L’homme qui savait la langue des serpents, ou l’amertume de perdre son paradis
C’était bien avant l’été dernier. En maraude chez mon libraire habituel, alors que je furetais plus que je ne traquais les livres qui me feraient envie, je suis tombé sur une couverture sobre représentant un serpent ailé et dont le titre était aussi évocateur que long : L’homme qui savait la langue des serpents. La quatrième de couverture m’apprit que l’auteur était Andrus Kivirähk, un Estonien dont l’ouvrage, inspiré des sagas islandaises, a connu le succès depuis 2007 dans son pays.
On se fait toujours une idée d’un livre d’après ce que l’on imagine de son titre, de ce qu’il nous évoque. Et le folklore nordique est l’un de mes péchés mignons depuis l’enfance. Je me suis laissé tenter.
Grand bien m’en a pris.
Depuis quelques générations, la forêt se vide de ses habitants, conquis par le nouveau mode de vie des envahisseurs. La mythique Salamandre, ce serpent ailé qui crachait du feu et qui aida les Estoniens à repousser les colons pendant des siècles, est endormie, et il n’y a plus suffisamment de gens qui parlent la langue des serpents pour la réveiller. Comme le peuple estonien, elle a sombré dans une indolente torpeur.
Leemet et sa famille luttent pour garder leur mode de vie ancestral, imparfait et aussi pétri d’incohérences que celui des chevaliers. Mais lorsque l’on est le dernier des siens, quel avenir peut-il encore exister ?
Tout au long des 454 pages du livre bénéficiant d’une traduction limpide, Leemet entraîne le lecteur dans son monde. Un monde excitant et intrigant, un monde où le meilleur ami d’un petit garçon peut être une vipère nommée Ints avec qui il discute de tout et de rien, où des hommes préhistoriques élèvent un pou géant plus ou moins intelligent, et où les vieillards sont soit de sages oncles transmettant leur savoir à la dernière génération, soit des prêtres rabougris et recroquevillés sur leurs traditions jusqu’à l’absurde. Un monde au crépuscule de sa vie, menacé de toutes parts, dont les derniers feux éclairent par contraste les travers du monde médiéval occidental, et par ricochet notre monde moderne, sans complaisance, mais sans angélisme. Car c’est aussi un monde où l’intolérance n’est pas moins forte que dans le nôtre, un monde violent même s’il l’est d’une façon différente.
Et pourtant, ce n’est pas le côté satire sociale et religieuse qui m’a le plus marqué.
Je retiens bien plus cette poésie désespérée et l’émotion qui étreint Leemet très jeune lorsqu’il comprend qu’il sera le dernier de son peuple. Toute sa vie sera un combat pour sauver ce monde, pour transmettre la langue des serpents, pour ne pas être le dernier, pour refuser ce destin, sans jamais y parvenir vraiment. Le drame intime d’un homme qui sait sa quête vouée à l’échec, mais qui ne peut se résoudre à baisser les bras et à laisser ses valeurs se dissoudre sans se battre.
Des valeurs que symbolise la langue des serpents et la symbiose qui existe entre les reptiles et les humains, qui partagent une place de prééminence bienveillante dans le monde de la forêt.
C’est un conte fantastique et moral qui se déploie sur toute une vie, porté par une langue qui évolue au fil des pages avec l’âge et la maturité de Leemet, épousant ses interrogations, ses doutes, ses espoirs et désespoirs.
Et j’ai trouvé avec plaisir une illustration d’un concept qui m’est cher : la langue des serpents telle que l’auteur la présente est un avatar de la langue angélique ou de l’énochéen des traditions bibliques, la langue originelle qui conférerait le pouvoir sur l’ensemble de la Création, et dont je vous parlais déjà à propos d’une autre œuvre.
Un beau voyage littéraire et imaginaire.