À Sir Nicholas

À Sir Nicholas

À Sir Nicholas

Je maintiens, par déontologie, une stricte séparation entre ma vie privée et ma vie professionnelle.

Je me suis toujours interdit, par exemple, de franchir la limite de l’amitié avec des patients.

Parce que la relation de soin a besoin de ne pas être débordée par des émotions. Parce qu’elle est par nature asymétrique. Et donc incompatible avec une amitié.

Pourtant, je suis humain, et même si je préserve cette distance, il se peut que des affinités se créent avec certains patients.

Lorsque l’on suit un patient pendant des années, qu’on le voit pratiquement tous les jours, et que ces affinités sont présentes, il est fatal que les liens se nouent.

Alors, lorsque la mort emporte ce patient ou cette patiente, il est évident que j’en suis touché.

Parfois au point de sentir le besoin, la nécessité, de rendre hommage, au delà de mon propre cercle.

Mais toujours en respectant l’intimité et le secret médical, qui ne s’éteint pas avec la mort de la personne.

C’est ainsi que je voudrais vous parler de celui que je surnommerai Sir Nicholas, emporté le 3 mai 2025 à l’âge de 52 ans.

Nous n’avons pas vraiment parlé pendant deux années, même si nous nous savions rôlistes tous les deux, car il était suivi par ma collègue, et que j’avais de mon côté beaucoup de travail avec les patients dont j’avais la responsabilité. Nous avons durant ces deux ans seulement appris à nous connaître à travers l’hypnose dont je m’étais proposé de lui apprendre quelques techniques pour l’aider à gérer certaines conséquences de sa pathologie. Il les avait assez vite maîtrisées et intégrées, malgré les difficultés.

Puis, comme il arrive souvent, la vie a bouleversé la donne lorsque ma collègue a quitté l’établissement, et nous avons alors véritablement fait connaissance, il y a environ 14 mois.

Durant ce laps de temps finalement assez court, je pense que, plus que le simple et évident respect mutuel, une certaine connivence nous a uni tous les deux. Une estime mutuelle assez forte pour qu’il me propose, ainsi qu’à ma collègue neuropsychologue, elle aussi rôliste, de devenir observateurs de la campagne de jeu de rôle d’occulte contemporain complètement échevelée mais remplie de références érudites qu’il maîtrisait sur Discord avec une grande énergie, malgré la maladie qui rongeait ses forces. Une estime qu’il a aussi exprimée en me faisant l’honneur de me faire lire l’hommage funèbre qu’il avait mis beaucoup de cœur à écrire pour son père, décédé il y a quelques mois. Il y détaillait son parcours en y soulignant tout ce que son père (mais aussi sa mère) y avait permis. Issu d’une famille intellectuelle, il en sentait le poids autant que les ressources que cela lui avait offertes.

Au fil de nos échanges, j’ai découvert un homme incarnant intimement sa fonction d’enseignant, au sens le plus noble du terme. Au point que j’avais l’impression qu’il dirigeait consciemment toute la vie qui lui restait vers ce but aussi simple que sisyphéen de transmettre ce qu’il savait, ce qu’il avait appris, compris, afin d’élever les autres.

J’ai aussi trouvé quelqu’un qui ne pouvait s’empêcher de faire des liens, que ce soit de façon sérieuse ou à l’aide de jeux de mots. Il avait d’ailleurs un humour très particulier qui pouvait faire le grand écart entre la subtilité qui ne parlait qu’aux plus érudits, et le grossier volontiers provocateur. Cet humour noir, parfois cynique, et même limite, lui servait aussi à combattre tout ce que la vie avait mis comme épreuves sur son chemin. Les décès rapprochés de sa compagne et de son père, sa propre maladie, les conséquences qu’elle engendrait et les deuils de lui-même qu’elle le forçait à faire à un rythme infernal. Les insuffisances des systèmes qui l’entouraient, au premier chef, le système de soin dans lequel il était obligé de vivre, à savoir un établissement de soin dans les années 2020 en France, avec tout ce que cela suppose de problèmes de personnels.

Tout cela, il l’a affronté avec ses armes, et le plus courageusement possible, comme les personnages de jeu de rôle qu’il admirait. Nous avions beaucoup travaillé sur cela en hypnose, un jour, quand je n’étais pas encore son médecin traitant : sa fiche de personnage, les forces qui étaient les siennes et les pouvoirs qu’il pouvait mobiliser pour surmonter les épreuves. Son imaginaire était l’un de ces pouvoirs. Il avait d’ailleurs, en cela comme en beaucoup d’autres choses en dehors du champ scientifique, une érudition colossale. Le nombre de références qu’il pouvait invoquer pour appuyer une discussion sur n’importe quel sujet était proprement stupéfiant. Et beaucoup m’échappaient, il faut bien le dire.

Cette connaissance encyclopédique ne s’arrêtait pas aux portes de l’imaginaire. Nombre d’œuvres littéraires ou cinématographiques du genre lui étaient familières. Je suis fier de lui avoir fait découvrir et aimer Le dernier Magicien, de Meghan Lindholm, autre nom de plume de Robin Hobb. Je pense que cela lui a un peu servi dans la préparation de son Frisco en jeu de rôle. Dans notre dernière discussion, il me racontait sa découverte du cycle d’Hastur, dans la mythologie de Cthulhu, quand je lui confessai n’avoir lu Le Roi en Jaune de Chambers qu’il y a quelques années seulement. Il me conseilla plusieurs nouvelles dans ce Cycle. Il eut même la chance, grâce aux très nombreuses relations qu’il entretenait à travers le monde artistique et le monde tout court, de lire les épreuves du prochain roman d’Alain Damasio, me confia-t-il un jour, pas peu fier de me l’annoncer. Il avait aussi démasqué mon identité secrète de Serpent à Plume, et, dans son sourire entendu coutumier, il me l’avait révélé un jour, en passant, comme si cela était une bonne blague entre nous, mais aussi heureux que s’il avait déchiffré une énigme cruciale dans le déroulé d’un scénario de jeu de rôle.

Car, geek accompli et patenté, il programmait, notamment en JavaScript, même lorsque seuls ses yeux le lui permettaient.

Rôliste de la même génération que moi, mais évoluant dans des cercles éloignés de mes terres occitanes, il avait côtoyé la fine fleur des pionniers du genre : Anne Vétillard, dont nous regrettions tous les deux la disparition, les fondateurs de Casus Belli première édition, et bien d’autres. Et ses joueurs, au sujet desquels il ne tarissait pas d’éloges, et que j’ai pu voir évoluer dans son Frisco imaginaire. Avec eux, il a créé un univers foutraque auquel ils ont largement contribué, grâce aux mécanismes des jeux PbTA (ou propulsed by the Apocalyse système) qui encouragent la narration partagée. Pour avoir tenté cette façon de jouer, je peux affirmer que la façon dont le groupe s’y est pris était un coup de maître.

Le résultat était apparemment conforme à ses attentes. Alors que nous discutions des molécules que je projetais de lui prescrire, nous avions dérivé sur le sujet des drogues, qui le fascinait, et il déclarait, là encore en provocateur accompli : «je voudrais faire ressortir un univers qui serait vu par les yeux de personnes sous LSD». Et en effet, il y avait une thématique chromatique (le Roi en Jaune, le Géant Vert des publicités de notre enfance…) en honneur aux Painted Ladies, surnom donné aux maisons colorées de San Francisco, des créatures surnaturelles aux comportements erratiques ou désinhibés, des sauts de cohérence, et un amour profond de la vie.

C’est d’ailleurs cet amour profondément enraciné en lui de la vie qui m’a le plus marqué. Cette volonté de continuer, de créer, de partager, d’apprendre et d’enseigner, malgré les avancées de la maladie et les reculs de son propre corps. Si je suis fier d’une chose dans ce que j’ai pu faire pour lui, c’est bien cette discussion que nous avons eue il y a cinq ou six mois, lorsqu’il fut question de prendre une décision médicale radicale et très difficile pour lui, et que je lui ai juste rappelé qu’il pouvait encore être maître de son destin s’il prenait le contrôle de la façon dont il voulait occuper son temps. Je crois que cela lui a permis d’accepter cette décision déchirante, et surtout que, ce faisant, il a pu consacrer tout le temps dont il disposait à cet appétit de création, de partage, d’apprentissage et d’enseignement. Tout le temps, du moins, que la maladie lui laissait. C’est, je crois, cette discussion qui a scellé réellement la confiance qu’il a pu avoir en moi. L’expérience lui avait auparavant plutôt enseigné à se méfier, je pense, des discours que nous, les soignants et les médecins en particulier, pouvons tenir. Il avait encore cette représentation des anciens médecins qui décident pour leurs patients. Ma collègue et moi avons essayé de lui montrer que le paradigme avait changé, mais je crois qu’il ne l’a véritablement compris que lors de cet entretien fondateur.

Tout cela, si riche, s’est déployé sur seulement 14 mois.

Tout cela, tout en gardant, de son côté comme du mien et dans un pacte tacite jamais entamé, la juste distance qui pouvait garantir le fonctionnement optimal d’une relation de soin, donc d’aide. Il ne m’a jamais appelé que «Docteur», y compris dans ses mails, y compris quand il plaisantait. Je ne l’ai jamais appelé que «Monsieur», même lorsque nous discutions littérature.

Et si, par-devers moi, je l’avais surnommé Sir Nicholas, en référence au fantôme de la tour de Gryffondor dans le Harry Potter que nous connaissons tous, c’était surtout parce que sa présence était devenue un repère pour moi.

Je sais qu’elle le restera longtemps, même après sa disparition du monde physique.

D’abord parce qu’il m’a laissé quelques références à lire, encore.

Ensuite, parce que notre relation m’a beaucoup fait réfléchir sur la fin de vie et les débats actuels.

Enfin, parce que sa personnalité n’est pas de celles qui s’oublient facilement.

Si j’en crois les nombreux témoignages qu’il recevait déjà durant sa maladie, notamment d’anciennes élèves ou d’amis à lui, je ne serai pas le seul qu’il aura marqué en bien et profondément, durant sa vie.

Alors, pour tout cela, je salue sa mémoire ici, sous la forme de ce géant vert aux ramures de cerf dont il avait fait l’illustration de sa campagne Frisco. Cernunnos. Et avec ce morceau des Stranglers qui me fait penser à son appétit insatiable de vivre, à sa dernière balade au soleil, cinq jours avant sa mort. Always the Sun.

Mes respects à vous, Sir Nicholas.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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