2
Deux séries sur un thème : Anges & Démons, partie 2

Deux séries sur un thème : Anges & Démons, partie 2

Deux séries sur un thème : Anges & Démons, partie 2

En 2015, en pleine écriture du Choix des Anges, qui met en scène une version personnelle de ces créatures, j’ai écrit un petit article sur deux séries qui les illustraient d’une façon également étonnante. L’article est à ce jour le plus lu sur ce blog, ce qui m’a conforté dans l’idée que le sujet des anges et des démons nous fascine tous un peu.

Leur rôle d’intermédiaires entre les humains et leurs divinités leur accorde une place à part dans toutes les mythologies, et parle à la fois de notre nature imparfaite et de nos aspirations, de la difficulté d’être humain et de celle de s’affranchir de nos limites. De ce que l’on perd et de ce que l’on gagne dans le processus.

Tout naturellement, ces thèmes des êtres angéliques et des anges déchus, du bien et du mal, de l’illumination et de la tentation, de l’Apocalypse et de la Rédemption trouvent de nouveaux échos dans d’autres séries, et j’ai eu envie d’explorer un peu plus ce que quelques-unes de ces œuvres peuvent nous en raconter.

Cette fois-ci, je vais m’intéresser à quatre œuvres : Supernatural, dont la mythologie a rapidement tourné autour de la dualité entre des anges et des démons, Lucifer, dont le nom parle seul, Good Omens, sortie récemment et qui met en scène l’Apocalypse d’une façon humoristique, et enfin un petit ovni nommé Miracle Workers.

Je vais croiser ces œuvres et les précédentes entre elles le long de quelques idées qui semblent structurer fortement l’imaginaire évoqué par les êtres angéliques.Bienvenue donc dans la deuxième partie, quatre ans plus tard, de Deux (quatre, enfin six) séries sur un thème : Anges et Démons.

Les quatre séries de l’Apocalypse

Comme les quatre cavaliers du même nom, bien évidemment, elles montrent chacune un versant différent du thème des êtres angéliques, mais comme nous le verrons plus loin, elles incorporent toutes des ingrédients communs, même s’ils sont en proportions variables.

Supernatural

À tout seigneur, tout honneur, la série-fleuve Supernatural introduit dès son pilote un personnage de démon.

Elle suit les frères Winchester, Sam et Dean, élevés par leur père comme des Chasseurs (sous-entendu «de monstres») depuis le traumatisme de la mort de leur mère peu après la naissance de Sam, incinérée par le «Démon aux yeux jaunes», une créature des enfers dont les motivations et la traque vont constituer le fil rouge de la série jusqu’à la troisième saison. Alors qu’au départ il n’est question que de ce démon-là, incarnation du Mal dans ce qu’il a de plus absolu, les premiers épisodes s’attachent plutôt à des créatures surnaturelles mineures (fantômes, poltergeists, esprits vengeurs, ce genre de choses). Et puis rapidement, d’autres personnages récurrents sont introduits, qui font glisser les thèmes de la série vers l’affrontement éternel entre les forces de Bien et celles du Mal : l’Ange Castiel, le Seigneur des Enfers lui-même, Lucifer, l’Ange Déchu. Mais aussi Crowley, le Démon des carrefours responsable des pactes diaboliques. On y croise les Archanges Gabriel, Michaël, Raphaël, Métatron. On y fait connaissance avec toute une hiérarchie démoniaque.

Si la série traîne parfois en longueur, beaucoup d’épisodes sont de petits bijoux dans la réalisation, mais aussi dans l’autodérision. Les personnages de Sam, l’éternel torturé aux pouvoirs mystiques (est-ce pour cela que le Démon aux yeux jaunes s’est intéressé à lui au départ et a tué sa mère alors qu’il n’était qu’au berceau ?), et Dean l’hédoniste séducteur amateur de heavy metal sont très attachants, du moins jusqu’à ce que leur relation fraternelle à base de «je ferai tout pour te sauver y compris me sacrifier et sacrifier le monde, mais surtout ne fais pas la même chose c’est mal» ne tourne vraiment en rond. Au bout de la dixième saison de ce manège, j’avoue que cela lasse un peu, surtout quand chaque saison compte 23 épisodes… (et encore, la série comptera au final 15 saisons…)

Mais au-delà des deux frères Winchester et de leur «family business», ce sont deux personnages récurrents qui retiennent l’attention : Castiel et Crowley.

L’ange et le démon sont bien entendu opposés. Mais ils montrent tout au long de la série que la frontière entre le bien et le mal peut être très mouvante, voire floue et incertaine. Ils vont être tour à tour les alliés des Winchester, leurs adversaires, leurs ennemis, leurs amis, jusqu’à brouiller véritablement les cartes. Et l’un comme l’autre vont faire l’expérience d’un rapprochement avec l’Humanité. Castiel au sens propre puisque lors d’une saison entière, ayant perdu sa «Grâce» (le fluide qui le fait ange), il devient simple mortel et expérimente donc toutes les sensations des êtres humains : les plaisirs, la peur, la douleur, la souffrance, même, l’attachement, l’amour.

Crowley, lui, pour démoniaque qu’il soit, va tendre vers une sorte d’attachement, pas à l’Humanité, mais à sa relation avec les trois autres personnages, notamment à Dean. Pervers, cruel, il deviendra cependant l’ami des Winchester, au sens où même s’il s’en défend, leur survie lui importe beaucoup.

Il est dommage que le principal défaut de la série s’étende aussi à ces personnages : l’absence d’évolution. Tous les personnages retombent systématiquement dans leurs travers d’origine sans jamais apprendre de leurs erreurs. Comme s’ils étaient bloqués dans un jour sans fin, ou comme si leur archétype était immuable. Sam pleurniche toujours sans jamais changer de disque, Dean n’apprend pas à exprimer ses sentiments. Castiel continue à vouloir conquérir le pouvoir pour faire le bien et Crowley n’agit pas en cohérence avec les changements qui sont introduits dans les dialogues.

Cependant, si vous ne connaissez pas la série, je vous invite à la découvrir.

Vous y verrez que les scénaristes ont utilisé et détourné bien des concepts bibliques, de Lilith aux Néphilim, aux Chiens de l’Enfer, aux pactes.

Lucifer

J’ai découvert cette série alors que la quatrième saison n’allait pas tarder à sortir sur Netflix, après que la société de streaming ait sauvé le show de l’abandon par son diffuseur précédent. Et j’avoue que j’ai adoré, malgré des longueurs et là encore un manque d’évolution des personnages.

Au départ, le pitch m’a titillé.

Lucifer, Roi des Enfers relégué à ce rôle par Dieu après sa rébellion, décide un jour qu’il veut prendre des vacances, et quitte son trône pour venir de nos jours à Los Angeles et acquérir une boîte de nuit, le Lux. Il se retrouve alors à côtoyer l’Humanité de près plus encore qu’il ne le pensait quand il est obligé de faire équipe avec une inspectrice de la criminelle pour résoudre le meurtre d’une jeune femme à qui il avait accordé une faveur. Son Don de découvrir les désirs cachés, les plus sombres et inavouables des humains lui sera d’une grande utilité et l’incitera à prolonger sa collaboration pour assouvir son plus grand plaisir : retrouver et châtier les criminels. Ce sera aussi pour élucider le mystère de cette inspectrice, Chloe Decker, la seule humaine à résister à son pouvoir. Mais c’est sans compter avec Amenaediel, son ange de frère toujours loyal au tout puissant, venu le ramener jusqu’à son trône pour tenir les Enfers qui partent à vau-l’eau, et Mazikeen, la démone qui l’a accompagné jusque sur Terre et qui se languit des tortures qu’elle pouvait infliger aux coupables dans ses cellules infernales.

Heureusement, nous sommes à L.A., et Lucifer va trouver un allié de poids : sa psychiatre

Je ne suis pas particulièrement friand des séries policières (à part l’indétrônable Dexter) et celle-ci garde les défauts principaux du genre : un épisode lié à une enquête, des thèmes que l’on a l’impression d’avoir vus déjà traités dix mille fois dans d’autres séries et de la même façon surtout, les interrogations sur ce qu’est un bon flic ou un mauvais flic (version US, bien entendu).

Mais là ne réside pas l’intérêt principal, bien sûr.

Le tour de force est d’arriver à entremêler tout ceci avec les interrogations existentielles de Lucifer lui-même. De sa place dans le Plan Divin jusqu’à celle qu’il se choisit lui-même sur Terre, de sa réputation qu’il exècre autant qu’il en joue, de ses relations très ambiguës avec son frère Amenaediel ou sa garde du corps Mazikeen, de sa propre autodétestation. Chaque enquête est en effet l’occasion pour l’ex-Roi des Enfers de comprendre un sentiment, une émotion, une relation. Il se projette entièrement et totalement dans le «péché» illustré dans le crime qu’il doit commettre, et surtout dans sa contrepartie.

Et cela en dépit de sa propension à la luxure, voire au stupre.

D’ailleurs, il faut à tout prix voir la série en VO, car l’accent britannique de l’acteur principal est un véritable plaisir en soi qui ajoute un certain décalage en jouant sur l’image du dandy décadent «à la Oscar Wilde», lui-même cité par Lucifer comme l’un de ses amis/disciples.

La série montre un Satan bien humain, tout compte fait.

La troisième saison est très décevante sur ce point, car les 23 épisodes (plus 3 qui auraient dû se trouver dans la quatrième avant que Netflix ne reprenne le show, mais qui n’ont rien à y faire) font du sur-place. Le caractère de Lucifer reste bloqué à un stade enfantin qui rend le visionnage très pénible parfois, et l’univers en perd complètement sa crédibilité. Heureusement la quatrième saison reprend les codes qui auraient dû guider la série dès le début et nous offre un arc beaucoup plus biblique et moins puéril.

Lucifer illustre une image du diable comme celle d’un ange déchu, s’intéresse à l’une des raisons de cette Chute, le désir de liberté et d’indépendance, et à travers tous les excès et les inadaptations du personnage éponyme, aux relations que les Humains eux-mêmes peuvent entretenir entre eux et avec le monde divin.

Good Omens

Au Commencement, comme il se doit, était un livre. Un livre devenu culte, voire sacré, pour de nombreux geeks. Good Omens (De bons présages en français) est le fruit pas si défendu que ça de la collaboration entre deux monstres sacrés de l’imaginaire anglo-saxon : Neil Gaiman (créateur non seulement de Coraline, des comics Sandman, Death et de l’univers de American Gods, une autre série actuelle adaptée de ses propres écrits, mais aussi du personnage original de Lucifer dont nous parlions plus tôt dans cet article) et Terry Pratchett (auteur d’une saga parodique et satirique de fantasy autour de son univers devenu célèbre du Disque-Monde). Les deux compères, amis inséparables dans la vie, ont mêlé leurs deux approches très différentes pour créer un récit foutraque et jubilatoire autour de l’amitié de deux êtres célestes, l’ange Aziraphale et le démon (ange déchu) Crawley (oui, encore ce nom-là, avec un a et non un o, mais nous y reviendrons).

Car si Aziraphale et Crawley appartiennent à des camps ennemis, le Ciel et l’Enfer, ils partagent une passion commune : celle de l’Humanité. Entre l’amoureux des livres et des arts et l’hédoniste amateur de belles voitures, la coopération pour passer du bon temps sur Terre et éviter d’obéir aux ordres parfois cruels de leurs hiérarchies respectives va devoir prendre une tout autre ampleur, car ils vont être confrontés à un problème de taille.

L’Apocalypse approche.

Et on a perdu toute trace de l’Antéchrist, qu’ils étaient pourtant tous deux chargés par leur propre camp de surveiller étroitement, depuis que l’enfant démoniaque a été par erreur échangé le jour de sa naissance, 11 ans auparavant.

Ce n’est que grâce à l’intervention de la dernière descendante d’une longue lignée de sorcières, d’un apprenti chasseur de sorcières aux convictions vacillantes, et d’enfants de 11 ans, que l’Apocalypse pourra peut-être être évitée et que les Quatre Cavaliers, apparus sous la forme de bikers aux montures rutilantes, seront renvoyés au néant. S’il n’est pas trop tard.

Depuis la sortie du livre au siècle dernier, Terry Pratchett s’est donné la mort après s’être battu contre la maladie d’Alzheimer pendant des années, et Neil Gaiman a adapté récemment l’histoire sous la forme d’une minisérie de 6 épisodes diffusée par Amazon Prime Video, en la lui dédicaçant.

La série est restée fidèle au récit d’origine, en prenant bien sûr quelques libertés. On y retrouve le ton complètement déjanté, la satire, et cet humour décalé.

Miracle Workers

Petit dernier dans la liste des quatre cavaliers, Miracle Workers est une petite minisérie en 7 épisodes (symbolique de la Genèse oblige) très courts d’une vingtaine de minutes, déjantée elle aussi, se déroulant entièrement dans les locaux de Heaven Inc. Car oui, le paradis est une entreprise dédiée à la gestion de la planète Terre et de tous ses habitants, végétaux, animaux comme humains.

Le PDG, Dieu, est une sorte d’enfant gâté complètement immature et capricieux joué brillamment par Steve Buscemi. Un jour, sur un coup de tête, il décide de détruire la Terre pour se lancer dans un nouveau projet. Deux anges attachés à la planète bleue, Craig (Daniel Radcliffe, décidément excellent pour dénicher des rôles inattendus) et Eliza (Geraldine Viswanathan), officiant dans le très délabré et presque abandonné service qui exauce les prières, le convainquent d’annuler l’Apocalypse s’ils peuvent prouver que l’Humanité en vaut la peine. Pour cela, ils doivent réaliser une prière considérée comme un miracle impossible, faire tomber amoureux deux êtres humains, Sam et Laura.

Elle aussi adaptation d’un roman, la série n’égale pas Good Omens mais traite à la façon des soaps parodiques (comme Mariés deux enfants par exemple) le thème de l’Apocalypse et des Anges intermédiaires entre les humains et le divin. Il n’est pas ici question de démons, mais bien plutôt des interventions divines, des caprices de Dieu, de l’absurdité de la vie et des desseins incompréhensibles. Le parallèle avec le monde de l’entreprise est très réussi. Le tout avec peu de moyens techniques (les décors et effets spéciaux sont minimalistes), mais une évidente énergie.

L’absence de Dieu

La première référence commune de ces quatre séries, mais cela est valable aussi pour Dominion et Carnivale et même pour Sin Noticias de Dios dont je vous parlais en 2015, c’est le thème de l’absence de Dieu.

Après avoir créé le monde, le Divin, par essence incommunicable, ineffable, incompréhensible, se retire. Mais si les anges sont censés porter Sa parole aux humains et exécuter Sa volonté, que se passe-t-il lorsqu’eux aussi ont perdu tout contact avec Lui ?

Comme l’Humanité orpheline qu’ils sont sensés guider ou protéger, châtier ou tenter, les anges et les démons se retrouvent sans véritable but. Ils doivent, comme l’Humanité, trouver leur chemin en imaginant ce que Dieu aurait voulu pour eux. Dieu ou le Diable.

Il est frappant de constater que sur toutes ces séries, et dans Sin noticias de Dios dont c’est le thème principal, le Créateur est absent, perdu, disparu, ou tout simplement si inconséquent qu’il en devient inexistant. Dans Miracle Workers, il est même à l’origine de tout ce qui pose problème aux anges comme à l’Humanité, avec son immaturité et sa conduite égocentrique.

Le Grand Plan Divin n’est alors qu’une idée abstraite dont même les êtres angéliques n’ont qu’une approximation floue. À tel point que les anges peuvent se déchirer entre eux (Supernatural voit plusieurs factions se créer chez les Enfants de Dieu), s’écarter de la bonté (dans Dominion ils vont même jusqu’à imposer un ordre strict aux humains), précipiter l’Apocalypse sans vraiment trop savoir pourquoi à part que c’était prévu (Good Omens), ou s’égarer parmi les Hommes (Amenaediel dans Lucifer).

Les démons, quant à eux, n’existent finalement que pour obéir au Premier Ange Déchu, et lorsqu’il s’absente de l’Enfer comme dans la quatrième saison de Lucifer, c’est la panique.

On assiste alors à un renversement des rôles à plusieurs niveaux.

Les anges qui devaient guider les Humains viennent expérimenter les affres et les délices du Libre Arbitre et de l’indépendance. Ils doivent trouver leur voie, individuellement, alors qu’ils sont parfois pris dans le délire de leur mission, ou de leur devoir collectif. S’écarter du troupeau, comme le font Castiel ou Amenaediel, devient suspect. Ils sont donc voués à se confronter à la tentation du totalitarisme, de la guerre civile, du fratricide.

Parfois, ils doivent se rebeller contre les plans de Dieu et sauver l’Humanité malgré sa sentence (Miracle Workers), prenant de facto la place dévolue traditionnellement aux Anges déchus, c’est-à-dire aux démons. Le discours individualiste, si proche de l’idée de libre arbitre, réhabilite l’image de Lucifer, celui qui osa mettre en doute l’infaillibilité du Dessein divin, qui osa surtout rêver d’un destin choisi par ses seuls désirs, sa seule volonté. Et ce alors même que les démons ne sont pas même mis en scène dans Miracle Workers.

Les démons qui ne sont d’ailleurs pas plus à la fête, car en l’absence de Dieu comme en l’absence du Diable, quel est leur rôle ? Tenter l’Humanité, jouer sur ses peurs, ses désirs et sa corruption, c’est bien, mais pour quoi faire ? Collecter des âmes ? Oui, mais au final, ça sert à quoi ? Crowley dans Supernatural finit par s’ennuyer profondément. Il lui faut un adversaire. Il lui faut la Lumière pour projeter son Ombre. Alors le combat éternel, jusqu’à provoquer l’Apocalypse (Good Omens), et ensuite ?

Si Dieu n’est plus, qu’est-ce qui donne sens à tout cela ?

Les Humains deviennent alors les professeurs de tout ce monde-là.

Abandonnés par Dieu presque depuis leur création, ils ont l’expérience, et même une certaine sagesse (la relation de Dean et de Castiel montre bien que le premier devient l’initiateur du deuxième) dans leur façon de vivre. De Chloe Decker à la sorcière de Good Omens, de Dean à Sam et Laura, ce sont bien les êtres humains qui ont les clefs de tout.

L’absence de Dieu force les anges et les démons à devenir adultes, et l’on nous montre comment les enfants grandissent, font des erreurs, parfois tragiques, comment ils apprennent à apprivoiser leur propre liberté, leur propre indépendance. Ils font des choix et en assument les conséquences. Sans la protection du Père Tout Puissant, il arrive même qu’ils fassent le Bien sans le vouloir (Crawley dans Good Omens) ou le Mal avec de bonnes intentions (Castiel, Amenaediel).

Toutes ces œuvres se rejoignent sur ce point : les êtres angéliques ou démoniaques apprennent que la vie n’est ni toute lumière ni ténèbres profondes, mais seulement affaire de choix, de compromis et de conséquences inattendues qu’il faut bien assumer.

Être humain

D’ailleurs, l’un des enseignements principaux que vivent les anges comme les démons dans ces séries est celui de la nature humaine.

Tous les personnages angéliques de ces séries, à un point ou un autre de leur évolution, doivent affronter l’essence même de ce que veut dire être humain, doivent l’expérimenter, en goûter tous les bonheurs et en souffrir toutes les conséquences, jusqu’aux plus déplaisantes.

Sur ce plan, le cheminement de Castiel dans Supernatural est le plus réussi, car le plus complet.

Ayant perdu sa Grâce, il devient simple Mortel et endure la douleur physique, les blessures, la faim, la soif, les besoins physiologiques d’élimination et d’excrétion de la matière, la perte et le chagrin. Il a perdu avec ses ailes le pouvoir de se déplacer instantanément d’un point à l’autre du globe terrestre et doit donc recourir à une voiture ou marcher, ce qu’il trouve épuisant. Il a perdu également la possibilité d’entendre ses anciens congénères angéliques, sa force et ses capacités de guérir les autres miraculeusement. Et pourtant, il découvre le plaisir de la nourriture et du goût, de l’amour physique, du réconfort, de l’amitié. Il apprend la méfiance, il apprend à mettre à l’épreuve la compassion qui lui était naturelle en sachant véritablement ce qu’est la souffrance ressentie par l’autre. Il voit tout un monde s’ouvrir à lui, qu’il ne considérait que comme lointain et peu digne de lui auparavant.

Crowley, plus ancré dans la chair, connaît la douleur et les plaisirs, puisque dans la mythologie de Supernatural, les démons sont d’anciens humains dont l’âme est passée par l’enfer pendant des siècles et une fois pervertie par les souffrances qu’elle y a vécu, se transforme en pure force maléfique. Pourtant, dans quelques épisodes de la saison 8 ou 9, Crowley est bien près de redevenir humain, et redécouvre la compassion, lui aussi.

Lucifer, dans son périple américain, ne fait pas que distribuer des faveurs et se vautrer dans la luxure. Il apprend surtout à reconnaître et à accepter les émotions humaines. Jalousie, attachement, loyauté, remords, pardon, envie, abandon, etc. L’intervention de la psychiatre la plus malchanceuse de l’univers est d’ailleurs une excellente idée pour cela.

Amenaediel lui aussi perd ses ailes et ses pouvoirs pour un temps devenir Mortel et expérimenter la nature humaine, ce qui le mènera à comprendre le véritable sens de la compassion. Ce qui d’ailleurs, pour tous ces anges, ressemble plutôt à de l’empathie, la capacité à imaginer ce que l’autre peut ressentir.

Aziraphale et Crawley, eux, sont d’emblée présentés comme des originaux parmi leurs espèces, car déjà «contaminés» par une trop grande proximité avec la nature humaine. Ils sont précieux (Aziraphale) ou hédoniste (Crawley), et finalement attachés à des symboles matériels qui parlent de leur amour de l’Humanité : livres ou automobile, plantes vertes ou bonne chère.

Craig et Eliza ont été humains avant d’être anges, dans une exacte symétrie par rapport aux démons de Supernatural. Chaque âme humaine devient un ange chez Heaven Inc., pour être assignée à un service en particulier et continuer à faire tourner l’entreprise. Mais il s’agit bien d’âmes humaines, et leur expérience des désirs et espoirs, des besoins et des aspirations matérielles va leur être plus que nécessaire pour sauver le monde de l’Apocalypse.

Le mythe Prométhéen

Si les anges et les démons apprennent beaucoup des humains, l’inverse est également vrai.

Le vieux thème de Prométhée qui vola le feu aux Dieux pour le confier aux Hommes au mépris de sa propre vie (pour ce forfait il sera puni d’un éternel tourment) n’est pas abandonné par l’imaginaire de ces séries.

L’ange peut ainsi être le recours des Hommes contre la colère de Dieu comme dans Dominion ou contre l’Apocalypse (Aziraphale essayant d’empêcher les siens de se lancer dans une guerre destructrice pour l’Humanité, Craig et Eliza).

Mais il peut aussi être l’initiateur, celui qui permet aux potentialités humaines de s’exprimer. Le personnage de Lucifer reprend ainsi le concept du pacte en lui redonnant ses couleurs d’origine : comme Prométhée, l’ange déchu «Porteur de Lumière» (puisque telle est la traduction du latin lucis-fer) donne le coup de pouce nécessaire à la réalisation d’une tâche, les moyens de s’affranchir du destin, le feu qui manquait. Il y a une contrepartie, mais ce n’est pas le nouveau Prométhée qui la paye en acceptant de se sacrifier, c’est bien l’être humain qui donne quelque chose. Et ici, il ne s’agit pas de son âme, mais d’un simple service en retour. Un échange de bons procédés.

Exactement comme Crowley au début de la série Supernatural, lorsqu’il est un démon de moyenne importance spécialisé dans les transactions avec les humains. Lui collecte bien les âmes, par contre, et le prix est démesuré. Mais plusieurs épisodes de la série sont basés sur cet échange transactionnel, sur la métaphore de ce que l’on doit sacrifier pour accéder à un pouvoir ou à une illumination.

Son homonyme (à la lettre près) Crawley dans Good Omens s’amuse à susciter chez les humains les plus bas instincts, et finalement, ce comportement n’est que le dévoiement de l’illumination prométhéenne.

La ressemblance de sonorité n’est d’ailleurs pas fortuite. Crawl en anglais c’est ramper (et c’est pourquoi en français, Crawley est traduit par Rampant, puis Rampa pour «faire plus moderne» comme dirait le démon en question) et ce n’est pas un hasard si Crawley est dépeint comme le serpent tentateur de la Genèse. Comme Crowley et ses pactes. Comme Lucifer et ses «services».

Quand les anges, sensés être intercesseurs entre Dieu et les Hommes, n’ont plus de supérieur, ce sont les démons qui deviennent les interlocuteurs privilégiés des humains.

Et leur tradition de rébellion montre la voie.

Pas si facile d’être The King of Hell

Et pourtant cette voie n’est pas particulièrement plus facile que celle de la soumission des anges.

Pour Lucifer, son éternelle rébellion contre son divin père occupe toutes ses pensées, au point de déclencher l’Apocalypse dans Supernatural, ou de le rendre malade dans Lucifer (heureusement que sa psychiatre est là). Les conséquences sont dans les deux cas potentiellement désastreuses (elles ne se verront que dans la quatrième saison pour Lucifer). Et Crawley doit se garder des concurrents dont l’aspect et les manières sont aussi repoussantes pour lui que pour nous.

Mais pour les démons, les vrais, qui ne sont pas des anges déchus, leurs luttes intestines permanentes pour le pouvoir les accaparent presque autant que leurs manigances pour semer le chaos.

Ils sont incapables de s’entendre sauf si une hiérarchie stricte et une terreur presque mythologique ne les gardaient pas dans le «droit» chemin. Ce qui est le rôle du Roi des Enfers, titre que Crowley aime à se donner et que Lucifer porte à contrecœur.

C’est que finalement, tous anges déchus ou démons pleins de malice soient-ils, ils ont aussi des responsabilités. Faire tourner la boutique de l’Enfer, garder les démons dans le rang, éviter de les voir s’autodétruire, éviter de se faire détruire par eux ou de perdre sa place (ce qui la plupart du temps revient au même).

La liberté si chère à Lucifer a donc son pendant : la responsabilité, et le dernier épisode de la quatrième saison répond assez bien à ce dilemme très humain.

Apocalypse maintenant ?

Toutes ces séries mettent également en scène une forme d’Apocalypse, de Fin du Monde, et je me demande si ce thème n’est pas aussi inspiré par les peurs qui sont dans l’air du temps. Et à chaque fois, dans ces séries, ce sont les êtres humains qui ont le pouvoir d’empêcher la destruction finale. À chaque fois ce sont des humains qui ont le pouvoir de tout changer entre leurs mains.

Pas des anges, pas des démons.

Uniquement des humains.

Je ne sais si ce motif récurrent est un signe de nos préoccupations actuelles ou simplement parce qu’il est plus intéressant que les véritables héros soient ceux qui nous ressemblent le plus, c’est-à-dire des humains.

Parce que les anges et les démons sont ici présentés comme nos miroirs déformants.

Ils sont aussi immatures et patauds, aussi cruels et naïfs, aussi désabusés et pleins de bonnes volontés que nous.

Ils sont tiraillés entre le Bien et le Mal, comme nous.

Ils n’ont plus de guide, comme nous en Occident.

Ils sont des enfants, tout juste des adolescents, et essaient de se conduire en adultes, assument ou tentent d’assumer leurs actes, leurs erreurs, leurs fautes.

Mais ce sont bien les humains qui tranchent. Pas des êtres à moitié humains.

Parce que la grande différence réside là : dans ces séries, les anges et les démons sont inachevés, incomplets.

Seuls les humains ont toute la palette des potentialités.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

Filtrer par
Exact matches only
Contenu
Type de Contenu
Tout sélectionner
Articles
Pages
Projets
Téléchargements
Filtre par Catégorie
Tout sélectionner
Chimères Animées
Chimères Partagées
Devine qui vient écrire
L'encre & la plume
Le Serpent à Plumes
Le Serpent d'Hippocrate
Les Feux de la Rampe
Les Pixe-Ailes du Phœnix
Musique des Sphères
Vers l'Infini et Au-delà
Filtre par Catégories De Projets
Tout sélectionner
Films
Jeu de Rôle

Apprendre des erreurs des autres, partie 1 : tenir ses promesses (narratives)

Apprendre des erreurs des autres, partie 1 : tenir ses promesses (narratives)

Apprendre des erreurs des autres, partie 1 : tenir ses promesses (narratives)

Depuis sa naissance en 2014, j’ai pris le parti de n’écrire sur ce blog qu’à propos des sujets qui m’ont positivement marqué, à de rares exceptions près. Il me semble en effet plus intéressant de mettre en avant les sujets et œuvres que je trouve pertinentes ou réussies, plutôt que de critiquer et de chroniquer absolument tout et d’exposer aussi des objets artistiques dont je trouve qu’ils ne le méritent pas.

Cependant, le monde n’est pas non plus fait que de ce que l’on aime.

J’ai déjà d’ailleurs pu pousser un coup de gueule ci et là.

Car il est vrai que l’on peut aussi apprendre de l’erreur. Chaque tentative, même avortée, même échouée, peut nous rapprocher un peu plus de ce que nous voulons accomplir.

Nos propres erreurs tout d’abord. Savoir les reconnaître est non seulement une marque de sagesse, mais aussi le premier pas vers notre amélioration. Et chacun sait combien il est difficile de reconnaître avec justesse et justice que nous pouvons avoir tort. Avec justesse, c’est à dire sans mauvaise foi, sans nous dédouaner de nos responsabilités, mais aussi avec justice c’est-à-dire sans nous accabler outre mesure. Il est des erreurs vénielles dans la création artistique comme dans la vie, et c’est heureux !

Et nous pouvons également apprendre des erreurs des autres, tout autant que de leurs réussites.

Puisque je suis un éternel insatisfait pour ce qui est de mes propres créations, j’ai toujours tendance à me dire que j’aimerais éviter telle ou telle erreur, tel ou tel piège, tel ou tel écueil dans mon écriture. Je garde en mémoire ce qui m’a touché et ému, ce qui m’a plu et bouleversé dans tout ce qui me nourrit artistiquement, mais je tente aussi de me souvenir de ce que je ne veux pas reproduire.

J’ai donc eu envie de vous proposer une série d’articles en forme de liste d’erreurs que je m’efforce de ne pas commettre, autour de quelques œuvres, récentes ou non, qui illustreront à la fois la thématique et mon propos.

Je suis un auditeur assidu de l’excellent podcast sur l’écriture Procrastination, commis par Lionel Davoust, Mélanie Fazi, et Laurent Genefort. Si vous ne connaissez pas et que vous avez l’ambition d’écrire, je ne peux que vous conseiller ardemment d’aller y jeter une oreille, si ce n’est les deux.

Au cours de l’épisode final de la première saison du podcast, nos trois mousquetaires explorent la notion de promesse narrative. Et je dois dire que c’était une découverte pour moi, au sens où j’ai enfin pu entendre des mots sur une sensation que je connaissais comme tout le monde intimement, mais sans vraiment la comprendre. Comme lorsque soudain le sens d’un proverbe, d’une expression, d’un mot, s’éclaire et que le monde devient différent, simplement parce qu’on a enfin intégré quelque chose, pleinement, qu’on en a saisi toute l’essence.

Cette notion est une règle assez simple, finalement : chaque enjeu créé par l’auteur d’une œuvre narrative est comme une promesse envers son public, lecteur ou spectateur, et il doit y répondre dans la suite du récit en restant le plus possible à la hauteur de l’attente ainsi provoquée. Ainsi, plus l’enjeu sera élevé, plus la promesse sera alléchante, et plus l’auteur ou l’autrice devra y répondre avec une forte intensité.

Et cela est particulièrement vrai dans les enjeux centraux de l’œuvre. On ne comprendrait pas qu’un bouquin sur l’avenir de l’Humanité, où les héros sont confrontés à une possible fin du monde, laisse en plan le lecteur sur ce qu’il s’est passé au final et s’intéresse plutôt à la couleur choisie par l’un des protagonistes pour repeindre sa salle de bains.

Et pourtant, des œuvres entières, parfois même considérées comme majeures, font l’impasse sur les promesses narratives qu’elles ont elles-mêmes créées, que ce soit sur des promesses fondatrices ou sur des points plus mineurs.

Alors, répondre ou pas répondre, et si oui, avec quelle intensité, ce sont des questions qui me paraissent importantes à connaître, car leur résolution n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire.

Nous allons illustrer la discussion avec deux œuvres.

À ma droite, le poids lourd actuel de l’univers imaginaire de la fantasy, j’ai nommé Game of Thrones, que l’on ne présente plus (et on a tort, parce qu’il y a beaucoup à dire). J’en parlerai en m’intéressant à la fois à la version littéraire et à la version télévisuelle.

À ma gauche un roman passionnant, L’Ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón, premier tome d’une trilogie autour des livres et de leur pouvoir dans l’existence des écrivains comme des lecteurs.

Ces deux univers sans aucun point commun ont pourtant le même défaut : leurs promesses narratives sont, à mon avis, non tenues. À divers niveaux, et plus ou moins volontairement, ce qui va nous amener à évaluer s’il faut toujours répondre aux promesses que l’on fait.

Game of Thrones, ou ‘tout ça pour ça’

Même ceux d’entre vous qui ont vécu sur une île déserte ou dans une grotte coupée du monde ces huit dernières années ont certainement entendu parler de Game of Thrones (en français Le Trône de Fer), cette saga littéraire encore inachevée ayant fait l’objet d’une adaptation télévisuelle au succès planétaire qui vient de se terminer dans le sang et les larmes et sur une pointe de déception concernant de nombreux fans, mais aussi de ses détracteurs (dont je suis, au départ, pour poser mes conflits d’intérêts si l’on peut dire).

L’immense écho de cet univers dans notre société tient à mon sens beaucoup plus à la cruauté de certains passages qu’à l’œuvre dans son ensemble, plutôt pataude dans son traitement des fondements essentiels de son axiome de départ.

Et c’est d’autant plus vrai que ces axiomes sont, je crois, trahis assez tôt dans l’intrigue, ce qui entraîne un lot assez impressionnant de renoncements et de promesses narratives non tenues.

Mais, pour les résistants valeureux qui auraient décidé de ne rien lire ni voir de Game of Thrones et qui donc ne connaissent pas grand-chose à cette saga, de quoi est-il question ?

L’univers du Trône de Fer

Dans un monde médiéval correspondant peu ou prou à notre XIVe siècle, le royaume de Westeros est sous la domination de Robert Baratheon, qui quelques décennies plus tôt a renversé le dernier souverain, devenu fou, de la lignée des Targaryens, au terme d’une guerre civile destructrice. Ce faisant, il monta sur le Trône de Fer symbolisant le règne sur les Sept Couronnes, les sept anciens royaumes conquis des millénaires plus tôt par les Targaryens grâce à un avantage décisif : leur maîtrise des dragons. Au terme de la guerre, la lignée royale originelle s’est éteinte de la même façon que celle des reptiles ailés, du moins c’est ce que l’on pense.

Or, Westeros est soumis à un cycle de saisons qui fait durer l’été de nombreuses années, mais également à des hivers rigoureux tout aussi longs et cruels, au cours desquels les mystérieux Marcheurs Blancs, des créatures ni vivantes ni mortes soumises au Roi de la Nuit, tentent régulièrement d’anéantir le règne des humains. Ils ne sont bloqués que par le Mur, une infranchissable barrière de glace haute de plusieurs centaines de mètres et longue de plusieurs centaines de kilomètres, sur lequel veille la Garde de Nuit, un corps d’élite voué à la défense des royaumes humains, aujourd’hui tombé dans une déchéance plus ou moins prononcée.

Alors que les signes s’accumulent sur la venue d’un nouvel Hiver et donc d’une nouvelle offensive des Marcheurs Blancs, Robert Baratheon meurt et une guerre de succession s’ensuit, qui va déchirer les Sept Couronnes, affaiblissant les humains devenus ignorants des véritables dangers.

Les livres comme la série (qui suit assez fidèlement le déroulé littéraire jusqu’à la cinquième saison environ) vont donc mettre en scène parallèlement la guerre pour le trône entre tous les prétendants (et ils sont nombreux, notamment la dernière représentante de la lignée Targaryen, que l’on croyait éteinte, accompagnée de trois jeunes dragons) et l’avancée d’une menace autrement plus grande et infiniment plus dangereuse, celle des Marcheurs Blancs chassant d’abord les Sauvageons, ces clans humains établis au nord du Mur, puis s’attaquant directement à la Garde de Nuit vite débordée.

Une prémisse vraiment alléchante, et sur laquelle on peut facilement imaginer de très nombreux épisodes palpitants. Or, malgré une bonne volonté manifeste, mais aussi une plume très contestable (personnellement je n’aime pas du tout le style de G.R.R. Martin dans sa traduction française, mais aussi dans son découpage scénique que je trouve brouillon), la mise en scène de tout cela donne une impression de grande improvisation (alors qu’apparemment ce n’est pas le cas, car Martin ferait partie des écrivains architectes). Bien des pistes semées çà et là dans les livres comme dans la série sont ensuite laissées lettre morte alors que les promesses faites sont assez lourdes de conséquences.

Je vais tenter d’en examiner avec vous quelques-unes, en commençant par les plus mineures puis en finissant par la vue d’ensemble elle-même, qui me semble souffrir du même syndrome, ce qui est d’autant plus grave, je crois.

À partir de ce point-là de la démonstration, mieux vaut pour vous avoir une petite connaissance de l’intrigue et des personnages, voire avoir vu toute la série télévisée, car je vais y faire référence constamment. Il se peut même qu’il y ait quelques spoilers dans ce qui suit.

Trahisons mineures

Ce que j’appellerais les trahisons mineures sont des points précis de l’univers ou de l’intrigue qui ont été posés lors des premières saisons de la série ou des premiers livres, et qui auraient dû avoir une influence manifeste sur la suite, mais qui ont pourtant été totalement oubliés, négligés ou perdus, voire sous-utilisés, car évacués trop rapidement.

Les enfants Stark et les loups blancs

Le premier livre de la saga se focalise plus particulièrement sur la maison Stark, dont la devise Winter is coming est devenue rapidement celle de la série et sur les relations complexes des membres de la famille. C’est d’ailleurs dans la famille Stark que l’on retrouve nombre des protagonistes majeurs qui parviendront au terme de l’histoire, et bien évidemment, c’est parmi ses membres que l’on découvre le plus de trahisons mineures aux promesses narratives.

Commençons par le commencement : les loups blancs.

Au début de l’intrigue, de mystérieux louveteaux blancs comme la neige, réputés surnaturels, sont découverts par Eddard Stark, le père, gouverneur de l’ancien Royaume du Nord et seigneur de Winterfell, capitale de la province septentrionale des Sept Couronnes.

Comme un présage, ces louveteaux sont au nombre de six, comme ses cinq enfants : Robb, Sansa, Arya, Brandon, Rickon et Jon Snow, le bâtard supposé d’Eddard. Chacun d’eux adopte donc un louveteau et l’on comprend rapidement qu’en effet les animaux ne sont pas tout à fait de simples loups. Ils sont plus forts, plus intelligents et grandissent plus vite.

Ils entourent les enfants Stark d’une aura inquiétante et renforcent le sentiment que la famille plonge ses racines dans le passé légendaire de Westeros.

Et puis… plus rien. Quatre loups sur six seront tués rapidement par l’auteur, qui n’épargnera durablement que Fantôme, le compagnon de Jon Snow, et Été, celui de Bran (don).

On ne sait pas pourquoi.

En occire un ou deux, pour symboliser la chute de la Maison Stark, aurait pu avoir du sens. Ces morts-là pouvaient signifier la perte d’une partie de l’âme de la famille, voire devenir un mauvais présage comme la découverte des loups pouvait être un bon présage au contraire.

Mais tuer les quatre premiers n’avait pas vraiment d’intérêt, au-delà de la manie de l’auteur de trucider tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un héros.

Présenter six loups extraordinaires (au premier sens du terme) et ne pas les exploiter, voilà qui sera la première promesse narrative trahie, à mon avis, de la saga. On aurait pu en faire un lien avec les Enfants de la Forêt, avec les Barrals, avec les Premiers Hommes, en tirer une force pour lutter contre les Marcheurs Blancs, une bannière pour rallier les autres royaumes humains, les vassaux de la famille Stark, ou en jouer plus encore pour accentuer le pouvoir singulier qui échoit à Bran lorsqu’il découvre qu’il peut entrer en communion avec l’esprit des animaux.

Hélas, il n’en fut pas ainsi.

On s’attend à un identifiant puissant de la famille Stark.

On se retrouve avec un accessoire de mode que l’on jette lorsque l’auteur ne sait plus quoi en faire.

Les Barrals

Autre promesse narrative presque oubliée : les arbres sacrés de l’ancienne religion, les Barrals, qui sont des arbres blancs dont les Enfants de la Forêt ont sculpté le tronc en y gravant l’image d’un visage qui pleure de la sève rouge, comme des larmes de sang.

La première saison de la série met l’accent à plusieurs reprises sur ces arbres, qui forment le cœur du sanctuaire présent dans l’enceinte du château de Winterfell, le siège des Stark. On comprend aussi que c’est un Barral qui abrite la Corneille à Trois Yeux que Bran rencontre dans sa quête mystique. Mais il serait vain de chercher des développements sur ces arbres. Ils n’auront aucun autre rôle que décoratif.

Et quand bien même ils n’auraient été que cela, je trouve dommage qu’on ne mette pas plus l’accent sur la religion des Stark et leurs devoirs envers les Barrals.

On s’attend à une pièce importante de l’énigme des Marcheurs Blancs.

On se retrouve avec un décor bien réalisé, mais son âme.

Arya Stark

Troisième enfant de Eddard «Ned» Stark et Catelyn Stark, Arya est d’emblée un personnage attachant. Garçon manqué, elle est intrépide comme sa sœur Sansa peut être maniérée, et n’a pas froid aux yeux. Elle prouve à maintes reprises ses qualités de survivante et sa robustesse, mais aussi ses qualités de loyauté et la force qui l’anime, en partie inspirée par la vengeance.

Mais Arya devient au cours de la saison 5 de la série et dans les livres également, bien plus qu’une simple âme en quête de vengeance. Elle entre dans le culte du dieu de la mort et devient une Sans-Visage, une assassin sacrée capable de prendre l’apparence anodine de n’importe qui et de donner la mort sans un bruit, sans un souffle.

Les capacités d’Arya après sa formation sur l’île de Braavos au sein du temple du Dieu Multiface sont pratiquement magiques. Elle peut transformer son apparence et passer aussi inaperçue qu’elle le désire. Elle manie toutes les armes à la perfection. Elle sait utiliser le poison, la ruse et la manipulation.

Et pourtant.

Pourtant, à part l’assassinat de Walder Frey afin d’assouvir sa vengeance pour le massacre des Noces de Sang durant lesquelles son frère Robb fut lâchement tué, elle n’utilise plus ses capacités. Elle se retrouve même aussi démunie qu’avant son départ pour Braavos. Et ce n’est pas son exploit de mettre fin au règne du Roi de la Nuit qui changera l’impression que ce personnage est sous-utilisé. Il y avait tant à faire sur le rapport à la mort qu’elle peut entretenir, justement. Il y avait tant à faire. Sa relation avec le Limier, Sandor Clegane, à la fois son meilleur ennemi et son plus grand allié, ne contre-balance pas vraiment autre chose que son esprit de vengeance, déjà émoussé bien avant.

On s’attend à un personnage devenu sage et presque mystique à force d’incarner la mort elle-même.

On se retrouve avec une jeune fille dont le talent de survivante est autant dû au hasard qu’à sa propre volonté.

Catelyn Stark

Enfin, dernier avatar mineur (mais j’hésite sur le qualificatif) de ces promesses non tenues, Catelyn Stark.

La mère des enfants Stark, épouse de Ned Stark injustement exécuté pour trahison. Rongée par la culpabilité et plus encore par la vengeance après la mort de son époux, de son fils aîné, et, croit-elle, de ses fils cadets, mais aussi par la disparition de ses deux filles et par le sort incertain de Jon Snow, elle finit par être tuée, mais, ô surprise des surprises, est ressuscitée par le pouvoir de Thoros de Myr, prêtre du Dieu Rouge.

Et puis… plus rien… ne cherchez pas Catelyn Stark après ça, elle est sans doute allée se faire dorer la pilule sur une plage de Braavos, parce qu’on n’en entendra plus parler… ou presque, puisqu’elle dirige un obscur groupuscule qui harcèle les forces de la maison Lannister, responsable de la mort de ses enfants. Alors qu’elle pourrait largement revendiquer la suzeraineté du Nord, regrouper des alliés, devenir un symbole de résistance. Non, elle tombe dans l’oubli, du moins dans la narration.

Hé oh ! Les gars ! Vous êtes sûrs de n’avoir rien oublié ? Non ?

Et si je vous disais qu’une femme ravagée par le chagrin et possédé d’un esprit de vengeance grand comme Westeros venait d’être ramenée à la vie alors que tout le monde la croit morte, ça ne vous dit rien ? Toujours pas ?

Est-ce que je suis vraiment le seul à halluciner sur cette promesse narrative non tenue ?

On s’attend au minimum à connaître son destin ultérieur.

On obtient en réponse un grand vide, un néant narratif si béant qu’il incarne à lui tout seul la faillite de l’intrigue…

Oui, je sais, je suis énervé. Mais avouez quand même que c’est assez gros. Non ?

Trahisons majeures

Mais la plus grosse promesse non tenue est bien l’intrigue elle-même.

On nous promet une guerre civile fratricide, et de ce côté-ci, on n’est pas déçu. Ça dézingue à tout va.

Mais par contre, si la menace la plus grande qui pèse sur Westeros met bien quatre saisons entières pour peu à peu se dévoiler, elle est évacuée en un seul épisode dans la huitième saison, le temps d’une seule gigantesque et impressionnante bataille. Et alors que la guerre civile met des dizaines d’épisodes à s’étaler, la Longue Nuit ne dure que 83 minutes…

Certes plusieurs épisodes au long de la série mettent en scène le Roi de la Nuit, jusqu’à effleurer son origine véritable, mais le Grand Méchant de la série n’est que très peu mis en scène. Comme ses lieutenants d’ailleurs.

Certes le destin de Bran Stark, de petit garçon surprenant un secret d’État à Souverain des Six Couronnes, en passant par infirme mystique, est phénoménal, mais le personnage est très peu développé au long de la série comme des livres. Je ne suis pas allé au bout des écrits de George R. R. Martin, puisque lui-même n’a pas fini d’écrire, mais il me semble difficile de s’attacher à Bran et de véritablement suivre son cheminement avec la façon dont le personnage est traité.

Les Sauvageons qui vivent au nord du Mur sont mieux développés. Ils constituent cependant pratiquement un huitième royaume, et la façon dont ils sont montrés ne diffère que très peu des autres peuples de Westeros ou même d’Essos (le continent est du monde de Game of Thrones).

De façon générale, les cinq à six premières saisons sont très lentes à mettre en place des rouages politiques, à suivre des dialogues, des intrigues de cour, des assassinats et autres joyeusetés, et les deux à trois dernières s’emballent complètement en oubliant de développer ce qui a pu être aussi important si ce n’est plus. Au point également de présenter des erreurs grossières de temporalité entre les scènes (et je ne suis pas le seul à avoir remarqué qu’à dos de Dragon on va plus vite que dans un avion, presque aussi vite qu’un téléporteur de chez Star Trek).

Tout se passe comme si l’on avait hâte d’enfin refermer la série et de régler leur compte à tous les personnages.

Et puis si l’on se retourne pour voir ce qui se passe pendant les cinq premières saisons, finalement, peu de choses, alors que les trois dernières comportent un twist ou un climax toutes les dix minutes.

J’ai personnellement eu l’impression de m’être un peu fait «arnaquer» et les mots qui me viennent sont : «tout ça, pour ça…», car on m’a vendu une lutte contre un péril hautement mortel sous forme d’une saga de fantasy, quand on me livre une redite des Rois Maudits de Maurice Druon (référence assumée par Martin, et que je vous engage à lire, car beaucoup mieux écrire) diluée et étirée.

On se demande ce que viennent faire les Marcheurs Blancs dans l’intrigue. Ils n’étaient même pas nécessaires pour raconter le cœur de l’histoire telle qu’elle nous a été présentée.

Ce que j’aurais aimé tient en une phrase : plus de cohérence et des intrigues plus resserrées sur ce qui sert l’histoire présentée au départ. Au lieu de cela, j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas de véritable fil directeur.

Est-ce que cela tient au fait que je ne sois pas prêt à accepter une histoire chorale ? Je ne pense pas, car dans ce style précisément, Sense8 (dans un autre genre il est vrai) m’a vraiment fait vibrer.

Non, ce que je reproche à la série est de ne pas s’être écartée des livres plus tôt, pour trouver son propre ton, sa propre écriture, son propre rythme.

Et ce que je reproche aux livres : une impression brouillonne et de ne pas dégager une vision véritablement épique, alors que la promesse de départ est justement celle-ci.

L’Ombre du vent, ou la trahison assumée

Pour mon deuxième exemple, je m’intéresse à L’Ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón. Un roman d’une écriture fluide et agréable, au vocabulaire riche et au style imagé, avec des personnages aux caractères si bien définis qu’il en deviennent familiers. C’est assez rare je trouve, de constater une telle valeur littéraire pure en combinaison avec une intrigue presque policière qui se tient parfaitement. Même si, puisque j’en parle dans cet article, l’intrigue ne tient pas vraiment sa promesse narrative initiale.

Mais dans ce cas-là, c’est parfaitement voulu et assumé. Et ça change tout. Ou presque.

Le Cimetière des livres oubliés

Au début de l’adolescence, le jeune Daniel Sempere, orphelin de mère, vit avec son père libraire dans une Barcelone d’après-guerre marquée par les affres de la Guerre Civile espagnole et la police politique franquiste. Une nuit, son père partage un secret avec lui en l’emmenant dans le Cimetière des livres oubliés, une bibliothèque clandestine connue de quelques amoureux des livres seulement, et où Daniel peut «adopter» un livre qu’il choisira librement dans les rayons innombrables de l’endroit. Sa main s’arrête sur L’Ombre du vent, qu’il dévore rapidement et qui l’envoûte au point de constituer le pivot de sa vie. Le roman est le dernier d’un écrivain mystérieux, Julián Carax, tragiquement mort au début de la Guerre Civile à Barcelone.

Daniel va s’intéresser à l’histoire mystérieuse de Julián Carax, dont un personnage inquiétant recherche tous les écrits pour les brûler. Cet homme au visage mutilé se nomme lui-même Laïn Coubert, un nom qui n’est autre que celui du Diable en personne dans les romans de Carax.

Il va alors plonger dans les secrets d’une existence où l’amour, la haine, la trahison et la loyauté se mêlent aux mensonges et aux demi-vérités pour comprendre la véritable tragédie qui a frappé l’écrivain maudit et frôler lui-même un sort pire que la mort.

La promesse initiale et le résultat final

La promesse initiale est assez nette. On parle du Diable. D’une bibliothèque secrète si immense qu’elle contient même des livres introuvables ailleurs. D’écrivain maudit.

Inévitablement, j’ai pensé à La neuvième porte du royaume des ombres (Le Club Dumas dans sa version littéraire), de l’écrivain, espagnol lui aussi, Arturo Pérez Reverte, qui tourne également autour des livres et du Diable.

Mais l’intrigue nous mène sur un autre chemin.

Passez d’ailleurs le vôtre si vous désirez le lire, car je vais méchamment spoiler dans les lignes qui vont suivre. Et quand vous aurez comme moi dévoré le livre, vous pourrez revenir ici pour que nous discutions ensemble de cette promesse à mon avis non tenue de façon volontaire.

Car si l’auteur nous plonge bien dans un écheveau particulièrement emberlificoté de fils tragiques et d’existences brisées, il n’est en aucune manière question de surnaturel. Ce qui effraie Daniel c’est bien la méchanceté humaine, la cruauté, la vengeance, le dégoût de soi-même et la lâcheté. Des passions bien humaines qui n’ont besoin ni de Dieu ni du Diable pour se manifester. La seule entorse au surnaturel est sans doute la façon dont l’écrivain maudit survit à ses blessures. Le reste est simplement affaire d’ambiance et de superstition, de comment les autres protagonistes interprètent ce qu’ils voient.

On glisse donc peu à peu en Enfer, oui, mais pas celui que l’on croit au début.

Ce sont ici les sentiments humains et les actes qu’ils inspirent qui forment les pavés de cet Enfer bien plus terrifiant et réel au final. Et un peu comme dans un bon Agatha Christie ou une aventure de Shelock Holmes, le monstre cerbère à trois têtes s’avère n’être rien d’autre qu’un molosse cruel à la détermination froide. Le surnaturel s’efface derrière la réalité de l’horreur de la condition humaine. Et c’est sans doute plus terrible encore.

Pourtant, j’ai été déçu.

C’est que, pour réussie qu’ait été la descente aux Enfers dans l’exploration de la vie de Julián Carax, je m’attendais à autre chose. La surprise de découvrir une histoire tragique, mais humaine, réaliste, n’a pas été totalement bonne. Même le soin de l’auteur à travailler ses personnages, leurs passés, leurs pensées, n’a pas suffi à contre-balancer la déception que tout cela soit depuis le début uniquement une histoire «policière».

Je m’attendais à des zones d’ombre et à quelques questionnements sur la puissance mystique de la vengeance, de l’amour, sur une malédiction.

Rien de tout cela.

Mais cela était sans doute prévu par l’auteur qui traite son récit du point de vue de Daniel Sempere sur tout le début du livre. Un enfant, bientôt adolescent, qui découvre le monde et est empli de ses lectures. C’est lui qui fantasme Laïn Coubert comme pouvant être l’incarnation du Diable, lui qui imagine sans doute si grande la bibliothèque du Cimetière des livres oubliés, lui qui ressent l’ambiance surnaturelle de la Villa Aldaya.

Et c’est lui qui devient nos yeux. C’est lui qui guide le regard du lecteur.

C’est lui qui se trompe de promesse et donc lui qui nous trompe.

À travers la désillusion du lecteur, c’est la désillusion de Daniel qui est à l’œuvre ici.

Par conséquent, si l’on peut bien parler techniquement de promesse narrative non tenue, celle-ci l’est volontairement, pour mener le lecteur vers une conclusion autre, pour le bousculer un peu, lui faire éprouver les mêmes sensations que le protagoniste principal. Et si j’ai pu ressentir de la déception, ce n’était pas parce que l’auteur m’avait trompé sur la marchandise.

Promesses effectives et promesses subjectives

À ce stade de ma réflexion se pose une question toute simple : est-il possible que dans ces deux œuvres, les promesses que j’ai perçues ne soient pas vraiment les promesses faites au départ par les auteurs ?

Il existe en effet deux types de promesses narratives : celles que l’auteur fait réellement au cours de son œuvre, et celles que le lecteur ou le spectateur dépose sur le genre littéraire ou sur le sujet traité. La rencontre entre l’œuvre et son public est l’intersection entre ce que l’auteur a voulu, ce qu’il a réellement produit, et ce que son public y recherche. Les trois concepts ne sont pas forcément superposables.

Dans le cas de L’Ombre du vent, il est clair pour moi que la promesse narrative était présente, mais que sa trahison sert un propos sous-jacent dans le livre. Elle a du sens et fait en quelque sorte partie du projet. Ou bien est-ce moi qui lui trouve un sens a posteriori, ce qui, finalement, revient au même. Car l’œuvre n’a qu’un but : résonner chez son public. Si la résonnance peut donner un sens à la déception, l’œuvre atteint son objectif.

Dans le cas de Game of Thrones, je ne conçois pas comment l’accumulation des trahisons mineures de promesses narratives peut consister en un propos. De la même manière, je considère que si la menace des Marcheurs Blancs et du Roi de la Nuit n’est qu’un prétexte pour souligner la vacuité des luttes intestines qui déchirent Westeros, comme on pourrait l’imaginer, cette menace n’est pas traitée à la hauteur de l’enjeu qu’elle provoque pour le monde fictif mis en scène. Elle est au minimum bâclée.

Ma résolution

En faisant ce constat, comment dégager pour ma propre pratique une ligne de conduite ?

Tout d’abord, si je conçois le sens d’un glissement d’ambiance qui, trahissant la promesse narrative initiale, apporte un regard nouveau sur une histoire, ce n’est pas le genre de récit qui me transporte et surtout, ce n’est pas le genre de récit que j’ai envie de raconter s’il va dans le sens d’une désillusion. Pour être plus précis, j’admire beaucoup la capacité d’un Neil Gaiman, passé maître dans cet art, à dévoiler derrière les apparences banales du monde moderne une couche extraordinaire, surnaturelle, horrifique ou merveilleuse, ou tout cela en même temps. Et c’est plutôt ce genre de mouvement que je me sens prêt à explorer dans certains récits, plutôt que celui, inverse, de déconstruction d’un fantasme de façon à montrer que tout n’est qu’acte ou fait purement humain.

En quelque sorte, je me sens plus attiré par le projet de montrer un certain enchantement du monde que par celui qui consiste à le désenchanter.

J’ai beaucoup apprécié lire L’Ombre du vent, mais ce n’est définitivement pas de cette façon-là que j’aime raconter mes histoires.

Je vais donc devoir faire très attention à ne pas trahir mes promesses narratives majeures dans le même sens de désenchantement.

Quant à la leçon que je puis tirer de mon expérience personnelle avec l’univers de Game of Thrones, elle est finalement à la fois plus facile et plus ardue. Je vais devoir veiller à ne jamais, jamais, jamais, laisser une promesse narrative se dégonfler comme un soufflet. Cela va me demander une attention toute particulière : envers les détails, les personnages, les pistes que je lancerai. Il sera indispensable que je prenne garde à ne pas négliger la portée dramatique de ce que j’aurai auparavant posé, et à bien doser la réponse.

Prenons donc acte, vous en serez mes témoins, et mes juges.

Je veux tenir toutes mes promesses (naratives)…

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

Filtrer par
Exact matches only
Contenu
Type de Contenu
Tout sélectionner
Articles
Pages
Projets
Téléchargements
Filtre par Catégorie
Tout sélectionner
Chimères Animées
Chimères Partagées
Devine qui vient écrire
L'encre & la plume
Le Serpent à Plumes
Le Serpent d'Hippocrate
Les Feux de la Rampe
Les Pixe-Ailes du Phœnix
Musique des Sphères
Vers l'Infini et Au-delà
Filtre par Catégories De Projets
Tout sélectionner
Films
Jeu de Rôle

Altered Carbon, la déclinaison à en perdre son latin

Altered Carbon, la déclinaison à en perdre son latin

Altered Carbon, la déclinaison à en perdre son latin

J’ai découvert Altered Carbon et son univers comme beaucoup grâce à la série produite par Netflix, une série bien ficelée comme le sont en général les productions originales de la société américaine, bien réalisée, et un univers noir comme je les aime, qui réussi le pari de transposer une ambiance de polar dans un futur technologiquement très différent du nôtre.

Cette transposition n’est pas si neuve, puisque l’on peut y rattacher Blade Runner ainsi que 2049, mais aussi toute la mouvance du cyberpunk, ce courant littéraire puis cinématographique né dans les années 1980–1990 dont l’un des points centraux est la rupture technologique et son effet sur la société dans son ensemble.

Mais la grande idée d’Altered Carbon, c’est de développer dans un univers cyberpunk l’idée de transhumanisme, et d’en explorer concrètement les conséquences en poussant au maximum un postulat de base dont nous discutions ici il y a quelques années : cloner la conscience humaine sur un support informatique.

Bien sûr, cette idée n’est pas neuve. Transcendance récemment en décrivait la découverte. Matrix est plus ou moins basé sur la même idée. Mais à ma connaissance c’est la première fois que l’on évacue l’idée d’une Intelligence Artificielle créée à partir de données informatiques pour s’intéresser plus profondément à la psyché humaine elle-même copiée dans un fichier, c’est-à-dire le mouvement inverse.

Le pitch

Dans un futur lointain, l’Humanité a découvert dans l’espace les preuves qu’une civilisation extra-terrestre a un jour existé, puis s’est éteinte. Cette découverte est allée de pair avec celle d’une technologie plus avancée, notamment le carbone modifié, qui donne son titre à l’univers et qui permet de contenir sous forme informatique toute la personnalité et la conscience humaine dans une sorte de dispositif de stockage, une grosse clef USB.

Rapidement, l’Humanité a changé. Chaque individu, quelques mois après sa naissance, se voit implanter sa pile corticale, en carbone modifié, contenant les données de sa conscience. À sa mort, pour peu que la pile corticale soit intacte, elle peut être replacée dans un nouveau corps, une enveloppe.

La mort a été vaincue, les humains sont virtuellement immortels. Sauf si l’on détruit leur pile corticale, ce que l’on appelle une Vraie Mort. Et si l’on détruit également les éventuelles sauvegardes de cette pile corticale. Car comme la pile contient des données informatiques, comme tout fichier elle peut être sauvegardée, dupliquée, piratée.

Laurens Bancroft, richissime «Mathusalem» (un homme ayant déjà vécu plusieurs centaines d’années en changeant d’enveloppe à volonté), sort Takeshi Kovacz, un ancien membre des Corps Diplomatiques (sorte de corps d’élite servant de bras armé aux Nations Unies devenues le gouvernement mondial) de son emprisonnement afin d’enquêter sur sa propre mort. Tout indique qu’il s’agissait d’un suicide, mais Bancroft est persuadé qu’il a été assassiné. Réenveloppé grâce à une sauvegarde de sa propre conscience faite quarante-huit heures avant le drame, il ne garde aucun souvenir de ce que son ancienne personnalité a pu faire durant ce laps de temps.

L’enquête de Kovacz va le mener dans les profondeurs de son propre passé comme dans celles de l’existence hors-norme de son commanditaire, à travers les noirceurs et les lueurs de l’âme humaine prolongée pour l’éternité. Et comme chacun le sait, l’éternité, c’est long, surtout vers la fin…

Rosa, rosa, rosam…

Comme en latin, l’univers d’Altered Carbon est un concept qui se décline.

D’abord, ce fut un roman de SF, écrit par Richard Morgan (lien partenaire) avec un style percutant, mais qui dévoile aussi un univers très riche par petites touches. On peut parfois être un peu perdu, mais avoir vu la série m’a grandement aidé, tout comme ma familiarité avec les univers du cyberpunk et du noir. Le roman en effet reprend les poncifs du roman noir, comme une bonne partie des personnages et de l’intrigue. La femme fatale : Mme Bancroft. Le détective privé désabusé : Takeshi Kovacz. Le richissime pervers : Bancroft lui-même. Les maniaques et autres détraqués. La fille au grand cœur cabossée par la vie : le lieutenant de police Ortega

La série suit la même intrigue, mais introduit des éléments des autres romans de la trilogie, en modifie quelques autres, change ou interverti des personnages. À mon goût elle est encore plus réussie. On met cependant un peu de temps à tout remettre dans l’ordre et à comprendre toutes les implications de cet univers si proche du nôtre qui est pourtant si différent à cause de ce simple postulat de la conscience humaine numérisée.

C’est d’ailleurs le plus passionnant dans l’histoire : découvrir à quel point la mort de l’être humain détermine toute notre société.

Et pour prolonger encore cette réflexion, on peut aisément trouver des jeux de rôles qui immergent leurs joueurs dans le même type de paradigme, afin de leur occasionner de bonnes migraines non seulement à penser à qui est vraiment dans quelle enveloppe, mais aussi qui ils sont eux-mêmes.

Je pense à Eclipse Phase, le premier en date sur ce sujet, mais aussi à un jeu bien français, écrit par Kobayashi, Into the Dark, que mes compagnons de jeu et moi-même avons essayé très récemment.

Crise d’identité

Un postulat simple, donc, mais de multiples implications avec d’innombrables conséquences sur l’existence humaine telle que nous la concevons tous. Au point que l’on peut vraiment comprendre ce transhumanisme-là comme un changement radical, une rupture profonde dans le sens du mot Humanité.

Essayons d’en balayer quelques-unes des plus prégnantes, quelques-unes qui m’ont le plus marqué.

Réfléchissons pour savoir si, à titre individuel et collectif, nous voudrions d’un tel bouleversement et surtout de ses conséquences concrètes.

Chacune de ces conséquences peut être, dans un jeu de rôle, une question centrale, un moteur, une idée de scénario, comme dans la réalité une source de questionnement existentiel.

Le réenveloppement : soi pour l’éternité, ou une infinité d’autres soi ?

Changer de corps en gardant son esprit intact semble à première vue une sorte de miracle de la technologie.

Cela permettrait d’atteindre l’un des plus vieux rêves de l’Humanité depuis Gilgamesh : l’immortalité.

Cependant, à y regarder de plus près, il semble que ce ne soit pas si simple.

D’abord, la tendance actuelle en neuroscience est de considérer que les processus cognitifs sont avant tout déterminés par la façon dont les réseaux neuronaux cérébraux, mais aussi d’autres centres nerveux intègrent des informations venues de l’extérieur (notre environnement, donc nos cinq sens principaux), mais aussi de l’intérieur (nos autres sens comme la kinesthésie, le sens qui nous permet de savoir dans quelle position sont placés nos membres).

Or, si nous changeons les afférences, les processus cognitifs doivent s’adapter au mieux, changer au pire.

Un corps différent de celui dans lequel nous avons vécu jusque là (un homme enveloppé dans le corps d’une femme) peut donc changer la façon dont nous ressentons et donc dont nous évoluons cognitivement. Et le roman de Richard Morgan le montre bien : Takeshi Kovacz se bat pendant toute la durée de l’intrigue contre une enveloppe qui a appartenu à un fumeur invétéré. Il doit sans cesse se débattre dans l’addiction au tabac et dans le manque.

S’il restait dans ce corps un temps très long, en serait-il changé ?

C’est un peu le pendant modernisé de la métaphore du navire de Thésée, ce navire gardé par les Athéniens anciens comme relique du retour de Thésée de son aventure dans le Labyrinthe de Dédale, après qu’il ait vaincu le Minotaure.

Ce fameux navire, un symbole pour les gens d’Athènes, était entretenu soigneusement, et un homme était chargé, de père en fils, de le réparer lorsque c’était nécessaire : un cordage effiloché, une planche vermoulue, une voile déchirée.

Les Athéniens gardèrent le vaisseau si longtemps, près de 500 ans je crois, qu’au bout du compte, de planche changée en clou remplacé, plus rien ne restait du bateau d’origine. Tout avait été remplacé.

Et certains de se poser la question : le navire était-il toujours celui de Thésée bien qu’aucun élément ne fût plus celui du bateau d’origine ?

Qu’est-ce qui fait que l’on est toujours soi ?

Si l’on garde toujours la même enveloppe au fil du temps, ou du moins un clone biologique qui soit toujours le même, il n’est plus vraiment question d’immortalité, mais d’éternité. Car le fait de rester bloqué dans un corps qui ne vieillirait plus vraiment reviendrait à nous figer. Mettons que l’on change de corps une fois arrivé à 50 ans pour se retrouver dans un corps de 45 ans, puis que tous les 5 ans l’on retrouve un corps de 45 ans, comment appréhenderions-nous le temps ? La personnalité continuerait-elle d’évoluer avec la somme des expériences, donc à «vieillir», alors que le corps resterait jeune ? Ou bien serions-nous figés aussi dans notre développement neuronal, ne pouvant pas évoluer biologiquement parlant ?

Allons plus loin.

Qu’est-ce que soi ? Qu’est-ce que la sensation d’être qui l’on est ?

Est-ce seulement notre esprit, notre vécu, notre mémoire ?

N’est-ce pas aussi la façon dont nous nous percevons nous-mêmes ?

Si l’on en croit les troubles psychologiques profonds qui peuvent accompagner les changements physiques radicaux comme la perte massive de poids ou une greffe de visage, on peut penser que le changement de corps n’est pas si anodin que cela. Le sentiment d’identité fait aussi référence, profondément, à notre identité physique.

Ce qui veut dire que changer de corps change aussi qui l’on est.

Et donc que l’immortalité promise n’en est pas vraiment une. Au lieu d’un soi infini, je vois cela plutôt comme une succession de ruptures traumatiques, de changements radicaux de la psyché. Donc comme une infinité de sois toujours accomplie dans la douleur.

Je ne sais pas vous, mais moi, ça ne me fait pas vraiment envie…

Encore moins lorsque l’on songe aussi que comme nous ne mourrons pas, nous devons toujours occuper une place dans la société. Mais laquelle ? Toujours celle d’un actif, travaillant pour gagner sa vie ? Ou d’un retraité ? Mais à partir de quel «âge» ? Ou de quelle enveloppe ?

Et si l’on est l’enfant d’un parent, nous pouvons rester à jamais leur enfant, ou le parent de nos enfants. Notre place dans la société serait figée elle aussi.

C’est ce que l’on voit dans la série entre Laurens Bancroft et son fils. Ce dernier n’a jamais l’occasion de prendre la succession de son père, de devenir vraiment adulte, car comment hériter de quelqu’un d’immortel ? Il reste sans cesse sous la coupe tyrannique de ses parents, et reste à jamais un enfant, avec en plus la rancœur qui peut s’accumuler contre eux, sans jamais de barrière.

Quand je vous disais que l’éternité, c’est long…

La sauvegarde : qui suis-je ?

Si l’on part du postulat que ce qui fonde la personnalité est l’ensemble de nos expériences et de nos façons d’y réagir, de nos apprentissages, bref, la somme de ce que nous avons vécu, la possibilité de sauvegarder notre mémoire afin de la réinjecter dans un nouveau corps en cas de décès pose une question cruciale.

Cette question est : si ma dernière sauvegarde remonte à deux jours avant mon décès, comme c’est le cas pour Laurens Bancroft dans Altered Carbon, la version de moi-même qui sera réinjectée dans un nouveau corps sera-t-elle la même que la version de moi-même morte avec deux jours de souvenirs en plus ?

La réponse dans ce cas est à la fois oui et non.

Laurens Bancroft a plusieurs centaines d’années d’expériences. Deux jours manquants, pour frustrants qu’ils peuvent être (et cette frustration est à l’origine du moteur de l’intrigue, donc partons du principe qu’elle est grande) ont peu de chance de bouleverser les fondements de la personnalité même du Mathusalem. Il a pu certes vivre dans ces deux jours des expériences fortes, mais il est plus que probable qu’elles n’aient changé sa façon de voir qu’à la marge, même si, sans dévoiler l’intrigue, ces deux jours manquants sont bien à l’origine d’un nœud dramatique fort.

Mais si le délai entre la dernière sauvegarde disponible et le décès est plus grand, mettons dix ans, la réponse pourrait être bien différente.

Quel que soit notre âge, chers lecteurs, nous avons la possibilité vous et moi de nous imaginer avec dix années de moins, et de comparer notre personnalité actuelle avec l’ancienne.

Si vous faîtes l’expérience ne serait-ce qu’en y pensant deux minutes, vous allez certainement vous rendre compte que vous avez beaucoup changé en dix ans. Parfois avec un certain vertige, d’ailleurs.

Vous n’êtes plus le même, plus la même, à chaque jour qui passe.

Plus le même ni plus la même à chaque instant qui file.

Ce que les Grecs anciens exprimaient par la phrase : «il est impossible de se baigner deux fois dans le même fleuve». Car la deuxième fois, l’eau ne sera plus la même, comme le baigneur aura lui-même changé, évolué.

La sauvegarde, pour qu’il n’y ait pas de rupture dans l’identité, devrait donc être instantanée, permanente, et fidèle.

Trois conditions rarement réunies en même temps, même avec beaucoup de moyens financiers et de pouvoir.

Même Laurens Bancroft n’a pas ces moyens-là, dans le roman, et il fait partie des humains les plus riches et les plus puissants de la galaxie.

Idée de scénario

Gageons que, comme Richard Morgan dans son roman, un scénariste de jeu de rôle saisira ces failles dans le système pour construire des intrigues particulièrement vicieuses à faire vivre à ces joueurs.

Par exemple, une vieille avocate désabusée qui a trempé dans des affaires louches se fait assassiner, et il se trouve que sa dernière sauvegarde disponible est une très vieille sauvegarde, lorsqu’elle avait dix ans de moins et qu’elle était une jeune activiste de défense des droits civiques idéaliste et pure… Son nouveau moi risque de juger assez sévèrement la conduite de celle qu’elle était dix ans plus tard !

Et encore, si la sauvegarde en question date de vingt ou trente ans… ce pourrait être une adolescente rebelle ou une gamine…

La duplication : moi & moi sont dans un bateau

Si notre conscience n’est qu’un fichier, on peut imaginer en faire des copies.

On peut aussi imaginer que notre conscience soit injectée dans deux corps distincts.

Richard Morgan prévoit bien la chose, au point que l’univers d’Altered Carbon punisse cet enveloppement multiple. Et deux protagonistes de l’intrigue y ont recours à un moment ou à un autre.

Dans ce cas, le dilemme est le suivant : les deux clones vont évoluer différemment, acquérir des souvenirs différents, en un mot, diverger. Et la personnalité qui était au départ une personnalité unique, va rapidement se scinder en deux individus distincts qui auront tous les deux droit à la même identité.

Mais alors, lequel de ces deux clones est moi ?

Les deux.

Mais aucun également.

Le roman comme la série règlent ce problème de façon assez élégante lorsqu’il se pose à l’un des protagonistes. Mais cela doit rarement être le cas.

Idée de scénario

Un scénario qui pourrait être assez drôle à mener : deux des joueurs incarnent la même personnalité double enveloppée dans un but précis. Ils ont au départ les mêmes mémoires, les mêmes caractéristiques mentales. Et peu à peu, ils divergent, au fil de l’intrigue.

Et au final, la mission remplie, ils vont devoir décider lequel sera «gardé» et lequel sera «jeté»…

Le piratage : contrôle de l’esprit et voie vers la folie

Notre époque ne le sait que trop bien : un fichier, ça se pirate.

Nous savons bien ce que cela peut vouloir dire de se faire pirater notre compte Facebook (pour ceux qui en ont un). Imaginez ce que cela doit être de se faire pirater sa conscience…

D’abord, le pirate peut y accéder, tout simplement.

Le hacker peut tout apprendre de vous. Tout. Vos plus intimes souvenirs. Votre façon unique de soupirer, ce qui vous fait le plus plaisir ou le plus horreur. Il peut regarder votre âme, vous mettre à nu. C’est un viol absolu.

Ensuite, une fois en possession du fichier, le hacker peut en faire ce qu’il veut.

Le vendre. Vous vendre.

Le dupliquer, voire l’envelopper, le double-envelopper. Et une copie de vous peut circuler librement, peut-être conditionnée par le pirate pour accomplir quelque méfait, par exemple braquer une banque à sa place. Bien tranquillement assis derrière son écran, il regardera aux informations le portrait robot du cambrioleur s’afficher dans le monde entier : votre portrait robot. Bon courage pour prouver que vous n’y étiez pour rien. Techniquement, c’est vous qui avez fait le coup.

Et puis, encore plus pervers, le hacker peut modifier le fichier.

Y injecter de faux souvenirs, de nouvelles idées, de nouvelles aversions, des qualités et des défauts.

Y instiller un virus.

Un virus qui pourrait ouvrir le contrôle de votre esprit, de votre cerveau, de votre corps, de vos émotions.

Un virus qui pourrait vous tuer à distance. Ou à retardement.

De telles armes ont été imaginées par Richard Morgan, et l’on apprend que Takeshi Kovacz y a été confronté dans son passé. Bien sûr ces armes ont été mises hors la loi par l’ONU. Mais on sait que les lois peuvent être bafouées par les Mathusalems, qui ont le temps d’ourdir des complots sur plusieurs vies, et qui se jouent des règles qui régissent les simples mortels.

Les inégalités sociales

Car bien entendu, le remplacement de corps, le réenveloppement, coûte très cher. La majorité des gens économisent toute une vie dans l’espoir d’acquérir une nouvelle enveloppe, s’endettent, triment. Quand il n’y a plus de retraite, mais simplement un rêve d’accéder à une autre vie, bien matérielle, que ne ferait-on pas ?

Ainsi tout le monde ne peut pas s’offrir un nouveau corps. Tout le monde n’a pas les moyens de s’offrir une sauvegarde de sa pile corticale.

Ceux qui ont ces moyens gagnent vite plus de pouvoir sur les autres. Les riches deviennent de plus en plus riches et les puissants de plus en plus puissants, car le temps et la mort n’ont plus de prise sur eux, n’étendent plus leur main de justice pour renvoyer chacun à sa finitude.

La plus grande égalité est celle-ci : tous, riches ou pauvres, puissants ou vauriens, nous mourrons un jour. Les riches ne peuvent acheter la mort, les puissants ne peuvent la dominer. Les pires dictateurs finissent tous par succomber à la Faucheuse. Les pires ordures sont un jour rattrapées par le trépas.

Mais dans un monde où les puissants et les riches, qui sont souvent les mêmes personnes, peuvent échapper à la mort, plus aucune limite ne vient sanctionner leurs écarts, leurs crimes, leurs abus.

Ils deviennent fatalement plus riches et plus puissants, de façon exponentielle.

Et les pauvres n’ont plus de salut à attendre. Placés sous le joug de forces qui n’ont plus de fin, ils sont condamnés à rester tels qu’ils sont pour l’éternité, dans un esclavage figé.

Chacun a sa place. Et aucune place ne peut s’échanger, hors accident.

Les chances qu’un tel accident se produise sont faibles. Seule une révolution pourrait le permettre.

C’est ce que comprend Quell, personnage important dans le passé de Takeshi Kovacz, la fondatrice d’une pensée radicale.

Les relations interpersonnelles

Si entre les classes sociales l’affaire est entendue et assez simple, entre les individus les choses sont beaucoup plus complexes.

Dans les couches les plus défavorisées de la société, travailler dur pour espérer s’offrir un réenveloppement à sa mort biologique impose une course à la compétitivité. Probablement en exacerbant la compétition entre individus.

Et pour les enfants de ceux qui n’ont pas réussi à amasser suffisamment d’argent, il y a la dette passée de leurs propres parents. Soit ils choisissent de continuer à payer pour eux, au détriment de leur propre réenveloppement futur, soit ils gardent la pile corticale de leurs parents, comme les statuettes des ancêtres dans les cultes animistes.

On peut ainsi assister à l’une des scènes les plus émouvantes et les plus troublantes, et en même temps si drôle, de la série, lorsque la mère, mexicaine, du lieutenant Ortega est réenveloppée temporairement pour fêter El Dia de los Muertes avec sa famille, retrouvant ses enfants et ses petits enfants pour une unique nuit. Cela résonne comme les mythes de la Nuit de Samhain, d’Halloween, de Walpurgis, où les morts sont censés rejoindre les vivants.

Et au fil du temps, que faire de tous ces ancêtres qui encombrent l’autel familial ?

Vont-ils jouer le rôle d’esprits bienveillants, de guides de la famille, réenveloppés à tour de rôle, suivant leur hiérarchie dans la famille, pour aider celle-ci dans les périodes difficiles ou assister aux fêtes importantes ?

Vont-ils un beau jour avoir envie de revenir eux aussi parmi les vivants, définitivement, et ainsi devenir maléfiques ?

Tout cela me fait vraiment penser aux sociétés archaïques, aux cultes des ancêtres, aux légendes des mauvais esprits et des totems, des guides.

Pour ce qui est des Mathusalems, par contre, tout est très différent.

Lorsque vous êtes immortel et que tous vos proches le sont aussi, vos relations peuvent-elles rester figées ?

Nos savons tous que l’une des raisons invoquées pour l’explosion des taux de divorces dans nos sociétés est l’augmentation de l’espérance de vie. Lorsque l’on vit 40 ans en moyenne, passer 20 ans avec la même personne semble possible. Lorsque l’on en vit 80, le bail vient brusquement de monter à 60 ans. Cela augmente forcément les risques de mésentente, de dispute, de désamour. Également ceux de rencontrer d’autres personnes, d’être attiré, de tromper. D’accumuler de petites rancunes pour en concevoir de grandes haines.

D’autant plus que la psyché qui s’étire durant des centaines d’années peut avoir tendance à devenir réactionnaire, frileuse, conservatrice. Comme lorsqu’on vieillit.

Le conflit des générations peut s’amplifier. Avec cette particularité que jamais il ne finira, car la génération précédente de cède pas le terrain à la suivante.

Comment donc évoluent les sentiments, les émotions, sur plusieurs centaines d’années ?

J’ai peur qu’elles ne se fanent. Au mieux.

L’ennui

Vient également une donnée importante pour ces Mathusalems. Une donnée fondamentale. Que faire de sa vie ? Que faire d’autant de temps ?

Au début, on peut être tenté d’expérimenter un autre métier. Puis un autre, et un autre. De découvrir des loisirs, des passions. De se jeter à corps perdu dans une activité, puis une autre, et encore une autre. De s’immerger dans une relation, puis de changer pour une autre, et une autre, sans d’ailleurs que personne ne disparaisse, car tous seront immortels. Mais au fil du temps, un certain désintérêt doit s’installer.

Un sentiment d’être désabusé, blasé, fatigué, peut-être. Tout doit paraître terne.

Et pourtant, on accumule les petites trahisons, les rancœurs, les ruptures, les adultères, les coups bas, les insultes, les blessures.

Alors peut-être est-on poussé à chercher un pouvoir plus grand. Plus sur les individus, mais sur la société. On cherche à manipuler les gens, à s’offrir de nouvelles sensations. À s’amuser comme on peut. On ourdit des complots contre ceux que l’on s’est mis à haïr. On cherche à conquérir ce que l’on n’a pas encore, voire ce que les autres possèdent. On se met à utiliser le pouvoir sans limites que donne l’immortalité, le temps, pour planifier des projets sur plusieurs années, plusieurs décennies, plusieurs siècles.

Les autres n’apparaissent que comme des pions à bouger. Ou des prix à conquérir.

Mais en même temps, si l’on conquiert tout, si l’on manipule tout, sans coup férir, l’intérêt s’émousse.

Il faut des adversaires à sa taille.

Il faut leur faire mal, mais pas les tuer. Il serait dommage de perdre son partenaire de jeu, et de se retrouver seul, en proie au terrible prix de l’immortalité : l’ennui.

Who wants to live forever ? chantait Queen

La valeur de la vie

Au final, c’est la façon même dont on perçoit l’existence qui change.

La vie n’a plus la même valeur lorsqu’elle n’est plus contrebalancée par notre mort.

Il doit falloir une éthique forte, un code d’honneur exceptionnel, une force de caractère extraordinaire pour ne pas se penser au-dessus des lois humaines et divines. L’hubris guette.

J’imagine bien ces nouvelles divinités devenir pour certaines sanguinaires, maléfiques, assoiffées. Pour d’autres, peut-être, obnubilées par certains aspects de l’existence. Au prix de ce qui finalement fait la beauté du fait d’être humain : pouvoir embrasser le monde dans son ensemble, en percevoir chaque partie avec la même acuité. De telles créatures ne seraient plus humaines, pas plus que transhumaines. De telles créatures seraient des monstres.

De la fiction à la réalité

C’est un peu ce qui me fait peur avec le transhumanisme : le manque de discernement de ses promoteurs.

Je ne suis pas le penseur le plus fin qui soit. Mes intuitions ne sont pas fulgurantes. Je n’ai que peu de pouvoir de prospective. Mais ce que je comprends d’un univers tel qu’Altered Carbon me glace les sangs.

Et je ne parviens donc pas à comprendre que des gens soient tentés de le faire devenir réalité.

Car s’il est un excellent cadre de jeu de rôle, un magnifique écrin pour des intrigues noires de Science Fiction, du pain béni pour des scénaristes, il serait aussi un vrai cauchemar sans fin s’il s’incarnait véritablement dans notre monde.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

Filtrer par
Exact matches only
Contenu
Type de Contenu
Tout sélectionner
Articles
Pages
Projets
Téléchargements
Filtre par Catégorie
Tout sélectionner
Chimères Animées
Chimères Partagées
Devine qui vient écrire
L'encre & la plume
Le Serpent à Plumes
Le Serpent d'Hippocrate
Les Feux de la Rampe
Les Pixe-Ailes du Phœnix
Musique des Sphères
Vers l'Infini et Au-delà
Filtre par Catégories De Projets
Tout sélectionner
Films
Jeu de Rôle

Mr. Robot saison 2, Réalité Virtuelle ou Virtualité Réelle ?

Mr. Robot saison 2, Réalité Virtuelle ou Virtualité Réelle ?

Mr. Robot saison 2, Réalité Virtuelle ou Virtualité Réelle ?

Un peu difficile à suivre et très surprenante, la deuxième saison de la série racontant les exploits informatiques du hacker Elliot Alderson plonge plus encore que la première dans la dichotomie floue entre le réel et le virtuel.

Si vous avez manqué le début, je vous invite à lire l’article que j’avais consacré à cette première saison en 2015. J’y dévoilais moins de spoilers que je ne le ferai ici, car la saison 2 est si complexe qu’en parler sans dévoiler est devenu complètement impossible. 

Mr. Robot, quand le hacker devient un héros de série

par Germain Huc | 28 novembre 2015 | Chimères Animées

De nos jours, le hacker n’est plus vraiment ni ce jeune garçon immature, ni ce nerd incapable de nouer des relations normales avec les autres, obsédé par sa machine et par le codage de programmes, ou le franchissement de barrières de sécurité.

Rien n’est ce qu’il paraît être

Pour aborder cette deuxième saison, il faut se souvenir du vertige qui a suivi les révélations majeures de la première.

Première révélation : Elliot est certes un génie du hacking, mais c’est aussi un garçon atteint de schizophrénie qui ne peut se résoudre à la mort de son père et qui a donc « décidé » de le ressusciter à travers des hallucinations qui donnent corps au mystérieux Mr. Robot. Elliott, ou du moins une partie de lui, est réellement Mr. Robot. Et cette existence parallèle est si autonome que la personnalité « première » d’Elliott est tenue à l’écart du plan monté par Mr. Robot dans la première saison, mais aussi dans la deuxième.

Deuxième révélation : Mr. Robot a échafaudé un plan d’une complexité inimaginable pour faire tomber la société E-Corp, mais également le système bancaire mondial dans son ensemble. Et ce plan a fonctionné. La saison 2 s’ouvre donc alors que la société dans son ensemble est tout juste en train de tenter de s’adapter à un monde dont la monnaie s’est écroulée, remplacée par une monnaie virtuelle ou des bons de rationnement.

Dès lors, ce sont les conséquences de ces deux révélations qui mènent l’intrigue.

Ainsi, Mr. Robot et FSociety deviennent célèbres. Tour à tour héros ou escrocs, bandits ou sauveurs, fléaux ou modèles, la population entière est à leur recherche, notamment une enquêtrice du FBI, l’agent DiPierro, dont les talents informatiques sont dignes de ceux d’Elliott.

Commence un jeu du chat et de la souris qui confronte l’agent DiPierro à la mouvance qui gravite autour de Mr. Robot : la Dark Army chinoise, les anciens acolytes d’Elliott dans la première saison, comme Darlene, sa sœur, Angela son amie d’enfance, ou Trenton l’une des chevilles ouvrières de FSociety, tandis qu’Elliott lui-même vit des déboires presque déconnectés de cette intrigue en se frottant à des trafiquants du dark web, ce pan du réseau où les crimes s’échangent comme des marchandises (drogues, armes, êtres humains).

Et pourtant toute la construction de la saison est une gigantesque mascarade.

D’abord parce que les aventures d’Elliott sont encore une façon pour son esprit de traverser une réalité plus sombre, parfois avec de véritables délires comme dans l’épisode 6, totalement foutraque.

Ensuite parce que le plan de Mr. Robot ne se termine pas seulement avec la conclusion de la première saison. Il va bien plus loin et implique la Chine, le gouvernement des États-Unis, E-Corp, et au-delà.

Enfin parce que les divers agendas des autres protagonistes sont eux aussi souvent des faux-semblants, des dissimulations, ou même totalement incompréhensibles. Les mensonges couvrant d’autres mensonges couvrant une vérité relative sont la norme.

Lorsque le spectateur prend conscience de tout cela, il peut ressentir un malaise assez profond. Lorsque chaque image, chaque dialogue, chaque situation peut être un pare-feu protégeant une autre vérité, elle-même sujette à caution, on devient méfiant, presque paranoïaque. On doute de tout, à chaque instant de la série. Comment savoir si Elliott est vraiment battu comme plâtre par des hommes de main dans une ruelle, ou s’il invente même ce passage-là ?

On ne le peut pas. Le spectateur est par définition le jouet des scénaristes dans une série télévisée, comme dans un film, une pièce de théâtre ou un roman. Mais cette vérité première ne m’a jamais paru si grande que dans la saison 2 de Mr. Robot. Car nous avons tous appris à nous méfier des « trucs » que le scénario pouvait utiliser pour nous perdre volontairement, et nous avons tous plus ou moins consciemment l’habitude de nous dire « OK, ça, à mon avis, c’est une hallucination, mais en fait il se passe vraiment telle autre chose ». Et nous élaborons des scénarios alternatifs. Pour parfois (et trop souvent dans les mauvaises séries) tomber juste. Mais pas ici, car tout est potentiellement faux, aucun repère ne peut nous permettre de tomber juste.

Ça en devient dérangeant.

Par exemple les motivations de certains personnages qui en deviennent incompréhensibles. L’exemple le plus frappant pour moi c’est celui d’Angela. On pense qu’elle veut faire tomber E-Corp de l’intérieur pour des motifs similaires à ceux d’Elliott, mais ses actions d’agent infiltré sont si convaincantes qu’on se prend à croire qu’elle a vraiment retourné sa veste pour épouser le cynisme du grand patron de la multinationale, mais qu’elle veut quand même se venger, mais qu’elle veut quand même devenir la prédatrice sans cœur qui prendrait sa succession.

Bref, on est perdu…

Les personnages principaux de la saison 2 de Mr. Robots

La folie comme métaphore du virtuel… et du réel

Cette sensation de perte de repères ne peut pas être gratuite. Elle est à mon sens à rapprocher du propos de la série, qui décrit notre propension de plus en plus grande à intégrer le virtuel dans notre réel, au point d’en perdre la notion de frontière entre les deux.

La folie est par définition un état de conscience qui ne distingue plus la réalité matérielle des productions fantasmées de notre psychisme. Nous prenons nos désirs pour des réalités, au sens propre.

En affublant Elliott d’un trouble psychiatrique de schizophrénie (certes un peu enjolivé, parce que la véritable schizophrénie ne se manifeste pas du tout comme de multiples personnalités étanches entre elles), la série nous place d’emblée dans la position de celui qui ne sait plus si ses amis Facebook sont véritablement des amis, des vrais, c’est-à-dire des gens sur lesquels on peut compter en cas de difficulté, qui pourraient venir chez nous à 3 heures du matin pour nous consoler lors d’un chagrin d’amour, ou boire des bières autour d’un bon match de rugby. Et elle nous le fait comprendre en prenant une autre image, celle de l’humain qui ne sait plus s’il est réellement emprisonné pour un piratage informatique ou s’il se cache pour échapper à des maffieux particulièrement dangereux.

La folie entre finalement peu à peu dans notre univers à tous par le biais des réseaux sociaux, des sites internet, des amis Facebook, des banques en ligne, des assistants virtuels, de la réalité augmentée qui nous montre des choses qui n’existent pas au milieu de l’image d’une chose ou d’une personne qui est physiquement présente devant nous.

Notre monde devient un monde fou, au sens propre.

Distinguer ce qui est réel et ce qui est informatiquement généré devient de plus en plus difficile.

Sommes-nous notre avatar sur un forum comme Elliott est finalement Mr. Robot ?

La lutte entre le réel et le virtuel

En même temps la série illustre une tendance qui s’accentue dans notre existence : le virtuel qui tente de prendre possession de notre réel.

Tout comme Mr. Robot s’ingénie à mettre Elliott dans des situations embarrassantes, difficiles, gênantes, voire intenables, pour pouvoir se retrouver avec les mains libres et continuer à échafauder son plan, certaines créations virtuelles commencent à nous dicter nos actions, comme tous les objets connectés qui sont inventés depuis quelques années : le frigo connecté est vide ! Va faire tes courses !

Le virtuel domine de plus en plus le réel, mais le réel essaie de résister. De même Elliott tente divers stratagèmes pour empêcher Mr. Robot de prendre le contrôle de sa vie. Privation de sommeil, ou bien de système informatique, écriture de tout ce qui lui passe par la tête et même d’un compte-rendu minute par minute de sa journée, médicaments, tout y passe.

Rien n’y fait.

Mr. Robot est une part de lui-même, si ancrée qu’il ne pourra s’en débarrasser.

Cela sera-t-il le cas pour nous aussi ?

La critique politique

Un aspect important de Mr. Robot est la critique assumée du système capitaliste et libéral dans lequel la société occidentale s’enfonce de plus en plus. Les divers personnages sont tous positionnés face à ce mode de fonctionnement. Il y a ceux qui luttent contre, et ceux qui vivent pour et par ce système. Parfois même la frontière est floue, un peu comme pour la distinction entre le réel et le virtuel.

Ceux qui luttent le font avec des idéologies différentes, et ce qui change c’est justement de savoir ce que la chute du système va entraîner ensuite. De répondre à la question : « on fait tomber le capitalisme financier, d’accord, mais pour mettre quoi à la place ? »

Les retraites qui ne sont plus payées, les fonctionnaires plus rémunérés, les investissements financiers gelés, la vie de millions de gens à travers les USA se trouve changée par la chute du système financier. Des conséquences que la série n’évoque que par petites touches même si elle n’omet pas les émeutes, les réquisitions, la création d’une monnaie transitoire.

Le système broyait déjà la vie des anonymes, mais sa chute entraîne aussi son lot d’avanies, plus ou moins voulues par les autorités, par la E-Corp, par la Dark Army et la Chine, pour des raisons totalement différentes et souvent opposées.

Fracture là encore, entre le simple quidam et les hautes sphères comme entre le réel et le virtuel. Entre les idéologues et les pragmatiques. Entre les anarchistes comme Darlene et les revanchards, entre les cyniques et les victimes.

La réponse apportée dans la série est tout sauf simple. Là encore, le flou domine.

Ce n’est pas là le moindre des compliments, car pour une fois une série américaine semble ne pas défendre mordicus une thèse, qu’elle soit pro ou antisystème.

En conclusion, Mr. Robot est un OVNI sériel, étrange, intéressant, plein de potentialités. Souvent difficile à suivre et donc difficile à regarder, noire, presque dépressive à certains moments. Mais essentielle lorsque l’on veut réfléchir aux enjeux de notre temps, et de ceux à venir.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

Filtrer par
Exact matches only
Contenu
Type de Contenu
Tout sélectionner
Articles
Pages
Projets
Téléchargements
Filtre par Catégorie
Tout sélectionner
Chimères Animées
Chimères Partagées
Devine qui vient écrire
L'encre & la plume
Le Serpent à Plumes
Le Serpent d'Hippocrate
Les Feux de la Rampe
Les Pixe-Ailes du Phœnix
Musique des Sphères
Vers l'Infini et Au-delà
Filtre par Catégories De Projets
Tout sélectionner
Films
Jeu de Rôle

Da Vinci’s Demons, la série psychédélico-initiatique

Da Vinci’s Demons, la série psychédélico-initiatique

Da Vinci’s Demons, la série psychédélico-initiatique

Je vous ai déjà un peu parlé de Da Vinci’s Demons, cette série diffusée par la chaîne Starz (qui eu l’audace de produire Spartacus également). J’en faisais l’une des séries prometteuses de 2014. Je ne me suis pas trompé, car les trois saisons qu’elle occupe sont aussi étonnantes que déroutantes et parfois même un peu frustrantes. Un peu comme Penny Dreadful, d’ailleurs, dont je vous disais du bien dans le même article.

L’idée est de suivre les jeunes années de Leonardo da Vinci, dans l’Italie du Quatroccento et plus particulièrement dans la Florence de Lorenzo le Magnifique. Les périodes peu connues de la vie du Maestro servent de décor à une intrigue ésotérique complexe et parfois un peu trop brouillonne.

 

Génie et touche-à-tout, Leonardo aime créer des machines, des œuvres d’art, mais aussi résoudre des problèmes. Visionnaire, il est capable de véritables prodiges, et attire le regard des puissants de Florence, sa ville natale. Méprisé par son père et orphelin de mère, il n’a d’autres compagnons que Zoroastre le maure, Vanessa la catin, et Nico le jeune idéaliste. Mais il est soudain emporté par des visions issues de son passé comme de son avenir. Il semble être le seul à pouvoir faire pencher la balance dans le combat millénaire que se livrent les Fils de Mithras et les adorateurs du Labyrinthe. Les uns (dont faisait partie sa mère) cherchent l’illumination de l’Humanité à travers la connaissance, les autres au contraire à laisser les masses dans l’ignorance, pensant que c’est le savoir qui pervertit l’être humain. Maîtrisant des arts mystérieux et plus ou moins surnaturels, un étrange turc tente de l’enrôler dans la secte de Mithras. Alors que les adversaires de ce dernier gagnent le concours de Girolamo Riario, l’âme damnée du Pape Sixte IV, despote cruel qui tente d’annihiler les projets de Lorenzo et les Fils de Mithras par la même occasion.

Leonardo, ses compagnons et son ennemi juré, et néanmoins quasi double maléfique Girolamo vont devenir des protagonistes de premier plan dans cette lutte. Dans la saison 2, ils vont même traverser l’Atlantique pour se retrouver chez les Mayas. Et dans la saison 3, la quête du fameux Book of Leaves, dont la page perdue contient des secrets terrifiants, s’achève quand Leonardo comprend que les deux sectes sont l’une et l’autre dans l’erreur.

L’impression que laisse la série est mitigée.

D’abord, il y a, c’est vrai, une fascination puissante à suivre les aventures de Léonard de Vinci, ou du moins d’un Léonard tel qu’on l’a toujours fantasmé : supérieurement intelligent. Mais comme il est jeune, il est aussi franchement sexy, un parfait combattant, un escrimeur de génie, un politique à la finesse inégalée, et un ami loyal, à défaut d’être un amant fidèle. N’en jetez plus…

Il n’est guère que sa propension à être socialement décalé qui pourrait le rendre moins attirant. Et encore…

Ensuite, tout comme les chaînes câblées américaines nous y ont habitués, la reconstitution est extrêmement crédible. Les décors fabuleux, le jeu convaincant. Aucune erreur de casting n’a été faite. Les méchants sont bien méchants, on aime d’ailleurs les détester ou les prendre en pitié ou les détester à nouveau, comme Girolamo.

Mais. Car il y a un, mais, et de taille.

L’intrigue n’est hélas pas déroulée de façon cohérente. Tout se passe comme si les scénaristes avaient eu des idées très fortes dans les deux premières saisons, pour ne plus savoir comment les mener dans la troisième.

C’est particulièrement vrai quand on voit le dernier épisode de la saison 2 et qu’on enchaîne sur la troisième. On finit sur une scène où Leonardo, traversant le temps et l’espace par le jeu d’une épreuve mystique chez les Mayas, se retrouve devant lui-même agonisant dans sa vieillesse sur son lit de mort. Le vieux Leonardo lui confie que toutes ses réalisations sont le résultat de ses choix dans le combat entre les Fils de Mithras et le Labyrinthe, et qu’il a un destin. On comprend qu’il peut changer l’avenir, que la série peut partir sur une uchronie, que le côté ésotérique va s’intensifier. Et dans la troisième saison, c’est la politique qui prend le dessus et une banale chasse au trésor qui est présentée. Les actes de Girolamo, son repentir et sa rédemption possible, en contrepoint avec les doutes de Leonardo sur ses inventions et l’utilisation qui peut en être faite, sont au centre de tout. Mais plus aucun mot d’ésotérisme. Au point que la fin m’a laissé dubitatif et frustré.

J’attendais plus d’audace d’une troisième saison quand les deux précédentes avaient été si riches en scènes symboliques, et parfois même psychédéliques.

Malgré cela, les thèmes de cette troisième saison méritaient d’être abordés quand on parle de génie et d’invention, quand on parle de progrès technique et technologique.

Leonardo se pose la même question à laquelle nous devrions nous-mêmes répondre pour nos propres technologies : à quoi servent-elles ? Sont-elles seulement là pour repousser les limites de notre savoir et de nos possibilités d’action et leur existence est-elle un progrès en soi ? Ou bien faut-il réfléchir à la façon dont nous pouvons les utiliser pour faire le Bien, ou pour faire le Mal ? Pour aider l’Humanité à progresser, ou pour l’annihiler ? Pour soigner, ou pour tuer ? D’autres que nous peuvent-ils prendre le contrôle de nos inventions, pour les détourner de leur but originel, si louable soit-il ?

Toutes ces questions sont hélas amenées de façon un peu artificielle dans l’intrigue, au travers d’un véritable passage dépressif du Maestro. Un passage qui dure presque toute la saison. Et une saison, c’est très long. Beaucoup trop long.

Il n’en reste pas moins que Leonardo, comme ses compagnons et nombre d’autres protagonistes traversent les étapes d’une véritable initiation durant les deux premières saisons pour achever leurs destinées dans la troisième. Chacun d’eux trouve la réponse à la question existentielle : « qui suis-je ? » Ainsi, Nico est-il le futur Machiavel, par exemple.

Manquait-il une quatrième saison à l’ensemble, intercalée entre la deuxième et la troisième, pour faire le lien ? Manquait-il une véritable vision d’ensemble aux scénaristes ?

Quelle que soit la réponse à ces deux questions, j’ai été déçu par une série qui avait si bien commencé. Il y a de très bonnes choses à voir et à prendre dans Da Vinci’s Demons. Mais pas assez pour en faire une série d’exception.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

Filtrer par
Exact matches only
Contenu
Type de Contenu
Tout sélectionner
Articles
Pages
Projets
Téléchargements
Filtre par Catégorie
Tout sélectionner
Chimères Animées
Chimères Partagées
Devine qui vient écrire
L'encre & la plume
Le Serpent à Plumes
Le Serpent d'Hippocrate
Les Feux de la Rampe
Les Pixe-Ailes du Phœnix
Musique des Sphères
Vers l'Infini et Au-delà
Filtre par Catégories De Projets
Tout sélectionner
Films
Jeu de Rôle