelle fait sauter chez eux (ou pas, selon les personnages), les verrous qui enferment leurs certitudes. Et si les Alliés avaient vraiment gagné la guerre en 1945 ?

La force de Dick est de nous plonger dans ce miroir de nous-mêmes, de nous forcer à poser la question : et si les nazis avaient gagné ?

La description qu’il fait de notre monde dans ce renversement de valeurs est saisissante. Et elle tombe juste. Si juste.

Le roman atteint ainsi une qualité littéraire rare, celle de l’authenticité, de la résonance, deux qualités qui tiennent une place importante dans l’intrigue même.

Quant à la série, aux décors soignés, à la reconstitution réussie de l’époque, elle se concentre plus sur l’intrigue elle-même, et nous plonge plutôt dans l’ambiance d’un film d’espionnage. Le parallèle avec la Guerre Froide, présent dans le roman également, est ici marqué par l’affrontement en sous-main entre les deux puissances dominantes que sont le Japon et l’Allemagne à travers les personnages eux-mêmes. Le renversement des valeurs opère moins. Il existe une Résistance, ce qui n’est pas le cas dans le roman, et l’on s’identifie donc aux résistants, à ceux qui ont gardé leur façon de pensée, notre façon de pensée. Même John Smith, malgré tout, est présenté à la fin de la saison comme quelqu’un qui sera broyé par son intransigeance. On quitte la métaphore pure pour entrer dans le domaine de l’action. La tonalité en devient plus fantastique. Ce n’est plus un livre unique que l’on poursuit, mais bien une série de petits films sur pellicule, montrant des images d’archives authentiques d’un monde où les Alliés ont gagné la guerre. Chaque nouveau film peut être un ferment de révolte à lui tout seul.

La scène pivot du roman se retrouve dans la série, presque à l’identique, quand M. Tagomi se retrouve brièvement propulsé dans le San Francisco de notre réalité, mais le propos des deux médias en transforme la portée. Miroir déformant dans l’un, elle devient point de bascule vers une intrigue attendue dans la deuxième saison pour l’autre.

On pourrait presque se demander si dans la deuxième saison, les personnages ne vont pas être transportés dans notre réalité, pour y rencontrer le Maître du Haut Château à la manière dont Olivia Dunham se retrouve propulsée dans l’autre réalité pour rencontrer son double Folivia dans la série Fringe de J.J. Abrams. On l’attend, mais on serait presque déçus que ce soit le cas.

Une mise en abîme dans une mise en abîme ?

Dans les deux médias, cependant, la mise en abîme fonctionne parfaitement.

On lit un livre qui décrit un univers alternatif au nôtre dans lequel des personnages lisent un livre qui décrit un monde alternatif au leur, qui se trouve être très proche du nôtre…

On regarde une série (donc un film) qui décrit un univers alternatif au nôtre, dans lequel des personnages regardent des films (une série de films) qui décrivent un monde alternatif au leur, qui ressemble au nôtre…

La série n’est pas achevée, on ne sait donc pas quelle conclusion les scénaristes vont y apporter, mais dans le roman, c’est le Yi King lui-même, un livre de 5000 ans, qui a dicté chaque rebondissement, chaque détail, à son auteur, Abendsen. Et Dick lui-même a suivi cette méthode pour écrire le déroulement de son roman.

Le cercle se referme sur une impression à la fois d’harmonie totale et de vertige existentiel.

Existe-t-il une bibliothèque quelque part, recensant tous les livres qui ont été écrits et tous ceux qui seront écrits, et que les auteurs iraient consulter pour savoir ce qu’ils doivent, ou devront, écrire ?

C’est le talent ultime de Philip K. Dick : faire douter de la réalité sans avoir à être affligé, comme il le fût lui, d’une maladie mentale.

Changer notre point de vue sur le monde.

Pour aller plus loin : un fifthy dickien ?

L’œuvre de Philip K. Dick a donc marqué la culture imaginaire de façon radicale, au point que d’autres artistes s’y soient abreuvés, s’en soient inspirés, ou même l’aient copié ou imité.

Et ce mouvement continue d’exister.

C’est ainsi que Saint Épondyle, sur son blog Cosmo Orbüs, lançait il y a peu un concours d’écriture de fifty.

Un fifty est une histoire très courte en 50 mots, pas un de moins, pas un de plus.

Il s’agissait d’écrire un fifty à la manière de Philip K. Dick.

J’ai relevé le gant, et écrit ma propre histoire.

Pour ne pas enlever la primeur à Saint Épondyle, je vous invite à visiter son site, où vous lirez les textes envoyés, et découvrirez le vainqueur (l’Axe ou les Alliés ?).

Vous pourrez trouver mon texte ici même lorsque le concours sera achevé, simplement en cliquant sur la boîte ci-dessous.

The Woman in the High Tower

Elle se souvenait parfaitement de la chute du Mur. Elle y était. Journaliste à la Pravda, elle avait vu les drapeaux rouges sur la porte de Brandebourg. Elle avait couvert ensuite la démission de Bush, déliquescence du Capitalisme. Vertige. À l’écran, le drapeau. Non pas une étoile. Mais cinquante.

Les jurés m’ont placé en sixième place (bien mieux qu’en 666e), ce dont j’avoue être très fier. Car à la lecture des 23 autres textes, ce n’était pas gagné. Pour les lire, et découvrir le podium, rendez-vous à cette adresse.

L’Exoconférence, les extraterrestres à la Table Ronde

L’Exoconférence, les extraterrestres à la Table Ronde

L’Exoconférence, les extraterrestres à la Table Ronde

Sommes-nous seuls dans l’Univers ?

Cette question essentielle obsède l’Humanité.

Depuis que les anges et les démons ont été remplacés par les extraterrestres dans notre bestiaire imaginaire des êtres non humains doués de conscience, nous cherchons à remplir ce vide existentiel en rêvant à des formes de vie intersidérales.

Le folklore des petits hommes verts ou gris, des théories conspirationnistes, des soucoupes volantes et des enlèvements a inspiré de nombreux artistes, dont le plus célèbre reste Chris Carter et ses X-Files, dont on nous promet la réapparition cette année.

Il fallait bien que le sire Alexandre Astier s’y intéresse un jour, délaissant la couronne du Pendragon pour le costume trois-pièces du professeur suranné donnant une conférence déjantée sur le sujet.

Au milieu de considérations factuelles et scientifiques rigoureuses expliquant comment s’organise l’univers tel que nous le connaissons, sa cosmogonie, avec ses lois physiques fondamentales et ses inconnues, il insère des saynètes plus ou moins réussies illustrant de façon plus burlesque tel ou tel point de son exposé d’astrophysique.

Avant même la première image, on s’attend à une parodie de conférence, prétexte à des situations cocasses ou absurdes dans la même veine que Kaamelott.

Tel n’est pas vraiment le cas.

La forme est bien celle d’une conférence. Et d’ailleurs, si le costume d’Alexandre Astier évoque bien le vieux professeur du début du XXe siècle, la mise en scène brouille un peu les codes en faisant intervenir une Intelligence Artificielle censée aider l’orateur, ou le gêner, en ne répondant pas à ses sollicitations. On assiste donc tout au long du spectacle à un jeu très appuyé et un peu répétitif entre le vieux professeur aigri dont le caractère râleur fait un peu trop penser au Roi Arthur de Kaamelott, et l’I.A. version 5,0 récemment mise à jour qui bogue sans arrêt, sorte de Perceval numérique féminin plus ou moins pervers.

Si la présence de l’I.A. permet de dynamiser un peu la mise en scène, son intérêt s’arrête là, et c’est bien dommage.

En effet, au fur et à mesure que l’exposé avance et que le conférencier prend position sur l’existence des extraterrestres, faire un parallèle entre une forme de vie alien et une forme de vie artificielle aurait pu avoir du sens sur le fond et pas seulement sur la forme. La cohérence du spectacle y aurait grandement gagné, me semble-t-il.

Et puis, il y a ces digressions faites sous la forme de sketches, plus ou moins réussis.

Pour illustrer son propos, Alexandre Astier incarne alors brusquement des personnages aussi variés que Copernic, des généraux américains et russes, Pierre Curie, des extraterrestres un peu bêta, et j’en passe.

L’idée est intéressante, mais peut-être un peu convenue. On imaginait bien quelque chose dans ce goût-là.

Mais ce qui fit le succès mérité de la parodie des romans de la Table Ronde ne semble pas fonctionner pour l’Exoconférence.

À deux exceptions notables près (le passage sur la morphologie extraterrestre, absolument hilarant, et celui sur les enlèvements), ces saynètes tombent à plat. Elles n’ont pas de vraie saveur, pas de vraie profondeur, n’apportent rien. Elles sont mêmes, du moins c’est mon impression, jouées en force, comme s’il fallait absolument les placer malgré leur incongruité, et tant pis si elles donnent le sentiment de n’être là que pour rallonger la sauce.

On reste donc sur notre faim.

On rit, c’est vrai, mais pas autant qu’on aurait pu l’imaginer.

On apprend des choses, c’est vrai, mais pas autant qu’on aurait pu en avoir envie.

La relativité fait cependant son œuvre, et de façon magistrale puisque le spectacle parvient à provoquer à la fois l’impression que le temps se ralentit beaucoup trop (lorsque l’on aimerait que les sketches se terminent plus vite), et qu’il file beaucoup trop vite (lorsque l’on aimerait qu’Alexandre Astier développe un peu plus certains aspects de son monologue, en le mettant en perspective).

En somme, on hésite à classer l’Exoconférence dans les trous noirs supermassifs dont l’attraction est si grande que le temps s’étire à l’infini, ou dans les pulsars dont le rayonnement ne parvient à s’échapper que par intermittence.

Là encore, c’est bien dommage.

Alexandre Astier a rencontré de nombreux scientifiques, notamment des astrophysiciens, pour écrire ce spectacle, et cela se voit. Il y a un monde de choses vraiment intéressantes dans son texte. Mais j’ai pour ma part été déçu du manque de perspective, et ce même si certains passages sont vraiment de petites bulles de rire ou de poésie (comme le parfum de l’univers qui serait celui de la framboise).

Le fil rouge (si je puis dire, vous comprendrez le jeu de mots en regardant le DVD) de la plaque emportée par la sonde Voyager vers les espaces extrasolaires restera pour moi la meilleure trouvaille de mise en scène de l’Exoconférence.

Il manque donc un « je-ne-sais-quoi » pour faire opérer la magie qui transformerait cette conférence-comédie en un vrai moment de bonheur. Un souffle, un liant, une perspective différente.

En y réfléchissant, c’est bien la cohérence entre les saynètes et le corps de la conférence qui manque le plus.

Peut-être un autre regard sur l’écriture de ce texte aurait-il pu le faire évoluer ?

Peut-être bien que je demande beaucoup.

Peut-être bien qu’Alexandre Astier retravaillera sa copie, et qu’une nouvelle version verra le jour dans quelque temps ?

Peut-être bien que je crois trop aux Extraterrestres, moi.

Constantine, ou l’Enfer pavé de bonnes intentions

Constantine, ou l’Enfer pavé de bonnes intentions

Constantine, ou l’Enfer pavé de bonnes intentions

Les univers de superhéros sont parfois de vrais capharnaüms. On y trouve aussi bien des mutants (Les X-Men, ou Captain America chez Marvel, Flash chez DC) que des humains ayant développé des capacités extraordinaires à cause d’une histoire dramatique (Black Window chez Marvel, Green Arrow chez DC), ou encore des extraterrestres (Guardians of the Galaxy pour Marvel, Superman chez DC).

Assez singulièrement, le monde de l’occulte occupe une place un peu plus marginale dans les deux univers principaux des comics.
Le Docteur Strange dans celui de Marvel, dont Benedict Cumberbatch va bientôt être l’incarnation cinématographique.
Et John Constantine pour l’univers de DC Comics, qui vient de voir se terminer l’unique saison d’une série télévisée qui lui est dédiée.

Comme tous les superhéros, John Constantine possède un don fantastique, et une faiblesse fondamentale.

Gamin des rues venu de Liverpool, en Angleterre, il entre dans le monde de l’occulte très tôt, par attrait du danger. Il devient rapidement un maître dans les arcanes magiques, et se lance dans la pratique de l’exorcisme. Mais l’un d’entre eux tourne très mal, et l’âme de Constantine est vouée à la damnation éternelle à cause des actes perpétrés lors de cette séance catastrophique. Survivant néanmoins à l’épreuve, il tente de se racheter en combattant les forces du Mal venues des Enfers partout là où cela est nécessaire, n’hésitant pas à risquer sa vie comme celle de ses comparses Zed et Chas, ou de ses anciens associés. Damné mais Élu en même temps, il est plus ou moins guidé par un ange mystérieux, Manny, dont les motivations sont troubles. Ce petit groupe affronte ensemble une menace sourde nommée la Levée des Ténèbres, fomentée par une organisation secrète très ancienne, la Brujeria, à travers de nombreuses affaires sataniques faisant surface dans tout le territoire des États-Unis.

Zed est une médium très puissante, et Chas semble avoir plusieurs vies, mais ce sont surtout les immenses connaissances, l’audace suicidaire et le talent fabuleux teinté de désinvolture crâne de John Constantine qui leur permet de survivre et de contrecarrer les plans de la Brujeria.

Ce n’est pas la première fois que le magicien désinvolte et damné est porté à l’écran, si l’on se souvient de la tentative ratée du film des années 2000 avec Keanu Reeves dans le rôle-titre.

La direction prise par la série est cependant assez différente de son aîné.

L’univers, tout d’abord, est beaucoup moins centré sur une base judéo-chrétienne. Si dans le film l’Archange Gabriel et Lucifer étaient les références de chaque côté de l’affrontement, le champ est considérablement plus ouvert dans la série, avec des démons égyptiens ou assyriens, des exorcismes en langue vaudou, en sanskrit, en quechua, même. C’est d’ailleurs à la fois une qualité, et un défaut.

Élargir le champ de bataille pour l’ouvrir à d’autres traditions magiques permet de faire varier les points de vue, de donner plus de couleurs aux rituels magiques accomplis dans la série que les simples symboles judéo-chrétiens, rapidement évoqués dans les deux adaptations (la croix, l’eau bénite, les prières en latin, utilisées seules, pourraient sans doute paraître réductrices et répétitives). Cela donne aussi l’impression que le Mal est universel et que chaque tradition occulte dans le monde et au fil du temps a trouvé des parades originales et complémentaires pour lutter contre lui.

Mais le revers de la médaille est de perdre en cohérence, et de ne rester qu’à la surface des choses.

Les arts magiques occidentaux (et donc judéo-chrétiens) ne se limitent pas aux rituels de la Sainte Église Apostolique et Romaine et à un remake de l’Exorciste. On aurait pu plonger dans les traditions hermétiques alchimiques ou kabbalistiques juives comme chrétiennes, se servir de la diversité des récits bibliques plus encore, intégrer quelques idées venues de l’Apocalypse, voire approfondir les origines anglaises du personnage et le rattacher aux mages élisabéthains célèbres comme John Dee, ou à Aleister Crowley. Cela demandait peut-être de fouiller dans les arts occultes historiques et de faire quelques recherches pour rendre tout cela cohérent avec l’univers du comic book, mais au vu des recherches linguistiques pour faire entendre de véritables mots de vaudou, d’égyptien antique ou de sanskrit, cela ne me paraît pas un problème.

Le traitement est donc volontaire. On y retrouve la façon qu’ont les Américains de voir leurs cousins d’outre-Atlantique, et leur difficulté à penser l’histoire longue et complexe du Vieux Continent autrement que comme une sorte d’exotisme rafraîchissant.

Autre caractéristique de la série, un penchant pour la caricature très marqué, qui heureusement s’atténue quelque peu au fil des derniers épisodes.

Non seulement le personnage de John Constantine est-il taillé à la serpe dans les premiers épisodes, mais encore son évolution est-elle très lente. Sa culpabilité n’est que très légèrement effleurée à la fin de la saison, et son arrogance, sa désinvolture, sont beaucoup trop appuyées. Même pour quelqu’un qui apprécie les poncifs attachés aux personnages arrogants (de Han Solo à Cobra en passant par James Bond), la coupe est très rapidement emplie à ras bord. Le personnage en devient parfois agaçant, et l’identification s’en trouve amoindrie. On n’espère qu’une chose : qu’il en prenne plein la figure pour enfin perdre de sa superbe et redescendre sur terre.

Cela change il est vrai de l’interprétation monocorde de Keanu Reeves avec son talent inégalé pour ne faire apparaître sur son visage que le même masque dénué d’expression dans toutes les situations du film.

Le choix également d’escamoter le cancer du poumon et l’urgence que vivait le personnage dans le film sur la fin imminente de son existence et la confrontation inévitable avec son Destin, change considérablement la portée de sa damnation.

Les personnages secondaires de Zed et de Chas sont plus intéressants, mais la caricature n’est pas non plus absente. Zed est bien évidemment une plantureuse créature qui joue de séduction avec Constantine tout en traînant un passé lourd et complexe que la série n’a pas le temps d’explorer, tant son rythme est lent. Chas est le plus humain, finalement, bien qu’il n’apparaisse pendant toute la première moitié de la série que comme un faire-valoir étrange.

Même Papa Midnite, le sorcier vaudou, ni ennemi, ni allié de Constantine, est d’abord présenté comme un guignol, avant de prendre plus de profondeur ensuite.

Quant à Manny, son rôle ambigu aux côtés de Constantine et son rapport avec les Mortels ne sont qu’esquissés, et trop tardivement également.

La série a été interrompue après la fin de la première saison. Trop chère à produire (le nombre d’effets spéciaux par épisode est exponentiel), pour un succès probablement mitigé. Certainement que son mauvais positionnement sur le ton et l’ambiance, sur le rythme de l’intrigue générale, sur son propos, a joué un grand rôle dans cet échec.

C’est bien dommage, car au-delà de ces défauts, les derniers épisodes devenaient plus prometteurs, et la trame commençait à prendre une tournure moins manichéenne, avec le twist final.

Restent de très bonnes idées dans certains épisodes, comme dans le troisième, The Devil’s Vinyl, où un disque portant la voix du Diable devient l’enjeu.

Et malgré tout un certain attachement aux personnages et à l’univers.