The Cursed Child : père, fils, et voyage dans le temps
On ne présente plus le phénomène culturel qu’est devenu l’univers d’Harry Potter, petit sorcier orphelin vivant dans la banlieue de Londres qui découvre qu’il appartient à tout un monde caché où la magie existe vraiment, côtoyant celui des non-magiciens (les moldus) que nous sommes. On ne présente plus ni son succès littéraire (et la formidable réussite d’une écriture qui déploie à la fois son vocabulaire, sa syntaxe et ses thèmes un peu plus loin à chaque tome en évoluant avec ses lecteurs qui grandissent en même temps que le héros) ni celui de son adaptation à l’écran.
Tout le monde ou presque a déjà écrit sur le sujet.
Mieux que moi.
Et comme moi, tout le monde a été surpris par le projet de J.K. Rowling d’écrire une pièce de théâtre pour terminer l’histoire d’Harry, maintenant père de trois enfants, dix-huit ans après les événements du dernier livre.
Harry Potter et l’enfant maudit (The Cursed Child) n’est pas vraiment un livre de J.K. Rowling, cependant, puisque la pièce a été écrite et mise en scène par John Tiffany et Jack Thorne, deux dramaturges qui ont eu le talent d’adapter une trame conçue par la créatrice du sorcier à la cicatrice.
Harry Potter est devenu adulte. Il travaille pour le Département des Mystères au Ministère de la Magie, sous les ordres d’Hermione qui est devenue la Ministre en charge des affaires délicates.
Il est marié avec Ginny Weasley, qui lui a donné trois enfants.
Son deuxième fils, Albus, ressent pourtant le fardeau de l’héritage paternel. Coincé entre son désir d’être aimé par son père et son refus d’être comparé à lui, il se lie d’amitié avec le fils de Drago Malefoy, Scorpius, après avoir été admis dans la Maison de Serpentard lors de sa première année à Poudlard. L’un et l’autre, en révolte envers leur famille et particulièrement leur père, vont se lancer dans une quête à travers le temps pour réparer ce qu’ils considèrent comme la faute première d’Harry : la mort de Cédric Diggory.
Mais jouer avec un Retourneur de temps peut être dangereux, surtout quand l’enfant caché de Voldemort rôde dans les ombres.
Évacuons tout de suite la forme du livre, qui a fait tant parler. Passée la troisième page, on ne se rend plus vraiment compte qu’il s’agit d’une pièce de théâtre, et on lit le livre comme un roman. Les didascalies sont suffisamment précises mais aussi suffisamment évocatrices, s’appuyant sur les images véhiculées par les films, pour qu’on puisse sans aucun problème plonger dans l’univers magique qu’a si bien créé Rowling.
L’écriture des dialogues est crédible, agréable, fluide.
N’ayant pas la chance d’avoir vu la pièce se jouer à Londres, je ne sais pas quelle forme la mise en scène a pu donner lors du passage au spectacle vivant. Et j’avoue que je serais curieux d’y assister. Il y a de nombreux défis de mise en scène : la magie, les voyages dans le temps. Et après tout, depuis les mystères chrétiens joués sur les places publiques au moyen âge, le théâtre a su s’accommoder des effets spéciaux, bien plus tôt que le cinéma lui-même.
Mais c’est surtout le fond du texte qui m’a intéressé, et les échos qu’il a fait naître dans deux réflexions que je vous présentais ici il y a quelque temps : la paternité, et le voyage dans le temps.
Quand être un héros ne protège pas des conflits de générations
L’argument central de la pièce est constitué par la difficulté qu’ont Harry et son fils Albus d’un côté, mais aussi Drago et Scorpius, à se comprendre, à s’appréhender, à s’apprivoiser, à s’entendre. Ces relations conflictuelles sont le moteur d’Albus comme celui de Scorpius. Elles les poussent à accomplir des actions pour rechercher l’approbation ou au contraire pour se démarquer de leurs pères.
Ce faisant, la pièce parle autant des difficultés d’être un fils que de celles d’être un père. Elle projette sur Harry les figures paternelles qui sont disséminées dans la saga alors qu’il est lui-même un enfant : Hagrid, Rogue, Sirius Black, et bien entendu Dumbledore. Un renversement des rôles qui déstabilise le lecteur autant que le personnage, qui se demandent chacun de son côté ce qui fait qu’on est un bon père : guider ou au contraire laisser se construire des valeurs propres, protéger ou au contraire laisser libre au risque de paraître désintéressé ?
La réponse de Rowling est tout en nuances. Elle est probablement la synthèse du modèle de construction qu’elle a scindé dans toutes les figures auxquelles Harry se réfère au long des sept livres précédents : le modèle inatteignable et idéalisé de James, son père biologique, la figure protectrice brute d’Hagrid, l’autorité sévère de Severus Rogue contre laquelle on aime à se rebeller, la complicité de Sirius Black, et le guide spirituel qu’est Dumbledore.
Il est également amusant de constater que le meilleur ennemi d’Harry, Drago, traverse les mêmes épreuves que lui avec son propre enfant. Une communauté qui fera se rapprocher autant les pères que les fils et qui sans doute fait plus encore grandir les deux vieux héros que les aventures surnaturelles. Oublier les vieilles rancunes et les anciennes blessures, pour repartir à zéro. Qui d’entre nous a déjà réussi cet exploit émotionnel ?
Jouer avec les allumettes du temps, c’est mettre le feu à sa propre création
En mettant la main sur un Retourneur de temps, Albus et Scorpius pensent corriger les erreurs du passé et redresser les torts. Mais ils apprennent bien vite que le temps a sa propre logique, et que d’un mal peut sortir un grand bien, comme d’un bien un grand mal. D’infimes changements peuvent avoir des conséquences inattendues dans le futur, suivant la célèbre métaphore du battement d’ailes du papillon et de la tempête tropicale.
Rowling n’hésite donc pas à pousser les conséquences jusqu’au bout : la disparition (ou plutôt la non-existence) de certains protagonistes dans un futur totalement remanié par rapport à ce que l’on connaît de la saga originelle.
En laissant ses héros « jouer à l’apprenti sorcier », elle expérimente elle-même, dans une mise en abîme assez réjouissante, bien qu’un peu déstabilisante, la déconstruction du mythe qu’elle a mis des années à édifier à force de centaines de pages et d’adaptations cinématographiques.
On a vraiment l’impression qu’elle éprouve un malin plaisir à prendre ses fans à contrepied : Ron devient aussi ennuyeux qu’un discours politique, Hermione est mariée à Viktor Krum, Cédric devient un mangemort. Et ce ne sont que quelques-uns des changements majeurs que l’auteur provoque dans sa propre création, car les deux enfants changent le futur à plusieurs reprises, jusqu’à annuler même la victoire d’Harry, et à provoquer celle du Maître des Ténèbres lui-même, Voldemort.
Elle explore ainsi diverses autres fins, divers autres univers. Elle joue avec ses propres codes, ses propres personnages.
Quand les deux thèmes se rejoignent
Le plus intéressant reste la dernière partie, quand l’enfant maudit, qui n’est pas celui que l’on croit, met au point un plan plus terrifiant et machiavélique encore que prévu, à cause des imprudences des héros. L’enfant de Voldemort veut provoquer le triomphe de son père en l’empêchant de commettre l’acte premier qui causera sa chute : le meurtre des parents d’Harry.
Une idée qui met les héros devant un dilemme moral et émotionnel parfait : sauver les parents d’Harry et assurer la victoire du Seigneur des Ténèbres, ou accepter le mal qui a été fait dans le passé et provoquer la défaite d’un plus grand maléfice.
En quelque sorte, grandir en sagesse, accepter le monde tel qu’il est. Grandir tout court.
Se servir des paradoxes temporels pour mettre les héros devant un choix et provoquer une interrogation chez le lecteur lui-même.
Rowling fait basculer son lectorat vers des problématiques d’adultes. Elle clôt l’histoire de l’enfant orphelin par ce choix qui marque la fin de son évolution vers la sagesse.
Le choix est un thème qui me tient à cœur depuis quelques années, et j’ai pris le parti, comme Rowling, de le rendre visible dans Le Choix des Anges, même si c’est d’une tout autre manière.