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Démarche de soin, version 2.0 ?

Démarche de soin, version 2.0 ?

Démarche de soin, version 2.0 ?

Lors de récentes discussions avec des confrères au cours d’une formation professionnelle continue, j’ai soudain pris conscience que nous sommes en train de vivre une véritable (r)évolution dans la prise en charge médicale en particulier, et dans le soin en général. Peut-être même dans la façon dont les médecins perçoivent la maladie et leurs patients.

Tout le monde a en tête certains stéréotypes sur les médecins. Le médecin malgré lui de Molière, le Docteur Knock, en sont les avatars bien connus dans notre culture francophone, rejoins depuis quelques années par le populaire Dr Gregory House.

Si l’on se méfie de ces images, on peut aussi demander aux personnes qui nous entourent comment elles perçoivent les médecins (sans surtout dire qu’on en est un soi-même), et s’effrayer de la réponse : le médecin est un personnage imbu de lui-même, sûr de lui et de son savoir, presque au mépris réel du malade qu’il prétend soigner.

C’est que la fonction médicale concentre en elle tous les fantasmes, positifs comme négatifs, dont sont « gratifiés » les soignants en général, qu’ils soient médecins ou pas. J’en veux pour preuve le symbole du caducée, originellement purement symbole de la médecine, repris depuis par presque tous les corps de soignants, depuis les sages-femmes jusqu’aux kinésithérapeutes en passant par les infirmières et les orthophonistes.

Héritiers des chamans, les soignants ont un pouvoir singulier, celui de connaître les causes et les conséquences des maladies, et celui de réparer ce qui a été abîmé par elles. La dose d’irrationnel dont est chargée la relation entre un patient et son soignant est maximale. La crainte en est donc logiquement une composante importante.

D’un autre côté, le soignant aussi subit les conséquences de ce pouvoir. Il en est souvent grisé, parfois jusqu’à l’ivresse. Dépositaire des peurs les plus profondes de son patient (la crainte de mourir, de souffrir, de vieillir, les craintes les plus primitives de l’être humain), il peut être tenté d’en faire un usage peu éthique, voire maléfique. Plus souvent débordé par elles, il va se protéger et édifier un rempart d’indifférence envers son patient. Il va en devenir distant, froid, peu empathique, parfois odieux.

Comme House.

Force est de constater hélas (et je dis cela de l’intérieur de la profession), que souvent les médecins occidentaux correspondent peu ou prou à cette description.

Entendons-nous bien (ceci est une petite digression qui a pourtant son intérêt dans la discussion) : j’adorerais parfois avoir la répartie, le culot et l’aplomb d’un House lors de certaines consultations. Parce que les évolutions négatives de la société touchent aussi à la santé et à la façon dont les « patients » méritent de moins en moins ce nom. Le consumérisme dont font preuve certaines personnes venant consulter est de plus en plus effrayant. L’image du soin tend à devenir celle d’un commerce comme les autres, et les patients se transforment en clients, qui exigent le service pour lequel ils estiment avoir payé (qui un certificat, souvent abusif, qui un examen complémentaire pour calmer leur angoisse, qui un traitement dont les vertus ont été vantées par une voisine/collègue/amie, et j’en oublie bien sûr…). Tous les soignants y sont confrontés au quotidien maintenant. Et je suis le premier à râler lorsque cela m’arrive. Je peux même en être assez désagréable. Si. Etre pris de haut n’aide pas vraiment à considérer le patient comme tel… On peut donc comprendre que les leitmotivs de la série House, M.D., comme « everybody lies », aient eu tant de succès des deux côtés du stéthoscope.

Mais déplorer cet état de fait ne suffit pas, loin de là.

House se débat contre lui avec ses propres armes, celles d’un personnage de fiction au mépris aussi grand que les talents dont il fait preuve (vous remarquerez que même la neurochirurgie la plus fine ne lui résiste pas…). On peut pardonner à un génie, surtout lorsqu’il n’est pas réel.

Je n’ai pas le talent de Gregory House et je cherche donc à combattre autant l’image du médecin hautain que la dérive du « prescrivez-moi cela, c’est mon droit ».

Les deux serpents du caducée

Soigner quelqu’un c’est faire usage de deux compétences essentielles et d’égale importance : la connaissance et l’humanité, qui muent comme des reptiles à chaque époque. La nôtre est traversée de deux mouvements qui peuvent paraître au premier abord contradictoires.

Les reptations de la connaissance

Les découvertes fondamentales dans la physiologie, les neurosciences, la génétique, la biologie moléculaire bouleversent complètement la médecine occidentale depuis les années 1950, mais ce mouvement s’est accéléré avec l’accroissement des techniques depuis en gros les années 1990.

La compréhension que nous avons des mécanismes intimes de la vie ou du vieillissement s’approfondit de semaine en semaine. Les dogmes les plus ancrés dans nos certitudes en sont chamboulés (j’avais appris que les neurones ne se divisaient jamais plus après leur formation, les récentes découvertes montrent que la régénération neuronale est possible sous certaines conditions). Et ces mécanismes de mieux en mieux compris commencent à avoir des applications concrètes dans le soin.

Des maladies comme la polyarthrite rhumatoïde, auparavant cantonnée à la corticothérapie avec des effets secondaires assez désastreux et une efficacité toute relative, se soignent maintenant avec des anticorps monoclonaux. Ces « biothérapies » sont prometteuses malgré l’inconnue qui subsiste sur l’étendue de leurs effets secondaires.

On commence à voir les premières applications de la cybernétique (l’homme interfacé du Neuromancien n’est plus si loin) avec des prothèses branchées directement sur les nerfs, voire dans les zones cérébrales elles-mêmes.

La réparation n’est d’ailleurs pas seulement possible au niveau macroscopique mais également au niveau génomique et moléculaire. Les protéines de substitution pour des désordres dégénératifs (Parkinson) commencent à laisser la place à des injections de cellules productrices, voire même à la réimplantation de gènes.

Le rêveur que je suis s’émerveille chaque jour de ce que la réalité commence à rejoindre la science fiction. Les idées qui fleurissaient il y a quelques années sous la plume de visionnaires (Kim Stanley Robinson avec les Menhirs de Glace, Robert Charles Wilson avec BIOS et Darwinia) commencent à être considérées plus sérieusement. Et nous ferions bien de les relire attentivement car s’ils ont anticipé ces découvertes, ils en ont aussi prévu les conséquences possibles.

Ces passionnantes avancées de la connaissance ont en effet un revers : une vision mécaniste de l’Homme, où tout peut être changé, remplacé. Où tout devient objet, y compris l’Homme lui-même. La réflexion de Robinson sur la mémoire, ou de Peter F. Hamilton dans le cycle de L’étoile de Pandore (où les gens peuvent télécharger leur esprit dans une matrice et renaître dans un nouveau corps) questionne notre Humanité même.

Dans ce mouvement, le médecin devient un technicien, de haut niveau certes, mais un technicien. Il ne peut rien sans la recherche, les machines, la science. Cela renforce la sensation de toute-puissance des médecins et du corps social dans son ensemble.

Que ce passe-t-il alors quand un patient vient nous voir après un diagnostic aussi banal maintenant qu’un trouble du rythme cardiaque ? Des questions l’angoissent toujours. Risque-t-il vraiment de faire une « attaque cérébrale » ? Les médicaments anticoagulants qu’il va prendre tout sa vie vont-ils vraiment lui faire risquer une hémorragie à tout instant ? Va-t-il devoir se priver de sa passion (la menuiserie) sous prétexte qu’il risque de se couper ? Et si l’on parvient un jour à lui régénérer un cœur à partir de ses propres cellules souches, qu’est-ce que ça changera à son organisme ?

Avec les restrictions budgétaires dans lesquelles nous baignons depuis quelques années, ces univers de science fiction auront-ils aussi raison sur un autre point fondamental : une médecine à plusieurs vitesses ? Des riches pratiquement immortels vivant sur une station orbitale surprotégée et des pauvres cantonnés à une misère crasse, une espérance de vie limitée, et une Terre polluée ?

Les anneaux de l’humanité

Cependant, dans le secret de nos cabinets médicaux, les patients, les malades, sont confrontés à une autre réalité.

Là, ce que nous connaissons et ce que nous savons soigner efficacement ou guérir ce n’est pas la même chose. Nos moyens sont exponentiels, mais certaines affections sont laissées à l’écart du « progrès » de la thérapeutique classique. Des choses banales comme un simple rhume, mais aussi tout un champ de pathologies plus méconnues : les désordres psychiatriques, les mal-êtres, les maladies auto-immunes, les syndromes douloureux chroniques (fibromyalgies).

Le médecin se retrouve à une place à laquelle il n’est plus habitué. Une place où l’humilité est de règle devant la Nature et le combat n’est plus seulement une affaire de techniques mais avant tout le résultat de la relation que le soignant noue avec son patient. Suivre quelqu’un depuis plusieurs années en épuisant toutes les ressources de l’arsenal thérapeutique moderne, en se confrontant avec lui ou elle au mur de l’échec, ça fait vraiment réfléchir sur ce que le serpent de la connaissance peut faire sans celui de l’humanité.

Comment les patients vivent ces traitements longs, aux effets secondaires parfois lourds ? Pour eux, le bénéfice et le risque que nous sommes habitués à peser dans nos choix médicaux, deviennent si proches l’un de l’autre que l’on peut parfois les confondre.

Pour ne rien arranger, les patients comme les soignants sont maintenant devenus suspicieux envers les laboratoires pharmaceutiques et les autorités de santé. Souvent à raison, hélas.

Ainsi, tout en utilisant notre savoir « moderne », certains d’entre nous cherchent à travers les neurosciences, la psychologie clinique, voire même d’autres paradigmes de soin comme les médecines traditionnelles (chinoises, ayurvédiques, orientales) les concepts qui sont en train de bouleverser notre façon d’exercer.

La démarche même de quelqu’un comme Bernard Fontanille dans une série documentaire diffusée par Arte est symptomatique de cette remise en cause de notre façon de penser les choses. Aller voir comment dans d’autres cultures que la notre, on voit et pratique l’art de soigner, sans se mettre a priori au-dessus de ces concepts parfois bien éloignés des nôtres.

Attention, il ne s’agit pas de refuser les progrès de la médecine occidentale, de sombrer dans un extrémisme idiot ou de verser dans des croyances qui confineraient au charlatanisme.

Il ne s’agit pas d’abandonner la « médecine fondée sur les preuves » qui structure la prise en charge médicale actuelle. Il faut au contraire renforcer l’évaluation de nos pratiques, renforcer la prévention. Se baser sur les conclusions scientifiques de la revue Prescrire, par exemple, est désormais une obligation si l’on veut soigner de façon saine et efficace.

Mais il faut avoir la lucidité de sortir des seuls concepts de manque/excès de substances, de déséquilibres chimiques.

Les thérapies dites brèves, cognitivo-comportementales, l’hypnose Ericksonienne, l’ostéopathie, la HTSMA, l’EMDR : toutes ces approches ont comme point commun de ré-humaniser le soin en postulant qu’on ne soigne pas quelqu’un si on ne le considère pas comme un système global. Une approche dite « holistique » qui à mon sens manque cruellement à notre vision occidentale.

Penser qu’on guérit un dépressif avec seulement l’aide des molécules chimiques est scientifiquement dépassé.

Le patient atteint de dépression n’est pas qu’un cerveau privé de nor-adrénaline ou de sérotonine. Il a des ressources en lui qu’il s’agit d’exploiter à son bénéfice. Ainsi, ce confrère qui a déclenché ma réflexion m’expliquait comment en prescrivant de contrôler non pas l’impulsion de nourriture mais plutôt l’expression de cette impulsion (« vous ne pouvez pas vous empêcher de manger ? Bien, alors préparez à l’avance ce que vous allez manger »), il avait permis à une boulimique d’arrêter seule une partie de ses symptômes, alors que toutes les autres approches avaient échoué.

Le patient lui-même possède souvent certaines clefs de son mieux-être. Le rôle du soignant est de les découvrir et de les lui faire utiliser pour améliorer l’efficacité des autres thérapeutiques.

La seule chose que nous devons tenir pour essentielle c’est la balance bénéfice-risque, le fameux « primum non nocere » de nos pères. L’hypnose a permis à une patiente d’arrêter de fumer alors qu’elle risquait de faire un accident vasculaire cérébral si elle poursuivait son addiction ? Très bien, on utilisera l’hypnose Ericksonienne. La psychanalyse ne permet pas d’obtenir d’amélioration dans le traitement de l’autisme ? Exit la psychanalyse…

Il faut pour cela se fier à notre propre appréciation clinique, à notre art de soigner, aussi bien qu’aux outils statistiques.

Quelques questions

D’autres paramètres entrent encore dans l’équation de la réinvention du soin dans notre culture : les technologies de l’information qui explosent, l’émergence d’une relation transformée grâce à (ou à cause de) l’internet. Et quelques autres questions que je me pose et dont je n’ai pas vraiment la réponse :

Le corps social dans son ensemble est-il prêt à dé-sacraliser les possibilités qu’offre la médecine occidentale ? Après tout, nous sommes tous des patients en puissance. Penser qu’on peut tout réparer par la technique est un réflexe puissamment ancré en chacun de nous. Notre société est technologiste, pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Les médecins sont-ils prêts quant à eux à abandonner le « tout protocole » pour assumer à nouveau que leur subjectivité peut les guider sans être toujours une source d’erreur ?

Les êtres humains sont-ils prêts à accepter qu’il ont une responsabilité à exercer dans la conduite de leur propre vie, y compris et surtout dans ce qu’il y a de plus intime en eux ? On voit trop souvent des patients déléguer leur décision au médecin. Certaines personnes à qui j’ai expliqué longuement chaque conséquence des alternatives qui s’offrent à elles me demandent encore :

« Mais vous, Docteur ? Vous choisiriez quoi à ma place ? »

Répondre que ce n’est pas moi qui vais passer sur la table d’opération ou qui vais avoir les effets secondaires d’un traitement, et que ce n’est certainement pas à moi de dire ce qui est « le bon choix » est très inconfortable à entendre pour beaucoup.

La liberté, surtout la liberté de choix, reste le véritable défi.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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