Deux séries sur un thème : Anges et Démons
Dans le même esprit que la comparaison entre deux (ou trois) films sur un thème, il peut être intéressant de mettre face à face deux séries traitant d’un même sujet, afin d’y chercher quelques bonnes ou mauvaises idées.
Sur ma lancée après Horns, j’ai donc décidé de parler ici des Anges (et des Démons) dans Carnivàle (connue en France sous le nom de Caravane de l’étrange) et Dominion.
Les deux séries sont assez éloignées dans le temps comme dans leur traitement, et c’est justement ce qui à mon avis rend la comparaison intéressante.
Carnivàle, ou comment se perdre dans la narration
S’étalant sur deux saisons de 2003 à 2005, Carnivàle est une série très prometteuse sur le papier. Nous sommes durant le Dust Bowl des années trente aux États-Unis, et le jeune Ben Hawkins perd sa mère en même temps que ses terres à cause de la famine et de la Grande Dépression. Il croise alors la route d’une étrange caravane de forains menée par un nain énigmatique, dans laquelle il s’engage autant pour gagner sa vie que pour échapper aux forces de l’ordre.
Il y rencontrera des marginaux possédant parfois des talents inhabituels, pour ne pas dire des pouvoirs mystiques : un prestidigitateur aveugle, une diseuse de bonne aventure mutique et tétraplégique qui communique à sa fille ses prémonitions par télépathie, et par-dessus tout, le « Patron », de la caravane, son véritable guide, n’apparaissant jamais car affligé d’une infirmité ou d’une blessure, et dont le nain Samson n’est que l’exécuteur frustré.
Parallèlement à la découverte des pouvoirs de résurrection et de guérison qu’il possède depuis longtemps, cause du rejet de sa mère, la série s’intéresse à des centaines de kilomètres de là au destin d’un pasteur, le Frère Justin Crowe, en proie à des visions mystiques tout droit sorties de l’Ancien Testament, qui sera lui aussi peu à peu le réceptacle de pouvoirs miraculeux.
La série va progressivement glisser vers un fantastique biblique comparant la Grande Dépression à une Apocalypse transposée dans l’Amérique profonde. Vont s’y opposer Ben avec son pouvoir pas si bénéfique que cela (le vieux principe magique d’un échange d’énergie ou de « une vie contre une vie » étant le prix de la guérison, voire de la résurrection) et Justin accomplissant des prodiges dignes de Moïse et de ses Sept Plaies d’Égypte (hallucinations imposées aux mécréants, par exemple) mais aux prises avec des pulsions intérieures très sombres (inceste avec sa sœur, sadomasochisme avec ses servantes, meurtre, soif de sang). Cet univers un peu glauque et poisseux devient très intéressant par sa proposition de brouiller les cartes du manichéisme classique : on en vient rapidement à se demander quel côté est celui des Anges, quel côté celui des Anges Déchus. On pense à l’opposition cathare entre le Dieu du Nouveau Testament (Ben, la guérison genre « Lève-toi et marche ») et le Dieu de l’Ancien Testament, plus sombre car maléfique (Justin et « Œil pour Œil »). Entre les Anges menés par Michaël et les Anges Déchus tombés sur Terre à la suite de la rébellion de Lucifer, le plus beau d’entre les Archanges de Dieu dans la tradition biblique.
Malheureusement, pour se rendre compte de tout cela, il faut arriver au bout de deux saisons très décousues et marquées par des épisodes plats, sans aucun intérêt, noyant d’autres épisodes parfaitement captivants.
Sous prétexte de dévider la progression initiatique de son personnage principal (Ben), Daniel Knauf, le créateur de la série, s’enlise dans des digressions qui n’apportent rien d’autre que de l’ennui. Les relations entre les personnages pourraient être passionnantes (la faune de la Caravane étant très riche en personnalités hautes en couleur, rappelant le Freaks de Tod Browning), mais tournent vite en rond, sans que l’on comprenne bien où le scénariste voulait en venir.
Quant à la méta-intrigue qui devait courir sur pas moins de six saisons, elle fait du sur-place.
La réalisation est pourtant relativement soignée.
Les derniers épisodes sont les plus intéressants, paradoxalement, parce que l’arrêt programmé de la série par HBO pour cause de mauvaise audience et de mauvaises critiques imposait de tomber sur une fin plus ou moins satisfaisante. On assiste d’ailleurs plutôt à un twist final qu’à une véritable fin, qui laisse un goût amer d’inachevé au téléspectateur.
Reste que la série est un bijou documentaire sur la vie dans l’Amérique de la Grande Dépression, et parvient à installer une ambiance très particulière. On doit aussi reconnaître que les idées qui semblent sous-tendre sa mythologie sont très séduisantes, et auraient pu faire une très bonne intrigue si elles avaient été bien exploitées.
Dominion, ou quand la Colère de Dieu manque de souffle
Dominion nous amène dans un futur où, après la disparition soudaine et inexpliquée de Dieu, les Anges inférieurs menés par l’Archange Gabriel rendent l’Humanité responsable de ce désastre, et décident d’éradiquer cette plaie ouverte de la surface de la Terre. Michaël décide de se ranger du côté des Humains, tandis que les autres Anges Supérieurs restent neutres.
La série fait directement suite au film Légion qui raconte l’invasion des Anges.
Dans la série, une prophétie proclame qu’un humain deviendra l’Élu, capable de mettre fin à la guerre que se livrent les Créatures de Dieu. Ce pourrait bien être Alex, un jeune soldat de la garde angélique formée par Michaël dans la cité fortifiée de Vega, qui fut Las Vegas.
Autour de lui se nouent les intrigues entre des Anges infiltrés, des luttes de pouvoir, des opportunismes politiques, et d’inévitables rivalités amoureuses.
Il progressera cependant vers la compréhension des factions en présence et prendra peu à peu conscience de sa destinée.
https://www.youtube.com/watch?v=r4lAb84Sb38
Nous sommes là dans un registre tout à fait différent : le post-apocalyptique. La question centrale est : que reste-t-il si Dieu nous abandonne et que les Anges se tournent contre l’Humanité ? Que devient la religion ? Que deviennent les valeurs de l’Humanité (la série est américaine, bien sûr, ce qui explique la relation faite entre valeurs morales et religion) ?
On pense inévitablement à The 100 et à sa capacité à nous plonger dans un suspense et des interrogations morales sans cesse renouvelées. Mais ce qui aurait pu être une excellente idée de départ manque sur la durée du souffle épique que l’on attendrait d’un thème biblique. Les hésitations du jeune Alex sont presque irritantes.
La réalisation est cette fois très poussée, avec des décors, des effets spéciaux (les ailes des anges sont fantastiques), bref, des moyens.
Mais là encore la construction de la série est peu convaincante. Elle hésite constamment entre l’intrigue ésotérique assumée et les déchirements internes du personnage principal. Elle souffre aussi d’une impression tenace d’amateurisme, malgré un casting plutôt réussi, et quelques décors soignés. On n’y croit pas vraiment.
Les images de synthèse sont inégales, ce qui contribue peut-être à l’échec relatif de cette première saison.
La deuxième saura peut-être aller plus loin dans l’intrigue en reprenant des bases de réalisation plus cohérentes, et en assumant une direction claire dans son approche.
Ce que pourrait être une série biblique réussie
La comparaison entre les deux séries est difficile, puisqu’elles attaquent un angle différent de la question des Anges et des Démons. Mais toutes deux s’échouent sur des écueils qui les font sombrer hélas dans la catégorie des séries médiocres ou des bonnes idées gâchées.
Aucune des deux ne parvient à réunir scénario efficace et fouillé, personnages attachants et éclatants, réalisation soignée, et souffle épique.
Et pourtant la relation si particulière que les êtres angéliques sont censés entretenir avec à la fois leur Créateur, les Humains, et la Création pourrait donner lieu à une véritable série d’anthologie.
La base du scénario, comme les deux séries l’ont proposé, pourrait être le parcours initiatique d’un héros ou d’une héroïne découvrant sa véritable nature. Il ou elle serait confronté à la fois à des pouvoirs déroutants, mais aussi à des choix moraux non pas basés sur une opposition entre le Bien et le Mal, mais entre le Bien, le Mal, et l’Humanité. L’opposition avec les Anges Déchus, mais aussi la relation trouble que ces derniers entretiennent avec l’Humanité, pourrait être un bon ressort. N’oublions pas que Lucifer serait censé être entré en rébellion contre Dieu pour conquérir sa propre liberté. N’oublions pas qu’il est devenu le Tentateur, c’est-à-dire celui qui laisse le choix. La lutte devrait être intime, mais également cosmique, car si les enjeux personnels sont forts, les enjeux universels sont évidents lorsqu’il s’agit de Bien et de Mal.
En réfléchissant, je prendrais bien comme exemple de ces oppositions tripartite un film espagnol, Sin Noticias de Dios (en français Sans nouvelles de Dieu), avec Gael Cargia Bernal en Lucifer, Fanny Ardant en Archange, Victoria Abril en Ange et Penelope Cruz en Démon. Un film jouissif sans beaucoup d’effets spéciaux, et où l’enjeu entre l’Ange et le Démon, depuis que Dieu a disparu (tiens, comme dans Dominion…), est de savoir qui va remporter la « guerre » entre Ciel et Enfer. Or, c’est le destin d’une seule âme, celle du boxeur Manni, qui va décider de la victoire finale de l’Enfer (surpeuplé), ou de la résistance renouvelée du Ciel (dont si peu d’âmes sont dignes qu’il est devenu un désert déprimant).
Ici pas d’images de synthèse, mais un simple jeu de couleurs et de langages : l’Enfer est filmé en couleurs chaudes au Mexique et les personnages y parlent anglais, le Paradis est filmé en couleurs froides à Paris et les personnages y parlent français, la Terre est filmée en Espagne avec une balance classique et les personnages y parlent bien sûr espagnol, quand enfin le Purgatoire est filmé avec une saturation de blanc avec des dialogues en latin.
C’est une comédie, mais les enjeux impliquent vraiment tout l’éventail des rapports entre anges, démons, et humains. Tentation, pouvoir, fascination, amour, rancune, envie.
Une série qui reprendrait certaines de ces idées en les remettant au goût du jour aurait à mon avis un bel avenir devant elle…
Si des réalisateurs me lisent : n’hésitez pas, lâchez-vous !
Allez, je ne résiste pas au plaisir de vous lâcher la bande-annonce. Et si vous voyez le film, ne manquez pas le plus beau strip-tease de l’histoire du cinéma, celui fait à l’envers (en se rhabillant donc) par Penelope Cruz… Vous n’écouterez plus Kung Fu Fighting de la même façon ensuite…