Lorsque j’ai commencé à écrire Les consultations extraordinaires de Belladone Mercier, psychologue des dieux, j’ai rapidement compris que je ne pouvais pas le faire comme si c’était un roman ou une nouvelle comme une autre. Cette histoire était en effet destinée à être lue, à la manière d’une fiction radiophonique, dans un podcast.
C’était ce que j’appelle une podfiction, un objet narratif hybride, enregistré, dont l’identité oscille quelque part entre le cinéma, le théâtre et le livre audio.
Comme tel, il devait être interprété par des comédiens et des comédiennes qui allaient incarner les personnages par le seul instrument de leurs voix. Contrairement au théâtre ou au cinéma, il n’y aurait pas d’image pour soutenir l’action, pour décrire les décors, pour mimer les gestes, pour montrer les expressions et les sentiments. Mais à l’inverse du livre audio, il ne pouvait pas être conçu comme une simple transposition des caractères imprimés. Le fait de disposer d’acteurs conduit naturellement à questionner l’emploi de la voix du narrateur. Ce que d’ordinaire on transmet au lecteur à travers cette voix qui, finalement, sert à décrire et préciser l’action, il fallait le remplacer par une utilisation du jeu, une démonstration par l’action, comme au théâtre et au cinéma, où la voix off, cette technique qui émule le narrateur, est exceptionnelle.
Il fallait appliquer plus encore le célèbre «show don’t tell» («montrer et non raconter») des Anglo-saxons.
Car si la vue est le sens sur lequel l’être humain croit se baser le plus dans son quotidien, nous sous-estimons grandement le pouvoir d’évocation du son seul, pourtant aussi puissant à mon avis pour créer des images mentales chez autrui.
Parce qu’au fond, le fait de raconter une histoire à quelqu’un, ce n’est que ça : le pouvoir de susciter chez cette personne la création d’images mentales qui vont se succéder pour aboutir à une représentation sensorielle la plus convaincante et la plus émotionnelle possible. Que l’on utilise pour cela des lettres que la personne reconnaît comme des mots, du son comme de la voix ou de la musique, des images, des odeurs, finalement, peu importe. Le but est de transporter le public dans un autre monde, fût-ce l’immeuble d’à côté, de lui faire croire à une réalité différente, le temps d’un récit.
Or, l’être humain (comme tous les êtres vivants, en fait) expérimente le monde qui l’entoure, sa réalité, à travers ses sens. Notre façon d’être au monde est par nature, par essence, même, une expérience sensorielle. Nous ne pouvons accéder à la réalité qu’à travers ces moyens que sont nos sens, tous nos sens. C’est d’ailleurs ce qui fait notre supériorité sur les I.A. désincarnées. Nous interagissons avec le monde physique et il nous change autant que nous le transformons, simplement parce que ce que nous en voyons ou ce que nous en entendons modèle la façon dont nous nous percevons nous-mêmes et dont nous nous différencions de ce qui n’est pas nous-mêmes. Comme le montre Antonio Damasio, la conscience naît de l’expérience émotionnelle du monde à travers des perceptions sensorielles. Il n’y a donc pas de conscience sans organe des sens, n’en déplaise à ceux qui croient encore que ChatGPT soit capable de créativité.
Ces sens interagissent même entre eux, se mélangent et sont intégrés par le système nerveux qui reconstruit en permanence la représentation du monde la plus utile qui soit (à défaut d’être fidèle) grâce à la coordination des informations récoltées par chaque organe sensoriel.
Depuis longtemps, d’ailleurs, les meilleurs écrivains utilisent des mots (une médiation visuelle) qui vont être associés à d’autres sens que la vue : l’odeur de l’ail (pour chasser les vampires mais aussi pour évoquer une haleine un peu chargée), le son du tambour, celui de la craie qui crisse sur un tableau noir, le contact de la soie, du velours ou d’une lame d’acier, le goût du pain d’épices ou du sang. Chaque mot que vous venez de lire a certainement déclenché des «images» mentales qui sont en fait reliées à d’autres sens que la vue. Car nous sommes tous, plus ou moins, capables de synesthésie au quotidien. Le pouvoir d’évocation des mots n’est rien d’autre qu’une synesthésie partagée par tous les êtres humains.
Mais l’image d’un mot n’est pas la seule à déclencher cette synesthésie.
Le son des mots possède également ce pouvoir.
Comment une artiste douée de synesthésie, Melissa McCracken, représente la suite pour violoncelle n°1 de Bach en peinture.
Et plus encore, des sons vont évoquer des souvenirs, et avec eux des émotions. Des odeurs vont évoquer d’autres souvenirs, avec des émotions souvent plus fortes encore. C’est la fameuse madeleine de Proust.
Toute cette démonstration pour en venir à ce point crucial : pour investir pleinement le format audio dans une podfiction, il était nécessaire que je développe une narration qui utilise ses particularités le plus possible. Dans les limites techniques qui sont les miennes, bien entendu.
Et pour cela, ma façon de raconter l’histoire doit nécessairement s’adapter.
C’est à ma découverte de ce réapprentissage de l’écriture que je vous convie dans cet article, qui va en quelque sorte prolonger celui que j’ai déjà commis sur l’importation de techniques du théâtre et du cinéma dans la littérature.
Show don’t tell
Habituellement, ce dogme est interprété dans l’écriture comme une exhortation à montrer l’action en train de se passer, et non à la médier par une tierce personne, de manière à rapprocher le lecteur du cœur du récit, le faire le plus possible coller aux actes des personnages, l’immerger dans ce monde fictif que vous avez construit pour lui.
Il postule qu’il est plus efficace pour faire ressentir les émotions de faire dire à Didier : «Tu me prends la tête, Michel !», plutôt que de laisser le narrateur préciser : «Didier ne pouvait plus supporter Michel»1.
Si cette règle est une des fondations d’une écriture moderne réussie, ce n’est pas non plus un axiome indiscutable, comme cet article de Stéphane Arnier pourra vous le montrer.
Au théâtre, le tell n’existe pratiquement pas, puisque tout passe par les dialogues entre les personnages et le jeu des comédiens. On ne retrouve donc presque que du show.
C’est un peu moins vrai au cinéma, où la voix off peut servir parfois à raconter ce qui ne se voit pas ou ne peut pas se voir à l’écran. Cependant, l’art cinématographique est bien celui d’une narration en image (et en sons), de manière à montrer et d’éviter de raconter. Et dans ce sens, la voix off est toujours celle d’un personnage, l’équivalent de la narration à la première personne du singulier dans la littérature. Car il n’existe pas vraiment de narrateur à la troisième personne au cinéma, si ce n’est la caméra elle-même, qui par définition ne pourra pas s’exprimer en voix off.
Dans une podfiction, le curseur peut osciller entre la littérature et le théâtre. Certaines scènes ne se composeront que de dialogues, de sons, de bruitages, de musique, d’autres vont faire intervenir une voix off, un narrateur. Pourtant, pour que cela soit efficace, je crois qu’il est nécessaire de suivre quelques règles dans le dosage de ces deux modalités.
Le Narrateur comme personnage
Si, en théorie, rien n’interdit de concevoir un narrateur omniscient ou simplement à la troisième personne dans une podfiction, puisqu’elle peut se rapprocher d’un livre audio, c’est à mon sens moins efficace qu’en littérature.
Le fait de dire à l’oral, dans le sens du conteur, implique des effets de voix, un jeu avec le rythme, le volume de la voix, le corps, même, toute une technique qui se rapproche beaucoup du jeu théâtral ou du moins du jeu d’acteur. Cela va créer une surcouche d’interprétation supplémentaire par rapport aux mots bruts écrits sur une page qu’une lectrice silencieuse aurait reçus sans intermédiaire en découvrant seule le texte.
D’un côté on a la lectrice qui lit directement le texte dans sa tête et le reçoit dans toute sa pureté.
D’une autre on a l’interprète qui donnera une certaine couleur au même texte et va, par son jeu, en teinter la signification avant que l’auditrice ne le reçoive. Le texte ne sera donc plus si pur.
Cela n’est pas trop gênant dans le cas où nous avons affaire à la lecture de toute l’œuvre par une seule personne, ce qui est généralement le cas pour un livre audio, car l’interprétation sera la même pour tout le texte. Cela «lisse» en quelque sorte, la voix du narrateur, la noie dans celle des autres personnages, puisque c’est la même.
Mais dans le cas où chaque personnage a son interprète, la configuration se rapproche par trop du théâtre ou du cinéma, et le narrateur devient lui-même, de fait, un personnage. Sa voix est distincte de celle des autres, et comme telle, elle acquiert une singularité qui le place paradoxalement au même niveau.
Ainsi, s’il reste un choix artistique possible, le narrateur omniscient en podfiction fonctionne à mon sens beaucoup moins bien que de prendre le parti de le désigner d’emblée comme un personnage à part entière. Dans ce cas, il est nécessaire, comme pour les autres personnages, de le doter d’un caractère, d’objectifs, avoués ou cachés (voire les deux), de liens avec les autres personnages, avec l’intrigue. Même s’il reste périphérique, s’il n’est pas au cœur des enjeux, du moins pas systématiquement, pour ne pas non plus stéréotyper les récits. L’essentiel est de vérifier que l’intrigue fonctionne, même avec un narrateur omniscient, que l’effet recherché est atteint.
Mais pour cela, il faut être conscient, je pense, que ce qui fonctionne le mieux est soit de ne pas intégrer de narrateur du tout (les dialogues entre personnages pouvant suffire à faire évoluer l’intrigue, même si cela empêche beaucoup de choses que nous détaillerons dans la suite de cet exposé), soit de considérer le narrateur comme un protagoniste ou au moins un témoin de l’intrigue, donc comme un personnage lui-même.
Dans ce dernier cas, cela induit quelques conséquences.
D’abord, la possibilité, dont il serait dommage de se priver, de briser le «quatrième mur».
En effet, un narrateur-personnage est forcément partial. Il a un avis sur la façon dont l’histoire qu’il raconte s’est déroulée. Il peut même en passer certains aspects sous silence, ou en exagérer d’autres. Et il peut plus facilement, car n’oublions pas que nous sommes dans l’oralité, partager cet avis avec son auditoire, que ce soit sous la forme de digressions philosophiques, de considérations politiques, d’analepses et de prolepses (flashbacks et flashforwards), ou même de commentaires plus ou moins humoristiques. Il peut même faire corps avec l’intrigue dont le nœud pourrait être la narration elle-même, à la manière du Kaiser Sauze du génialissime film The Usual Suspects.
Encore une fois, il ne s’agit pas de stéréotyper les histoires que l’on écrit pour de la podfiction, et de singer Usual Suspects à tout bout de champ. Il s’agit simplement de découvrir ce qui fonctionne le mieux pour une histoire donnée, et d’en tirer toutes les conséquences.
Ensuite, le narrateur permet de jouer plus finement avec le temps du récit, ce qui est plus délicat dans une histoire qui n’a pas d’autre fil que les dialogues et les actions des personnages suggérées par les bruitages ou la musique. Les analepses et les prolepses dont je parle quelques lignes plus haut, mais aussi toutes les autres ellipses temporelles ou spatiales sont facilitées par sa présence. Là encore, c’est lui qui choisit ce qu’il montre et ce qu’il passe sous silence, et ce n’est pas neutre, contrairement à un narrateur omniscient qui peut se cacher derrière l’auteur lui-même en littérature. C’est-à-dire derrière quelqu’un qui n’est pas un personnage et qui n’est donc pas intégré aux enjeux de l’intrigue qu’il raconte.
Enfin, il doit être bien identifié par l’auditoire, et ses interventions doivent être dosées par rapport à celles des autres personnages, c’est-à-dire les dialogues. Il ne s’agit pas de lui réserver des tartines de descriptions qui vont monopoliser la parole pendant d’interminables minutes, au risque de se retrouver dans un «simple» livre audio, c’est-à-dire de manquer la singularité d’une podfiction.
Encore une fois, je ne dénigre pas le livre audio2, je dis juste que ce sont deux exercices différents. L’un est pensé pour être un livre lu, l’autre pour être taillé sur mesure dès le départ pour être joué avec des voix.
Dialogues : fonctions
Tout ce qui précède explique pourquoi le cœur de la narration se situe réellement dans les dialogues, comme au théâtre, comme au cinéma. C’est à travers les voix des personnages que l’auditoire va vivre l’histoire. Cependant, il faut tenir compte d’une très grosse différence avec ces deux médias : l’absence d’image.
Ainsi, les dialogues ne vont pas seulement exprimer la pensée des personnages, leurs discours et leurs conflits, mais aussi leurs actions physiques. C’est ainsi qu’il est habile pour qui veut écrire une podfiction de penser que certaines descriptions d’actions peuvent passer à la fois par les sons et par les dialogues eux-mêmes.
On peut le faire d’une manière très visible, comme dans l’exemple suivant, tiré de l’épisode 4 des consultations extraordinaires :
SEKHMET — Rien de vraiment intéressant. C’est aussi vide que le désert, ici ! Et il n’y a pas de viande, non plus !
ADÉLAÏDE — Eh ! Mais ce n’est pas la peine de tout arracher, il ne vous a rien fait, ce tiroir ! Et puis je suis végétarienne, vous ne trouverez pas de viande chez moi.
On comprend facilement que Sekhmet est en train de dévaliser le garde-manger d’Adélaïde, et on se représente tout à fait qu’en le faisant de façon brutale elle secoue un tiroir au point de l’arracher. Ou bien comme ce plus long extrait, dans l’épisode 2 :
THOT — Il faut l’arrêter, tout de suite !
ADÉLAÏDE — Eh bien, pourquoi vous ne l’arrêtez pas, vous ? Vous êtes un dieu autant que lui, non ?
THOT — C’est évident, Mademoiselle Chamberlain, mais moi je suis le Dieu du savoir et lui… c’est le Dieu Guerrier !… J’ai fait ce que j’ai pu pour l’amener jusqu’ici, mais je ne suis pas de taille à affronter sa colère une deuxième fois.
HERU — Wneb chered nedj ietef wshebti am ankh…
ADÉLAÏDE — D’accord… Belladone, vous voulez bien le tenir quelques secondes ?
BELLADONE — Comme ça ?
ADÉLAÏDE — Parfait. Faîtes en sorte qu’il ne bouge pas, et si vous pouvez, qu’il ne me réduise pas en bouillie…
HERU — Mehet-wret hotep Amenti wr ibqa dwat hebswt menat ha hotep kheperw hekaw am ankh…
THOT — Quoi que vous décidiez de faire, faites-le vite, l’incantation est presque terminée, et il ne doit en aucun cas parvenir à la prononcer en entier, vous m’entendez ?
La situation est compréhensible même si l’on ne décrit pas complètement les gestes des personnages.
Pourtant, comme pour tout effet littéraire, trop employer cet artifice va rendre votre podfiction lourde et indigeste, et à tout le moins inélégante.
C’est pour cela qu’on peut aussi trouver des manières plus subtiles de suggérer les actions des personnages dans leurs dialogues. En poursuivant l’action précédente, celle où Adélaïde, Belladone et Thot doivent absolument arrêter Horus avant qu’il ne termine une incantation mystérieuse, voici ce que cela donne :
ADÉLAÏDE — Je vais essayer, mais nous n’avons pas le choix, il faut prendre des risques. Ffff !… Hhhhh !
THOT — Non, mais vous n’allez quand même pas…
BELLADONE — Si, je crois que c’est exactement ce qu’elle va faire…
HERU — Peheti Wdjat maa kherw Wr hekaw kheryhebet wneb ankh sa-meref netjer… ah ah ah ah ah ah ah ah !
[Bruits. Adélaïde chatouille H, ce qui le sort de son obnubilation]
BELLADONE, ADÉLAÏDE, HERU — Aaaaaah !
Dans cet exemple, la première réplique pose un cadre : Adélaïde va tenter une action physique risquée. L’imagination de l’auditoire va commencer à travailler et à générer des possibilités. Bien évidemment, la première idée qui va venir à l’esprit de la plupart des gens sera de frapper Horus. C’est ce qu’on voit si souvent dans les films que l’on a tendance à penser que c’est le plus efficace. Et cette pensée va apparaître toute seule, sans qu’on l’ait énoncée, simplement parce que c’est un automatisme mental. L’idée est de se servir de ce que nous avons appris à nous représenter si facilement que cela en devient un réflexe.
L’interrogation qui suit va immédiatement soit renforcer l’idée qu’Adélaïde va oser frapper un dieu (et donc accomplir une action très risquée pour elle), soit faire naître un doute : que peut donc tenter d’autre une frêle étudiante en psychologie contre une divinité ?
La troisième réplique enfonce le clou : il va se passer quelque chose de vraiment étonnant. L’auditoire ne peut que se représenter l’action qu’il a déjà imaginée après la première phrase, mais se trouve un peu désorienté parce qu’il perçoit que ce n’est pas exactement cela.
Ce sont les deux dernières répliques qui vont lui permettre de tout comprendre, et d’en rire car il percevra le décalage entre ce qu’il aura imaginé automatiquement (Adélaïde frappe Horus) et ce qu’il aura finalement compris grâce au rire d’Horus : Adélaïde ne l’a pas frappé, mais bien chatouillé !
Les indications scéniques ne sont là que pour les comédiens et éventuellement le réalisateur. Les auditeurs, eux, n’auront eu besoin pour saisir ce qui s’est passé que des dialogues et éventuellement de quelques bruitages.
Vous remarquerez que c’est souvent un autre personnage que celui qui effectue l’action qui la décrit. En effet, il paraîtrait vraiment trop artificiel qu’un personnage soit en train de décrire une action qu’il réalise. Sauf, bien entendu, si c’est le propos de la tirade. Par exemple, un personnage qui réalise une démonstration face à un autre et veut lui permettre d’apprendre.
Quant aux descriptions tout court, elles devront passer soit par une voix off, dont nous avons vu qu’elle est l’équivalent d’un dialogue, soit par les dialogues également. Encore tiré des consultations extraordinaires (épisode 5), ce petit exemple :
BELLADONE — Je suppose que vous savez où nous devrons nous arrêter.
HATHOR — Bien évidemment.
BELLADONE — Et dans ce cas, je vous prie d’avance de pardonner ma question certainement profane : qui sont tous ces gens qui travaillent les champs au-dessus de nous ? Je les vois labourer, semer, récolter, un peu tout ça en même temps. Vous avez besoin de manger, ici ?
HATHOR — Bien évidemment, Belladone Mercier. Comme vous. Cependant, c’est pour nous plus un plaisir qu’une nécessité. Et ces Bienheureux que tu vois là sont les sujets du Roi d’Occident. Leur vertu les a conduits ici, après que leur cœur eût été jugé pur.
Comme toujours, il est ici question de dosage et de ne pas multiplier à l’envi le même procédé. Car l’idée est justement de laisser l’imagination de l’auditoire travailler pour vous et il se trouve que le secret de cette recette est que plus on reste en quelque sorte précisément flou, et plus l’imagination de l’auditoire va travailler vite et bien. En l’occurrence, il suffit de jeter quelques verbes (semer, labourer, récolter) pour que tout un ensemble d’images se crée dans l’esprit de l’auditrice.
Qui doit dire quoi ?
C’est finalement la seule véritable question.
Comme dans toute fiction, bien sûr, un personnage va parler en fonction de son caractère, de son rôle dans l’histoire, de sa place par rapport aux enjeux du récit. Pourtant, en tenant compte de ce que nous venons de débattre plus haut sur la fonction descriptive des dialogues, il est nécessaire de rajouter un paramètre à leur construction : un personnage donné ne va pas forcément pouvoir tout décrire tout le temps.
Hormis donc lorsque le protagoniste est en train de montrer quelque chose volontairement à un autre, il ne décrira jamais ses propres actions. Pourtant, chaque personnage est porteur d’informations que lui seul peut dévoiler à l’auditoire. Il est donc impératif de déterminer qui sait quoi et surtout qui peut dire quoi. Et comment.
Les apartés
C’est un autre artifice théâtral qui peut également être utile en podfiction.
Il consiste en une rupture mineure de la continuité narrative durant laquelle, souvent au mépris de la vraisemblance (puisqu’on l’entendrait forcément dans une situation réaliste), un personnage interrompt son discours pour apporter une précision censément inaudible aux autres, soit au public (sens premier du mot) soit à un personnage en particulier.
Exemple encore tiré des consultations extraordinaires (épisode 6) :
BELLADONE — Alors se pourrait-il que l’envie de vous venger soit plus forte que celle de me violenter ?
SETEKH — Oui.
BELLADONE — Voulez-vous bien vous assoir et m’écouter ?
SETEKH — Oui.
CLAUDE — Comment avez-vous fait ça ?
BELLADONE — C’est un truc de psychologue. Ça s’appelle une séquence d’acceptation. Méfiez-vous si Adélaïde vous fait accepter quelque chose de banal plus de trois fois, car à la quatrième, votre cerveau dira oui de façon automatique, même si cela a beaucoup plus de conséquences. Bien, nous allons donc profiter de votre venue. Expliquez-moi donc ce qui vous est arrivé.
Ici, clairement, au beau milieu d’un dialogue entre Belladone et Setekh (le dieu Seth égyptien), Claude fait un aparté. On pourra objecter que la vraisemblance pourrait exister si dans une telle situation Claude prenait Belladone à part physiquement. Et c’est vrai. Il nous arrive parfois dans la réalité de faire des apartés avec certaines personnes. Cependant, ces circonstances sont rares et doivent être très précisément justifiées dans un souci de vraisemblance.
Dans le cas présent, Setekh aurait pu entendre l’aparté de Claude et Belladone. Pourtant, la suite indique que ce n’est pas le cas.
Cette distinction entre vraisemblance et invraisemblance est très importante lorsqu’on utilise l’aparté, car elle détermine l’effet qu’il va avoir sur la perception de l’ambiance par l’auditoire.
Si votre aparté est vraisemblable, alors il peut être utilisé dans n’importe quelle ambiance, de la plus tragique à la plus banale. Par contre, s’il est invraisemblable, il va modifier la perception de votre scène soit par un accroc à sa crédibilité, soit par un effet comique. C’est d’autant plus vrai lors d’un aparté au sens premier du terme, c’est-à-dire de la rupture du quatrième mur, quand le personnage s’adresse directement à l’auditeur ou au spectateur, en brisant le cours du récit. Cette technique a en effet le pouvoir de sortir l’auditoire de la suspension d’incrédulité qui est à la base de l’implication émotionnelle et de son identification, de son immersion, dans le récit. Ce décalage crée le plus souvent une prise de distance propice au sourire, voire au rire.
À moins, donc, de l’avoir volontairement recherché (c’est le cas dans mon exemple), ou de s’assurer de la vraisemblance de l’aparté, n’utilisez cet outil qu’avec une grande prudence.
Les ellipses
S’il est une notion avec laquelle les écrivains jouent en permanence, c’est bien le temps.
Si l’on oublie les flashbacks et les flashforwards de nos jours si populaires, il est bien d’autres moments où nous nous jouons des règles temporelles. Les ellipses, par exemple. Nous pouvons contracter le temps et le forcer à glisser sur quelques heures, quelques jours, quelques mois, quelques décennies, voire quelques millénaires, en une simple phrase.
Mais ceci n’est possible que dans un écrit.
À l’écran, c’est beaucoup plus difficile.
Mais à l’oral… c’est presque mission impossible.
J’ai bien dit presque.
Il y a à mon sens seulement deux façons de faire.
Soit le fameux «trois jours plus tard» est dit par le narrateur (rappelez-vous qu’il est souvent un personnage à part entière).
Soit il est remplacé par une césure sonore. Un jingle, une virgule comme on dit à la radio. Une convention que votre auditoire devra apprendre à reconnaître au fil du récit. Ça devrait être assez rapide et je crois que logiquement 90 % des auditrices auront saisi le principe après la première utilisation. Cependant, assurez-vous de prendre par la main vos auditrices lors de cette première utilisation, justement, pour en faciliter l’intégration. Donnez, dans la première phrase suivant le saut temporel, soit dans la narration, soit dans un dialogue, une information montrant clairement le changement de lieu ou de date.
Par exemple :
JULIETTE — Enfin seule, je vais pouvoir regarder mon feuilleton tranquille.
[Virgule musicale]
DIDIER — Bonjour Juliette ! Bien dormi ? Pas moi. J’ai cherché Michel toute la nuit[^fn3].
Ensuite, le cerveau de votre auditoire devrait avoir associé cette musique particulière avec un saut temporel ou spatial dans l’intrigue, et tout se passera bien mieux. Vous pourrez même vous payer le luxe de commencer la troisième ou quatrième ellipse directement in media res.
Cette fois, cela pourra donner :
JULIETTE — J’ai adoré cette omelette hier soir. Tu viens Didier, on va au cinéma ?
[Virgule musicale]
DIDIER — Non, Michel, je ne peux pas te laisser dire ça ! Nicolas Cage n’a pas joué que dans des nanars[^fn4] !
C’est d’ailleurs le même problème lors d’un simple changement de scène, car très souvent cela implique une ellipse, soit spatiale, soit temporelle, soit les deux…
Ce qui nous mène directement au point suivant.
Prévoir et intégrer les effets sonores
Parce que vous aurez compris que l’on ne peut pas écrire une podfiction sans penser un minimum à y intégrer des effets sonores. Jusqu’à présent, nous avons identifié leur rôle essentiel dans la description des actions et donc la narration elle-même, dans les transitions de scènes, dans les ellipses.
Ils sont aussi très importants, voire fondamentaux, dans la construction du décor.
Comment mieux évoquer une rue de Paris qu’en habillant le dialogue avec une ambiance sonore de rue bondée ?
Comment mieux faire comprendre que deux personnes se parlent au téléphone qu’en insérant une légère distorsion dans la voix de celle qui est à l’autre bout du fil ?
Ce sont de petits détails, mais ils peuvent vraiment donner plus de crédibilité à votre podfiction.
Par contre, trois écueils principaux sont à éviter.
D’abord, il n’est pas si aisé de réussir des effets sonores, et mieux vaut éviter de les rater. En effet, si des effets réussis font gagner en vraisemblance, des effets ratés font perdre en crédibilité et risquent fortement de faire sortir votre auditoire de sa transe narrative. En matière sonore, mieux vaut pas d’effet du tout qu’un effet raté.
Ensuite, corollaire du point précédent : de bons effets sonores peuvent être difficiles ou onéreux à réaliser. Il faut souvent soit acquérir des effets «tout prêts», soit demander l’aide d’un bruiteur ou d’une bruiteuse professionnelle, qui connait les trucs et astuces pour obtenir des résultats convaincants (type imiter le galop d’un cheval en frappant deux moitiés de noix de coco avec un rythme particulier3). Dans les deux cas, vous allez devoir investir.
Enfin, conséquence de ce qui précède, votre budget n’étant pas extensible, il vous sera sans doute nécessaire de déterminer quels sont les effets sur lesquels vous devez investir et lesquels vous pouvez abandonner. Il s’agit donc de déterminer ceux qui sont absolument incontournables, et ceux que vous pouvez suggérer autrement en vous tournant vers un autre mode de déclenchement du cerveau de votre auditoire pour qu’il reconstitue la scène lui-même.
Penser à cela dès l’écriture est, je crois, une sage précaution. Car si vous savez qu’un effet sonore est essentiel à un certain endroit, vous allez devoir adapter votre texte en conséquence. L’inverse est également vrai : si votre texte peine à évoquer quelque chose, vous aurez sans doute besoin d’un effet sonore pour vous aider à faire entrer l’auditoire dans ce que vous désirez lui faire ressentir.
Pensez donc à vous mettre une note à ces endroits-là.
Dans Scrivener, par exemple, vous pouvez vous servir soit des notes
de l’inspecteur
, soit insérer des notes de bas de page
ou des commentaires
dans votre texte. Cela dépend de la façon dont vous traitez votre texte pour la relecture. Cela fera l’objet d’un article spécifique sur la compilation avancée dans Scrivener.
Écrire un script ou écrire une pièce de théâtre ?
Cela nous amène tout naturellement à la forme que doit prendre votre rédaction.
Puisque vous n’écrivez pas une nouvelle ou un roman, vous avez tout naturellement noté systématiquement en début de phrase de dialogue quel personnage prend la parole. C’est évident.
Mais au-delà de cette indication basique, comment allez-vous différencier les actions des personnages, les notions de décors, de déplacements, voire les effets sonores que vous prévoyez ?
Là s’affrontent deux possibilités.
La forme scriptée, avantages et inconvénients
Si le formatage d’un script a survécu durant tout le XXe siècle et continue d’exister au XXIe, c’est parce qu’il a de sérieux atouts pour lui.
D’abord et avant tout, c’est parce que c’est une convention de pure forme adoptée par toute l’industrie de l’audiovisuel. Dans un monde où la production d’une émission de radio, d’une série télévisée ou d’une websérie, voire d’un long-métrage cinématographique coûte entre quelques dizaines de milliers et plusieurs centaines de millions d’euros et fait intervenir de très nombreuses personnes, avoir un format de présentation compris immédiatement par tous et toutes est un gain de temps et d’argent considérable.
Car un script est essentiellement un document de travail. Il doit permettre d’identifier facilement les personnages qui parlent, les actions importantes, les indications de lieu (les fameux INT. et EXT. pour intérieur et extérieur) et de temps, l’éclairage global de la scène (JOUR ou NUIT), les débuts et fins de scène, les actions physiques importantes (équivalentes aux didascalies).
Il est donc utilisé en premier lieu par les acteurs et le metteur en scène.
Mais il a d’autres fonctions.
Le formatage est tel que l’on peut en déduire le temps approximatif d’une scène (les règles de conversion peuvent être différentes mais en général une page de script formaté correctement équivaut à une minute de film au cinéma, par exemple).
Il est aussi le document de travail de base du réalisateur et du storyboarder qui en font un découpage plan par plan, en y insérant les mouvements de caméra, les indications de sons et de bruitages, de musique. Ce n’est pas utile seulement au cinéma mais aussi à la radio : insertion de jingles, d’effets sonores, tout cela peut prendre place dans la marge gauche (selon le formatage de la BBC). Car comme nous en sommes tombés d’accord plus tôt, la narration d’une podfiction n’est pas seulement affaire de mots, mais aussi d’autres sons, qui peuvent remplacer avantageusement jusqu’à des phrases entières.
Venons-en aux inconvénients.
Objectivement, il y en a peu. Je ne vois guère que le nombre de pages, qui est significativement plus important qu’une forme de nouvelle ou de pièce de théâtre, du fait d’une marge conséquente laissée libre pour y noter les indications techniques du réalisateur ou de jeu des comédiens.
Subjectivement, cette forme me convient peu car elle ne m’est pas naturelle. J’admets volontiers qu’elle est plus claire et permet de distinguer facilement ce qui est action de ce qui est dialogue, ce qui est jeu et ce qui est technique. Comme document de travail, la disposition est sans doute indépassable. Cependant, comme acteur, cette forme est pour moi moins fluide, sans parler de la fonte, qui m’est très désagréable lorsqu’il s’agit de Courier.
Vous me direz : change la fonte et arrête de nous ennuyer avec tes atermoiements. Vous n’aurez pas tout à fait tort. Pourtant, il existe une forme très proche qui reste à considérer : celle d’une bonne vieille pièce de théâtre.
La forme d’une pièce de théâtre
Depuis plusieurs siècles, les pièces de théâtre sont écrites sous une forme qui est l’ancêtre du script audiovisuel. Globalement, elles en ont la structure : une continuité dialoguée séparée en actes et scènes (en lieu et place des scènes seules des scripts) avec très peu d’indications d’actions laissées libres à l’interprétation de la mise en scène qui s’appuie sur ce que l’on appelle en jargon théâtral «le conducteur» ou «relevé de mise en scène», sorte de storyboard servant au metteur en scène et au régisseur pour déclencher les effets sonores ou lumineux.
Deux choses diffèrent de la forme scriptée.
D’abord il n’y a pas d’indications INT./EXT. ou JOUR/NUIT.
Ensuite, comme je le dis un peu plus haut, pas d’indications techniques.
Il s’agit d’un document basé sur le jeu et uniquement sur le jeu. Si le metteur en scène veut y porter des notes techniques, ce sera à la marge, si je puis dire, mais pas vraiment dans la marge, puisqu’en général il n’y en a pas.
J’ai considéré cette forme car elle est plus naturelle pour moi en tant qu’acteur, puisque je suis issu du théâtre. De même la mise en page est un peu plus libre qu’avec un script. Nous n’avons pas affaire à une industrie aussi structurée, rigide, et onéreuse que le cinéma. Nous pouvons donc utiliser une fonte plus agréable que Courier4.
Pourtant, même une pièce de théâtre, de nos jours, peut faire intervenir de la technique (musique, voix off enregistrée, effets sonores qui doivent être synchronisés avec le jeu des acteurs) et le conducteur n’est donc pas forcément réservé qu’au régisseur. D’ailleurs, quelle est vraiment la différence entre un conducteur et un script ? De mon point de vue il n’y en a pas.
Mon choix
Il reste que je ne soumets mes écrits à aucun réalisateur (puisque c’est moi), ni à aucun producteur pour lui demander de financer mon projet (c’est encore moi), ou à quiconque qui devrait porter des annotations techniques dessus (car c’est toujours moi qui me charge de tout cela). Je suis donc libre d’utiliser la forme que je souhaite et de m’affranchir des codes et autres mises en pages standardisées par l’industrie du cinéma, de la radio, ou par la coutume théâtrale.
Mon seul objectif est de rendre mon texte le plus compréhensible et le plus simple à appréhender pour les comédiennes et les comédiens qui vont me faire assez confiance pour l’interpréter. Cela implique de leur laisser la place d’annoter leur exemplaire. D’expérience, je peux vous affirmer que tous les comédiens griffonnent sur leur texte : indications scéniques, notes sur l’humeur du personnage à tel ou tel moment, rappel d’un geste sur un mot précis, et j’en passe. Un texte pour un comédien est un document de travail, sur lequel il ou elle revient régulièrement, surtout au début, lorsqu’il ou elle en est encore à appréhender le personnage, la mise en scène, à apprendre les tirades.
Cependant, si je puis me faciliter la prise de notes techniques lorsque nous en viendrons aux répétitions, ce sera un plus. Car l’étape du texte enfin écrit n’est pas la dernière du travail. Ce n’est au contraire que la première. Il reste encore beaucoup d’ajustements à faire avant d’en arriver au résultat final de la podfiction publiée sur les plateformes et téléchargeable par le public.
Et pourtant, parfois, un texte peut aussi avoir vocation à être lu simplement pour être lu.
C’est le cas pour la pièce de théâtre Harry Potter et l’Enfant Maudit.
Mon choix est donc, comme souvent, de ne pas vraiment choisir et d’emprunter une troisième voie : utiliser trois formes du même texte.
Je conseille donc, si vous n’êtes pas soumis aux contraintes d’un producteur ou de l’industrie, d’utiliser non pas une, mais trois formes pour votre texte :
- Une forme «pièce de théâtre» pour vos comédiennes et comédiens.
- Une forme «script» pour vous-même (avec votre propre police d’écriture) et qui vous servira de document de travail.
- Une forme «pièce de théâtre élégamment présentée» si vous désirez publier le texte de votre propre podfiction.
Pour cela, Scrivener est votre ami. Grâce à ses outils de compilation, il vous permettra de sortir presque en trois clics les trois formes automatiquement. Ce sera d’ailleurs l’objet du prochain article.
- Et c’est vrai qu’on sent mieux que Michel est un gros lourd avec la première phrase. ↩︎
- Je sais suffisamment le travail d’adaptation artistique que ça demande, je suis toujours aux prises avec deux livres audio de ma conception à l’heure où j’écris ces lignes… ↩︎
- Oui, je suis un fan de Sacré Graal des Monthy Python. ↩︎
- Oui, je sais, je fais une fixation, mais de mon point de vue, cette police de caractères est aussi hideuse que Comic Sans MS. C’est pour dire ! ↩︎