Apprendre des erreurs des autres, partie 2 : assumer les conséquences (narratives) de ses actes

Apprendre des erreurs des autres, partie 2 : assumer les conséquences (narratives) de ses actes

Depuis sa naissance en 2014, j’ai pris le parti de n’écrire sur ce blog qu’à propos des sujets qui m’ont positivement marqué, à de rares exceptions près. Il me semble en effet plus intéressant de mettre en avant les sujets et œuvres que je trouve pertinentes ou réussies, plutôt que de critiquer et de chroniquer absolument tout et d’exposer aussi des objets artistiques dont je trouve qu’ils ne le méritent pas.

Cependant, le monde n’est pas non plus fait que de ce que l’on aime.

J’ai déjà d’ailleurs pu pousser un coup de gueule ci et là.

Car il est vrai que l’on peut aussi apprendre de l’erreur. Chaque tentative, même avortée, même échouée, peut nous rapprocher un peu plus de ce que nous voulons accomplir.

Nos propres erreurs tout d’abord. Savoir les reconnaître est non seulement une marque de sagesse, mais aussi le premier pas vers notre amélioration. Et chacun sait combien il est difficile de reconnaître avec justesse et justice que nous pouvons avoir tort. Avec justesse, c’est à dire sans mauvaise foi, sans nous dédouaner de nos responsabilités, mais aussi avec justice c’est-à-dire sans nous accabler outre mesure. Il est des erreurs vénielles dans la création artistique comme dans la vie, et c’est heureux !

Et nous pouvons également apprendre des erreurs des autres, tout autant que de leurs réussites.

Puisque je suis un éternel insatisfait pour ce qui est de mes propres créations, j’ai toujours tendance à me dire que j’aimerais éviter telle ou telle erreur, tel ou tel piège, tel ou tel écueil dans mon écriture. Je garde en mémoire ce qui m’a touché et ému, ce qui m’a plu et bouleversé dans tout ce qui me nourrit artistiquement, mais je tente aussi de me souvenir de ce que je ne veux pas reproduire.

J’ai donc eu envie de vous proposer une série d’articles en forme de liste d’erreurs que je m’efforce de ne pas commettre, autour de quelques œuvres, récentes ou non, qui illustreront à la fois la thématique et mon propos.

Qu’est-ce qui fait vraiment une bonne histoire ? Est-ce un concept original ? Est-ce un monde cohérent ou réaliste ? Est-ce une intrigue bien ficelée et surprenante ? Je crois que chaque lectrice et chaque lecteur aura sa réponse préférée, et je parie que, pour beaucoup d’entre nous, ce sera un mélange de toutes ces propositions, à des proportions diverses.

Mais il manque dans cette liste un élément fondamental qui est trop souvent négligé dans les œuvres de l’imaginaire comme dans d’autres genres de la fiction : les personnages, leur cohérence, leur crédibilité, leur caractère vivant. Car sans eux, comment réellement suivre l’intrigue palpitante (il n’y aura personne pour en vivre les péripéties) ? Sans eux, pas de monde cohérent (il n’y aura personne pour le peupler, ce sera donc une coquille architecturale vide). Sans eux, à quoi bon développer un concept original (il n’y aura aucune différence entre ce que j’hésite alors à appeler de la fiction et un essai académique ou scientifique intéressant, certes, mais sans l’attrait principal d’une histoire) ?

Et si beaucoup d’œuvres fictionnelles les oublient, le jeu de rôle, lui, a bien compris qu’ils étaient au centre de l’expérience. Les personnages, dans une fiction, sont les véhicules des émotions que nous, artistes, distillons mot après mot, ou image après image, jusqu’à notre public. S’il n’y a pas de personnage cohérent et à l’apparence de la vie, alors il n’y a pas de transmission de l’émotion, des sentiments. La fiction n’étant finalement que cela : parler aux autres à travers les émotions. Sinon, nous écririons des traités philosophiques ou réaliserions des documentaires. Et qu’on ne s’y trompe pas : je respecte infiniment les traités philosophiques et les documentaires. J’en lis et j’en regarde. Je les trouve essentiels. Mais je n’en écris pas moi-même ni n’en réalise. Je suis un auteur de fiction, un réalisateur de fiction.

Alors, comme pour le premier épisode de cette série d’articles où je m’intéressais à deux œuvres qui avaient, selon moi, échoué à atteindre mon enthousiasme, je voudrais m’expliquer à moi-même, tout en vous l’exposant, quelles sont les erreurs que je ne voudrais pas commettre envers mes personnages.

Mais d’abord, il me semble essentiel de répondre à une question fondamentale :

Qu’est-ce qui crée l’illusion de la vie dans une fiction ?

C’est une vaste question, et je suis certain qu’il existe déjà des tonnes de traités (philosophiques ?) d’écriture et de théories qui ont disséqué ses implications de façon bien plus savante et profonde que je ne vais le faire ici. J’avoue ne pas avoir réalisé de recherches sur le sujet, et ce que je vais livrer dans ces lignes est seulement le fruit de ma réflexion sur mes propres ressentis, sur ma propre expérience. Cet avertissement pour être totalement honnête et ne pas me prétendre expert en la matière.

Cependant, mon métier (médecin), ma passion (les histoires), me rendent certainement capable de dégager certaines constantes dans ce qui crée dans notre esprit la perception qu’un personnage réel ou imaginaire soit vivant.

Un système de valeurs intrinsèque

L’autre est fondamentalement nécessaire pour créer l’illusion de la vie chez un personnage de fiction.

Chaque être vivant a un comportement qui lui appartient. Il agit suivant des règles de conduite qui sont dictées par son règne (végétal, animal, champignon, ou alien), son espèce, sa génétique, mais aussi son éducation et les influences qui l’ont modelé, façonné. Ces influences sont d’ailleurs le fondement des troisième et quatrième points que je développe plus loin.

Même si ce système de valeurs est incompréhensible, car trop étranger à ma façon de penser, il est nécessaire d’en percevoir l’existence pour imaginer que tout cela soit organisé, et non pas aléatoire. L’esprit humain considère de façon automatique que ce qui est organisé l’a été par une intelligence, dans un but précis, même s’il ne distingue pas clairement lequel. C’est ainsi que nous avons eu tendance, au fil de notre Histoire, à imaginer des êtres intelligents, même si parfois très différents de nous, dans des manifestations naturelles : esprits de la nature, divinités diverses…

Un comportement organisé est donc une des clefs pour créer l’illusion de la vie.

Ceci dit, ce n’est pas la seule.

Et elle n’est pas non plus obligatoire, car on peut créer des personnages dont le comportement semble si étranger que nous ne parvenons pas à y distinguer de système de valeurs. Mais cela donne naissance à des personnages qui deviennent inquiétants pour nous, et c’est l’un des moyens pour faire émerger des monstres, quels qu’ils soient : psychopathes, aliens, Grands Anciens Cosmiques, etc. Bref, un personnage sans système de valeurs perceptible colorera votre récit d’horreur, si, par ailleurs il suit les autres règles.

Dans tout autre but, votre personnage sera ressenti comme non cohérent par votre public.

Une volonté propre, distincte de la mienne

On poursuit dans l’exploration de l’altérité, pour s’intéresser à ce que le personnage veut.

Fondamentalement, un être vivant possède une volonté, c’est-à-dire un ou plusieurs buts.

Il n’est pas nécessaire que ces buts soient très élaborés, et ils peuvent même être inconscients, comme tout simplement les deux pulsions de tout système vivant : se préserver & se perpétuer. D’où les comportements de territorialité, de reproduction, de nourriture, de prédation.

On s’intéresse alors aux désirs, donc aux actes et à leurs motivations.

Si vous faites comprendre à votre public que chaque personnage a ses propres motivations, ses propres objectifs, alors vous créez l’illusion d’une volonté différente de celle de la lectrice ou du spectateur.

Et comme nous l’avons énoncé plus haut : tout ce qui nous semble organisé semble l’avoir été, pour notre cerveau, par une entité vivante.

La faculté d’apprendre et de s’adapter

Pourtant, l’une des facultés les plus importantes de tout système vivant, des bactéries aux aliens, reste celle de l’adaptabilité.

Ne peut en effet être perçu comme vivant qu’un être qui ressent les modifications de son environnement, et y adapte son comportement, voire sa constitution propre (sa génétique, ses vêtements, son organisation, ou encore l’environnement lui-même), ou même ses objectifs et ses désirs, pour continuer à se préserver & se perpétuer.

Par essence, la vie est un processus qui tente de maintenir un équilibre exceptionnel : un milieu intérieur constant, séparé et différent d’un milieu extérieur (un humain dans un désert, par exemple). En biologie, nous appelons cela l’homéostasie. Nous la définissons comme l’ensemble des mécanismes qui permettent à un organisme vivant de préserver des caractéristiques essentielles à sa survie malgré les changements de son environnement.

De façon basique, on peut illustrer cela par le mécanisme de la vie d’une cellule.

Une cellule est constituée d’un liquide intérieur contenant des éléments nécessaires (matériel génétique, protéines), protégé par une barrière appelée membrane, qui est capable de réaliser des échanges avec l’extérieur, dont la composition n’est pas la même selon qu’il pleuve, qu’il fasse très froid ou très chaud (évaporation), qu’il y ait de l’oxygène (capable de dégrader les protéines par le phénomène d’oxydation), etc.

De même, un personnage dont les buts et les valeurs sont bien posées devra adapter ses actes, mais aussi ses pensées et ses paroles en fonction des ressentis qui seront les siens dans une situation donnée. S’il voit son propre frère bien aimé précipité littéralement en Enfer, il ne peut pas ne pas réagir (nous reprendrons cet exemple plus tard). Et s’il parvient à ramener son frère des affres de la damnation, tout ce qu’il aura vécu ce faisant sera pour lui une expérience dont il aura appris.

Car oui, pour s’adapter au mieux, les êtres vivants, même les plus simples (comme le blob, un organisme unicellulaire très «primitif» sans cerveau), ont une mémoire pour se rappeler la manière dont leurs précédentes expériences ont réussi ou échoué.

La mémoire1 est une faculté du vivant qui a été sélectionnée très tôt par les impératifs de survie et d’adaptation dans l’évolution. Elle en est devenue une caractéristique fondamentale.

Un personnage crédible ne peut donc pas faire abstraction d’expériences passées qui lui auront coûté, ou qui auront exigé de lui d’adapter son comportement. Lorsqu’une situation similaire se représentera, il ne peut pas agir exactement de la même façon que lors de la première fois. Sauf si cette première fois a été un succès sur toute la ligne. Mais c’est rarement le cas, car :

La fragilité du vivant

… Car le vivant est par essence fragile.

Le principe d’homéostasie demande une adaptation constante, donc des ressources, et le maintien de la complexité de ces mécanismes dans le temps est une lutte permanente. À l’échelle d’une cellule, c’est la variation d’infimes proportions de la composition en éléments chimiques, mais à l’échelle d’un individu, c’est l’organisation du fonctionnement interne, le vieillissement, l’usure, les conditions météorologiques extérieures, les relations avec les autres êtres vivants, etc.

Bref, l’intégrité d’un être vivant est un perpétuel défi. Physiquement, mais aussi psychologiquement.

Le vivant est donc constamment malmené, blessé, bouleversé, par ce qui se déroule à l’extérieur, voire à l’intérieur de lui-même. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce que l’on veut nous faire passer comme intelligent dans les «IA» ne le sera jamais vraiment tant que ces programmes n’auront pas été confrontés à la nécessité de se maintenir eux-mêmes malgré des agressions extérieures et intérieures.

Cela a une conséquence majeure : la mémoire sera aussi celle des traumatismes, reçus, infligés, surmontés ou subis, et le comportement changera en fonction.

Vos personnages devront donc, pour posséder l’illusion de la vie, être vulnérables, fragiles, mais aussi sensibles, touchés par des émotions, donc faillibles, imparfaits. Oui, même les superhéros ont une faiblesse. D’ailleurs, la plupart du temps, cette faiblesse est ce qui rend l’aventure possible (la kryptonite pour Superman, le tiraillement entre une vie normale et ses responsabilités pour Spiderman, le doute du bien-fondé de son action pour Batman…) et qui nous rend le personnage proche et attachant, proche car attachant et attachant car proche.

Même les personnages non humains (puisque nous sommes ici entre personnes qui aiment particulièrement les genres de l’imaginaire) ont cette fragilité, fussent-ils des Elfes, des androïdes comme les Répliquants de Blade Runner, ou même des «super-IA» totalement synthétiques comme Poe dans Altered Carbon.

Même les antagonistes, comme Sauron dans les écrits de Tolkien, même Le Mulet dans Foundation de Asimov, même Le Terminator, ont une fragilité.

À partir du moment où vous destinez un personnage à apparaître vivant, vous ne pouvez pas faire l’impasse sur l’exposition de sa fragilité.

C’est totalement différent si vous lui donnez un rôle d’antagoniste écrasant, voire de force cosmique indépassable, comme c’est le cas des Grands Anciens dans le Mythe de Cthulhu de ce cher Lovecraft. Dans ce cas, vous pouvez (et même devez) oublier la fragilité, et au contraire le montrer comme démesuré, invincible.

À la lumière de toutes ces caractéristiques, voyons quelles sont les erreurs à ne pas commettre à partir de deux exemples.

Supernatural, ou comment détruire la crédibilité de ses personnages

Je suis un grand fan de Supernatural, une série américaine née en 2005 pour s’étirer (hélas au sens propre du terme) sur 15 saisons et 327 épisodes. J’en ai déjà un peu parlé dans ma série d’articles sur les anges et les démons.

Pour vous planter le décor, nous suivons les aventures de Sam (Jared Padalecki) et Dean Winchester (Jensen Ackles), deux frères orphelins chasseurs de monstres (vampires, fantômes, loups-garous, démons), sillonnant les États-Unis dans leur mythique voiture Chevy Impala de 19672, à la recherche de la force maléfique qui tua leur mère alors qu’ils n’étaient que des enfants, et élevés dans la vengeance par leur père, John (Jeffrey Dean Morgan, que l’on retrouvera dans The Walking Dead dans le rôle de Negan). Ils vont, au fil des saisons, comprendre peu à peu la machination qui impliquait le rapt de leur mère par une entité infernale, alors qu’ils règlent les infestations de monstres à travers le pays ncomme dans d’autres univers le Witcher ou L’Agence tous risques (The A-Team), sur le principe : 1 épisode = 1 enquête = 1 monstre et 1 fil rouge sur toute la saison, constituant des arcs narratifs sur toute la série.

Pourtant, dès la saison 6 (oui, 6 sur 15 !), on commence à tourner en rond car les personnages, au premier chef desquels les deux héros Sam & Dean, n’apprennent pas des événements qu’ils vivent. Ils rejouent encore et encore les mêmes «dilemnes», qui deviennent au fil des saisons des erreurs insupportablement répétées, et finissent par apparaître comme irréalistes. Je peux vous en donner un aperçu plus bas, mais à vos risques & périls si vous n’avez pas regardé la série.

Attention divulgâchage

À la fin de la saison 3, alors que le Démon aux yeux jaunes est vaincu, le prix à payer est la mort de Sam, mais Dean décide de se sacrifier pour son frère et conclut un pacte avec le Diable : son âme en damnation éternelle pour sauver la vie de son frère.

Déjà, le marché est un peu déséquilibré : une éternité de tourments contre une vie humaine de durée limitée, sachant que Sam s’était sacrifié et que donc il avait de bonnes chances d’être plutôt dans les bonnes grâces du gars qui gère le paradis…

Mais d’accord, on va y croire pour cette fois.

Pourtant, au début de la saison 4, Dean est de retour, s’étant échappé de l’Enfer grâce à un Ange, Castiel.

Mais après une saison 5 en forme de lutte pour ou contre les Anges, les Démons et tout le reste, le final remet ça et arrêter l’Apocalypse revient à sacrifier Sam (à nouveau lui). Cette fois, Dean semble devenir plus sage et laisse le Destin se dérouler. Mais Sam revient (c’est son tour, il semble) des Enfers, sans son âme. Dans le final de la saison 7, Dean se sacrifie à nouveau pour son frère et reste coincé au Purgatoire…

Vous commencez à saisir le schéma récurrent ?

Parce que cette succession de «oh, mon frère est perdu, je me sacrifie pour lui» se reproduit jusqu’à la saison 13, qui est la dernière que j’ai eu le courage de regarder…

En résumé, les décisions des deux frères deviennent répétitives et cycliques, sans prendre en compte les conséquences des précédentes (c’est-à-dire de la même décision, en réalité).

J’ai alors «décroché».

J’ai lâché l’intérêt émotionnel que j’avais pour les deux héros, pourtant bien campés dans les premières saisons, avec un Sam réfléchi et un Dean impulsif, s’influençant l’un l’autre pour au final prendre l’un et l’autre un peu plus de complexité et d’épaisseur. Malgré les motivations compréhensibles, la répétition de la même erreur encore et encore a fini par me détacher de l’empathie que je pouvais éprouver pour eux.

Et quand cette empathie s’est totalement envolée (il a fallu encore quelques saisons pour cela), c’est la cohérence du monde qui en a été ébranlée, car ma «suspension d’incrédulité» s’est envolée. La suspension d’incrédulité, c’est le pacte (le mot est bien choisi) que le public conclut avec l’artiste et lui permet d’accepter quelques libertés avec la réalité pour mieux le suivre dans son univers. On parle ici de crédibilité. Crédibilité n’étant pas réalisme.

Je ne pouvais plus croire ce que les scénaristes me proposaient, car la cohérence des choix était impossible. Aucun des personnages ne parvenait à apprendre de ce qu’il avait vécu auparavant, comme si la mémoire de ces aventures leur faisait défaut.

Au lieu d’apprendre et d’évoluer, de changer, ce qui doit être le propre d’un être vivant, les frères Winchester stagnaient dans une boucle adolescente. Or, aucun être vivant ne reste figé dans son comportement. Aucun. Même les plus bornés d’entre les humains. Tous essaient de changer leurs façons de faire, même s’ils n’y parviennent pas toujours.

Un personnage de fiction doit évoluer, sinon, il n’est plus crédible.

Et une fois la crédibilité d’un univers de fiction détruite, il n’y a plus de retour en arrière.

J’ai donc abandonné les aventures de Sam & Dean… et j’ai ressenti beaucoup de déception car j’avais été très attaché aux personnages sur les premières saisons.

The Lincoln Lawyer, ou le syndrome du protagoniste incassable

La série judiciaire est un grand classique de la télévision, notamment de la télévision américaine.

The Lincoln Lawyer (La défense Lincoln en français sur Netflix) essaie de la moderniser un peu en mettant en scène un avocat latino (d’origine mexicaine), Mickey Haller (Manuel Garcia-Rulfo), dans le Los Angeles des années 2020, qui tente de se reconstruire après un syndrome de stress post-traumatique causé par une noyade.

Là, d’emblée, on a la fragilité.

Oui.

Mais pas longtemps.

Deux épisodes dans la saison 1 sont (un peu) influencés par cette fragilité, que le héros surmonte. Et c’est bien : il apprend et évolue.

«Tu devrais être content, là, non, Germain ?»

Oui, pour cette première saison.

Mais à la fin de la deuxième saison (je crois, je n’ai pas noté exactement l’épisode), Mickey se fait tirer dessus et est laissé pour mort. Nous le retrouvons l’épisode d’après réveillé à l’hôpital, et… il se remet direct, sans questionner son agression ni le danger auquel il vient de réchapper ! D’ailleurs, sa blessure guérit extraordinairement vite. Dans le reste des épisodes (et dans les épisodes passés, d’ailleurs, aussi, mais ça, on ne s’en rend compte que rétrospectivement), il n’est jamais mis à mal. Jamais réellement en danger, ni sur ses plaidoiries, ni sur ses enquêtes, ni sur sa vie privée. Il est incassable. Rien ne peut l’atteindre. Ou rien ne semble l’atteindre ou même le mettre un tant soit peu en difficulté.

Au fil des épisodes, on suit donc des aventures qui n’ont pas de réel enjeu, puisqu’on se rend compte que le héros principal ne vit pas dans l’adversité. Il nous paraît survoler les péripéties si aisément qu’on ne tremble plus une seule fois pour lui…

Et on se désintéresse de lui.

Donc de l’intrigue.

Donc de la série.

Il n’est pas nécessaire de faire souffrir inutilement nos personnages, l’excès inverse de l’acharnement étant aussi préjudiciable à une intrigue (comme pour Sansa Stark dans Game of Thrones), mais ils doivent faire face à un minimum syndical d’adversité pour que leur fragilité les rende crédibles, ou plus exactement attachants.

Sinon, il est impossible de s’identifier à eux. Et s’ils ne souffrent pas du tout, si rien ne leur arrive, ils vont même nous paraître ennuyeux, voire détestables. Car il n’existe pas d’être humain ou d’êtres vivants à qui il n’arrive rien de dramatique dans une vie. Et quel est donc l’intérêt de raconter l’histoire de quelqu’un à qui il n’arrive rien ? Comment le personnage peut-il surmonter des épreuves si ces dernières n’en sont pas vraiment ?

Point n’est besoin de sauver le monde à chaque page ou à chaque scène, car aller chercher son pain peut parfois être une aventure, et casser son talon dans une plaque d’égout peut être un véritable drame pour notre héroïne qui doit absolument trouver une baguette de pain avant que ses invités ne débarquent pour un dîner aux enjeux épiques pour sa carrière…

Ce à quoi je m’engage à veiller dans ma propre écriture

Si je veux éviter l’écueil de créer des personnages bancals, je dois être vigilant sur un point essentiel :

Les actes de mes personnages doivent avoir des conséquences réelles pour eux ou pour d’autres, voire pour le monde, ce qui veut dire que quelqu’un, quelque part, doit voir sa vie changée par ces actes.

Car il ne peut exister d’histoire que s’il se produit un changement pour des personnages, que ce soit pour l’héroïne ou pour d’autres protagonistes, voire l’antagoniste. Mais en fait pour chacun des personnages importants de cette histoire.

Il est donc vital de penser, au fil de l’écriture, le Destin de chacun d’entre eux.

Dans «Destin», il est sous-entendu le mot «destination», comme dans l’endroit où va le mener le petit bout de chemin de vie qui est transcrit dans le récit que je vais écrire, ce bout que j’ai décidé de raconter à d’autres parce qu’il m’a semblé intéressant. Après tout, c’est bien ça, le but. Raconter un bout qui m’a semblé intéressant, quelle qu’en soit la raison.

Ce «Destin» fait écho à une réflexion publiée récemment (lorsque j’écris cet article) par Lionel Davoust, sur le fait que, par contre, les personnages ne connaissent que leur présent. Si je creuse un peu cette idée, cela implique nécessairement que l’incertitude qu’ils ont sur leur destinée (ou destination dans le récit) doit venir de la tension entre leur volonté (voir plus haut) et leur fragilité. D’où les enjeux de l’histoire.

Et qu’est-ce qu’un bon enjeu ?

Un enjeu qui, remporté ou perdu, aura des conséquences sur le monde, donc sur les personnages eux-mêmes.

La boucle est bouclée.

Je dois assumer les conséquences narratives de mes actes (et surtout de ceux de mes personnages).

Bonus et discussion : les dieux des Consultations extraordinaires sont-ils vivants ?

À la lumière de tout cela, à quel point les personnages des dieux égyptiens de la première saison des Consultations extraordinaires de Belladone Mercier, psychologue des dieux, ma podfiction, sont-ils réussis et vivants ?

La question peut se poser car, dans le dernier épisode, l’Antagoniste la soulève. Des dieux peuvent-ils être réellement vivants, ou sont-ils par essence immobiles, figés ?

Si j’ai réussi mon coup, la réponse doit être évidente sous l’angle qui nous occupe dans cet article : ils doivent apparaître à l’auditoire comme incontestablement vivants, c’est-à-dire avec des valeurs, des désirs, des fragilités, et une capacité à changer. C’est d’ailleurs sur cette dernière que porte le débat dans l’épisode au titre évocateur : Bring Me To Life.

Examinons donc ensemble les trois premières qualités :

  • Chaque divinité présentée est porteuse de certaines valeurs, et c’est même ce qui la caractérise. Le devoir pour Thot, la piété filiale pour Horus, l’amour pour sa mère Isis, la célébration de la vie pour Hathor, la vengeance pour Sekhmet, la responsabilité pour Osiris, le rôle dans la société pour Set. Quant à Anubis, c’est l’équité qui lui importe.
  • Chacune est mue par un désir dans l’histoire qui est racontée par cette première saison, au-delà de la simple guérison de leurs traumatismes, qu’ils ont tous en commun. Thot veut rentrer chez lui, Horus reprendre sa place, Isis retrouver son époux, Hathor et Sekhmet veulent remplir leurs devoirs respectifs, Osiris et Set veulent savoir qui ils sont vraiment, et Anubis désire raconter cette histoire.
  • Enfin, il est évident que toutes ces divinités ont une faiblesse, puisque chacune vient trouver Belladone Mercier et Adélaïde Chamberlain pour la dépasser et retrouver une sérénité perdue.

Le résultat ?

Vous pouvez l’écouter directement dans les épisodes

Dans mon objectif, les «humaniser». Ces dieux sont déjà anthropozoomorphes, mais les présenter comme des patients ne pouvait que conduire à leur conférer un caractère auquel nous pourrions nous identifier. Ainsi, ils paraissent plus proches, et on peut s’intéresser à ce qui leur arrive. On peut raconter leur histoire beaucoup mieux qu’en les laissant dans leurs mythes originels, et ce, même si nos ancêtres leur avaient conféré des expériences universellement humaines et des émotions (jalousie, colère, amour, etc.).

Ce sera encore plus vrai avec les dieux des mythes grecs et romains, dont les désirs sont intimement liés aux destinées des Mortels avec lesquels ils jouent souvent un jeu pervers.

Raison pour laquelle j’ai intitulé cette nouvelle saison Wicked Game.

Car si le format des épisodes est plus court (20 minutes maximum) et si leur nombre est plus grand (il y a plus de divinités à rencontrer), chacun aura également pour titre des chansons populaires, dont certaines seront francophones…

Tout cela est encore en cours d’écriture au moment où j’écris ces lignes, et c’est pour cela que j’avais besoin de me répéter ces conseils.

J’espère relever le défi des conséquences narratives, à mes yeux ainsi qu’aux vôtres, pour notre plus grand plaisir commun.

En attendant, vous pouvez déjà écouter ce qui a déjà été publié. Vous pouvez même rejoindre la tribu des Ptérophidiens & Ptérophidiennes qui sont inscrites à ma lettre d’écaille & de plume, où je chronique tous les trois mois mes progrès dans l’écriture de mes différents projets, et même décider de faire partie de mes Mécènes sur Patreon, où je poste des épreuves originales et les coulisses de la production.

Et dans tous les cas, rendez-vous bientôt pour la suite !


  1. C’est d’ailleurs le thème de cette année 2026 pour la lettre d’écaille & de plume, ma newsletter, paraissant quatre fois par an. Vous pouvez vous y inscrire en cliquant plus bas.  ↩︎

  2. Une voiture qui a presque autant la classe que la Batmobile…  ↩︎

Mémoires rôlistes d’un vieux briscard, chapitre 3 : Alter ego imaginaires

Mémoires rôlistes d’un vieux briscard, chapitre 3 : Alter ego imaginaires

J’ai découvert le jeu de rôle1 à l’âge de 13 ans. À la date à laquelle j’entreprends l’écriture de cette série d’articles, j’en ai 49. Et durant tout ce temps, je n’ai jamais vraiment cessé de pratiquer ce loisir à la fois créatif, artistique, instructif, social, et quelque peu mystérieux pour beaucoup d’entre mes contemporains. Lorsque j’ai commencé, seuls les garçons, en général des adolescents parés de lunettes à culs de bouteille et arborant leurs boutons d’acné comme de fières oriflammes, osaient se passionner pour ces histoires construites à plusieurs voix. Le reste de l’Humanité (c’est-à-dire les filles et bon nombre de nos camarades mâles) nous considérait comme des gens bizarres. C’est de là que viennent les images classiques de ce que l’on appelle maintenant les geeks, ou pire, les nerds, une sous-espèce de geeks encore plus étranges parce qu’ils préféraient tuer des dragons imaginaires plutôt que de taper dans un ballon comme on l’attendait d’eux.

Pourtant, plus de trente ans après, ma tribu de rôlistes (ainsi nous nommons-nous nous-mêmes) est devenue banale, voire sexy. Une série à succès prend même des geeks dans mon genre comme héros et fait du jeu de rôle une base de son intrigue, à savoir Stranger Things, qui tourne autour de monstres dignes de Donjons & Dragons.

Les ados des années 1980 sont devenus parents, et ont fait infuser la culture de leurs histoires de trolls et d’elfes dans toute la société. Ils ont même partagé cette culture avec leurs épouses, leurs enfants.

De plus jeunes rôlistes sont nés.

Et je suis devenu, comme tous ceux de ma génération, un vieux de la vieille. Un vieux briscard des tables de jeu. Presque un grognard de la Grande Armée de D&D.

Durant toutes ces années, j’ai évolué avec des jeux différents, exploré des univers variés, incarné des personnages divers.

J’avais envie de parler de certains d’entre eux, des souvenirs que j’en ai, et de ce que nous pouvons en faire aujourd’hui, dans les années 2020. Cette série d’articles est donc à la fois une biographie ludique et une incitation à découvrir ou revisiter des pépites vintages.

Après les univers, puis les aventures qui ont jalonné mon parcours rôliste jusqu’à maintenant, il est temps de vous présenter mes alter egos. Ces personnages sont ceux que j’ai le plus aimé incarner, soit parce qu’ils résonnent très fortement avec moi (et en ce cas vous découvrirez certaines de mes facettes), soit parce que je les ai incarnés longtemps, soit parce qu’ils étaient très éloignés de moi.

Ma carrière de joueur est longue, mais paradoxalement, il y a peu de personnages dont je puisse dire avec certitude qu’ils m’aient vraiment marqué. Pour cela, il faut qu’ils aient été parés de certaines qualités, qui la plupart du temps se sont révélées en jeu. Et cela explique que tous sont des personnages issus de Campagnes et jamais de one-shots, même si j’aurais pu présenter Hieronymus du scénario La Nuit des Damnés, ou Timothy Free, qui apparait dans Amerikla, deux scénarios de convention dont je vous ai parlés dans l’épisode précédent. Je les ai écartés justement parce que vous pouvez les trouver avec les liens glissés dans ce dernier article.

Quant aux incarnations que j’ai retenues, je me suis rendu compte qu’elles peuvent aisément se classer en quatre catégories.

Les combattants au grand cœur

J’ai toujours aimé jouer les combattants. Mais pas n’importe quel soudard assoiffé de sang. Non. Comme mon enfance s’est déroulée sous le regard de Gauvain, de Roland, ou de du Guesclin, c’est plutôt la figure du chevalier, ou du moins du guerrier possédant un grand sens de l’honneur, qui vient spontanément chez moi quand il s’agit d’incarner un personnage maniant les armes.

Sire Arnaud de Oanefor’olh

Il fut le premier de cette lignée de personnages. Inspiré, comme vous l’aurez sans doute deviné avec le jeu de mots affiché par son nom lui-même, de Cyrano de Bergerac, il alliait une compétence certaine pour trucider autrui et une âme de poète un peu naïf.

Sire Arnaud était toujours prêt à se jeter dans une bataille pourvu qu’il y eût une juste cause à défendre, voire une belle dame sans merci à délivrer. Il était quelque peu haut-rêvant, et certainement rêveur.

C’est avec lui que j’ai commencé à écrire mes comptes-rendus de partie comme des petits morceaux de nouvelles littéraires. Ici, il s’agissait de les présenter comme des extraits d’une autobiographie du personnage. J’avais d’ailleurs déjà dans l’idée que cette relation ne pouvait qu’être partiale, ce qui conduira bien des années plus tard au concept fondateur d’un autre de mes personnages mythiques, Will l’Écarlate, alias Étienne Beaulieu de Rocfou.

C’est aussi avec lui que j’ai commencé à remplir les fameuses feuilles détaillées de personnage que mes camarades de l’époque et moi-même avions conçues pour peaufiner l’interprétation.

Ses aventures s’achevèrent dans un gris-rêve qui ne me laisse que peu de souvenirs précis, mais plutôt une impression d’avoir passé de très longues et agréables heures de jeu.

Un petit extrait de ses mémoires ?

Cherche-Lune

C’est sur le chemin de Cherche-Lune que mes yeux s’ouvrirent enfin des nébuleux souvenirs. C’est à Trois Clairières que je rencontrai, dans la Maison des bûcherons, cette jeune damoiselle aux cheveux cuivrés2, elle que je ne comprendrai sans doute jamais. Elle était la preuve que les Dragons rêvent aussi la Beauté, autant que l’Incompréhensible, la Folie et la Futilité. Elle devint bien vite ma compagne de Voyage, une compagne bien étrange. C’est en cheminant vers le nord et les montagnes que Cherche-Lune nous apparut, petit village de tailleurs de pierres blotti au creux des premiers contreforts.

[…]

Le rêve faillit me faire hurler de terreur. Bréman était là, devant moi, et, penché sur ma figure, il ricanait avec un rictus qui déformait ses traits d’une façon horrible. Il ne cessait de répéter qu’il allait se venger, et ses paroles resteront gravées en moi… Je sursautai en me réveillant. Il fallait en avoir le cœur net.

[…]

L’escalier de bois, comme je venais de le rêver dans les Terres médianes, se liquéfia en partie et se transmuta en eau, juste à l’endroit où courrait le Groin, qui se retrouva au rez-de-chaussée en moins de temps qu’il ne faut pour pousser un soupir. Je pouvais remonter m’occuper de Bréman, et l’empêcher de continuer sur Élaïd et moi ses envoûtements maléfiques. Arrivé au premier étage, je provoquai le malfaisant en duel, mais le lâche m’attendait avec déloyauté. Il fit agir ses maléfices sur moi et me fit mettre à genoux par sorcellerie. La seule solution fut de rêver de faire appel à la puissance de mes songes. Je savais qu’il invoquait Thanatos par la boule de cristal qui devait se trouver devant lui sur la table de bois. Je rêvai donc que cette boule de cristal se métamorphosât en mouchoir vert à pois oranges et rayures écossaises. La malchance s’en mêla : il ne se servait pas d’une boule de cristal… mais d’un mouchoir !

Le sorcier put donc me forcer à ne plus parler. Puis il se leva et vint me frapper d’un tabouret, trop couard pour m’affronter l’arme à la main, et trop vicieux pour me laisser une chance. Je ripostai, tirai ma rapière et essayai de l’en frapper, mais rien n’y fit, et j’entendais les villageois qui venaient aider Bréman… car ce diabolique sorcier avait envoûté tout le village. Je résolus donc de rêver encore une fois. Ailes, bras, ailes, bras, plumes, peau, plumes, peau… oiseau.

[…]

Chan me parla ouvertement. Deux jeunes filles avaient disparu en un an, à six mois d’intervalle. Mes soupçons contre Bréman et son «domestique» Groin se confirmèrent. Mon départ fut évoqué. Chan me renseigna beaucoup, et me fit donner, en échange de mon luth, un «globalet», sorte de lanterne fonctionnant grâce à des champignons qui éclairent durant des mois. Il me parla du Tunnel. J’attendis la nuit et le lendemain.

Un cri déchira le silence que faisaient peser les étoiles. Le cri d’Élaïd. Elle m’appelait, elle avait besoin de moi. Et Bréman était derrière tout cela. C’était clair, maintenant. Il était bien le ravisseur des jeunes filles, d’Anna et d’Elaïd. Il fallait le châtier.

[…]

Le labyrinthe s’ouvrait devant moi. D’anciennes galeries d’une carrière de marbre. Les grilles une fois forcées par les villageois, je laissai Fine Masse et les autres. Il fallait trouver ce méprisant sorcier, et son châtiment m’appartenait. Il respirait d’un souffle court et haletant, d’un souffle de bête traquée, d’un souffle de misérable. Je me ruai. Mais mon épée rencontra la lame du Guerrier Sorde. Le scélérat l’avait sorti des songes des Dragons pour couvrir sa fuite. […] Les plaques de métal enfin réduites en carcasse inanimée par les marteaux des villageois, je repris la traque, seul. Enfin, ma lame trouva sa poitrine, tandis qu’Élaïd était hors de danger. Ma colère apaisée pour le moment, je trouvai refuge dans le sommeil que dispensent les Dragons. Tout était prouvé. Tout serait expliqué. Les corps sans vie des deux victimes, retrouvés dans la faille où les avait entreposés Bréman, en seraient les ultimes sentences.

Ah ! Cherche-Lune, herbe de lune, kussek et globalet. Adieu en ce songe, au revoir en d’autres vies…

Chan, FineMasse, adieu tous. Notre route doit nous mener vers l’est, vers le Tunnel qui traverse les montagnes, vers le nord où s’étend l’Inconnu, où nous poussent le désir du Voyage et les pensées des Dragons.

Chapitre I : «À travers les Montagnes» (Ibid I, 1)

Eilidh MacLean

Aux antipodes de Sire Arnaud, Eilidh est une tentative de ma part pour concilier de nombreuses images disparates et en faire naître un syncrétisme improbable. Jugez-en plutôt : née dans les Hautes-Terres d’Écosse au XVIe siècle, et guerroyant contre les envahisseurs anglais, elle est faite vampire (puisqu’il s’agit de mon personnage fétiche de Vampire the Masquerade) par une puissante sorcière Brujah de la Cinquième Génération, Altamira, avant de devoir s’exiler dans le Nouveau Monde au XVIIe siècle et de vivre parmi les Amérindiens hurons. Malgré son statut d’Ancienne, elle épouse la cause des Anarchs lorsque la campagne D.C. by Night commence, ce qui lui vaut d’attirer sur elle la méfiance à la fois des Anciens pour qui elle est une traîtresse dangereuse et des Anarchs qui la voient comme une dominatrice en puissance.

Vous avez donc là Highlander (le film et la série), l’image de la Morrigane et des sorcières amérindiennes, celle des bikers.

Le plus intéressant fut de confronter ces différentes images que j’avais réussi à construire avec la mythologie de Vampire : la Guerre secrète des Générations entre elles, les peurs millénaristes des Vampires, et surtout, une conception assez subtile de l’horreur intérieure développée patiemment par notre meneur d’alors.

Il avait en effet construit tout un passé entourant non seulement Eilidh elle-même, mais aussi et surtout son Sire, Altamira, auquel il avait donné un rôle dans les événements primordiaux du clan Brujah que sont le meurtre du Fondateur par Troilos. Mieux, il avait centré l’arc narratif du personnage sur une question fondamentale de quête d’identité. Il s’avérait en effet que beaucoup de l’histoire d’Eilidh avait été refaçonnée dans sa mémoire par son propre Sire. Ainsi, Eilidh était-elle beaucoup plus vieille. En cours de jeu, nous avions découvert que mon personnage était né au XIIe siècle, peut-être avant, et que des souvenirs avaient été implantés en elle, quand d’autres avaient été effacés. Ainsi, elle avait participé à l’assassinat d’un puissant vampire du clan Ventrue, et l’avait oublié. Ainsi, son frère Eoghan, qu’elle retrouva au XXe siècle à D.C., était-il son véritable frère Étreint par un vampire d’un clan rival (celui des Tremere), ou bien était-il un étranger qu’on lui avait fait prendre pour son frère ? Tout cela n’était qu’une «expérience» d’Altamira, qui voulait se prouver à elle-même que les véritables sentiments ne pouvaient être effacés de la mémoire. Car elle avait été elle-même traumatisée par sa trahison. Avait-elle tué son frère ? Avait-elle séparé son être en deux pour tenter de se débarrasser de la Bête intérieure des Vampires et ainsi créé une sorte de double ? Je ne le saurai jamais, car la Campagne s’est arrêtée avant.

Je garderai beaucoup de très bons souvenirs de ces longues années à incarner Eilidh. Car, voulant toujours agir en «bien» (pour une vampire, s’entend), elle se confrontait toujours à une réalité beaucoup plus délicate et cruelle. Cette frustration me forçait à essayer de trouver d’autres moyens. Et le mystère qui entourait son passé rendait l’envie de creuser irrésistible. J’ai beaucoup imaginé sur les réponses que «Pappy Boyington» avait réellement trouvées à ce mystère, à ce qu’il avait réellement construit. Je sais que mes hypothèses sont toutes fausses, car je n’ai jamais pu en discuter franchement avec lui. Par contre, elles ont infusé dans certaines de mes créations. Car la quête d’identité est l’un de mes thèmes favoris. Je crois qu’il s’exprime dans beaucoup de ce que j’écris, que ce soit en jeu de rôle ou ailleurs.

Yumiko Kusanagi

J’ai par exemple exploré ce thème quelques années après avec Lasverinas, dans sa campagne manga Olympus 2061. J’y interprétais ma version personnelle du major Motoko Kusanagi, le cyborg de Ghost in the Shell. Le questionnement identitaire du personnage originel du manga m’a toujours fasciné. Femme ? Machine ? Femme-machine ? Machine-femme ? J’avais essayé de baser mon interprétation sur une dichotomie, celle d’un corps mécanique, de sens électroniques, d’un mode de réflexion analytique en probabilités, et des intuitions où je logeais les «fulgurances» de créativité du personnage. J’avais formalisé cela dans des comptes-rendus de partie où Yumiko exprimait ses souvenirs et formulait des hypothèses pondérées statistiquement, chiffrées, mais où certains flashes s’exprimaient cependant.

Et Lasverinas en avait rajouté une couche de son côté. Non content de jouer sur cette dichotomie être humain contre machine, il avait construit son intrigue sur la réincarnation. Nos personnages étaient tous des réincarnations d’êtres humanoïdes extra-terrestres ayant des millénaires auparavant habité Mars et la Lune, et dont la civilisation avancée avait été exterminée par un mystérieux virus. Yumiko était donc en réalité la réincarnation d’un certain Shinn, un scientifique qui travaillait à combattre ce virus mortel.

Si bien que le personnage, déjà perdu entre ses rouages et ses cellules, se retrouvait à partager des souvenirs vieux de plusieurs éons et plus encore : des pouvoirs parapsychiques.

Lasverinas avait construit tout un ensemble de pouvoirs basés sur la Kabbale, comme dans Neon Genesis Evangelion, une de ses inspirations majeures.

Les sages

J’ai toujours aimé jouer les personnages savants, mesurés, malins, ceux qui malgré un physique faible possèdent des pouvoirs magiques ou un savoir scientifique. Ils forment le contrepoint parfait à la catégorie des combattants au grand cœur. Parfois, ils peuvent même être plus ambigus que leurs homologues, moins tenus par la morale. Ils n’ont pas toujours à se soucier de la veuve et de l’orphelin.

Le thème principal de ces personnages est alors la responsabilité que leur pouvoir, leur savoir, leurs capacités font peser sur leurs épaules.

Oriane d’Avalon

La toute première de ces personnages est Oriane, née d’une envie de jouer une enchanteresse dans le jeu Pendragon. Je voulais à la fois y incarner une figure «morganique», mais aussi me rapprocher un peu plus de l’idée que je me faisais d’un mélange entre Viviane et Merlin.

Et je voulais explorer la condition difficile d’une femme, magicienne, païenne et libre dans une société d’hommes, chevaliers, chrétiens, liés par de nombreuses obligations, telle que décrite dans Pendragon. Oriane a donc vécu d’abord à l’ombre de ses compagnons chevaliers, puis a pris de l’importance, s’est mariée, est devenue suzeraine, entrée dans le jeu des liens de vassalité. Elle s’est affrontée aux préjugés de religion, notamment. Elle a eu des enfants. Elle s’est retrouvée au beau milieu du conflit entre chrétiens et païens. Elle avait bâti un temple à la Déesse et commencé l’instruction de jeunes enchanteresses et prêtresses païennes.

Je ne saurai jamais ce qu’il aura pu advenir de ses protégées. Probablement que la fin des Enchantements de Bretagne les aura laissées démunies après que le Dieu Unique aura conquis toute l’île. Peut-être que certaines, dont Oriane, auront pu trouver refuge chez les Pictes. Cela restera un mystère.

Og’Mah’Ka

J’ai découvert Symbaroum grâce à Jérôme, l’un de mes compagnons de table actuels. L’univers de dark fantasy décrit dans le jeu renverse beaucoup de tropes. Les elfes sont décrits comme fanatiques, les humains sont tous plus ou moins corrompus à des degrés divers par un environnement souillé par une ancienne magie noire dont les effets se font sentir des siècles voire des millénaires après la chute d’un empire sombre. En un sens, c’est un peu une allégorie post-apocalyptique de fantasy.

Le défi, dans ce genre d’ambiance, est de trouver à incarner un personnage qui renverse lui aussi les codes.

Pourquoi pas, me suis-je dit alors, choisir un troll ? Dans Symbaroum, les trolls sont des créatures venant de la grande forêt sombre et maléfique de Davokar, mais ne sont pas corrompus par les ruines qui y dorment. Pas forcément. Ils ont une culture, plus fine qu’on ne le pense. Et ils ont un secret. Ils sont un stade d’évolution intermédiaire d’une espèce qui englobe les gobelins, stade juvénile, et des monstruosités, stade ultime probable.

En quelque sorte, ils sont suspendus entre l’esclavage qui est le lot des gobelins, et la malfaisance qui les rattrapera un jour, quand ils se transformeront. Ce court état de grâce est le moyen pour moi d’explorer ce qu’une entité douée de raison et de conscience, voire de morale, peut tenter pour échapper à son sort ou, à défaut, pour atténuer l’impact que sa Chute aura sur le monde.

Ainsi, j’ai choisi de faire d’Og’Mah’Ka un mage au bâton, un membre d’un ordre ancien dédié au combat contre la corruption dans la forêt de Davokar, à rapprocher d’une secte de moines shaolin dans notre propre monde. Og’Mah’Ka, unanimement craint par les humains et les elfes pour sa carrure, sa force, sa résistance, est en quête de rédemption par anticipation.

Il essaie donc d’agir pour «le bien» pendant qu’il le peut encore, c’est-à-dire de façon juste et pour chasser le plus de corruption de Davokar. Il essaie aussi de découvrir le plus possible de secrets concernant le passé de Davokar et la malfaisance qui y est à l’œuvre, dans l’espoir de trouver, peut-être, une échappatoire à son propre destin, ou à défaut pour ceux des autres, notamment de son compagnon de route, Goltass, le gobelin que joue Laurent, un autre de mes compagnons de table.

Ironiquement, Og’Mah’Ka s’expose à la corruption pour en apprendre plus, et tenter de la combattre.

J’ai toujours eu un faible pour les causes désespérées, et celle de ce personnage l’est clairement.

Sekhmet

Comme vous avez dû le comprendre en lisant les deux premiers épisodes de cette série, Néphilim est l’un de mes jeux fétiches. Sans doute, à mon avis, le plus réussi de tous avec Rêve de Dragon. J’ai donc joué plusieurs personnages Néphilim, mais celui qui reste mon chouchou est Sekhmet, la Première Sphynge.

Le jeu étant un syncrétisme parfaitement conçu, le personnage mêle diverses influences, comme pour Eilidh.

Mon propos avec lui est cependant d’explorer une acception du mot «quête ésotérique» qui est rarement mise en avant dans le jeu de rôle. Pour moi, changer, évoluer spirituellement, veut parfois dire faire le deuil de l’être qu’on était au départ. Et dans Néphilim, je crois que cet aspect pourrait être une voie.

Ainsi, Sekhmet est-elle au départ une demi-sœur des Kaïms de l’Alliage, ces cinq fondateurs de la science occulte alchimique3 nés avec une tare particulière, un manque. Mais elle est née avec cinq tares, cinq dons. Au lieu d’apprendre à vivre avec son handicap et d’être poussée à le dépasser, comme les Cinq, elle naît avec des pouvoirs qui ne sont pas à elle, car ils sont les négatifs des cinq tares de ses frères et sœurs. Et son chemin consiste à perdre. À rendre au Monde un à un ces cinq pouvoirs surnuméraires, qui la polluent et pourtant la constituent. Elle trouve, sur son chemin, comment abandonner ces pouvoirs, et à qui, pourquoi, comment.

Son chemin est donc inverse de celui des autres. Elle doit perdre et se purifier en abandonnant ce qui la constitue pour atteindre l’Agartha, cet état d’Illumination que recherchent tous les Néphilim.

Les aventuriers saltimbanques

La troisième catégorie de personnages que j’aime jouer est celle des êtres épris de liberté et qui parcourent les routes à la recherche de quelque chose que finalement ils voudraient ne pas trouver, afin que leur errance ne se termine jamais. Je me rends compte que Sire Arnaud peut très bien se ranger dans cette catégorie, d’ailleurs. Pourtant, les saltimbanques sont pour la plupart beaucoup plus ambigus que lui. Ils ne placent rien plus haut que leur indépendance et leur liberté, même s’ils s’attachent à leurs compagnons de route. Leur morale est plus élastique, leur égocentrisme beaucoup plus prononcé.

Will l’Écarlate

L’archétype de ces personnages est Will, que j’ai conçu à partir de l’image virevoltante et ambivalente de celui que joua en 1991 Christian Slater dans le Robin des Bois Prince des Voleurs de Kevin Reynolds. Un brin égoïste, désinvolte, parfois sournois, capable en tous les cas de ruse et de duplicité, Will parcourt les routes en vivant de sa verve et de sa musique.

Pourtant, le sel de ce personnage vient, comme souvent, de ses liens avec le monde.

Lorsque nous avons conçu le groupe qui donna naissance à l’univers de Rocfou, mes amis rôlistes Obi-Wan, Sixte, Equites et moi, nous avons tout de suite imaginé un trio tragi-comique. Mon personnage, Will, était le frère ou demi-frère, on ne saura jamais, d’Eustâche, celui d’Obi-Wan. Cadet de la famille nobliaute à la mauvaise réputation des Rocfou, il s’était échappé d’un monastère où il avait été envoyé pour contrôler son «Don Obscur», une manifestation de magie devenue rarissime (le monde est celui d’une low fantasy où la magie est très faible et quasi-absente). Revenu dans la tour familiale, loin au nord, il sait qu’il doit changer d’identité mais il a soif de liberté, alors il convainc son aîné, un chevalier compétent mais beaucoup moins malin et dont la droiture ne peut concevoir les manipulations de son frère, de partir à l’aventure, sur les routes, tel un chevalier errant accompagné de son «ménestrel» chantant ses exploits et ses louanges, et d’un écuyer, Béric, joué par Equites.

Will est un réprouvé, un paria, à la fois dans sa famille et dans le monde. Sa naissance entachée par la mort de sa mère en couches scella son destin depuis. Son père préféra toujours Eustâche, dont il était plus proche de physique comme de caractère, à cet avorton dont les traits gracieux lui rappelaient par trop ceux de sa défunte épouse bien-aimée. Le Don Obscur, sans doute suspect d’être hérité d’une alliance contre nature du Seigneur de Rocfou avec les puissances du Petit Peuple en la personne de sa première femme, est comme une tare que l’on cherche à cacher à tout prix au clergé du Resplendissant, le dieu unique dont les prêtres si fanatiques ont gagné l’oreille de la marâtre des deux frères.

Bref, Will fuit. Il fuit pour trouver ce qu’il n’aura pas tant qu’il ne se sera pas accepté lui-même. Et pour cela, il plonge ses deux compagnons de route, frère et écuyer, dans les mésaventures les plus délicates. Il sabote malgré lui les tournois (sa magie étant parfois un peu versatile), manque de faire accuser son frère de trahison, réveille les inimitiés que leur ami écuyer avait passé des décennies à endormir.

Will est un personnage «attachiant», comme l’est celui qui lui a succédé dans nos parties de jeu de rôle :

Amergin

En plus d’être l’anagramme de mon prénom, le nom Amergin renvoie à deux druides mythiques de la tradition irlandaise. C’est donc ce nom que j’ai choisi pour incarner l’un des Champions de Toujours, le groupe de personnages un peu caricaturaux de ma table de jeu actuelle, d’après un vieux scénario de Rêve de Dragon qui servit de base à Sixte pour lancer une série d’aventures et de mésaventures de fantasy. Amergin est un semi-homme (un hobbit, donc, pour être clair), tiraillé entre son amour du confort, de la bonne chère, du calme, et son envie irrépressible de l’aventure et de la découverte des savoirs magiques. Car Amergin est un «alchimiste4 itinérant», avide d’apprendre, d’explorer, de vivre des choses extraordinaires… tant qu’il peut rentrer boire une bonne cervoise à l’heure du thé…

Son humeur alterne donc entre des périodes d’excitation presque maniaques, où il trouve tout ce qu’il voit absolument passionnant, et des phases, trop nombreuses au goût de ses compagnons, où il râle et soupire après un second petit-déjeuner, une collation, un bon lit douillet…

Il trouve ainsi en ses compagnons un équilibre assez subtil.

Grümph le nain (Laurent) est toujours à la recherche du profit maximum, ce qui assure à Amergin des ressources suffisantes pour assouvir ses besoins alimentaires et son confort.

Elrohir l’elfe (Jérôme) est tourné vers la défense des causes désespérées, ce qui pousse le groupe à se lancer dans de nouveaux défis.

Quant à Brunehilde l’humaine (Equites), elle navigue dans les hautes sphères féodales qui offrent de nombreuses opportunités à la fois d’une vie agréable et de péripéties.

En bonus, le Chant d’Amergin, ancien poème en gaélique irlandais avec sous-titres anglais et une belle mise en images.

Eabhanaerys Elfarsdottir

Dernière en date de ces personnages vivant un peu en marge, Eabhanaerys (prononcer évanéris) «fille d’un elfe», est une demie-elfe barde venue d’un pays nordique à la culture proche des vikings jusqu’à la Ville Sainte de Laëlith, où elle pense trouver les traces de son mystérieux géniteur, un haut elfe qui l’abandonna avant même sa naissance.

Manifestement, elle passe les premiers mois dans la Ville des Quatre Éléments à faire tout autre chose, puisqu’elle déploie ses talents de conteuse et de musicienne au point d’intégrer l’Académie du Bel Art, et d’agir comme enquêtrice discrète dans des affaires qui touchent à l’intégrité même de la Cité du Roi-Dieu, en compagnie de ses amis le moine Siam (Jérôme), le demi-orque Vladak (Laurent) et le gnome Isidore (Sixte).

Désire-t-elle vraiment retrouver son père ? Recule-t-elle le moment de se confronter à la réalité d’un être qui ne s’est jamais soucié de son existence, si tant est qu’il l’ait même soupçonnée ? Qui cherche-t-elle vraiment ? Son père ou elle-même ?

Elle n’a de cesse de défendre les êtres écorchés ou laissés pour compte qu’elle croise durant ses aventures, comme pour se prouver qu’elle peut, elle, prendre soin des autres.

Elle conte les légendes et les histoires anciennes, mais tente de se hisser jusqu’à leurs héros et leurs héroïnes, comme pour entrer elle aussi dans une fresque digne d’être chantée.

Les voleurs & les assassins

L’existence de certains personnages a pu les pousser à des extrémités que nous réprouvons dans l’absolu, comme le vol, voire le meurtre ou l’assassinat. Qu’ils y soient poussés par les circonstances, par les manigances d’autres acteurs peu recommandables, pour protéger les leurs ou simplement pour assurer leur survie, ils sont désormais des réprouvés et tentent de trouver une vie satisfaisante même dans les ombres.

Varrel

Varrel fut mon premier «vrai» voleur à AD&D. Il commença sa carrière comme niveau 1, dans une longue campagne que nous jouions tous les étés lorsque j’étais étudiant en médecine, il y a très longtemps, et la termina au niveau 10. Je ne suis pas un grand amateur des systèmes D&D en général, mais j’avoue que Varrel m’accompagna pendant de très bons moments de jeux. Ce d’autant qu’il participa à sauver le monde plusieurs fois, après avoir failli le détruire. Oui, la campagne de Wilybird était pleine de rebondissements.

Varrel était censé être le plus sournois du groupe, mais se trouva tout de même l’un des plus loyaux, car la sorcière Arka, jouée par Jiphi, avait un agenda encore plus tordu. Et ce n’est pas Malter, le paladin un peu balourd, qui allait pouvoir rivaliser.

J’avoue ne plus avoir beaucoup de souvenirs des aventures communes de nos personnages, mais Varrel excellait dans l’art de survivre, ce qui pouvait parfois poser quelques problèmes aux autres membres du groupe.

Œil de Jade

Il était une fois un groupe de joueurs qui voulut vivre la Campagne Tian Xia, «Tout sous le ciel» du jeu de rôle Qin.

L’un d’eux créa un personnage de calligraphe dont le destin avait basculé, le propulsant dans le monde des lacs et des rivières, le monde des guerriers errants, des vagabonds, des réprouvés.

Au fil des aventures, Œil de Jade s’est aguerri, a acquis des techniques qui lui permirent de combattre des démons ou de tenter de rétablir la justice. Mais même marié, même reconnu par le prince du Royaume du Qin, il reste un étranger, comme ses camarades Main Agile et Renard Blanc.

Istara

Courtisane officiant dans la plus grande maison des plaisirs de Satarla, la plus grande Cité de Lemurie, Istara a l’apparence d’une frêle jeune femme d’une beauté stupéfiante. Mais elle est en réalité une assassin redoutable et sans pitié. Souvent confrontée à la violence dans son passé, elle a appris à jouer le jeu dangereux de ceux qui doivent être plus malins et plus retors que les autres pour survivre.

Lorsque débutent les événements de la campagne Le Dieu Voilé, elle n’est encore que cela. Mais au fil des aventures qui mèneront ses compagnons et elle à affronter un homme ayant capturé des pouvoirs presque divins d’invincibilité, elle s’endurcit encore. Elle prend conscience que les simples mortels ne sont rien en comparaison des sorciers qui trament des complots maléfiques dans l’ombre, que d’autres assassins hantent le monde sans avoir son goût pour la justice.

Istara est l’un des personnages les plus sombres que j’ai joués, alors qu’elle a l’apparence d’un des plus «classiques», en prenant le masque du fantasme de la femme fatale.

Les contradictions & les conflits intimes

En contemplant cette galerie de personnages, je pense que, comme moi, vous allez trouver des traits communs assez nombreux. On dit souvent que l’on rejoue sans cesse le même personnage, sous des masques différents, et je crois que dans mon cas c’est probablement vrai. Tout comme nombre d’acteurs ont ce travers, comme beaucoup d’écrivains mettent toute une œuvre à explorer le même thème, que des musiciens composent des morceaux qui reprennent les mêmes ambiances…

Le portrait-robot de ce personnage syncrétique est celui d’un être pétri de contradictions, on en conflit avec le monde dans lequel il vit, que ce monde soit intérieur ou extérieur. Souvent, j’aime jouer des personnages qui ne savent pas vraiment qui ils sont, qui sont rejetés à la fois par les leurs et par le reste du monde, et qui doivent trouver leur propre voie.

Et vous, vous avez aussi un archétype qui revient sans cesse hanter vos sessions de jeu ? Rassurez-moi !


  1. L'originel, celui qu’on joue à plusieurs autour d'une table, réelle ou virtuelle, pas celui des jeux vidéos, qui n’a ni les mêmes objectifs, ni les mêmes techniques.  ↩︎

  2. Il s'agit d’Élaïd, le personnage de Jiphi, l'un de mes compagnons de table d’alors. Ce personnage fut présenté dans le numéro de VITRIOL consacré à Rêve de Dragon.  ↩︎
  3. L'Alchimie est un concept que j’affectionne tout particulièrement dans Néphilim, mais aussi dans la vraie vie.  ↩︎
  4. Quand je vous disais que j'adorais l’alchimie…  ↩︎
Mes carnets de jeu de rôle

Mes carnets de jeu de rôle

Le jeu de rôle fait partie de ma vie depuis que j’ai 13 ans. J’ai déjà donc vécu 35 ans d’aventures extraordinaires durant lesquelles j’ai eu la chance d’incarner des personnages variés, masculins, féminins, parfois extraterrestres, ou bien elfiques, nains, hobbits, trolls. J’ai longtemps côtoyé voire donné «vie» à des vampires millénaires, des dragons facétieux, lutté contre des corporations cyniques et combattu pour des rébellions idéalistes. J’ai voyagé dans des contrées oniriques ou horrifiques, dans des galaxies lointaines très lointaines ou sur des planètes beaucoup plus proches de nous.

J’ai ri, frissonné, été ému ou révolté.

J’ai vécu de nombreuses vies grâce à mes alter ego de papier et à mes camarades de jeu.

Au fil des années, j’ai construit avec eux des souvenirs incroyables.

Et parfois, je me les remémore. Il m’arrive même, en bon vétéran, de ressortir quelques anecdotes qui pourraient me faire passer pour un vieux radoteur (n’ayez pas peur, ce n’est pas ce que je vais faire dans cet article).

Je prends des notes sur chaque partie, chaque intrigue, depuis très longtemps (plus de deux décennies).

Mes notes ont longtemps été, et ce même sur des campagnes qui se sont étalées sur des années, prises sur des feuilles volantes qui étaient aussi brouillonnes que mal présentées. Et si l’on ajoute à mon écriture non euclidienne une propension naturelle des feuilles volantes à s’envoler (sic) vers les interstices étranges qui se cachent dans les limbes, des centaines d’heures de jeu ne vivent plus que dans mes souvenirs forcément parcellaires. Ainsi, cet assaut d’un immense caravillion venn’dys par une équipe de trois fous furieux à Guildes n’est plus vivant que dans les neurones de mon hippocampe cérébral et dans ceux de mes compagnons de table d’alors.

Puis je me suis mis à reprendre mes notes pour en écrire des textes à la qualité littéraire discutable mais censée reproduire un peu de l’ambiance des aventures que nous avions vécues. C’est donc dans cette période que les odyssées de notre groupe de Voyageurs dans les Rêves des Dragons ont été narrées par mon personnage, Sire Arnaud de Oanefor’ol. Dans cette même période, les moines copistes de l’abbaye de Glastonbury ont chroniqué la vie de l’enchanteresse Oriane que j’incarnais dans de très longues parties de Pendragon aux côtés de preux chevaliers. Les nuits gothiques de l’Amérique des années 1990 ont brui des murmures effrayés des méfaits des anciens vampires que nous animions à la Mascarade. Puis les roseaux calligraphiés d’idéogrammes ont raconté les légendes de nos wu xia dans la campagne Tian Xia à Qin.

Pourtant, le premier but de ces notes était et reste toujours le même : retrouver les détails qui permettaient de reprendre le fil de l’histoire là où nous l’avions laissé d’une séance sur l’autre. Permettre à nos cervelles de geeks de se remémorer les choses les plus importantes, les motivations qui avaient guidé nos personnages, les noms de leurs alliés, de leurs ennemis. Les petits indices qui pouvaient nous sauver la vie durant une confrontation avec une némésis, ou ceux qui nous guidaient vers la résolution d’un mystère.

Longtemps j’ai eu un classeur pour regrouper tout cela. Mais c’était encombrant.

D’autres écrivaient dans des carnets, mais je n’aimais pas avoir mes notes de Vampire mélangées avec celles de Rêve de Dragon, ou de Star Wars.

Et puis au bout d’un moment, quand j’ai eu moins de temps à consacrer à la reprise de mes gribouillis pour en faire des comptes-rendus potables, je me suis retrouvé avec des feuilles hideuses et un peu inexploitables.

Et puis, en 2014, j’ai trouvé un compromis.

Ni bullet journal comme Antoine Saint Épondyle, ni carnet de jeu comme Aemarielle, mais un peu des deux sans doute grâce à la magie des étiquettes numériques, j’ai adopté la prise de notes manuscrites sur une tablette avec un stylet.

Pourquoi prendre des notes ?

Il y a le bon rôliste, qui prend des notes. Et le mauvais rôliste, qui prend des notes, mais… c’est un mauvais rôliste, quoi.

Sérieusement, je crois que tous les rôlistes de par le monde prennent des notes lors de leurs séances de jeu. La seule différence qu’il y a entre eux, c’est comment ils le font. Parce que le pourquoi, je pense, reste le même : pouvoir retrouver une information importante durant le déroulement de l’histoire, même si c’est lors d’une séance jouée six mois ou un an après.

D’une part, cela assure de ne pas confondre un personnage allié avec un ennemi. Il est impératif d’identifier les autres protagonistes, et notamment les PNJ. Lorsqu’on les rencontre pour la première fois, la description de la Meneuse est aussi très importante. Je note souvent des informations clefs, comme la taille, les caractéristiques physiques marquantes, l’attitude. Lorsque nous croiserons à nouveau le personnage, il sera alors plus facile pour moi de l’imaginer et retrouvant ces notes.

D’autre part, cela fixe le déroulement des événements. Il est parfois vital de retrouver une chronologie de faits survenus durant la partie, afin d’échafauder les hypothèses (souvent fausses) et des plans (souvent foireux). Ces conjectures des PJ se déroulent rarement sans accroc, mais pour paraphraser un héros de série télé de mon enfance :

«J’adore que nos plans se déroulent sans accroc».

Écrire des notes à la main

C’est pour moi la méthode la plus naturelle. D’abord parce que cela demande moins de concentration que de taper sur un clavier. Ensuite parce qu’il y a dans le geste une certaine façon de fixer ce que l’on écrit dans une mémoire particulière, la mémoire procédurale, qui pour moi fonctionne vraiment.

Cela ancre autant que cela encre, si je puis dire.

Le seul écueil pour moi est mon écriture. Parfois, j’écris si vite que j’ai peine à me relire.

D’autre part, pris dans le scénario, il est parfois fastidieux de tout noter, alors que des détails peuvent être fondamentaux pour la suite. Voilà pourquoi je pense qu’il est bon que tous les membres de l’équipe (ou au moins la majorité, Sixte, je te vois) prennent chacun leurs propres notes. Car elles pourront sans doute se compléter à un moment donné.

Retrouver ses notes

Deuxième difficulté : retrouver ses notes. Dans un carnet papier, on peut choisir de séparer par campagne, comme Aemarielle. Par jeu, par thème, par ambiance. Mais difficile souvent de retrouver un moment particulier. Il faut alors fouiller, feuilleter interminablement. À moins d’utiliser le système du bullet journal. Je ne le trouve personnellement pas pratique du tout en cours de partie. Il faut là encore trop fouiller et feuilleter pour trouver l’endroit où noter ce que l’on veut garder sous la main, tout en ayant son attention toujours focalisée sur ce qu’il se passe autour de la table.

C’est d’ailleurs encore plus vrai lorsqu’on est obligé, comme c’est le cas depuis plus d’un an, de jouer à distance via une interface virtuelle type Roll20. La gestion de l’outil de virtualisation de la table et le nécessaire contact visuel avec les autres participants rendent l’exercice de la prise de notes beaucoup plus énergivore, je trouve.

Voilà pourquoi je préfère depuis quelques années me servir d’une application iPad qui s’appelle NoteShelf. Elle me permet d’écrire à la main sur l’iPad avec un stylet, et grâce à la reconnaissance d’écriture intégrée, de rechercher un terme (si je ne l’ai pas trop mal écrit, bien entendu, et c’est là que mon plan se déroule souvent «sans» accroc, comme vous pouvez vous en douter) et de retrouver toutes ses occurrences dans le fichier.

Il est aussi possible de tout centraliser dans un seul carnet (ou un carnet par année si on veut) et de marquer chaque page par des étiquettes ou des balises. Cela facilite grandement le classement et la relecture.

Mes notes de Meneur

Comme le plaisir du jeu de rôle est aussi de mener des parties en tenant le rôle de MJ, prendre des notes peut également s’avérer crucial lorsque l’on a cette place-là. Mais ces notes sont différentes.

Je construis depuis longtemps (même si je n’ai formalisé ma pratique que depuis quelques courtes années) mes scénarios ou campagnes originales avec des cartes heuristiques, et un carnet de notes ne me sert pas vraiment, sauf de fourre-tout.

Par contre, en cours de partie, il m’arrive de noter à la volée quelques détails de ce qui se passe.

En effet, le plus intéressant pour ma place de Meneur est de consigner certains actes ou certaines paroles de mes PJ pour tenir compte ensuite de leur impact sur la suite de l’histoire, ou sur le monde. Un personnage a insulté ou s’est fait un ennemi d’un de mes PNJ ? Il faut absolument en garder trace, parce que plus tard cela va finalement ressortir. Le groupe a laissé filer un suspect ? Bonjour la culpabilité lorsque ce suspect aura à nouveau frappé.

Ainsi, mes notes de Meneur sont plus laconiques que mes notes de joueur.

Elles sont aussi vouées à être intégrées dans les cartes heuristiques des prochaines parties, car tout le sel de l’exercice consiste à me servir de ces pistes pour modifier ensuite l’histoire. Les joueurs se rendront ainsi compte que leurs actions ou non-actions ont de véritables conséquences, et cela renforcera la crédibilité à la fois de l’histoire et du monde, tout en consolidant l’impression qu’ils auront (que nous aurons tous) d’évoluer dans un véritable monde imaginaire cohérent.

Je trouve de même que prendre des notes ainsi est également plus difficile lorsque l’on maîtrise une partie à distance par une interface virtuelle du type de Roll20 et consorts.

Je n’ai pas encore vraiment trouvé l’organisation qui me conviendrait parfaitement.

Mais après tout, la vie est un éternel recommencement…

Que faire de ses notes ?

D’abord, c’est évident, les relire avant la prochaine partie.

Ensuite, les partager avec ses camarades de jeu. On ne sait jamais, ils pourraient avoir égaré les leurs, ou bien n’avoir pas noté une information capitale qui ne vous a pas échappé.

On peut aussi faire comme j’en avais l’habitude dans les années 90 : en tirer des comptes-rendus de partie rédigés.

Et puis… et puis on peut aussi en faire quelque chose d’autre.

C’est un de mes nouveaux projets, qui peut-être verra le jour cette année.

Je n’en dirai pas beaucoup plus pour le moment, si ce n’est un seul nom : les Mésaventuriers.

Apprendre des erreurs des autres, partie 1 : tenir ses promesses (narratives)

Apprendre des erreurs des autres, partie 1 : tenir ses promesses (narratives)

Depuis sa naissance en 2014, j’ai pris le parti de n’écrire sur ce blog qu’à propos des sujets qui m’ont positivement marqué, à de rares exceptions près. Il me semble en effet plus intéressant de mettre en avant les sujets et œuvres que je trouve pertinentes ou réussies, plutôt que de critiquer et de chroniquer absolument tout et d’exposer aussi des objets artistiques dont je trouve qu’ils ne le méritent pas.

Cependant, le monde n’est pas non plus fait que de ce que l’on aime.

J’ai déjà d’ailleurs pu pousser un coup de gueule ci et là.

Car il est vrai que l’on peut aussi apprendre de l’erreur. Chaque tentative, même avortée, même échouée, peut nous rapprocher un peu plus de ce que nous voulons accomplir.

Nos propres erreurs tout d’abord. Savoir les reconnaître est non seulement une marque de sagesse, mais aussi le premier pas vers notre amélioration. Et chacun sait combien il est difficile de reconnaître avec justesse et justice que nous pouvons avoir tort. Avec justesse, c’est à dire sans mauvaise foi, sans nous dédouaner de nos responsabilités, mais aussi avec justice c’est-à-dire sans nous accabler outre mesure. Il est des erreurs vénielles dans la création artistique comme dans la vie, et c’est heureux !

Et nous pouvons également apprendre des erreurs des autres, tout autant que de leurs réussites.

Puisque je suis un éternel insatisfait pour ce qui est de mes propres créations, j’ai toujours tendance à me dire que j’aimerais éviter telle ou telle erreur, tel ou tel piège, tel ou tel écueil dans mon écriture. Je garde en mémoire ce qui m’a touché et ému, ce qui m’a plu et bouleversé dans tout ce qui me nourrit artistiquement, mais je tente aussi de me souvenir de ce que je ne veux pas reproduire.

J’ai donc eu envie de vous proposer une série d’articles en forme de liste d’erreurs que je m’efforce de ne pas commettre, autour de quelques œuvres, récentes ou non, qui illustreront à la fois la thématique et mon propos.

Je suis un auditeur assidu de l’excellent podcast sur l’écriture Procrastination, commis par Lionel Davoust, Mélanie Fazi, et Laurent Genefort. Si vous ne connaissez pas et que vous avez l’ambition d’écrire, je ne peux que vous conseiller ardemment d’aller y jeter une oreille, si ce n’est les deux.

Au cours de l’épisode final de la première saison du podcast, nos trois mousquetaires explorent la notion de promesse narrative. Et je dois dire que c’était une découverte pour moi, au sens où j’ai enfin pu entendre des mots sur une sensation que je connaissais comme tout le monde intimement, mais sans vraiment la comprendre. Comme lorsque soudain le sens d’un proverbe, d’une expression, d’un mot, s’éclaire et que le monde devient différent, simplement parce qu’on a enfin intégré quelque chose, pleinement, qu’on en a saisi toute l’essence.

Cette notion est une règle assez simple, finalement : chaque enjeu créé par l’auteur d’une œuvre narrative est comme une promesse envers son public, lecteur ou spectateur, et il doit y répondre dans la suite du récit en restant le plus possible à la hauteur de l’attente ainsi provoquée. Ainsi, plus l’enjeu sera élevé, plus la promesse sera alléchante, et plus l’auteur ou l’autrice devra y répondre avec une forte intensité.

Et cela est particulièrement vrai dans les enjeux centraux de l’œuvre. On ne comprendrait pas qu’un bouquin sur l’avenir de l’Humanité, où les héros sont confrontés à une possible fin du monde, laisse en plan le lecteur sur ce qu’il s’est passé au final et s’intéresse plutôt à la couleur choisie par l’un des protagonistes pour repeindre sa salle de bains.

Et pourtant, des œuvres entières, parfois même considérées comme majeures, font l’impasse sur les promesses narratives qu’elles ont elles-mêmes créées, que ce soit sur des promesses fondatrices ou sur des points plus mineurs.

Alors, répondre ou pas répondre, et si oui, avec quelle intensité, ce sont des questions qui me paraissent importantes à connaître, car leur résolution n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire.

Nous allons illustrer la discussion avec deux œuvres.

À ma droite, le poids lourd actuel de l’univers imaginaire de la fantasy, j’ai nommé Game of Thrones, que l’on ne présente plus (et on a tort, parce qu’il y a beaucoup à dire). J’en parlerai en m’intéressant à la fois à la version littéraire et à la version télévisuelle.

À ma gauche un roman passionnant, L’Ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón, premier tome d’une trilogie autour des livres et de leur pouvoir dans l’existence des écrivains comme des lecteurs.

Ces deux univers sans aucun point commun ont pourtant le même défaut : leurs promesses narratives sont, à mon avis, non tenues. À divers niveaux, et plus ou moins volontairement, ce qui va nous amener à évaluer s’il faut toujours répondre aux promesses que l’on fait.

Game of Thrones, ou ‘tout ça pour ça’

Même ceux d’entre vous qui ont vécu sur une île déserte ou dans une grotte coupée du monde ces huit dernières années ont certainement entendu parler de Game of Thrones (en français Le Trône de Fer), cette saga littéraire encore inachevée ayant fait l’objet d’une adaptation télévisuelle au succès planétaire qui vient de se terminer dans le sang et les larmes et sur une pointe de déception concernant de nombreux fans, mais aussi de ses détracteurs (dont je suis, au départ, pour poser mes conflits d’intérêts si l’on peut dire).

L’immense écho de cet univers dans notre société tient à mon sens beaucoup plus à la cruauté de certains passages qu’à l’œuvre dans son ensemble, plutôt pataude dans son traitement des fondements essentiels de son axiome de départ.

Et c’est d’autant plus vrai que ces axiomes sont, je crois, trahis assez tôt dans l’intrigue, ce qui entraîne un lot assez impressionnant de renoncements et de promesses narratives non tenues.

Mais, pour les résistants valeureux qui auraient décidé de ne rien lire ni voir de Game of Thrones et qui donc ne connaissent pas grand-chose à cette saga, de quoi est-il question ?

L’univers du Trône de Fer

Dans un monde médiéval correspondant peu ou prou à notre XIVe siècle, le royaume de Westeros est sous la domination de Robert Baratheon, qui quelques décennies plus tôt a renversé le dernier souverain, devenu fou, de la lignée des Targaryens, au terme d’une guerre civile destructrice. Ce faisant, il monta sur le Trône de Fer symbolisant le règne sur les Sept Couronnes, les sept anciens royaumes conquis des millénaires plus tôt par les Targaryens grâce à un avantage décisif : leur maîtrise des dragons. Au terme de la guerre, la lignée royale originelle s’est éteinte de la même façon que celle des reptiles ailés, du moins c’est ce que l’on pense.

Or, Westeros est soumis à un cycle de saisons qui fait durer l’été de nombreuses années, mais également à des hivers rigoureux tout aussi longs et cruels, au cours desquels les mystérieux Marcheurs Blancs, des créatures ni vivantes ni mortes soumises au Roi de la Nuit, tentent régulièrement d’anéantir le règne des humains. Ils ne sont bloqués que par le Mur, une infranchissable barrière de glace haute de plusieurs centaines de mètres et longue de plusieurs centaines de kilomètres, sur lequel veille la Garde de Nuit, un corps d’élite voué à la défense des royaumes humains, aujourd’hui tombé dans une déchéance plus ou moins prononcée.

Alors que les signes s’accumulent sur la venue d’un nouvel Hiver et donc d’une nouvelle offensive des Marcheurs Blancs, Robert Baratheon meurt et une guerre de succession s’ensuit, qui va déchirer les Sept Couronnes, affaiblissant les humains devenus ignorants des véritables dangers.

Les livres comme la série (qui suit assez fidèlement le déroulé littéraire jusqu’à la cinquième saison environ) vont donc mettre en scène parallèlement la guerre pour le trône entre tous les prétendants (et ils sont nombreux, notamment la dernière représentante de la lignée Targaryen, que l’on croyait éteinte, accompagnée de trois jeunes dragons) et l’avancée d’une menace autrement plus grande et infiniment plus dangereuse, celle des Marcheurs Blancs chassant d’abord les Sauvageons, ces clans humains établis au nord du Mur, puis s’attaquant directement à la Garde de Nuit vite débordée.

Une prémisse vraiment alléchante, et sur laquelle on peut facilement imaginer de très nombreux épisodes palpitants. Or, malgré une bonne volonté manifeste, mais aussi une plume très contestable (personnellement je n’aime pas du tout le style de G.R.R. Martin dans sa traduction française, mais aussi dans son découpage scénique que je trouve brouillon), la mise en scène de tout cela donne une impression de grande improvisation (alors qu’apparemment ce n’est pas le cas, car Martin ferait partie des écrivains architectes). Bien des pistes semées çà et là dans les livres comme dans la série sont ensuite laissées lettre morte alors que les promesses faites sont assez lourdes de conséquences.

Je vais tenter d’en examiner avec vous quelques-unes, en commençant par les plus mineures puis en finissant par la vue d’ensemble elle-même, qui me semble souffrir du même syndrome, ce qui est d’autant plus grave, je crois.

À partir de ce point-là de la démonstration, mieux vaut pour vous avoir une petite connaissance de l’intrigue et des personnages, voire avoir vu toute la série télévisée, car je vais y faire référence constamment. Il se peut même qu’il y ait quelques spoilers dans ce qui suit.

Trahisons mineures

Ce que j’appellerais les trahisons mineures sont des points précis de l’univers ou de l’intrigue qui ont été posés lors des premières saisons de la série ou des premiers livres, et qui auraient dû avoir une influence manifeste sur la suite, mais qui ont pourtant été totalement oubliés, négligés ou perdus, voire sous-utilisés, car évacués trop rapidement.

Les enfants Stark et les loups blancs

Le premier livre de la saga se focalise plus particulièrement sur la maison Stark, dont la devise Winter is coming est devenue rapidement celle de la série et sur les relations complexes des membres de la famille. C’est d’ailleurs dans la famille Stark que l’on retrouve nombre des protagonistes majeurs qui parviendront au terme de l’histoire, et bien évidemment, c’est parmi ses membres que l’on découvre le plus de trahisons mineures aux promesses narratives.

Commençons par le commencement : les loups blancs.

Au début de l’intrigue, de mystérieux louveteaux blancs comme la neige, réputés surnaturels, sont découverts par Eddard Stark, le père, gouverneur de l’ancien Royaume du Nord et seigneur de Winterfell, capitale de la province septentrionale des Sept Couronnes.

Comme un présage, ces louveteaux sont au nombre de six, comme ses cinq enfants : Robb, Sansa, Arya, Brandon, Rickon et Jon Snow, le bâtard supposé d’Eddard. Chacun d’eux adopte donc un louveteau et l’on comprend rapidement qu’en effet les animaux ne sont pas tout à fait de simples loups. Ils sont plus forts, plus intelligents et grandissent plus vite.

Ils entourent les enfants Stark d’une aura inquiétante et renforcent le sentiment que la famille plonge ses racines dans le passé légendaire de Westeros.

Et puis… plus rien. Quatre loups sur six seront tués rapidement par l’auteur, qui n’épargnera durablement que Fantôme, le compagnon de Jon Snow, et Été, celui de Bran (don).

On ne sait pas pourquoi.

En occire un ou deux, pour symboliser la chute de la Maison Stark, aurait pu avoir du sens. Ces morts-là pouvaient signifier la perte d’une partie de l’âme de la famille, voire devenir un mauvais présage comme la découverte des loups pouvait être un bon présage au contraire.

Mais tuer les quatre premiers n’avait pas vraiment d’intérêt, au-delà de la manie de l’auteur de trucider tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un héros.

Présenter six loups extraordinaires (au premier sens du terme) et ne pas les exploiter, voilà qui sera la première promesse narrative trahie, à mon avis, de la saga. On aurait pu en faire un lien avec les Enfants de la Forêt, avec les Barrals, avec les Premiers Hommes, en tirer une force pour lutter contre les Marcheurs Blancs, une bannière pour rallier les autres royaumes humains, les vassaux de la famille Stark, ou en jouer plus encore pour accentuer le pouvoir singulier qui échoit à Bran lorsqu’il découvre qu’il peut entrer en communion avec l’esprit des animaux.

Hélas, il n’en fut pas ainsi.

On s’attend à un identifiant puissant de la famille Stark.

On se retrouve avec un accessoire de mode que l’on jette lorsque l’auteur ne sait plus quoi en faire.

Les Barrals

Autre promesse narrative presque oubliée : les arbres sacrés de l’ancienne religion, les Barrals, qui sont des arbres blancs dont les Enfants de la Forêt ont sculpté le tronc en y gravant l’image d’un visage qui pleure de la sève rouge, comme des larmes de sang.

La première saison de la série met l’accent à plusieurs reprises sur ces arbres, qui forment le cœur du sanctuaire présent dans l’enceinte du château de Winterfell, le siège des Stark. On comprend aussi que c’est un Barral qui abrite la Corneille à Trois Yeux que Bran rencontre dans sa quête mystique. Mais il serait vain de chercher des développements sur ces arbres. Ils n’auront aucun autre rôle que décoratif.

Et quand bien même ils n’auraient été que cela, je trouve dommage qu’on ne mette pas plus l’accent sur la religion des Stark et leurs devoirs envers les Barrals.

On s’attend à une pièce importante de l’énigme des Marcheurs Blancs.

On se retrouve avec un décor bien réalisé, mais son âme.

Arya Stark

Troisième enfant de Eddard «Ned» Stark et Catelyn Stark, Arya est d’emblée un personnage attachant. Garçon manqué, elle est intrépide comme sa sœur Sansa peut être maniérée, et n’a pas froid aux yeux. Elle prouve à maintes reprises ses qualités de survivante et sa robustesse, mais aussi ses qualités de loyauté et la force qui l’anime, en partie inspirée par la vengeance.

Mais Arya devient au cours de la saison 5 de la série et dans les livres également, bien plus qu’une simple âme en quête de vengeance. Elle entre dans le culte du dieu de la mort et devient une Sans-Visage, une assassin sacrée capable de prendre l’apparence anodine de n’importe qui et de donner la mort sans un bruit, sans un souffle.

Les capacités d’Arya après sa formation sur l’île de Braavos au sein du temple du Dieu Multiface sont pratiquement magiques. Elle peut transformer son apparence et passer aussi inaperçue qu’elle le désire. Elle manie toutes les armes à la perfection. Elle sait utiliser le poison, la ruse et la manipulation.

Et pourtant.

Pourtant, à part l’assassinat de Walder Frey afin d’assouvir sa vengeance pour le massacre des Noces de Sang durant lesquelles son frère Robb fut lâchement tué, elle n’utilise plus ses capacités. Elle se retrouve même aussi démunie qu’avant son départ pour Braavos. Et ce n’est pas son exploit de mettre fin au règne du Roi de la Nuit qui changera l’impression que ce personnage est sous-utilisé. Il y avait tant à faire sur le rapport à la mort qu’elle peut entretenir, justement. Il y avait tant à faire. Sa relation avec le Limier, Sandor Clegane, à la fois son meilleur ennemi et son plus grand allié, ne contre-balance pas vraiment autre chose que son esprit de vengeance, déjà émoussé bien avant.

On s’attend à un personnage devenu sage et presque mystique à force d’incarner la mort elle-même.

On se retrouve avec une jeune fille dont le talent de survivante est autant dû au hasard qu’à sa propre volonté.

Catelyn Stark

Enfin, dernier avatar mineur (mais j’hésite sur le qualificatif) de ces promesses non tenues, Catelyn Stark.

La mère des enfants Stark, épouse de Ned Stark injustement exécuté pour trahison. Rongée par la culpabilité et plus encore par la vengeance après la mort de son époux, de son fils aîné, et, croit-elle, de ses fils cadets, mais aussi par la disparition de ses deux filles et par le sort incertain de Jon Snow, elle finit par être tuée, mais, ô surprise des surprises, est ressuscitée par le pouvoir de Thoros de Myr, prêtre du Dieu Rouge.

Et puis… plus rien… ne cherchez pas Catelyn Stark après ça, elle est sans doute allée se faire dorer la pilule sur une plage de Braavos, parce qu’on n’en entendra plus parler… ou presque, puisqu’elle dirige un obscur groupuscule qui harcèle les forces de la maison Lannister, responsable de la mort de ses enfants. Alors qu’elle pourrait largement revendiquer la suzeraineté du Nord, regrouper des alliés, devenir un symbole de résistance. Non, elle tombe dans l’oubli, du moins dans la narration.

Hé oh ! Les gars ! Vous êtes sûrs de n’avoir rien oublié ? Non ?

Et si je vous disais qu’une femme ravagée par le chagrin et possédé d’un esprit de vengeance grand comme Westeros venait d’être ramenée à la vie alors que tout le monde la croit morte, ça ne vous dit rien ? Toujours pas ?

Est-ce que je suis vraiment le seul à halluciner sur cette promesse narrative non tenue ?

On s’attend au minimum à connaître son destin ultérieur.

On obtient en réponse un grand vide, un néant narratif si béant qu’il incarne à lui tout seul la faillite de l’intrigue…

Oui, je sais, je suis énervé. Mais avouez quand même que c’est assez gros. Non ?

Trahisons majeures

Mais la plus grosse promesse non tenue est bien l’intrigue elle-même.

On nous promet une guerre civile fratricide, et de ce côté-ci, on n’est pas déçu. Ça dézingue à tout va.

Mais par contre, si la menace la plus grande qui pèse sur Westeros met bien quatre saisons entières pour peu à peu se dévoiler, elle est évacuée en un seul épisode dans la huitième saison, le temps d’une seule gigantesque et impressionnante bataille. Et alors que la guerre civile met des dizaines d’épisodes à s’étaler, la Longue Nuit ne dure que 83 minutes…

Certes plusieurs épisodes au long de la série mettent en scène le Roi de la Nuit, jusqu’à effleurer son origine véritable, mais le Grand Méchant de la série n’est que très peu mis en scène. Comme ses lieutenants d’ailleurs.

Certes le destin de Bran Stark, de petit garçon surprenant un secret d’État à Souverain des Six Couronnes, en passant par infirme mystique, est phénoménal, mais le personnage est très peu développé au long de la série comme des livres. Je ne suis pas allé au bout des écrits de George R. R. Martin, puisque lui-même n’a pas fini d’écrire, mais il me semble difficile de s’attacher à Bran et de véritablement suivre son cheminement avec la façon dont le personnage est traité.

Les Sauvageons qui vivent au nord du Mur sont mieux développés. Ils constituent cependant pratiquement un huitième royaume, et la façon dont ils sont montrés ne diffère que très peu des autres peuples de Westeros ou même d’Essos (le continent est du monde de Game of Thrones).

De façon générale, les cinq à six premières saisons sont très lentes à mettre en place des rouages politiques, à suivre des dialogues, des intrigues de cour, des assassinats et autres joyeusetés, et les deux à trois dernières s’emballent complètement en oubliant de développer ce qui a pu être aussi important si ce n’est plus. Au point également de présenter des erreurs grossières de temporalité entre les scènes (et je ne suis pas le seul à avoir remarqué qu’à dos de Dragon on va plus vite que dans un avion, presque aussi vite qu’un téléporteur de chez Star Trek).

Tout se passe comme si l’on avait hâte d’enfin refermer la série et de régler leur compte à tous les personnages.

Et puis si l’on se retourne pour voir ce qui se passe pendant les cinq premières saisons, finalement, peu de choses, alors que les trois dernières comportent un twist ou un climax toutes les dix minutes.

J’ai personnellement eu l’impression de m’être un peu fait «arnaquer» et les mots qui me viennent sont : «tout ça, pour ça…», car on m’a vendu une lutte contre un péril hautement mortel sous forme d’une saga de fantasy, quand on me livre une redite des Rois Maudits de Maurice Druon (référence assumée par Martin, et que je vous engage à lire, car beaucoup mieux écrire) diluée et étirée.

On se demande ce que viennent faire les Marcheurs Blancs dans l’intrigue. Ils n’étaient même pas nécessaires pour raconter le cœur de l’histoire telle qu’elle nous a été présentée.

Ce que j’aurais aimé tient en une phrase : plus de cohérence et des intrigues plus resserrées sur ce qui sert l’histoire présentée au départ. Au lieu de cela, j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas de véritable fil directeur.

Est-ce que cela tient au fait que je ne sois pas prêt à accepter une histoire chorale ? Je ne pense pas, car dans ce style précisément, Sense8 (dans un autre genre il est vrai) m’a vraiment fait vibrer.

Non, ce que je reproche à la série est de ne pas s’être écartée des livres plus tôt, pour trouver son propre ton, sa propre écriture, son propre rythme.

Et ce que je reproche aux livres : une impression brouillonne et de ne pas dégager une vision véritablement épique, alors que la promesse de départ est justement celle-ci.

L’Ombre du vent, ou la trahison assumée

Pour mon deuxième exemple, je m’intéresse à L’Ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón. Un roman d’une écriture fluide et agréable, au vocabulaire riche et au style imagé, avec des personnages aux caractères si bien définis qu’il en deviennent familiers. C’est assez rare je trouve, de constater une telle valeur littéraire pure en combinaison avec une intrigue presque policière qui se tient parfaitement. Même si, puisque j’en parle dans cet article, l’intrigue ne tient pas vraiment sa promesse narrative initiale.

Mais dans ce cas-là, c’est parfaitement voulu et assumé. Et ça change tout. Ou presque.

Le Cimetière des livres oubliés

Au début de l’adolescence, le jeune Daniel Sempere, orphelin de mère, vit avec son père libraire dans une Barcelone d’après-guerre marquée par les affres de la Guerre Civile espagnole et la police politique franquiste. Une nuit, son père partage un secret avec lui en l’emmenant dans le Cimetière des livres oubliés, une bibliothèque clandestine connue de quelques amoureux des livres seulement, et où Daniel peut «adopter» un livre qu’il choisira librement dans les rayons innombrables de l’endroit. Sa main s’arrête sur L’Ombre du vent, qu’il dévore rapidement et qui l’envoûte au point de constituer le pivot de sa vie. Le roman est le dernier d’un écrivain mystérieux, Julián Carax, tragiquement mort au début de la Guerre Civile à Barcelone.

Daniel va s’intéresser à l’histoire mystérieuse de Julián Carax, dont un personnage inquiétant recherche tous les écrits pour les brûler. Cet homme au visage mutilé se nomme lui-même Laïn Coubert, un nom qui n’est autre que celui du Diable en personne dans les romans de Carax.

Il va alors plonger dans les secrets d’une existence où l’amour, la haine, la trahison et la loyauté se mêlent aux mensonges et aux demi-vérités pour comprendre la véritable tragédie qui a frappé l’écrivain maudit et frôler lui-même un sort pire que la mort.

La promesse initiale et le résultat final

La promesse initiale est assez nette. On parle du Diable. D’une bibliothèque secrète si immense qu’elle contient même des livres introuvables ailleurs. D’écrivain maudit.

Inévitablement, j’ai pensé à La neuvième porte du royaume des ombres (Le Club Dumas dans sa version littéraire), de l’écrivain, espagnol lui aussi, Arturo Pérez Reverte, qui tourne également autour des livres et du Diable.

Mais l’intrigue nous mène sur un autre chemin.

Passez d’ailleurs le vôtre si vous désirez le lire, car je vais méchamment spoiler dans les lignes qui vont suivre. Et quand vous aurez comme moi dévoré le livre, vous pourrez revenir ici pour que nous discutions ensemble de cette promesse à mon avis non tenue de façon volontaire.

Car si l’auteur nous plonge bien dans un écheveau particulièrement emberlificoté de fils tragiques et d’existences brisées, il n’est en aucune manière question de surnaturel. Ce qui effraie Daniel c’est bien la méchanceté humaine, la cruauté, la vengeance, le dégoût de soi-même et la lâcheté. Des passions bien humaines qui n’ont besoin ni de Dieu ni du Diable pour se manifester. La seule entorse au surnaturel est sans doute la façon dont l’écrivain maudit survit à ses blessures. Le reste est simplement affaire d’ambiance et de superstition, de comment les autres protagonistes interprètent ce qu’ils voient.

On glisse donc peu à peu en Enfer, oui, mais pas celui que l’on croit au début.

Ce sont ici les sentiments humains et les actes qu’ils inspirent qui forment les pavés de cet Enfer bien plus terrifiant et réel au final. Et un peu comme dans un bon Agatha Christie ou une aventure de Shelock Holmes, le monstre cerbère à trois têtes s’avère n’être rien d’autre qu’un molosse cruel à la détermination froide. Le surnaturel s’efface derrière la réalité de l’horreur de la condition humaine. Et c’est sans doute plus terrible encore.

Pourtant, j’ai été déçu.

C’est que, pour réussie qu’ait été la descente aux Enfers dans l’exploration de la vie de Julián Carax, je m’attendais à autre chose. La surprise de découvrir une histoire tragique, mais humaine, réaliste, n’a pas été totalement bonne. Même le soin de l’auteur à travailler ses personnages, leurs passés, leurs pensées, n’a pas suffi à contre-balancer la déception que tout cela soit depuis le début uniquement une histoire «policière».

Je m’attendais à des zones d’ombre et à quelques questionnements sur la puissance mystique de la vengeance, de l’amour, sur une malédiction.

Rien de tout cela.

Mais cela était sans doute prévu par l’auteur qui traite son récit du point de vue de Daniel Sempere sur tout le début du livre. Un enfant, bientôt adolescent, qui découvre le monde et est empli de ses lectures. C’est lui qui fantasme Laïn Coubert comme pouvant être l’incarnation du Diable, lui qui imagine sans doute si grande la bibliothèque du Cimetière des livres oubliés, lui qui ressent l’ambiance surnaturelle de la Villa Aldaya.

Et c’est lui qui devient nos yeux. C’est lui qui guide le regard du lecteur.

C’est lui qui se trompe de promesse et donc lui qui nous trompe.

À travers la désillusion du lecteur, c’est la désillusion de Daniel qui est à l’œuvre ici.

Par conséquent, si l’on peut bien parler techniquement de promesse narrative non tenue, celle-ci l’est volontairement, pour mener le lecteur vers une conclusion autre, pour le bousculer un peu, lui faire éprouver les mêmes sensations que le protagoniste principal. Et si j’ai pu ressentir de la déception, ce n’était pas parce que l’auteur m’avait trompé sur la marchandise.

Promesses effectives et promesses subjectives

À ce stade de ma réflexion se pose une question toute simple : est-il possible que dans ces deux œuvres, les promesses que j’ai perçues ne soient pas vraiment les promesses faites au départ par les auteurs ?

Il existe en effet deux types de promesses narratives : celles que l’auteur fait réellement au cours de son œuvre, et celles que le lecteur ou le spectateur dépose sur le genre littéraire ou sur le sujet traité. La rencontre entre l’œuvre et son public est l’intersection entre ce que l’auteur a voulu, ce qu’il a réellement produit, et ce que son public y recherche. Les trois concepts ne sont pas forcément superposables.

Dans le cas de L’Ombre du vent, il est clair pour moi que la promesse narrative était présente, mais que sa trahison sert un propos sous-jacent dans le livre. Elle a du sens et fait en quelque sorte partie du projet. Ou bien est-ce moi qui lui trouve un sens a posteriori, ce qui, finalement, revient au même. Car l’œuvre n’a qu’un but : résonner chez son public. Si la résonnance peut donner un sens à la déception, l’œuvre atteint son objectif.

Dans le cas de Game of Thrones, je ne conçois pas comment l’accumulation des trahisons mineures de promesses narratives peut consister en un propos. De la même manière, je considère que si la menace des Marcheurs Blancs et du Roi de la Nuit n’est qu’un prétexte pour souligner la vacuité des luttes intestines qui déchirent Westeros, comme on pourrait l’imaginer, cette menace n’est pas traitée à la hauteur de l’enjeu qu’elle provoque pour le monde fictif mis en scène. Elle est au minimum bâclée.

Ma résolution

En faisant ce constat, comment dégager pour ma propre pratique une ligne de conduite ?

Tout d’abord, si je conçois le sens d’un glissement d’ambiance qui, trahissant la promesse narrative initiale, apporte un regard nouveau sur une histoire, ce n’est pas le genre de récit qui me transporte et surtout, ce n’est pas le genre de récit que j’ai envie de raconter s’il va dans le sens d’une désillusion. Pour être plus précis, j’admire beaucoup la capacité d’un Neil Gaiman, passé maître dans cet art, à dévoiler derrière les apparences banales du monde moderne une couche extraordinaire, surnaturelle, horrifique ou merveilleuse, ou tout cela en même temps. Et c’est plutôt ce genre de mouvement que je me sens prêt à explorer dans certains récits, plutôt que celui, inverse, de déconstruction d’un fantasme de façon à montrer que tout n’est qu’acte ou fait purement humain.

En quelque sorte, je me sens plus attiré par le projet de montrer un certain enchantement du monde que par celui qui consiste à le désenchanter.

J’ai beaucoup apprécié lire L’Ombre du vent, mais ce n’est définitivement pas de cette façon-là que j’aime raconter mes histoires.

Je vais donc devoir faire très attention à ne pas trahir mes promesses narratives majeures dans le même sens de désenchantement.

Quant à la leçon que je puis tirer de mon expérience personnelle avec l’univers de Game of Thrones, elle est finalement à la fois plus facile et plus ardue. Je vais devoir veiller à ne jamais, jamais, jamais, laisser une promesse narrative se dégonfler comme un soufflet. Cela va me demander une attention toute particulière : envers les détails, les personnages, les pistes que je lancerai. Il sera indispensable que je prenne garde à ne pas négliger la portée dramatique de ce que j’aurai auparavant posé, et à bien doser la réponse.

Prenons donc acte, vous en serez mes témoins, et mes juges.

Je veux tenir toutes mes promesses (naratives)…

FATE et la co-construction d’univers, partie 1 : personnages-Mages

FATE et la co-construction d’univers, partie 1 : personnages-Mages

Récemment, alors que nous sortions d’une première partie de Dungeon World et de sa narration particulière, Equites me faisait remarquer que Mage allait ressortir en édition 20th anniversary. Je n’ai jamais joué à Mage, mais les jeux WhiteWolf ont fait partie de mes meilleures expériences comme joueur et comme meneur dans les années 1990. Il savait donc, le bougre, que le thème de Mage me faisait de l’œil depuis très longtemps. Mais j’ai un peu changé depuis les années 1990 (non, on ne dit pas vieilli, on dit changé, voire mûri). Mes envies aussi. Les univers de WhiteWolf sont une madeleine de Proust, mais de celles qu’il vaut mieux garder intactes dans le souvenir que l’on en a, plutôt que de risquer de se confronter à une déception.

Depuis, j’ai en effet découvert FATE, et Dungeon World. Les concepts d’Aspects, de Fronts, de narration partagée. J’ai tenté de voir ce qu’on pouvait changer dans l’écriture des scénarios.

Je n’ai pas encore expérimenté la construction partagée d’univers. Enfin, plus depuis mes 15 ans et mes premières parties de jeu de rôle, finalement plus narrativistes que par la suite lorsque j’ai découvert L’Œil Noir, la Boîte Rouge, et tout le reste.

J’ai donc proposé à mon groupe de tenter l’aventure.

J’ai choisi FATE parce que je commence à bien connaître la mécanique, parce que c’est très simple et facilement adaptable pour jouer tout ce que l’on veut, parce que les concepts de narration partagée peuvent fonctionner avec ce système.

Et j’a commencé par me concevoir un petit hack, à base de mélange entre FATE ACCÉLÉRÉ et FATE CORE, pour jouer des Mages dans un univers contemporain. Pour résumer, je n’ai pas utilisé de Compétences mais des Approches, ce qui ressemble pas mal à l’Apocalypse et à Dungeon World : Astucieux, Flamboyant, Sournois, etc… L’idée est de se concentrer non pas sur ce que le personnage sait faire, mais sur comment il le fait.

Le reste est peu ou prou du FATE.

J’ai chopé des trucs sur internet histoire d’adapter la magie de Mage à FATE, notamment Mage Core de Douglas Underhill et Words of Power de Brian Engard. J’ai hybridé les deux approches et synthétisé tout cela dans une fiche de personnage maison que je vous livre ici. Celles de Dungeon World m’ont vraiment impressionné par leur côté didactique. J’ai donc décidé de m’en inspirer fortement, comme vous le verrez.

Fiche de personnage FATE vs Mage

Pour ce qui est de l’univers, l’idée est de jouer du Mage, sans jouer à Mage, en picorant des choses à droite et à gauche, et surtout en laissant mes joueurs apporter leur grain de sel, de poivre ou d’épice là où ils en auront envie.

Je suis donc parti d’une base très simple, qui tiendrait en un Aspect : Le Sanctuaire de New York.

Et nous nous attacherons à broder dessus ensemble. C’est suffisamment vague pour que nous ayons les mains libres, mais cela pose déjà une ambiance qui ressemble un peu à Mage sans être du Mage.

On peut au choix dériver sur du Doctor Strange (le film est pas si mal que ça), un truc plus poétique à la Meghan Lindolm (alias Robin Hobb) avec son Dernier Magicien (un bouquin que je vous recommande), ou autre chose encore, comme The Craft (Dangereuse Alliance) avec Neve Campbel, ou les Sœurs Halliwell, ou tout à fait autre chose (The Magicians, la série de SyFy qui est un petit bijou dans sa saison 1 et dont je vous parlais déjà ici).

Tout cela en Roll20 puisque le groupe est géographiquement éclaté.

On essaie, et je vous ferai un compte-rendu.