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Pourquoi j’ai fermé mon cabinet de médecine générale, raison 2 : L’image de la santé dans un miroir déformant

par Juil 2, 2022Le Serpent d'Hippocrate2 commentaires

Le premier juin 2022, j’ai fermé mon cabinet libéral de médecine générale, en laissant, sans successeur, mes 800 patients chercher par eux-mêmes quelqu’un pour les prendre en charge. J’ai tourné le dos à la médecine de premier recours. La pénurie actuelle ne s’en trouvera pas améliorée. Et si j’en assume la décision, je crois que mon devoir est aussi de vous expliquer pourquoi ce sont plutôt les choix politiques de ces trente dernières années qui l’ont provoquée, et ce que nous devrions faire pour que nous puissions tous et toutes, un jour, retrouver malgré tout un système de santé efficace et juste.

Pourtant, je ne suis pas dupe, et je ne crois en aucun cas que les politiques auront le courage et la décence de reconnaître leurs erreurs et surtout d’y porter remède.

Je suis lucide : ce qu’ils ont déjà accompli, ils le poursuivront, et un jour pas si lointain la population française ne pourra plus se soigner correctement.

Ce jour approche bien plus vite que vous ne le pensez.

Alors j’imagine déjà leurs cris d’orffraie, puisqu’ils ont commencé à les pousser durant cette campagne électorale, alors qu’ils sont les pompiers pyromanes à l’origine du désastre.

Ce texte est donc là surtout pour éclairer nos concitoyens sur la réalité, et empêcher les politiques de la travestir en essayant de se dédouaner de leurs responsabilités. Mais c’est aussi un appel adressé à chacune et chacun d’entre nous afin de changer de regard sur la fonction de soignant.

Je vais ainsi égréner dans une série d’articles les différentes raisons qui m’ont poussé à quitter la médecine générale.

Dans ce deuxième temps, nous devons aller plus profondément encore dans les causes du mal. Il s’agit de regarder jusqu’où l’offre et la demande vont se nicher : jusque dans le «colloque singulier» de la consultation médicale elle-même. Ce moment où l’on est censé s’intéresser avant tout à une personne dans sa globalité, le «patient», n’est en effet pas épargné. Tout simplement parce que le patient lui-même (ou la patiente, bien sûr) ne pense plus son existence et son être que dans la logique qui règle sa vie partout ailleurs : la performance et la marchandisation.

La marchandisation de la société

Notre société considère la santé et le soin comme un bien de consommation comme un autre. La santé est un paquet de lessive. On en a besoin, alors on l’achète selon nos propres critères, on l’utilise, puis on le jette sans plus y penser. Jusqu’au moment où on a besoin d’un nouveau paquet. Alors on se rue au supermarché et on rachète le moins cher parce qu’il est plus important de mettre le prix pour d’autres biens de consommation.

Dans cet acte banal de notre vie (je faisais la même chose avec mes paquets de lessive jusqu’à il y a quelques années), il y a absolument toutes les causes qui nous ont menés collectivement à ce gouffre devant nous : la faillite de notre système de soin.

Les «avis» sur Google

Comme un paquet de lessive, un soignant se sélectionne suivant nos propres critères. Aucune raison de ne pas s’assurer que nous allons voir un «bon» soignant, n’est-ce pas ? Mais qu’est-ce qu’un bon soignant ? Réponse de Google et de notre merveilleuse société : celui qui nous soigne avec humanisme et respect. Non, pardon, plutôt : celui qui répond à nos demandes de faire disparaître les symptômes. Car ce sont eux qui nous gênent et que nous voulons faire partir. Celui qui le fait vite, quand nous le voulons, où nous le voulons, de la manière dont nous le voulons. Parce que nous avons beaucoup de choses plus intéressantes à faire et que notre patron attend que nous soyons à 100 % de nos possibilités demain pour la réunion importante avec des acheteurs américains.

Et comme pour tout, quoi de mieux que d’aller sur internet pour savoir ce que les autres en ont pensé ?

C’est vrai : on trouve de tout sur internet. Même des gens qui croient savoir que la Terre est plate et dans le même temps regardent la télévision grâce à des satellites dont le principe de fonctionnement est basé sur le fait que la Terre est ronde…

Alors nous allons sur Google. Et nous regardons ce que les autres ont exprimé comme opinion.

D’ailleurs, quand ça ne nous va pas, nous n’hésitons pas à laisser un commentaire salé, et à noter bas, très bas, de manière à enfoncer le clou. Parce que nous nous sentons le droit d’évaluer, de noter, comme si nous étions un professeur en face d’un enfant. Ou plutôt, comme si nous étions un autre enfant dans la cour de récréation : «tu m’as refusé quelque chose, donc je vais me servir de la note de Google pour te punir et montrer aux autres combien tu es méchant et mauvais».

La santé est un baril de lessive, après tout. Et il est légitime d’évaluer si la lessive a bien fait son travail. Il n’y a plus de tache visible : parfait. Même si la lessive est toxique pour notre peau. Il reste des tâches après deux lavages : ce produit est une arnaque.

La façon dont je présente les choses est évidemment orientée.

Mais si nous sommes honnêtes envers nous-mêmes, nous pouvons tout de même reconnaître qu’il y a là quelque chose qui est en chacun de nous. Nous sommes tous tentés par ce comportement d’évaluation selon nos envies. C’est humain. Et certains soignants y adhèrent complètement, faisant tout ce qu’ils peuvent pour obtenir le plus de ces fameuses cinq étoiles sur Google.

Mais c’est une erreur.

Prendre soin de quelqu’un peut vouloir dire refuser certains actes, pour éviter de provoquer des effets indésirables qui seront plus néfastes que si l’on ne fait rien ou que si l’on fait autrement. Même si ça contrarie la personne qui vient demander de l’aide.

Un «bon» soignant va parfois nous dire non. Et paradoxalement c’est parce qu’il aura su nous dire non qu’il sera un bon soignant.

Comment donc faire confiance à des notes sur internet basées sur des plaintes comme «il n’a pas voulu me voir en consultation car je n’étais pas à l’heure au rendez-vous» (plainte réelle dans les avis sur ma propre page Google) ? Je ne sais pas vous, mais moi, mes parents m’ont appris que la ponctualité était la première des politesses, hors urgence réelle (c’est-à-dire urgence vitale menaçant la vie de la personne), et que si un professionnel travaille sur rendez-vous, ça veut dire qu’il a d’autres rendez-vous après le mien, probablement, et que si j’arrive en retard, ce sont aussi toutes les autres personnes que je mets en retard. C’est une question de respect de l’autre, des autres. Mais apparemment c’est une valeur un peu désuète. Donc, si je refuse de mettre tous les autres en retard parce que quelqu’un n’a pas été respectueux, suis-je pour autant un mauvais médecin ? Certainement un médecin qui n’a pas voulu faire ce que cette personne attendait de moi. Mais je ne suis pas sûr que ce soit vraiment le rôle d’un soignant…

Il est temps de se poser une question toute simple : à quoi ça sert, un soignant ? À prendre soin de nous ? Ou à céder à toutes nos envies sans discuter, comme un larbin ou un esclave ?

Bien évidemment, je décris ici le comportement d’une minorité de personnes, mais cette minorité devient soit de plus en plus agissante, soit de moins en moins minoritaire… soit les deux.

L’impulsivité comme règle de vie

Dans notre société de consommation, l’abondance et la disponibilité sont la règle. J’ai envie d’un baril de lessive ? Je vais jusqu’au supermarché et j’en achète un. Je peux même choisir celui que je préfère, la marque qui me plaît. Et cela presque jour et nuit. Car maintenant, il y a Amazon, et si mon supermarché est fermé, je peux commander sur internet et me faire livrer en moins de 24 heures. Si par malheur le produit que je veux n’est pas disponible, ou que la livraison tarde un peu, ma frustration va grandir, et alimenter une colère parfois explosive.

Y a-t-il une raison pour que ce soit différent avec la santé et le soin ?

Je perçois un problème, un inconfort ? J’appelle, ou pire, je me déplace jusqu’à un service d’urgence. Pour être pris en charge immédiatement. Que ce soit pour des douleurs qui pourraient me faire craindre un infarctus du myocarde et un danger vital, ce qui est finalement adapté (car bien évidemment il existe de véritables urgences en médecine, des cas où il faut intervenir sans tarder une seule seconde), mais aussi parce que depuis 3 jours j’ai un bouchon de cérumen dans l’oreille qui m’indispose, ou un rhume.

Car l’impulsion est toute-puissante, et l’attente intolérable. Tout est perçu au même niveau de gravité et d’importance, sans aucune hiérarchisation.

D’abord parce que les soignants eux-mêmes ne font souvent pas l’effort d’expliquer aux patients qu’ils n’ont rien à faire aux urgences pour un rhume. Au point qu’il m’est arrivé d’être appelé par la régulation du SAMU lorsque j’étais de garde pour qu’on exige de moi que j’aille faire une consultation pour une femme ayant un bouchon d’oreille, à 22 heures. Parce que «on ne sait jamais, ça pourrait être une otite». Clairement, mon confrère s’était senti débordé et avait cédé à la patiente.

Il n’est plus nécessaire de réfléchir, mais d’obéir aveuglément à une impulsion. Comme un enfant de quatre ans. À qui d’ailleurs on demandera d’avoir, lui (ou elle), la patience d’attendre que l’adulte ait fini de parler, et de bien vouloir faire preuve de la patience que son parent n’est lui-même pas capable de développer…

L’égoïsme généralisé

La seule mesure de l’urgence est donc «ce qui m’arrive à moi est grave», quoi que ce soit.

Je cède donc à l’impulsion, je vais aux urgences que je participe à encombrer, et ce faisant je surcharge les services qui ne peuvent plus répondre aux réelles urgences vitales. Celles qui arrivent aux autres et qui pourraient m’arriver un jour. Les urgences où il est littéralement vital de ne pas perdre une seconde, d’avoir des moyens à disposition pour sauver une vie ou un organe.

Non, nous ne pensons plus aux autres dans ces cas-là. Nous oublions qu’il y a plus grave que notre cas, plus grave que notre bouchon de cérumen, et nous empêchons les autres de se faire soigner quand ils en ont vraiment besoin.

Quitte à ce qu’un jour, quand nous en aurons nous aussi vraiment besoin, quelqu’un d’autre nous fasse perdre du temps et des chances de survie en ayant le même comportement.

Nous sommes devenus des égoïstes forcenés. Notre intérêt personnel est placé au centre de tout, et les autres n’ont plus d’importance, ils sont juste bons à subir notre volonté. Nous sommes même prêts à les écraser si cela peut nous servir.

En 2011, alors que j’étais en consultation, mon patient brutalement fait un arrêt cardiaque. J’entreprends une réanimation avec mon associée et amie, le temps que les pompiers, puis le SMUR puissent arriver sur place. Malgré le massage cardiaque, les chocs électriques, l’adrénaline, ce patient âgé est mort. Dans mon bureau, où nous l’avons installé ensuite en attendant les pompes funèbres.

Peut-être croirez-vous que j’affabule, mais pourtant, il s’est bien trouvé une femme qui avait rendez-vous avec moi après ce pauvre monsieur, pour faire un esclandre parce que je ne voulais pas examiner sa fille, qui souffrait atrocement d’un rhume, avant que le corps ne soit évacué.

C’est bien sûr un exemple extrême, mais ce genre de comportement à la décence inexistante n’est plus si rare, en 2022.

La peur comme guide

Parce qu’il est entretenu par la peur qui nous saisit lorsque nous sommes ou croyons être malades. Nous avons peur d’être empêchés de faire ce que nous voulons ou ce que nous devons faire, dans une société qui valorise la performance et ne parle que d’efficacité, dans le travail comme dans la vie personnelle. La peur de souffrir, ou de mourir, aussi.

Ou la peur que cela n’arrive à un proche.

C’est la peur qui fait se ruer des personnes qui n’ont rien à y faire aux urgences, tout autant que l’égoïsme et l’impulsivité, qui n’en sont finalement que des corollaires.

Notre société est pétrie de peurs, et même façonnée par la Peur, avec un grand p.

Si la maladie, la souffrance, la mort sont trois périls communs à tous les êtres humains, notre civilisation a su trouver les moyens de les faire reculer comme jamais dans l’histoire de l’Humanité nous ne l’avions réussi.

Je ne vais pas énumérer toutes les victoires de la médecine curative actuelle, mais il suffit de citer les antibiotiques, l’hygiène, les vaccins, et les anticancéreux pour résumer toute la portée de cette incroyable succession de batailles remportées contre la maladie. Si, hélas, nous mourons toujours de certaines pathologies infectieuses, c’est le plus souvent parce qu’elles sont secondaires à d’autres maladies dans leurs stades terminaux. Par contre, des centaines de millions de vies ont été sauvées grâce à ces découvertes et à leur emploi : une pneumopathie (on appelait ça une pneumonie à l’époque) au XIXe siècle, c’était plus d’une chance sur deux de mourir. De nos jours, c’est deux à trois semaines d’antibiotiques et il n’en reste pas de séquelles dans l’écrasante majorité des cas. Une intervention chirurgicale, au XVIIIe siècle, c’était s’exposer à des infections postopératoires avec un risque de décès non négligeable, mais aussi à des douleurs réellement atroces (l’anesthésie comme nous l’entendons à notre époque n’existait pas). Aujourd’hui, on exige surtout une belle cicatrice. Au XIXe siècle, se blesser en tombant dans la rue pouvait vous inoculer le tétanos, qui vous tuait dans d’épouvantables souffrances en vous paralysant, pour mourir étouffé par l’atteinte de vos muscles respiratoires. Aujourd’hui, on pense qu’il est plus important de déclarer l’accident à son assurance pour toucher une indemnisation.

Paradoxalement, plus nous avons fait reculer les risques, et plus nous nous sommes mis à craindre ceux qui restaient. Nous ne craignons plus le tétanos, réellement mortel, mais nous avons peur des effets secondaires hypothétiques des vaccins.

Plus nous avons pensé savoir comment «prévenir» les pathologies, et plus nos avons eu peur de les contracter tout de même. Un rhume banal que nos ancêtres ne prenaient même pas la peine de mentionner au médecin est devenu de nos jours l’antichambre de la «bronchite» qui continue à effrayer les patients comme s’il s’agissait d’un cancer. Et il est inconcevable qu’on ne prescrive pas les fameux antibiotiques pour éviter une «surinfection», qui n’a pas de raison d’être quand on connait les données de la médecine fondée sur les preuves scientifiques. Le cholestérol, cette graisse indispensable à la formation de nos hormones, est désormais le spectre d’une mort certaine chez beaucoup de gens, alors qu’on sait désormais qu’il n’est pas forcément le croquemitaine que tout le monde craint si fort.

Étonnamment, nous avons fait reculer la mort, mais nous en avons plus peur que jamais.

Il faut cependant être juste dans ce constat : la peur a souvent été une arme utilisée par le corps médical lui-même pour se faire «obéir» des patients, sinon les contraindre à adopter une conduite que la Faculté jugeait vertueuse pour la santé. Au lieu d’expliquer simplement, les soignants faisaient acte d’autorité, ou usaient de la peur pour «convaincre». Nous subissons peut-être là les conséquences de nos propres manquements.

Mais c’est aussi que les soignants eux-mêmes sont pétris de peurs, de par leur formation même. Ils savent quels sont les risques de telle ou telle décision, de tel ou tel geste, et ils sont formés à les minimiser le plus possible. Une infirmière avec laquelle je travaille actuellement, passée par des services «lourds» comme les urgences ou la réanimation, expliquait récemment qu’elle avait été habituée à «anticiper le week-end (sous-entendu : quand il y a moins de soignants dans les services), et à prévoir tout ce qui pourrait mal se passer».

En cela, nous sommes aussi sujets à la crainte que nos patients, mais nous devrions être mieux armés pour faire face.

Pourtant, il n’en est rien, et la Peur, les peurs multiples, continuent de guider les demandes et les offres de soin.

Parce que la peur vient aussi de la judiciarisation de plus en plus forte du soin, et de la société tout entière. Nous sommes humains et l’erreur est humaine. Elle a des conséquences parfois dramatiques dans le monde de la santé, pour ceux et celles qui en sont victimes. Mais aussi pour celles et ceux qui sont mis en cause. Parce que l’erreur est souvent confondue avec la faute, bien souvent les soignants mis en cause sont présumés coupables par une procédure difficile à vivre et qui peut broyer des années de vie. Les soignants ont donc aussi peur de cela : être accusés, à tort ou à raison.

Entendons-nous bien : la peur est utile. Elle permet d’agir lorsque nous sommes en danger ou pourrions l’être.

Ce que je critique là est la peur excessive, la peur sans objet, la peur fantasmatique, la peur que nous ne prenons pas la peine d’écouter et d’entendre, mais que nous voulons à tout prix éteindre.

Comme la mort, qui fait partie de la vie que nous le voulions ou non, la peur est une émotion qui a son utilité, et vouloir l’étouffer sans la prendre en considération mène aux comportements irréfléchis et inadaptés dont je parle plus haut.

Sans que je puisse me l’expliquer, plus nous parvenons à faire reculer la maladie, et plus nous avons peur de ce que nous ne pouvons pas maîtriser, au point de paniquer et de nous laisser guider par la croyance impossible que nous devons tout prévoir et tout régler sur le champ, même lorsque ce n’est pas dangereux.

Nous avons donc oublié que le risque est une donnée fondamentale de notre vie, et pensé que rien, jamais, ne devrait pouvoir perturber notre existence idéale, celle que nous vantent les imaginaires de performance. Dans un acte de déni fantastique, nous occultons le fait tout simple que la vie est faite de petits inconvénients, et nous croyons que nous pouvons, que nous devons, toujours, être au maximum, non plus de nos capacités, mais des capacités que la société a décrétées comme normales.

L’argent comme valeur suprême

Le cœur du problème est là.

Remontons la chaîne causale.

Notre société dans son entièreté est fondée sur le mythe de la performance maximale et permanente. Depuis la publicité qui vante des corps retouchés et parvient à faire croire que tout ce qui s’en écarte est soit hideux soit anormal, et parfois même pathologique, jusqu’à la mesure de tout et de tout le monde via le quantified self, tout est compétition, au fond, dans une course vers un idéal factice.

Nous sommes perdus dans la croyance que l’Âge d’Or est atteignable, et que si nous travaillons dur, il sera à notre portée.

Et qu’est-ce que cet Âge d’Or dont nous rêvons ?

Un mirage pensé pour faire vendre.

Vendre des barils de lessive qui vont laver plus blanc que blanc nos vêtements afin de nous rendre plus désirables.

L’être humain n’est pas valorisé pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il peut acheter ou produire.

Un système et des autorités de santé qui favorisent tout cela

On ne dispose pas, en France actuellement, de données fiables sur la proportion des motifs de consultation. Et c’est bien dommage. Mais une partie pas si négligeable, je pense, est motivée réellement par l’obtention de certificats d’arrêts de travail, justifiés ou non, y compris quand la pathologie est terminée. C’est pour moi l’indice que les personnes qui consultent ne sont pas totalement responsables de la marchandisation. Elles en sont aussi les agentes involontaires, contraintes par la société, par l’organisation du travail et par les règles qui stipulent qu’il faut une prescription d’un arrêt de travail de la part d’un médecin lorsqu’on est malade ne serait-ce qu’une journée.

Beaucoup de pathologies bénignes guérissent seules en deux à trois jours, comme les gastro-entérites virales.

Il arrive donc souvent que les médecins voient des patients qui les consultent alors qu’ils sont déjà guéris… «juste» pour avoir un arrêt de travail a posteriori, justifiant leur absence du travail.

Est-ce le véritable rôle d’un médecin ?

Je ne crois pas.

Je crois que ma formation, longue, pointue, technique, serait plus utile pour soigner des gens, pas pour servir de contrôleur, ou pour établir un certificat purement administratif.

Comme nous en discutions lors du premier article de cette série, le système de santé est lui-même organisé en fonction du nombre de consultations et de la réponse immédiate à tous les besoins, quels qu’ils soient.

Les besoins urgents se retrouvent noyés dans la masse des demandes impulsives, mais tout cela est traité au même niveau.

Jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus faire autrement, très récemment (et ce que les mesures préconisées par le Dr Braun, enfin, valident), les services d’urgence étaient peu nombreux à réellement faire un tri à leur admission. D’ailleurs, l’obligation d’accueil était la règle, quelle que soit la pathologie, ou la non-pathologie.

Car bien évidemment, les personnes qui vont aux urgences ne le font que parce qu’elles se trouvent dans deux situations : soit elles souffrent d’une pathologie réellement à prendre en charge en urgence, soit elles ont un inconfort (plus ou moins grand) et n’ont pas reçu de réponse ailleurs car le système de ville est lui-même engorgé. Mais personne ne se pose la question de la hiérarchisation de ces demandes, autrement que par l’attente, qui crée frustration, incompréhension, majore la peur, et provoque des conflits.

Mais qui pourrait faire un véritable tri ?

Il est vrai que derrière des symptômes qui paraissent banals, peut se cacher une pathologie plus grave, que l’on doit soigner rapidement. Mais rapidement est rarement synonyme de «ça ne peut pas attendre demain», sauf pronostic vital engagé à court terme. Et ces situations de réelle urgence sont finalement assez peu nombreuses : les traumatismes douloureux ou hémorragiques (luxations articulaires par exemple), les troubles cardio-respiratoires aigus (troubles du rythme ou douleurs cardiaques, asthme, difficultés respiratoires), les syndromes neurologiques (AVC) ou les troubles sensoriels aigus (troubles de la vision ou de l’audition) pouvant les faire suspecter, les douleurs d’apparition très récente et s’aggravant de façon très rapide, la fièvre qui dépasse les 40 °C et ne cède pas aux médicaments classiques.

Les soignants sont formés à évaluer ces situations.

C’est donc à eux qu’il incombe de trier. Certains services d’urgence ont d’ailleurs des infirmières spécialement formées pour établir les ordres de priorité en fonction de critères de gravité potentielle. Et la régulation médicale des appels de soins non programmés devrait aussi faire ce tri un peu plus en amont du service d’urgence, pour apporter une réponse adéquate.

Mais le système s’est mis à dériver, et les services d’urgence ont commencé à traiter des pathologies non urgentes, simplement parce qu’elles se présentaient la nuit ou les week-ends, ou en dehors de la présence du médecin habituel.

Peu nombreux sont les soignants qui osent dire aux patients dans ces cas-là, simplement :

Non, votre cas ne relève pas de l’urgence, voyez votre médecin habituel demain ou dans deux jours.

C’est que les soignants sont là pour soulager, c’est leur métier, et que dire non est toujours culpabilisant pour eux, d’autant plus quand on sait que le médecin traitant est lui-même surchargé par d’autres demandes (pas toujours adaptées) et que le patient pourrait attendre plusieurs jours. D’ailleurs, le médecin traitant lui-même a du mal à dire «non, ceci n’est pas pathologique, je ne vous prescris rien».

Des soignants avec un ego surdimensionné et un complexe du sauveur

Toute la formation des soignants, de l’aide-soignante au médecin, en passant par l’infirmière et la kinésithérapeute, est basée sur un mode de pensée faisant de l’aide directement apportée à autrui un devoir. Et c’est une valeur à laquelle moi aussi j’adhère, non seulement par cette même formation, mais aussi par choix éthique.

Le fait que ces valeurs se retrouvent en complète opposition avec la sacralisation actuelle de l’argent explique la souffrance extrême de tous les métiers de soin dans la société dans laquelle nous vivons.

Pourtant, ce devoir d’aide est souvent interprété comme il l’était lorsque les infirmières étaient des bonnes sœurs et les médecins des prêtres : un sacrifice doublé d’un pouvoir immense.

J’ai déjà un peu parlé de ce complexe du sauveur.

Nous pensons que tout repose sur nous, que nous devons porter tout le poids, toute la responsabilité, au mépris de notre propre sécurité, voire de notre vie. Et c’est admirable. Mais nous oublions un léger détail, parfois : la personne qui vient se faire soigner a un rôle, elle aussi, une responsabilité à accepter. Si nous portons tout, que reste-t-il à l’autre ? Rien. Il est alors «pris en charge», mais s’en trouve presque infantilisé. Dépossédé. C’est sans doute confortable, pour cette personne (et pas toujours). Mais il se peut que ce soit légèrement aliénant, et au final peu respectueux.

Le fait de tout porter est aussi gagner un pouvoir sur l’autre. Le soignant peut avoir la tentation de décider de tout, d’imposer sa volonté, ou ce qu’il croit être le mieux pour la personne qu’il prend en charge. Même si cette dernière aurait envie d’autre chose. Je connais certains confrères qui ont ainsi l’impression d’être des gens très importants, comme ces anciens médecins qui pensaient que leurs patients étaient trop bêtes pour comprendre leur pathologie, qui ne leur expliquaient rien, leur disaient tout juste deux mots dans le jargon médical, si possible en latin ou en grec.

Il est valorisant de tout porter. Tout dépend de nous, et nous nous sentons investis d’une mission divine.

Mais il n’en est rien, et le patient est souvent largement plus efficace pour lui-même que les soignants.

Nous ne sommes bien souvent là que pour donner le coup de pouce qui fera la différence.

Et si ce n’est pas le cas, de toute façon, la place du soignant est d’accompagner, d’être là seulement si le patient ne peut agir seul, et seulement pour lui permettre de regagner cette possibilité-là au plus vite.

Faut-il donc répondre à chaque demande instantanément ? N’est-il pas plus efficace et plus judicieux, voire plus respectueux, d’apprendre à l’autre à déceler les signes qui méritent une consultation, ceux qui alertent, et ceux qui peuvent être ignorés un temps ?

«Miroir, miroir…»

Après ce constat touffu, peut-être que votre impression est celle d’un pessimisme abyssal, ou bien tout cela vous paraît-il étrange et pensez-vous que je suis à côté de la plaque.

Pourtant, la pandémie de COVID19 a illustré avec une grande clarté tout ceci, en jouant le rôle du miroir qui donne son titre à cet article. Car tout ce que je viens d’énoncer a été dévoilé à cette occasion.

La peur qui nous a tous saisis lorsque le confinement a été décrété et que nous avons compris l’urgence de la situation a eu divers effets. Il y a eu celles et ceux qui ont entendu l’émotion et s’en sont servi pour agir, et celles et ceux qui ont été submergés par elle. Il y a eu des gestes de solidarité (fabrication de masques, de pièces pour des respirateurs artificiels dont les réanimations manquaient cruellement), mais aussi des idioties sans nom (agressions de soignants, pour ne citer que cela).

La peur a fait ressortir les comportements égoïstes, du genre «moi je m’en fous, je porte pas de masque, je le supporte pas» (on ne te demande pas d’être confortable avec un masque, on te demande de protéger les autres, et les autres, ça peut vouloir dire des gens que tu dis aimer, mais apparemment, pas assez pour contrarier ton petit confort).

L’impulsivité, couplée aux «avis Google», a donné lieu à des débats stratosphériques comme si tous les Français (et le premier d’entre eux d’abord) avaient soudain gagné dans une pochette surprise un diplôme d’épidémiologiste, puis de microbiologiste, de virologue, de biologiste moléculaire, et enfin de statisticien, simplement parce que quelqu’un avait posté sur un réseau social une vidéo qui vantait les mérites d’une molécule non éprouvée dans la pathologie. Donc, puisqu’il avait mis cinq étoiles au produit, ça ne pouvait être qu’un remède miracle.

L’argent a fait son œuvre lui aussi. Pour ne pas en perdre, l’État avait jeté ses réserves de masques. Puis, tout en clamant qu’il allait augmenter le nombre de lits d’hospitalisation, il a continué comme les années précédentes à en supprimer.

Et des médecins se sont crus investis d’une mission divine en allant sur les plateaux de télévision raconter ce qu’ils croyaient (et non ce qu’ils savaient), en se déchirant entre eux afin de bien augmenter le désarroi et l’incompréhension de la population.

Car la population a commencé 2020 en demandant à cor et à cri des masques avant que certains se mettent à refuser d’en porter, puis en milieu d’année 2020 s’est mise à réclamer des vaccins avant de se montrer plus que réticente à les utiliser quand enfin ils ont été disponibles. Il a même fallu une obligation de vaccination déguisée pour qu’une bonne partie d’entre nous accepte enfin de se protéger.

Là encore, bien sûr, je ne mets pas tout le monde dans le même sac. Mais nous avons tous été témoins de ce genre de comportements pour savoir que je n’exagère pas.

Peurs, égoïsmes, impulsivité, marchandisation, argent, système sans régulation…

Tout cela existe depuis des dizaines d’années, et tout ce que je décris ne fait qu’augmenter au fil du temps.

Pourtant, dans ce domaine comme dans celui de la crise de la biodiversité et du climat, il reste des choses à faire pour corriger le tir. Je crois qu’il est trop tard pour ne pas ressentir des effets difficiles, mais pas trop tard pour sauver l’essentiel. Si nous agissons vite et bien.

J’ai un vrai doute sur notre capacité à accomplir ce qu’il faudrait, mais dans le prochain article, j’oserai quand même exposer mes idées de solutions. Pas parfaites, sans doute pas suffisantes. Mais qui, je crois, iraient dans le bon sens.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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