La « vocation médicale », cette chimère

La « vocation médicale », cette chimère

La « vocation médicale », cette chimère

J’ai toujours été frappé du décalage entre la façon dont les gens perçoivent le métier de médecin et la réalité des choses. Si le fantasme a toujours accompagné le soin, j’ai le sentiment profond que jamais encore les idées reçues, les poncifs et les préjugés n’ont été aussi forts qu’à notre époque, ni aussi erronés.

Je ne saurais vraiment y trouver une cause évidente. Je crois plutôt que l’évolution a été étalée sur de très nombreuses décennies, entretenues par des facteurs très divers comme le fait que beaucoup de médecins étaient des notables dans le passé ou que le pouvoir de soigner est un lieu commun savamment mis en scène jusque dans les séries américaines (de House à Grey’s Anatomy, mes confrères d’outre-Atlantique semblent capables des plus grandes prouesses, comme d’extirper à mains nues des tumeurs cérébrales… j’exagère à peine…).

Toujours est-il que la conséquence évidente de tout cela est un méli-mélo de sentiments contradictoires dans la population lorsqu’on parle des médecins.

On nous voit tour à tour, et même en même temps, comme les sauveurs indispensables à tout mal-être, les confidents vers qui l’on se tourne par réflexe quand quelque chose ne va pas dans sa vie (y compris des choses non médicales, voire surtout des choses non médicales), pleins de compassion et détenteurs de pouvoirs presque magiques pour soulager et guérir miraculeusement, et des nantis bourgeois incompétents intéressés seulement par l’argent, des incapables qui ne sont jamais là quand on en a besoin, des prescripteurs dangereux de médicaments considérés comme des poisons (mais à qui surtout on commande de bien marquer un somnifère en bas de l’ordonnance), des idiots non formés gobant les mensonges des laboratoires pharmaceutiques vendus au grand capital, mais aussi les seuls capables de rassurer après la lecture d’un forum imbécile où est écrit tout et n’importe quoi.

On peut alors se retrouve sur Twitter à lire des choses comme celle-là :

Bref, l’image d’un médecin dans la population est un concentré puissant de paradoxes individuels et sociétaux, complexes et déroutants.

Mais il est une chose qui est un dénominateur commun de toutes ces facettes parfois irréconciliables même si elles coexistent souvent dans la tête de nos patients : La Vocation.

Dans la psyché collective, on est médecin parce qu’on a forcément La Vocation. Comme si entrer en médecine était l’équivalent d’entrer dans les ordres. De devenir moine. Même pas shaolin… moine franciscain, voire jésuite, ça cadre tellement mieux avec cette image ambivalente de la casuistique médicale.

Demande-t-on à un boulanger s’il avait La Vocation du Pain ? À un policier La Vocation de la Protection ? Une directrice d’hôtel La Vocation de la Réception ?

Je vais vous choquer.

Je n’ai pas La Vocation.

Je ne l’ai jamais eue.

Et pourtant, je me considère comme un bon médecin.

Pas excellent. Juste bon. Je fais mon métier, avec conscience, avec application, avec plaisir, mais je ne fais que mon métier. C’est tout.

Parce qu’avoir La Vocation, c’est être quelque part un illuminé. C’est être appelé par une voix plus grande que soi. C’est avoir une Mission (remarquez la majuscule, car cette Mission est forcément, si l’on gratte, un cadeau ou une malédiction qui vient de… Dieu).

Cette vision du médecin est une vision ancienne, héritée de notre compréhension limitée de la maladie à des époques où les explications avaient toutes à voir avec la magie, les dieux, les démons, le châtiment.

De nos jours, le métier de médecin est à la fois un métier comme un autre et un métier pas comme les autres.

J’aimerais montrer comment.

Le médecin, version 1.0

Dans le passé, le médecin avait donc La Vocation.

Cette chose étonnante qui, venant d’en haut ou de l’intérieur de lui-même, le destinait forcément à se donner corps et âme à son sacerdoce. Comme un prêtre, il était attaché à sa fonction de soignant, marqué définitivement et entièrement par elle. Chaque aspect de sa vie était dicté par cette fonction, car elle remplissait toute son existence.

Un soignant dans cette vision-là du monde se résume uniquement à sa fonction.

Il n’est ni homme ni femme, il est médecin. Mais s’il est un homme, c’est mieux quand même. Il ne faut pas oublier que les premières femmes médecins sont apparues en France au… XXe siècle… Bref.

Dans sa vie, donc, rien d’autre ne compte que la médecine et son exercice.

Parce que La Vocation le soutient. Le nourrit presque.

Il n’existe que pour soigner les autres, et n’a donc pas de vie « normale ».

Cette fonction quasi mystique peut sembler complètement folle, mais je soutiens qu’elle est encore présente dans l’inconscient collectif de nos jours, bien qu’elle soit née sans doute du fait du grand respect et de la crainte que nos ancêtres devaient ressentir face aux soignants antiques. Le savoir parfois secret, toujours mystérieux et souvent enrobé de jargon incompréhensible, confinant à la magie, voire à la sorcellerie, pouvait trouver son origine dans les chamans, mais on le retrouve chez les médecins dépeints par Molière, qui y rajoute l’escroquerie et la manipulation quelques siècles avant Knock.

Ce pouvoir est donc à la fois respecté et craint. Donner à un autre être humain le pouvoir de nous soigner, d’éloigner la maladie et peut-être de conjurer la Mort, forcément, c’est un peu anxiogène.

Le revers de ce pouvoir est donc simple : le médecin est au service du malade. Il lui doit assistance. Il lui doit tout. Tout de suite.

Voir les nombreux « patients » qui, lorsqu’on leur annonce que leur demande de visite à domicile n’est pas justifiée, se lancent dans un plaidoyer à base du fameux #OnPeutMourir.

Pour vous résumer un peu, le discours est ainsi tourné :

Moi je suis à l’article de la mort, c’est une urgence super grave, venez vite, et si vous ne venez pas c’est que vous êtes un mauvais médecin, que vous n’en avez rien à faire de moi (qui suis le centre de l’univers), vous ne remplissez pas votre devoir d’assistance, si vous ne m’aidez pas je vais mourir, je vais porter plainte contre vous, vous faire radier de l’Ordre, vous n’êtes intéressé que par l’argent, pourquoi faites-vous ce métier, et le Serment d’Hipocrate alors, vous êtes un incompétent et un je-m’en-foutiste.

C’est que la crainte se double d’une petite pointe de jalousie envers celui qui détient ce pouvoir. On pense qu’il peut en abuser (ce qui est parfois le cas), mais aussi, on se demande ce qu’on ferait avec ce pouvoir-là nous-mêmes.

C’est que réellement, comme le dit l’oncle de Peter Parker « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités », et l’on confond souvent responsabilité et service.

Être responsable, c’est assumer la charge d’une décision à la place de quelqu’un ou qui va entraîner des conséquences sur quelqu’un. Il est souvent bien commode de trouver quelqu’un qui endosse la responsabilité à notre place (on aime tous ça), nous renvoie à notre place d’enfant, quand nos parents décidaient tout pour nous.

Et nous voilà en plein dans la nasse du certificat. Ce bout de papier sans valeur qui, paré du sceau du médecin tout puissant, devient un passe-partout incroyable.

Parce que, voyez-vous, comme le médecin endosse nos responsabilités, il ne peut pas se tromper. L’erreur d’un médecin est à la fois impossible (à tel point qu’on lui demande de certifier de tout et de n’importe quoi), mais aussi inconcevable, car il n’en a pas le droit. Il détient le savoir ancestral et tout puissant. Il ne peut et ne doit pas se tromper.

D’ailleurs, le médecin 1.0 ne reconnaît jamais son erreur. D’abord ce serait admettre qu’il peut en commettre, chose impensable. Ensuite, si cela arrivait, cela voudrait dire qu’il a commis une faute. Une véritable faute. Passible de châtiment.

On ne pouvait donc pas douter de lui, mais en même temps on se méfiait de lui.

Si son pouvoir échouait, c’était qu’il avait été mal utilisé, mal dirigé. Voire qu’il l’avait été de façon malveillante.

La médecine est un métier comme un autre

Cette vision-là, pour autant qu’elle ait été pertinente un jour, ne l’est plus au XXIe siècle.

Car n’en déplaise, un médecin reste un homme ou une femme, avant toute chose. Un être humain, investi de certaines prérogatives dans la société, certes, mais un être humain tout de même. Ce qui implique quelques conséquences.

La faillibilité

Comme tous les êtres humains, les médecins se trompent. L’erreur existe, n’est pas forcément une faute. Nous pouvons être distraits, fatigués, inattentifs. Comme tout le monde.

L’erreur a certes des conséquences potentiellement plus graves. Ou pas. Un pilote de ligne peut faire autant de dégâts s’il se trompe, et même un politique.

L’essentiel reste sans doute de chercher à réparer son erreur, à l’assumer.

Un médecin peut admettre qu’il ne sait pas. Car il n’est pas omniscient. Seul Chuck Norris est omniscient.

C’est pourquoi il doit continuer à apprendre tout au long de sa carrière. Mettre à jour ses connaissances. Se former. Et donc être absent de temps à autre.

Car un médecin n’est pas ubiquitaire. Seul Chuck Norris est ubiquitaire.

Le désir de « réussir sa vie »

Comme tous les êtres humains, les médecins aspirent à une vie réussie, c’est-à-dire à un épanouissement autre que professionnel. À une vie privée, personnelle, familiale, associative, artistique, par exemple. Ce qui implique que toute leur vie n’est pas tournée vers leur métier. Ce qui implique qu’ils ont le droit de s’absenter, de prendre des vacances, d’avoir des horaires fixes, d’amener leurs enfants à l’école. Ils ont le droit d’avoir d’autres centres d’intérêt.

Du reste, avoir ce désir n’est pas seulement un droit, c’est aussi un devoir. Le devoir d’être le plus « équilibré » possible dans sa vie, afin de pouvoir faire face à la maladie des autres, faire face aux décisions à prendre, sans s’effondrer soi-même.

Avoir une vie équilibrée devrait être le premier devoir de tout médecin.

Comment peut-on penser qu’un médecin qui ne vit que pour son travail, qui ne prend jamais de vacances et qui donc sera de plus en plus fatigué et usé, soit un soignant efficace ? Comment penser qu’il ne commettra pas d’erreur ? Comment avoir confiance ?

Au contraire, avoir d’autres centres d’intérêt permet au médecin de connaître certaines choses que peut lui dire son patient. De mieux les comprendre. De vivre dans son temps.

La médecine est un métier pas comme les autres

Cependant, être médecin, ce n’est pas comme être facteur, ou financier, comme être coiffeur ou ingénieur. Tout le monde s’accorde là-dessus, faire son métier du métier de soin comporte de véritables différences avec toutes les autres professions. En quoi ces spécificités vont-elles avoir un impact sur la façon d’être d’un médecin ?

L’indépendance professionnelle est le premier pilier de cette étrangeté. Un médecin n’a jamais de chef, au sens hiérarchique du terme. On ne peut pas (ou on ne devrait pas) pouvoir l’obliger à faire tel ou tel acte médical. Car pour bien soigner, il faut pouvoir être indépendant de toute pression : financière, morale, religieuse, politique.

Sa seule véritable autorité est sa conscience, et le respect du serment. Ce fameux Serment d’Hippocrate qu’on nous ressert à chaque fois qu’on n’agit pas comme les autres le voudraient.

Pour vraiment le comprendre, ce serment, il faudrait commencer par le lire, ce que peu de gens font en dehors des médecins.

Et encore faut-il savoir de quel serment on parle.

Celui d’Hippocrate, le vrai, datant de quelques siècles avant notre Ère, où il est question de ne jamais prescrire de médicament pouvant provoquer l’avortement ?

Ou plutôt celui que notre droit a modernisé ?

Pour les comparer, je vous les livre, en soulignant quelques expressions qui pourraient faire réfléchir.

Le Serment d'Hippocrate, version Antique grecque

Je jure par Apollon médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai suivant mes forces et ma capacité le serment, l’engagement suivant.

Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon avoir, et le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins, je tiendrai ses enfants pour des frères et s’ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. je ferai part des préceptes, des leçons orales et du reste de l’enseignement à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par un engagement et un serment suivant la loi médicale mais à nul autre.

Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison Si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion, semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif.

Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté. Je ne pratiquerai pas l’opération de la taille, je la laisserai aux gens qui s’en occupent.

Dans quelque maison que j’entre, j’y entrerai pour l’utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves.

Quoi que je voie ou entende dans la société pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas.

Si je remplis ce serment sans l’enfreindre, qu’il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais parmi les hommes.

Si je le viole et que je me parjure, puis-je avoir un sort contraire.

Le Serment d'Hippocrate, version moderne de l'Ordre, 1996

Au moment d’être admis à excercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité.

Mon premier soucis sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux.

Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leur convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité.

J’informerai les patients des décisions envisagées, de leur raisons et de leurs conséquences. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences.

Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me le demendera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire.

Admis dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Reçu à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers et ma conduite ne servira pas à corrompre les moeurs.

Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément.

Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de ma mission. Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Je les entretiendrai et les perfectionnerai pour assurer au mieux les services qui me seront demandés.

J’apporterai mon aide à mes confrêres ainsi qu’à leurs familles dans l’adversité.

Que les hommes et mes confrêres m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes prommesses ; que je sois déshonoré et méprisé si j’y manque.

Le Secret médical est le corollaire indispensable de notre indépendance professionnelle. Comme vous avez pu le lire, c’est une valeur intangible depuis plus de deux mille ans. Il implique tant de choses que les patients ne comprennent pas tant qu’ils n’y ont pas été confrontés. Le secret d’un diagnostic n’est vraiment pas le plus fréquent. Ça peut être le secret d’une confidence, le secret d’une opinion, le secret d’une peur, le secret d’une infidélité. Le secret d’un traumatisme survenu des années auparavant ou au contraire subi tout récemment.

En ce sens, oui, un médecin a des responsabilités que d’autres n’ont pas. Il doit écouter, ne jamais juger, et toujours taire, sauf dans des cas bien précis prévus par la Loi.

Car il entre dans l’intimité de chacun et de tous, sans distinction.

Son sens moral devrait donc être au-dessus des celui des autres. Son sens de la responsabilité, son sens du respect. Respect de l’autre, respect du patient, respect de son entourage, respect de la société dans son ensemble. Dans ce qui fait que nous pouvons vivre ensemble en harmonie.

Ça peut sembler un peu fleur bleue, ou idéaliste.

C’est pourtant ce qui fait qu’un médecin n’est pas un surhomme au pouvoir divin de guérir par l’imposition des mains.

Mais bien un homme ou une femme pétris de diverses valeurs qui s’enseignent, s’apprennent, se cultivent, s’entretiennent, patiemment, au prix d’efforts parfois incompréhensibles pour les autres. Un homme ou une femme ayant normalement acquis une certaine sagesse, après de nombreuses années, mais persuadée que ce sont des valeurs humanistes qui doivent le guider.

Un médecin n’est pas un dieu vivant dont la parole doit être Vérité, mais bien un humain qui cherche à comprendre son semblable dans le respect pour l’aider au mieux.

Encore faut-il qu’il soit lui-même respecté et que la société ne cherche pas à en dévoyer son rôle.

Nous ne sommes pas des distributeurs d’ordonnances, de médicaments, de certificats et de jours de congé. Nous ne sommes pas non plus des gens malveillants cherchant absolument à empoisonner nos patients avec des médicaments maléfiques. Pas plus que nous ne sommes des nantis qui méprisent les petites gens du haut de leur bateau de croisière. Ni des vendus qui se prostitueraient pour un voyage aux Maldives offert par un laboratoire pharmaceutique.

Être médecin, c’est un métier. Un métier pas vraiment comme un autre, c’est vrai, mais un métier seulement. Ça peut être une passion pour certains, mais même une passion ne remplit pas toute une vie.

Parce qu’un métier, c’est quoi, en vrai ?

Ce qui donne un rôle dans la société, qui nous offre une reconnaissance des autres humains, qui nous permet d’avoir une action sur la réalité, une place parmi nos semblables et dans « l’ordre des choses ».

Ce qui permet de vivre dans la société, de tirer un moyen de subsistance de notre fonction, utile aux autres.

Ce commentaire sur Twitter m’a permis de faire une réponse en forme de boutade :

Parce que la société dans son ensemble a une image fausse du niveau de vie des médecins, je voulais montrer que les fantasmes ont la vie dure. Si dans les années 80 nos aînés avaient des revenus très confortables, de nos jours un médecin n’a plus le même train de vie.

Quand la consultation était à 115 francs (15,23 €), une place de cinéma valait 10 francs (1,5 €). En 2016 la consultation vaut 23 €, une place de cinéma vaut plus de 9 €. Une valeur relative divisée par 5. Rien que ça.

L’argent n’est pas une motivation en soi, mais si la société veut tant des médecins intègres, indépendant des firmes multinationales pharmaceutiques ou des conflits d’intérêts, il est dans le sien, d’intérêt, de les rémunérer correctement à la hauteur de leurs responsabilités. C’est ce qui fonde aussi qu’un fonctionnaire doit être bien payé pour ne pas avoir à « arrondir ses fins de mois » et ne pas être une proie facile pour les corrupteurs.

Alors si ce n’est pas l’argent, qu’est-ce qui motive un médecin à le devenir ?

La pression toujours continue des caisses d’assurance maladie, qui « simplifient » tous les jours notre vie en décidant que désormais il faut remplir un formulaire pour prescrire une perfusion effectuée par une infirmière ?

Les exigences de ceux qui veulent être examinés dans la seconde pour un ongle incarné ?

Non.

Bien autre chose.

Parce que si je n’ai pas La Vocation. J’ai quand même choisi ce métier. Et je le fais avec plaisir, même si je râle souvent (après tout, je suis Français).

Et, chose que je n’aurais jamais pensé dire à mes patients, mais que je peux confier ici (puisque c’est chez moi ici, après tout), c’est ce qui m’a guidé dans mon choix.

Dans l’ordre. Comprendre le vivant : je voulais être chercheur en biologie moléculaire au départ et c’est pour avoir une formation différente que j’ai choisi les études de médecine. Travailler avec l’humain : parce que j’ai découvert (tardivement dans mes études, mais c’est un autre problème) que j’aimais ça. Le pouvoir : parce qu’au fond c’est ça qui compte, changer le réel. Le pouvoir sur la Nature, sur le Destin, et parfois sur la Mort elle-même. Plus souvent le pouvoir de changer les choses, des choses concrètes.

Mais je suis sûr que d’autres parmi mes confrères auraient des réponses très différentes, et qui ne seraient pas vénales ou intéressées.

Alors, avoir La Vocation ? Très peu pour moi.

Je ne suis pas une fonction désincarnée et hiératique, je suis un être humain curieux de tout, avide de vivre, d’être utile, de rêver, de créer, de jouir de son existence, si possible en apportant un peu de mieux dans le monde.

Je conçois mon métier comme un métier. Passionnant à bien des égards. Mais un métier. Qui me fait bien vivre. Mais un métier.

Ni plus. Ni moins.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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The Physician, ou la noblesse de la Médecine

The Physician, ou la noblesse de la Médecine

The Physician, ou la noblesse de la Médecine

Il est rare que je regarde des films allemands contemporains, plus rare encore que j’ose en parler en public, et que dire alors d’en écrire quelques mots dans mon antre virtuel ?

Cependant, une fois n’est pas coutume, c’est bien d’un film allemand contemporain que nous allons discuter ici. The Physician (Der Medicus) est sorti en 2013, mais il est passé inaperçu en France. Sans doute est-ce parce que la traduction française du titre, L’Oracle, n’est absolument pas conforme à l’esprit du film, en s’attachant à un détail somme toute très accessoire de l’histoire pour oublier ce qui en fait le cœur véritable. Puisque Physician est le mot anglais pour Médecin, on passe vraiment à côté du sujet du film en pensant que l’Oracle prédit l’avenir ou que le film est encore une énième copie d’un film médiéval fantastique de série B.

Et c’est bien dommage, car The Physician est un excellent film, à plusieurs titres.

Nous sommes au XIe siècle, en Angleterre. Un jeune orphelin, Rob Cole (Tom Payne), est recueilli après la mort de sa mère par un barbier itinérant (Stellan Skarsgård), un charlatan aux intentions plus ou moins bienveillantes et d’un égoïsme forcené, qui lui apprend à survivre et à soigner selon les maigres connaissances occidentales de l’époque.

Mais lorsque le barbier commence à vieillir et à souffrir d’une affection de la vue (la cataracte) qui l’empêche d’exercer, c’est en rencontrant un médecin itinérant juif que Rob découvre le savoir fabuleux des médecins orientaux, hérité de l’antiquité et développé ensuite, notamment par Ibn Sina, plus connu sous le nom d’Avicenne (Ben Kingsley) à la cour du Shah de Perse, à Ispahan. Rob entame donc un périple interminable et dangereux à travers le monde connu pour rejoindre l’école d’Avicenne, se faisant passer pour juif afin de pénétrer au cœur des terres musulmanes. Il rencontrera en chemin à la fois l’amour, l’amitié, et la connaissance, avant de se battre pour suivre les enseignements de son maître, et de vaincre avec lui et presque malgré lui des fléaux aussi grands que la peste, les différences religieuses, et enfin le terrible « mal du côté » (l’appendicite) dont est morte sa propre mère.

L'affiche française du film

The Physician traite de très nombreux thèmes en deux heures et demie, mais loin de se disperser, le film développe un discours cohérent tant son propos fait sens à notre époque.

Car il ne faut pas s’y tromper : si l’histoire de Rob se déroule au XIe siècle, les thèmes du film nous parlent bien du XXIe, de nous, de notre vision du soin, mais plus encore de notre vision de la dignité humaine et de notre rapport avec la maladie, la mort, et finalement, de notre rapport à l’existence et au sens que nous lui donnons.

L’Orient & l’Occident

À l’époque de l’An Mille, les royaumes chrétiens sortaient à peine d’une période de troubles qui avait suivi la chute de l’Empire romain d’Occident. Le savoir accumulé par les philosophes et médecins, par les astronomes et les mathématiciens de l’Antiquité avait été perdu ou dispersé. L’Église avait sauvé ce qu’elle avait pu, mais ces connaissances étaient trop enfermées pour pouvoir circuler et fleurir à nouveau. Au contraire, l’Orient avait gardé de nombreux livres et sous la férule de dirigeants plus pragmatiques, et sous le règne d’une stabilité politique plus grande, le savoir antique s’était développé.

Le film nous rappelle à nos stéréotypes grâce à un renversement complet où l’Orient n’est plus synonyme d’obscurantisme, mais bien de progrès, scientifique autant qu’humain et éthique.

La figure du Shah de l’Empire perse (joué par Olivier Martinez), sorte de despote éclairé, fait écho à celle des souverains de l’Europe des Lumières (Catherine II de Russie, Frédéric II de Prusse). D’ailleurs, si le Shah est bienveillant, il l’est aussi par calcul politique et pragmatisme.

La société perse est aussi traversée par deux courants différents : la science, le progrès, l’humanité d’un côté, que symbolisent Avicene et son enseignement, et le fanatisme religieux, l’intolérance, la barbarie de l’autre, sous les traits du souverain des Ottomans ou de l’imam fanatique.

Tout cela pour nous rappeler ce que nous vivons à notre époque. Les tensions qui déchirent le monde sont encore et toujours les mêmes, malgré leur déplacement sur la surface du globe, malgré le fait qu’aujourd’hui ce ne sont plus les mêmes groupes qui incarnent ces valeurs.

Nous sommes issus d’une époque où nous étions ignorants et où les Lumières venaient de l’Orient. Et cet Orient qui fait tant peur aujourd’hui a pu être par le passé le siège d’un rayonnement comme nous n’en avons pas conscience aujourd’hui. Et même si les fanatismes étaient présents, ils ne résumaient pas l’une ou l’autre des civilisations.

Avicenne examinant un malade avec ses disciples

La dignité humaine, de la naissance à la mort

L’autre idée forte du film est la manière dont il envisage les rapports entre les soignants et les soignés, les rapports entre les médecins et les malades, les rapports entre les médecins entre eux.

Dans un humanisme tout hippocratique, Avicenne inculque à ses élèves un respect total de l’autre, jusqu’à recueillir son consentement pour tout geste, tout traitement. Un respect qui passe par le secret, celui dont nous avons nous aussi hérité, mais qui passe aussi par celui des volontés du patient, par celui de sa dignité. Les disciples d’Avicenne demandent l’autorisation d’examiner le patient avant de faire le moindre geste. Ils demandent aussi au patient s’il les autorise à le soigner.

Mes confrères seraient parfois bien inspirés de suivre cet enseignement, une vision moderne de la façon dont on soigne, une vision qui a échappé au corps médical depuis l’époque de Molière jusqu’à celle de Knock.

Avicenne pousse ses disciples, mais les considère ensuite bien vite comme ses égaux. Le rapport de maître à élève s’atténue, et c’est finalement le dernier qui guide le premier vers une avancée médicale majeure.

À bien des égards, Rob et Avicenne deviennent amis, et se complètent l’un l’autre dans une allégorie de l’élève dépassant le maître de façon pacifique et apaisée. Une sorte de contrepoint à cette image que l’on a souvent depuis Obi-Wan et Anakin de deux êtres qui s’entredéchirent.

Le souci éthique est enfin présent dans la façon dont Rob décide d’aller plus loin que les enseignements de son maître. Lorsqu’il brise le tabou de la dissection de cadavres humains, il le fait presque avec l’assentiment de son patient. Presque. On rejoint le dilemme des anatomistes de la Renaissance, bravant l’interdit religieux de la Papauté. On rejoint également les questions qui agitent notre temps sur les cellules souches, le clonage, la manipulation génétique.

Un film riche est aussi un film bien réalisé, crédible dans ses personnages, dans ses intrigues. C’est bien le cas avec The Physician, qui devrait être montré à tout étudiant en médecine, à tout externe, à tout interne, à tout médecin.

Mais pas seulement.

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

L’avenir de notre système de soin : petit exercice de divination

Dans les jours qui viennent, l’Assemblée nationale devrait voter la soi-disant Loi de Modernisation de notre Système de Santé de Marisol Touraine (cliquez sur le lien, j’y fait référence dans le reste de l’article). Depuis plusieurs mois maintenant, tous les médecins de terrain martèlent que la loi est délétère, mais rien n’y fait. Aussi faut-il nous attendre à un changement radical.

Ce petit texte est donc là pour décrire ce que sera le parcours d’un patient dans le système de soin français dans quelques années (disons, pour se mouiller un peu, dans les années 2020-2025), si toutes les évolutions actuelles vont au bout de leur logique. Je noterai à chaque fois que cela sera possible, mes sources sur les pièces de ce puzzle qui se construit devant nos yeux ébahis (pour les médecins) ou derrière votre dos (pour les patients).

Libre à chacun de s’en emparer pour sa propre réflexion… et pourquoi pas pour agir…

Raymond a 50 ans en 2023.

Raymond est père de trois adorables enfants d’une dizaine d’années, marié, et il mène de front une carrière exigeante d’ingénieur chez un sous-traitant d’Airbus (ben oui, on est dans la région toulousaine, quand même), et une passion dévorante pour l’escalade.

Raymond aime par-dessus tout se retrouver à soixante mètres de hauteur dans les gorges de l’Aveyron, ses doigts cherchant les prises minuscules que la roche lui ménage, collé contre la fraîcheur de la paroi et le dos offert à la caresse du soleil, avec les cris des oiseaux et le bruissement du vent dans les rares végétaux qui s’accrochent comme lui à la falaise.

Raymond aime cette sensation d’être suspendu dans le vide, lorsqu’il enchaîne les mouvements précis qui le mèneront au bout de la voie qu’il connaît si bien mais qu’il ne se lasse pas d’emprunter, au-dessus de cette gorge encaissée, à quelques heures seulement de la Ville Rose.

Malheureusement, ce jour-là, Raymond se sent vraiment fatigué.

Cela fait quelques mois qu’il peine vraiment à assurer ses prises, quelques mois qu’il se sent comme vidé de l’intérieur.

D’ailleurs, il maigrit beaucoup ces derniers temps, et même Stéphanie, sa femme, le trouve changé. Pourtant, il mange avec plaisir, et il a souvent très faim. Ce qui au départ était une plaisanterie entre amis est devenu un sujet d’inquiétude lorsque Raymond s’est rendu compte que les chiffres de la balance ne quittaient pas leur compte à rebours au fil des semaines et que ses muscles fondaient à vue d’œil. Alors que Gilles, son ami d’enfance, ne parvient même plus à faire un bon mot pas toujours très léger sur « celui qui va bientôt pouvoir passer derrière une affiche sans la décoller », Raymond s’inquiète.

Car d’autres symptômes se sont rajoutés à son amaigrissement.

Raymond a toujours fait très attention à son hydratation. Sportif, il sait que l’effort prolongé et les conditions climatiques souvent rudes dans lesquelles il donne libre cours à sa passion peuvent lui prendre beaucoup d’énergie, et consomment beaucoup d’eau dans son organisme.

Mais depuis quelques mois, il ressent une soif intense, très souvent, presque en permanence. Et il urine beaucoup. Il urine comme si toute l’eau de son corps voulait s’écouler hors de lui, emportant avec elle les protéines de ses muscles et l’énergie de sa volonté.

C’est ce jour-là, pendu à un bras au-dessus du gouffre, la peur au ventre, que Raymond décide de consulter son médecin, le Docteur Germain.

Il le connaît depuis quelques années, lorsqu’il a eu besoin de faire soigner sa petite dernière, Lisa, atteinte d’une éruption infantile. Le Docteur Germain soigne depuis toute la famille. Le trouver ne fut pas facile, car même dans la région toulousaine, les médecins généralistes exerçant en libéral sont devenus une denrée rare, une espèce en voie de disparition.

Du reste, Raymond se souvient en avoir discuté avec lui, à l’époque. Il avait été surpris d’apprendre que depuis les années 2015, de nombreux médecins étaient partis à la retraite, la plupart sans successeurs. Mais le courant était bien passé entre eux, et Raymond savait qu’il pouvait faire confiance dans le professionnalisme et l’indépendance de son médecin.

C’est le lendemain que Raymond prend son téléphone pour obtenir un rendez-vous au cabinet médical.

La secrétaire, charmante mais un peu débordée, lui demande le motif de sa consultation, pour savoir s’il s’agit d’une urgence.

Puisque ce n’est pas le cas, le rendez-vous est fixé, pour une matinée quinze jours plus tard. À Raymond qui s’étonne de ne pouvoir rencontrer son médecin plus tôt, la secrétaire finit par glisser, mi-désespérée, mi-exaspérée : « Hélas, le planning du Docteur est tellement chargé, que même les urgences ne peuvent pas toujours êtres vues le jour même… Mais s’il y a un désistement, je vous rappelle sans faute ».

Quinze jours passent, et l’inquiétude de Raymond progresse d’autant plus que son poids diminue toujours, que sa soif empire, et que ses urines le vident de plus en plus de son énergie.

Au jour dit, Raymond se présente devant le comptoir du secrétariat. Marie, la secrétaire d’accueil, lui demande tout de suite sa carte d’assuré santé. Elle la glisse dans le lecteur, et sur son écran déchiffre de nombreuses données. Elle soupire pour la vingtième fois ce matin-là : l’assurance privée de Raymond n’a pas mis à jour ses données sur sa carte.

— Vous êtes toujours à la Mutuelle Générale des Ingénieurs ?

— Non, mon employeur a décidé de nous changer de contrat, et nous avons donc une mutuelle d’entreprise différente, c’est AZA qui nous couvre, maintenant.

— Ah, il faudra que vous en parliez au Docteur, je ne sais pas s’il a une convention avec AZA

— Et s’il n’en a pas, qu’est-ce que ça change ?

La question est toute simple, mais Marie préfère l’éluder.

— Il vous l’expliquera lui-même si c’est le cas. Je vous laisse vous installer en salle d’attente.

En savoir plus, étape 1 : complémentaires santé d'entreprises

Au 1er janvier 2016, la loi fera obligation à tout employeur de proposer à ses salariés une assurance santé complémentaire d’entreprise, qui sera chargée de rembourser un « socle » c’est-à-dire la part que l’Assurance Santé obligatoire (la Sécurité sociale) ne rembourse pas. Actuellement 30 % des frais de soins, ce qui s’appelle le Ticket modérateur.

Côté pile, la bonne nouvelle, c’est que les 4 millions de salariés qui actuellement n’ont pas de couverture complémentaire vont bénéficier automatiquement des garanties minimales.

Côté face, la mesure ne concerne pas les travailleurs indépendants, mais surtout, elle entérine le fait que les salariés (l’écrasante majorité des Français) auront souscrit (via leurs employeurs), une assurance complémentaire.

C’est un beau marché qui s’est ouvert pour les assurances privées.

Mais c’est surtout une façon de leur mettre le pied dans la porte. Elles deviendront de fait le deuxième acteur obligatoire de votre assurance santé. Les complémentaires vont-elles longtemps se contenter d’être simplement subordonnées à l’assurance santé publique ?

Rendez-vous à l’étape 2 pour le savoir…

Raymond se dirige vers la salle d’attente commune aux trois généralistes du centre médical. Comme toujours, elle est bondée. Des enfants en bas âge, amenés par leurs parents, des personnes âgées, en couple ou seules, qui ont été obligées de se déplacer jusqu’ici car les médecins ne peuvent plus faire de visites à domicile du fait de leur planning trop chargé.

Heureusement, les médecins du centre travaillent sur rendez-vous, et l’attente est assez courte. Ils ont juste entre une demi-heure et une heure de retard.

Vient le tour de Raymond.

Le Docteur Germain savait en consultant son agenda le matin même qu’il allait le voir pour un « amaigrissement et une fatigue importante depuis quelques mois ». Il avait déjà quelques idées. Il avait cependant besoin de discuter un peu avec Raymond de ses symptômes, de leurs caractéristiques, de son vécu, et de l’examiner un peu : vérifier son cœur, ses poumons, ses artères, la sensibilité de ses nerfs. Dans son esprit, différentes hypothèses étaient déjà en concurrence.

Mais avant même de pouvoir faire ce travail-là, son travail, il a une chose désagréable à vérifier. Une chose qui n’a rien à voir avec la maladie de Raymond, mais qui peut tout changer.

— Bonjour Raymond, je vous en prie, asseyez-vous.

— Bonjour Docteur, je suis content de vous voir. Je suis assez inquiet.

— Je m’en doute, les symptômes que vous avez décrits dans votre motif de consultation doivent vous préoccuper. Nous allons faire le point dessus, mais si vous le voulez bien je dois d’abord vérifier votre couverture sociale.

En se tournant vers son ordinateur, le Docteur Germain voit sur le dossier de Raymond que la mutuelle d’entreprise a changé, et que c’est AZA qui est maintenant l’assurance de santé de son patient.

Il soupire malgré lui, car le contrat que l’entreprise de Raymond a conclu est assez faible. Les choses ne vont pas être aussi simples qu’il aurait pu le penser.

— Hum, je n’ai pas de convention avec AZA, ce qui veut dire qu’ils ne voudront pas régler votre consultation. Vous devrez la payer entièrement.

Surpris que sa nouvelle mutuelle ne couvre pas ses dépenses de santé avec le médecin de son choix, Raymond se dit qu’après tout, la confiance qu’il met en son diagnostic vaut bien l’investissement.

En savoir plus, étape 2 : Les réseaux de soins

Vous avez certainement l’habitude des réseaux d’assurance pour votre voiture. Vous savez qu’en fonction de votre assurance, vous ne pouvez pas aller voir n’importe quel garagiste. Seuls ceux qui sont agréés par votre assureur (donc qui ont signé un contrat avec lui) pourront vous garantir la prise en charge des frais de vos réparations (moyennant une franchise, bien sûr).

Actuellement, cela n’existe dans le domaine de la santé que dans des domaines bien précis (l’optique par exemple). Il vous est possible de choisir librement votre médecin, votre pharmacien, votre kinésithérapeute.

Mr Guillaume Sarkozy, frère de notre ex-président, dirige la puissante complémentaire Malakoff Médéric. Comme vous le lirez ici, ou encore ici, il piaffe d’impatience à l’idée de pouvoir constituer des réseaux de soins. Ce qu’il appelle « contractualiser » avec les médecins, c’est leur proposer un agrément.

Contre une rémunération supplémentaire (quand la moyenne des montants de consultation en Europe est de 45 euros, vous pensez que les médecins français payés 23 euros feront la fine bouche ?… au passage, s’ils étaient si vénaux et nantis qu’on veut bien le dire, ils seraient ravis de « contractualiser » avec Mr Sarkozy, ce qui veut dire qu’ils ne se battraient pas contre la Loi de Mme Touraine…) ils accepteraient de se soumettre à des protocoles de parcours de soin pour leurs patients. Ce qui veut dire qu’ils accepteraient que l’assurance complémentaire décide de quels examens et de quels traitements leurs patients pourraient bénéficier.

Ils se laisseraient déposséder de leur prérogative la plus sacrée : la décision du meilleur traitement pour leur patient selon des considérations purement médicales.

En d’autres termes, si votre médecin signe un contrat avec une assurance complémentaire, il accepte de pouvoir vous donner un médicament qui ne vous conviendra pas, mais qui sera homologué par votre mutuelle, donc probablement qui coûtera moins cher à cette dernière…

Vous ne serez plus soigné en fonction de votre pathologie, de vos réactions physiologiques personnelles à un traitement, mais en fonction d’un protocole décidé statistiquement et économiquement…

Si vous refusez ce système et allez voir un autre médecin, non agréé, votre complémentaire santé refusera de prendre en charge la consultation.

— Et vos honoraires se montent à combien ?

— 35 euros.

— Mais je croyais que le tiers payant était obligatoire !

En savoir plus, étape 3 : Le Tiers-payant Généralisé et Obligatoire

La mesure phare de la Loi de Mme Touraine, c’est le Tiers payant généralisé et obligatoire (art. 18 de la Loi). Ce qui veut dire que lorsque vous allez chez votre médecin, vous ne faites plus l’avance des frais. En lisant votre carte vitale, votre médecin se fait payer par l’assurance maladie obligatoire et l’assurance complémentaire.

En théorie…

Car en pratique, sans rentrer dans les détails techniques assommants, c’est très compliqué.

Il suffit de savoir que si la sécurité sociale est la seule à payer la part obligatoire avec un système informatique assez performant, les complémentaires sont plus de 400 organismes en France avec chacune un système informatique propre… et bien sûr pas toujours au point…

Les dentistes et les pharmaciens le savent bien, qui ont beaucoup de difficultés à se faire régler la part des mutuelles.

Ce système va donc générer une complexité exponentielle.

La seule solution pour en sortir est de créer un payeur unique, qui sera chargé de régler les praticiens. La sécurité sociale a déjà dit qu’elle ne le ferait pas.

Qui reste-t-il ?

Les assurances complémentaires bien sûr !

En créant une structure qu’elles géreront, elles seront donc responsables de la gestion financière de… tout le système de soin français !

Mais, pour renverser la célèbre phrase de Peter Parker, « de grandes responsabilités impliquent un grand pouvoir ». Et nul doute que les complémentaires seront alors en mesure d’imposer leur vision des choses : les fameux réseaux de soin de l’étape 2.

Vous pensez qu’on en a terminé ? Détrompez-vous, il y a plus fort encore…

— C’est le cas, en effet, si votre mutuelle a un contrat avec le médecin que vous consultez. Sinon, elle refuse de payer le praticien… Et si j’en crois votre contrat, nous allons être un peu limités dans les éventuels examens complémentaires et les consultations vers les spécialistes. Mais nous verrons si nous en avons besoin. Parlez-moi de ce qui vous arrive. Tout cela a commencé quand ?

En savoir plus, étape 4 : Le désengagement de l'Assurance Maladie Obligatoire

Une fois que le Tiers payant est devenu la règle, le patient ne paie plus son médecin, ce qui veut dire qu’il n’a plus accès à une information essentielle : qui prend en charge le coût de l’acte ?

Actuellement, l’Assurance Maladie Obligatoire (la sécurité sociale) prend en charge 70 % d’une consultation, les 30 % restants étant couverts (ou pas) par une assurance complémentaire (une mutuelle, même si nous verrons plus tard que ce n’est très souvent qu’un abus de langage qui a des conséquences importantes).

Mais si le patient n’a plus conscience des flux d’argent, qu’est-ce qui empêche le gouvernement, ou les pouvoirs publics en général, de décider que la sécurité sociale ne prendra plus en charge que 60, 50, 40, voire 30 % des dépenses de santé ? Une telle décision serait totalement indolore pour la plupart des patients, dans un premier temps. Elle ne soulèverait que très peu d’objections. Après tout, elle résorberait en partie de fameux « trou de la sécu » en diminuant la charge de la santé sur les comptes publics.

Vous pensez que je rêve ?

Lisez cet article. On réfléchit déjà à ne rembourser les médicaments que selon un taux unique (actuellement, le taux est variable en fonction du service médical rendu, un indice décidant si le médicament est très important ou « de confort »).

Ce taux sera-t-il de 70 % ? Il serait très étonnant que des médicaments remboursés actuellement à 15 % le soient à 65 %… Le plus probable est que le taux choisi soit inférieur à 65 % pour tous les médicaments…

Lisez ensuite ce rapport de l’inspection des finances sur le dispositif ALD (Affection de Longue durée) qui prend en charge à 100 % par la sécurité sociale les patients atteints de certaines maladies considérées comme graves (le diabète de Raymond en fait partie). On y lit que, pour améliorer le dispositif, il est question de… le supprimer. Et de le remplacer en évaluant le reste à charge « acceptable » pour les patients.

Ce qui veut dire que les patients qui, comme Raymond, sont atteints de diabète ne seraient pas remboursés totalement par la sécurité sociale sur leurs médicaments contre le diabète…

À qui croyez-vous que le gouvernement confiera le reste à charge ?

Aux assurances santé complémentaires bien sûr…

Ce qui rend l’apparition de réseaux de soins encore plus probable…

Et Raymond de détailler ce qu’il a remarqué, pourquoi, comment, en répondant de temps à autre aux précisions que lui demande le Docteur Germain.

Au fur et à mesure de la consultation, l’idée de départ du Docteur Germain s’affine, et le diagnostic est quasi certain : un diabète est bien en train de s’installer chez son patient.

Malgré les deux interruptions téléphoniques de la secrétaire qui demande quand placer un patient qui avait des maux de gorge depuis deux jours (la réponse : pas d’urgence donc on ne surcharge pas le planning, ce qui veut dire un rendez-vous dans trois semaines, s’il n’est pas guéri tout seul d’ici là), l’examen physique peut se dérouler sans problème et le Docteur Germain ne décèle aucune complication encore installée sur les organes de Raymond.

Mais il va falloir faire des examens.

— Si le diagnostic se confirme, vous devriez aller voir un ophtalmologiste, une diététicienne et un cardiologue, au minimum. C’est là que cela se complique. Votre mutuelle d’entreprise ne couvre pas la totalité des examens. Mais je vous conseille fortement de les faire, car ils permettront de veiller à ce que le diabète ne provoque aucun autre dégât dans votre organisme. Et la diététique est le premier traitement de votre diabète.

Raymond acquiesce. Il est prêt à faire quelques sacrifices pour retrouver sa santé.

La consultation se termine et il serre la main du Docteur Germain chaleureusement. Il sait enfin ce qui cloche chez lui, et il sait comment il va pouvoir se soigner.

Dans les semaines qui suivent, Raymond entame les démarches nécessaires. Il se heurte à chaque fois cependant à un problème qu’il n’avait pas anticipé : sa mutuelle d’entreprise ne couvre que très peu de choses. Il décide donc de changer de mutuelle.

Hélas, comme les données de son dossier médical sont accessibles à tous les acteurs du système de santé, toutes les mutuelles qu’il démarche commencent par regarder son contenu. Et le diabète diagnostiqué récemment n’enchante pas ses interlocuteurs. Un jour, lors d’un rendez-vous, le conseiller de la mutuelle lui lance même :

— Vous savez, un diabète, ça coûte cher à soigner pour une mutuelle. Nous pourrions accepter de prendre ce risque avec vous, mais vous devrez payer une surprime.

N’ayant pas d’autre choix, Raymond accepte. Sa nouvelle mutuelle lui coûte très cher, mais ses revenus lui permettent de s’offrir ce qui est devenu un luxe.

En savoir plus, étape 5 : L'ouverture des données personnelles de santé aux organismes privés

Actuellement, la sécurité sociale est une sorte de grande muette.

Toutes les données de vos remboursements de traitements, de consultations, d’analyses médicales, sont éclatées en deux. D’une part il y a votre dossier médical, bien au chaud dans l’ordinateur de votre médecin (à moins que le vôtre ne soit encore sur du papier, si votre toubib date du siècle précédent), inaccessible à quiconque sauf à vous et à votre médecin, vous savez, celui que vous avez choisi librement. Et d’autre part les données financières de l’assurance maladie obligatoire, qui dorment dans les ordinateurs de la sécurité sociale. Celles-là, elles sont encore plus protégées. Seul votre médecin y a accès, et votre pharmacien dans une moindre mesure.

Avec la Loi Touraine, les données de santé vont devenir moins timides.

D’abord, elles vont se regrouper, pour se sentir moins seules.

En effet, votre dossier médical sera partagé (art. 25 de la Loi) sur un réseau informatique très protégé (vous savez, comme ces réseaux gouvernementaux qui se font régulièrement pirater visiter, par des touristes nord-coréens, ou mieux, comme ces sites ultrasécurisés qui promettent l’anonymat de leurs membres adultères et qui oublient de fermer la serrure électronique de leur coffre-fort pour que des gens bien intentionnés publient sur internet la liste des époux infidèles…) accessible uniquement aux médecins… et aux assurances de santé… oui, toutes, même celles qui ont un excellent système informatique datant des années 1990…

Ensuite, elles vont se montrer un peu plus.

Comme je le disais, les assurances complémentaires vont y avoir accès (art. 47 de la Loi). Elles le demandent depuis très longtemps (rappelez-vous ici, dernier paragraphe, et là, quatrième paragraphe avant la fin). Normal, elles piloteront déjà le paiement, et pour constituer leurs réseaux de soin et « rationaliser » le financement, elles auront besoin de savoir ce que vous prenez comme médicaments.

Corollaire de ces deux expositions de données, le secret médical n’existera plus.

Le secret médical ?

Vous savez, ce truc hérité des Grecs, qui stipule que tout ce que vous confiez à votre médecin restera strictement confidentiel.

Pour le faire tomber, il suffit de lire votre dossier médical en ligne. Ou pour les plus joueurs, de reconstituer vos pathologies en lisant simplement la liste des médicaments que vous prenez.

Vous trouvez que ce n’est pas gênant ?

Peut-être que les députés qui vont voter la loi non plus.

Jusqu’à ce qu’un hacker pirate leur dossier médical et ne dévoile que tel député est atteint d’une « chaude pisse » (une légère infection sexuellement transmissible), qu’il aurait contractée en étant très légèrement infidèle à son épouse. Ou mieux, qu’une autre députée, elle, vit un enfer avec sa fille handicapée mentale…

Peut-être alors, que ces députés se mordront les doigts d’avoir voté une loi qui abolit le secret médical…

En attendant, les assurances complémentaires, elles, pourront à loisir déterminer ce que vous coûtez au système de soin, et « optimiser » votre traitement. Voire même décider qu’elles ne paieront pas votre traitement si vous leur coûtez trop cher.

Les médicaments et le régime qu’il suit, ainsi que son activité physique très régulière, lui permettent rapidement de retrouver sa forme, son énergie, son tonus, et lui font retrouver une vie normale.

Cependant, la mutuelle a exigé un relevé d’identité bancaire à son inscription, et ce n’est que deux ans plus tard, lorsqu’il chute accidentellement lors d’un entraînement sur un mur d’escalade et qu’il faut lui réduire une épaule luxée sous anesthésie, qu’il comprend pourquoi : son compte a été débité automatiquement d’une franchise de plus de cent euros.

En savoir plus, étape 6 : Prélèvements directs de franchises sur le compte bancaire du patient

Et comme inévitablement tout le monde coûtera toujours un peu trop cher aux assurances complémentaires (à ce stade-là, la sécurité sociale ne sera plus qu’une portion congrue), elles seront obligées de réguler le système selon leurs critères, les critères les plus objectifs bien sûr, les critères statistiques et financiers.

Actuellement, la sécurité sociale étant pauvre, très pauvre, elle ne peut vous rembourser que 22 euros sur une consultation de 23 euros. Et puis comme vraiment elle est dans la dèche, elle ne rembourse pas non plus 50 centimes d’euro sur chaque boîte de médicament que vous allez chercher à la pharmacie.

Avec le Tiers payant généralisé et obligatoire, comment la sécurité sociale aujourd’hui, les complémentaires demain, vont-elles faire pour ne pas payer ces euros ?

En ayant un accès à vos comptes bancaires.

Ne riez pas, ce n’est pas une plaisanterie. C’est réel.

Demain, lorsque vous irez chez le médecin, vous n’avancerez pas les frais, mais la sécurité sociale vous ponctionnera de 1 euro directement sur votre compte bancaire.

Déjà, 1 euro sans qu’on vous le demande, je ne sais pas si vous serez d’accord.

Mais imaginons que « pour faire des économies », on décide que cette franchise ne sera pas de 1, mais de 10 euros. Ou bien que, parce que votre prothèse de hanche coûte décidément très cher, votre assurance complémentaire vous facture une franchise de 200 euros. Et vous n’aurez pas le choix.

Quelques mois plus tard, au moment de concrétiser enfin le projet immobilier que Stéphanie et lui ont passé trois ans à préparer, l’assurance obligatoire pour l’emprunt lui annonce par courrier qu’il devra payer une surprime également. En effet, les assurances ont également accès à son dossier médical, puisqu’il se trouve que l’assurance de l’emprunt est une filiale de sa mutuelle

En savoir plus : Les grands gagnants, des mutuelles, vraiment, ou des groupes d'assurance privés à but lucratif ?

La cerise sur le gâteau est de savoir qu’en 2010, le marché des complémentaires santé était occupé à 56 % seulement par des mutuelles (des organismes à but non lucratif) et à 21 % par des organismes de prévoyance (but non lucratif), donc à 23 % par des organismes à but lucratif.

Ce qui veut dire qu’un quart du marché environ est détenu par des sociétés dont le but est de faire de l’argent en vous payant vos soins.

Ce que l’on nomme « mutuelles » n’est donc qu’une partie de la réalité.

Une partie non négligeable est là non pas pour vous aider à vous soigner du mieux possible de façon désintéressée, mais pour faire du profit.

Avoir accès au pilotage du système de soin, à vos données personnelles de santé et de remboursement, et à votre compte bancaire sera certainement la meilleure chose qui leur soit arrivée depuis très longtemps…

Alors, cette Loi Touraine, elle ne vous fait pas un peu peur, même pas un tout petit peu ?

Parce qu’à moi…

Et pourtant, Raymond se trouve chanceux. Stéphane, un de ses collègues ouvriers, n’a pas les mêmes moyens que lui. Lorsqu’il a voulu se faire opérer de la main, sa mutuelle lui a imposé un chirurgien qui était moins cher.

Le système que je décris ici n’est pas vraiment un modèle de solidarité et de justice sociale, n’est-ce pas ?

On pourrait plutôt le comparer au système américain (qui lui est en train de changer pour se rapprocher de celui que nous avons actuellement, ironique, n’est-ce pas ?). C’est pourtant un gouvernement dit de gauche qui est en train de mettre en place un tel système où les plus riches seront les mieux soignés, au plus grand profit d’intérêts privés financiers uniquement guidés par le montant de leurs dividendes…

Bien sûr, ce n’est qu’un exercice de divination et on peut me taxer de pessimiste ou d’alarmiste, mais il est fort possible que tout cela soit un jour une réalité, je crois vous en avoir montré quelques preuves.

Sauf si nous refusons tous cette fatalité.

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

Avec un tel titre, mon lecteur habituel pourra s’interroger. Mais de quoi va-t-il bien pouvoir nous parler ?

Pas d’entomologie, il est de notoriété publique que, hormis les coccinelles (je ne sais pas pourquoi d’ailleurs), je hais les insectes.

Pas d’un numéro de cirque, car il est également bien connu que je n’ai ni souplesse ni adresse particulière.

Non, je veux parler une fois de plus de mon métier. Mon métier que j’aime, mais qu’il devient de plus en plus difficile d’exercer de par les pressions continues qui tentent de m’influencer, comme elles tentent d’influencer tous mes confrères.

Si ce n’est pas la première fois que je vous en parle, après avoir un peu exprimé ce qui pour moi pouvait devenir une nouvelle façon de soigner, c’est sans doute la première fois que je vais m’épancher quelque peu sur les doutes qui sont les miens. Sur mes doutes quotidiens.

J’ai des doutes sur la place que j’occupe dans le système de santé.

Comme dans le film Minuscule, j’ai parfois l’impression de porter quelque chose de beaucoup trop lourd pour moi au premier abord. Même si comme dans le film, comme ces fourmis, j’ai l’impression de ne pas trop mal m’en tirer…

Après avoir regardé hier en rattrapage l’excellent et percutant reportage de Cash Investigation intitulé Santé : la loi du marché (sur pluzz), je me suis senti floué, trahi, désemparé.

Oh, bien sûr, je ne suis pas naïf, et cela fait longtemps maintenant que j’ai compris le jeu que tente de nous faire jouer l’industrie pharmaceutique. Depuis deux ans je ne reçois plus les visiteurs médicaux des laboratoires, après avoir longtemps crié qu’« ils ne m’influençaient pas ». Lorsque j’ai pris conscience que continuer à les recevoir c’était cautionner les pratiques purement commerciales d’entreprises cherchant avant tout leur intérêt et pas celui du patient, j’ai réagi. Les différents scandales sanitaires qui ont émaillé les trois dernières décennies ne m’ont pas laissé sans esprit critique. Je sais depuis longtemps que la prescription médicamenteuse est un art délicat, pas toujours compris des patients d’ailleurs.

Mais comprendre à quel point certains laboratoires se paient ma figure m’a vraiment révolté.

Je suis conscient du fait qu’un reportage aussi peu être manipulé, d’ailleurs. Conscient que les scandales n’épargnent pas les journalistes, fussent-ils d’investigation. Les fausses images de Timisoara dans le chaos de la chute de Ceausescu m’ont laissé un souvenir inoubliable.

Mon esprit critique est donc toujours en alerte lorsque je vois un reportage, comme lorsque je lis un article de journal, ou une publication scientifique.

Mais comment se relever lorsque l’on est mis à terre par un doute si fort sur la base même de son travail : les recommandations de bonnes pratiques, la médecine basée sur les preuves, la médecine rationnelle, qui prend en compte au mieux les bénéfices et les risques de chaque prescription de ces poisons qu’ont toujours été les médicaments ?

Si l’on en croit la deuxième partie du reportage, celle qui touche tous les médecins généralistes de ce pays et du monde entier même : il serait délétère de prescrire au moins l’un des médicaments contre le cholestérol de façon préventive, alors même que les recommandations officielles préconisent d’atteindre des objectifs ciblés.

Un débat qui secoue le monde médical depuis des années déjà, avec ses hérauts dans chaque camp, ses arguments et contre-arguments, et dans lequel les généralistes sont les pions d’une partie d’échec à plusieurs plateaux simultanés.

Mon confrère le Pr Even y joue le rôle du redresseur de torts dans son armure de chevalier blanc, quand beaucoup de cardiologues remettent en cause son travail, voire son honnêteté intellectuelle. De l’autre côté, ces mêmes cardiologues sont bardés de références, mais sont tous englués dans des conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique.

Qui croire ? Il ne s’agit pas de croire. Il s’agit de trancher dans une querelle avec sa seule raison.

Quels arguments entendre, alors ? Il faudrait pour cela être capable de les soupeser tous. Il faudrait avoir une connaissance absolue des études scientifiques sur lesquelles se basent les laboratoires. De leur méthodologie. De leurs conflits d’intérêts exhaustifs. De leurs biais. Et de leur transposition possible au réel.

Car prescrire, ce n’est pas si simple que les gens le pensent. Il ne suffit pas de se dire, tiens, ce patient a cette maladie, il lui faut ce médicament qui va tout résoudre.

Prescrire, c’est d’abord faire une série de paris risqués.

Le premier pari, c’est celui du diagnostic. Rares sont les patients qui se présentent au cabinet médical avec des signes aussi précis, simples, et faciles à trouver que dans les livres de médecine ou qu’à l’hôpital, où ne sont concentrés que les cas les plus graves, ceux qui ont des symptômes typiques. Non, dans la vie réelle, le patient à qui l’on suspecte une colique néphrétique (un caillou coincé dans les voies urinaires) ne va pas forcément avoir des douleurs qui répondent aux critères classiques. Il n’aura pas forcément ces douleurs si intenses qu’elles font changer constamment de position pour essayer en vain de se soulager, et qui ont fait surnommer la pathologie « colique frénétique ». Souvent ce seront simplement des gouttes de sang dans les urines, des sensations de rasoir tailladant la muqueuse, qui mettront en alerte le clinicien. Alors souvent, malgré une solide pratique clinique, malgré un interrogatoire précis qui recherchera des signes peu fréquents, mais discriminants, malgré un examen attentif, on hésitera entre deux diagnostics. Car par exemple, rien ne ressemble plus à une colique néphrétique qu’une infection urinaire compliquée. Il faut alors choisir : quel diagnostic privilégier ? Le plus probable, ou celui contre lequel il faut se prémunir d’emblée pour éviter une complication ?

Alors vient le deuxième pari : quel traitement est indiqué dans ce diagnostic ? Parce qu’il n’y a pas de recette miracle. Depuis le temps, ça se saurait. Donc, on doit prendre en compte la probabilité d’efficacité d’un traitement dans le diagnostic, en n’oubliant surtout pas de nombreux autres paramètres dont, en vrac : ses risques connus, sa toxicité, ses interactions avec d’autres médicaments éventuels, le passé médical du patient, son mode de vie, ses croyances, son sexe, son âge, son entourage. En évitant surtout de négliger un facteur primordial : l’observance du traitement. C’est-à-dire : est-ce que mon patient va suivre le traitement comme prescrit sur l’ordonnance, ou bien va-t-il de lui-même adapter les doses, la fréquence de prise, la durée du traitement ? Qui parmi nous n’a pas un jour arrêté un traitement deux jours avant la fin prescrite parce qu’il avait oublié ou parce qu’il en avait assez ?

C’est le troisième pari : percevoir le patient dans sa globalité, prendre en compte sa spécificité, et surtout, sa demande réelle. Pour une colique néphrétique, c’est simple : le patient cherche à être soulagé de sa douleur. Elle est intolérable. Il ne veut plus avoir mal. Pour d’autres pathologies, c’est plus complexe. Certaines affections touchant l’ensemble de l’organisme ont une évolution chronique pour laquelle traiter le symptôme peut n’être ni efficace, ni même souhaitable… C’est choquant, mais ça existe. Lorsqu’au bout de quelques mois à essayer des traitements divers l’on se rend compte que les infections sinusiennes d’un patient, avec toutes les caractéristiques d’évolution que l’on s’attendrait à trouver, ne sont que des pathologies secondaires d’un dérèglement immunitaire, il devient idiot de continuer à traiter ces épisodes comme de « simples » sinusites. On comprend alors qu’il est plus intelligent de ne pas traiter ces épisodes, car au lieu de les éteindre, on inonde le patient de médicaments dont l’accumulation peut poser problème. On cherche donc une autre voie, une autre stratégie. Et lorsque le patient revient avec une nouvelle infection sinusienne, il faut le convaincre, lui faire comprendre que l’on ne doit pas céder au symptôme et qu’on ne doit pas s’y attaquer frontalement, mais par d’autres moyens. La formule consacrée, je crois, est : bon courage ! Plus fréquemment, on rencontre des patients qui vous parlent pendant les 15 minutes de la consultation d’un problème qui semble attirer toute leur attention, par exemple cette fameuse perte de cheveux, et puis qui sur le pas de la porte lâchent enfin : « Docteur, je n’ai pas un cancer, au moins ? ». Si vous aviez suivi votre diagnostic premier et prescrit un traitement de supplémentation en fer parce que vous suspectiez une petite carence, vous avez tout faux. Le patient voulait juste que vous le rassuriez sur l’absence de pathologie…

Ce qui fait que savoir prescrire c’est aussi : savoir ne pas prescrire.

Alors c’est sans doute pour cela que toutes les recommandations du monde, la médecine basée sur les preuves, les colloques et congrès, les belles études, ça ne fait pas une prescription. Ou ça ne devrait pas, en tous les cas.

C’est sans doute pour cela que jamais je ne suis allé dans un congrès sponsorisé par un laboratoire pharmaceutique où il sera question de médicaments. Et que je n’irai jamais.

C’est sans doute pour cela que je ne participe pas aux formations médicales continues organisées par ces mêmes laboratoires pharmaceutiques ou avec leur soutien financier.

C’est sans doute pour cela que j’essaie de me documenter sur les médicaments en faisant confiance à des gens intègres dont c’est le métier que de décortiquer pour moi toutes les données scientifiques en toute indépendance.

Mais au final, mes doutes, mes questions, mes prises de tête constantes sur la meilleure attitude à avoir dans chaque cas ne sont pas près de s’envoler. Car ces scandales à répétition entament non seulement le crédit que les médicaments ont auprès des patients et des médecins, mais aussi le crédit que la médecine basée sur les preuves peut avoir dans le monde médical au sens large. La question est donc bien maintenant : à qui faire confiance ? Quelles recommandations suivre ? Est-ce que tout ce que nous avons appris sur les thérapeutiques que nous utilisons n’était qu’écran de fumée, entourloupes et manigances ? Va-t-on devoir se replier à nouveau sur une médecine où l’expérience de chacun fera loi et où les études statistiques seront enterrées ? Où les pratiques ne seront plus harmonisées ?

Je ne sais pas où on va.

Mais on y va…

Démarche de soin, version 2.0 ?

Démarche de soin, version 2.0 ?

Démarche de soin, version 2.0 ?

Lors de récentes discussions avec des confrères au cours d’une formation professionnelle continue, j’ai soudain pris conscience que nous sommes en train de vivre une véritable (r)évolution dans la prise en charge médicale en particulier, et dans le soin en général. Peut-être même dans la façon dont les médecins perçoivent la maladie et leurs patients.

Tout le monde a en tête certains stéréotypes sur les médecins. Le médecin malgré lui de Molière, le Docteur Knock, en sont les avatars bien connus dans notre culture francophone, rejoins depuis quelques années par le populaire Dr Gregory House.

Si l’on se méfie de ces images, on peut aussi demander aux personnes qui nous entourent comment elles perçoivent les médecins (sans surtout dire qu’on en est un soi-même), et s’effrayer de la réponse : le médecin est un personnage imbu de lui-même, sûr de lui et de son savoir, presque au mépris réel du malade qu’il prétend soigner.

C’est que la fonction médicale concentre en elle tous les fantasmes, positifs comme négatifs, dont sont « gratifiés » les soignants en général, qu’ils soient médecins ou pas. J’en veux pour preuve le symbole du caducée, originellement purement symbole de la médecine, repris depuis par presque tous les corps de soignants, depuis les sages-femmes jusqu’aux kinésithérapeutes en passant par les infirmières et les orthophonistes.

Héritiers des chamans, les soignants ont un pouvoir singulier, celui de connaître les causes et les conséquences des maladies, et celui de réparer ce qui a été abîmé par elles. La dose d’irrationnel dont est chargée la relation entre un patient et son soignant est maximale. La crainte en est donc logiquement une composante importante.

D’un autre côté, le soignant aussi subit les conséquences de ce pouvoir. Il en est souvent grisé, parfois jusqu’à l’ivresse. Dépositaire des peurs les plus profondes de son patient (la crainte de mourir, de souffrir, de vieillir, les craintes les plus primitives de l’être humain), il peut être tenté d’en faire un usage peu éthique, voire maléfique. Plus souvent débordé par elles, il va se protéger et édifier un rempart d’indifférence envers son patient. Il va en devenir distant, froid, peu empathique, parfois odieux.

Comme House.

Force est de constater hélas (et je dis cela de l’intérieur de la profession), que souvent les médecins occidentaux correspondent peu ou prou à cette description.

Entendons-nous bien (ceci est une petite digression qui a pourtant son intérêt dans la discussion) : j’adorerais parfois avoir la répartie, le culot et l’aplomb d’un House lors de certaines consultations. Parce que les évolutions négatives de la société touchent aussi à la santé et à la façon dont les « patients » méritent de moins en moins ce nom. Le consumérisme dont font preuve certaines personnes venant consulter est de plus en plus effrayant. L’image du soin tend à devenir celle d’un commerce comme les autres, et les patients se transforment en clients, qui exigent le service pour lequel ils estiment avoir payé (qui un certificat, souvent abusif, qui un examen complémentaire pour calmer leur angoisse, qui un traitement dont les vertus ont été vantées par une voisine/collègue/amie, et j’en oublie bien sûr…). Tous les soignants y sont confrontés au quotidien maintenant. Et je suis le premier à râler lorsque cela m’arrive. Je peux même en être assez désagréable. Si. Etre pris de haut n’aide pas vraiment à considérer le patient comme tel… On peut donc comprendre que les leitmotivs de la série House, M.D., comme « everybody lies », aient eu tant de succès des deux côtés du stéthoscope.

Mais déplorer cet état de fait ne suffit pas, loin de là.

House se débat contre lui avec ses propres armes, celles d’un personnage de fiction au mépris aussi grand que les talents dont il fait preuve (vous remarquerez que même la neurochirurgie la plus fine ne lui résiste pas…). On peut pardonner à un génie, surtout lorsqu’il n’est pas réel.

Je n’ai pas le talent de Gregory House et je cherche donc à combattre autant l’image du médecin hautain que la dérive du « prescrivez-moi cela, c’est mon droit ».

Les deux serpents du caducée

Soigner quelqu’un c’est faire usage de deux compétences essentielles et d’égale importance : la connaissance et l’humanité, qui muent comme des reptiles à chaque époque. La nôtre est traversée de deux mouvements qui peuvent paraître au premier abord contradictoires.

Les reptations de la connaissance

Les découvertes fondamentales dans la physiologie, les neurosciences, la génétique, la biologie moléculaire bouleversent complètement la médecine occidentale depuis les années 1950, mais ce mouvement s’est accéléré avec l’accroissement des techniques depuis en gros les années 1990.

La compréhension que nous avons des mécanismes intimes de la vie ou du vieillissement s’approfondit de semaine en semaine. Les dogmes les plus ancrés dans nos certitudes en sont chamboulés (j’avais appris que les neurones ne se divisaient jamais plus après leur formation, les récentes découvertes montrent que la régénération neuronale est possible sous certaines conditions). Et ces mécanismes de mieux en mieux compris commencent à avoir des applications concrètes dans le soin.

Des maladies comme la polyarthrite rhumatoïde, auparavant cantonnée à la corticothérapie avec des effets secondaires assez désastreux et une efficacité toute relative, se soignent maintenant avec des anticorps monoclonaux. Ces « biothérapies » sont prometteuses malgré l’inconnue qui subsiste sur l’étendue de leurs effets secondaires.

On commence à voir les premières applications de la cybernétique (l’homme interfacé du Neuromancien n’est plus si loin) avec des prothèses branchées directement sur les nerfs, voire dans les zones cérébrales elles-mêmes.

La réparation n’est d’ailleurs pas seulement possible au niveau macroscopique mais également au niveau génomique et moléculaire. Les protéines de substitution pour des désordres dégénératifs (Parkinson) commencent à laisser la place à des injections de cellules productrices, voire même à la réimplantation de gènes.

Le rêveur que je suis s’émerveille chaque jour de ce que la réalité commence à rejoindre la science fiction. Les idées qui fleurissaient il y a quelques années sous la plume de visionnaires (Kim Stanley Robinson avec les Menhirs de Glace, Robert Charles Wilson avec BIOS et Darwinia) commencent à être considérées plus sérieusement. Et nous ferions bien de les relire attentivement car s’ils ont anticipé ces découvertes, ils en ont aussi prévu les conséquences possibles.

Ces passionnantes avancées de la connaissance ont en effet un revers : une vision mécaniste de l’Homme, où tout peut être changé, remplacé. Où tout devient objet, y compris l’Homme lui-même. La réflexion de Robinson sur la mémoire, ou de Peter F. Hamilton dans le cycle de L’étoile de Pandore (où les gens peuvent télécharger leur esprit dans une matrice et renaître dans un nouveau corps) questionne notre Humanité même.

Dans ce mouvement, le médecin devient un technicien, de haut niveau certes, mais un technicien. Il ne peut rien sans la recherche, les machines, la science. Cela renforce la sensation de toute-puissance des médecins et du corps social dans son ensemble.

Que ce passe-t-il alors quand un patient vient nous voir après un diagnostic aussi banal maintenant qu’un trouble du rythme cardiaque ? Des questions l’angoissent toujours. Risque-t-il vraiment de faire une « attaque cérébrale » ? Les médicaments anticoagulants qu’il va prendre tout sa vie vont-ils vraiment lui faire risquer une hémorragie à tout instant ? Va-t-il devoir se priver de sa passion (la menuiserie) sous prétexte qu’il risque de se couper ? Et si l’on parvient un jour à lui régénérer un cœur à partir de ses propres cellules souches, qu’est-ce que ça changera à son organisme ?

Avec les restrictions budgétaires dans lesquelles nous baignons depuis quelques années, ces univers de science fiction auront-ils aussi raison sur un autre point fondamental : une médecine à plusieurs vitesses ? Des riches pratiquement immortels vivant sur une station orbitale surprotégée et des pauvres cantonnés à une misère crasse, une espérance de vie limitée, et une Terre polluée ?

Les anneaux de l’humanité

Cependant, dans le secret de nos cabinets médicaux, les patients, les malades, sont confrontés à une autre réalité.

Là, ce que nous connaissons et ce que nous savons soigner efficacement ou guérir ce n’est pas la même chose. Nos moyens sont exponentiels, mais certaines affections sont laissées à l’écart du « progrès » de la thérapeutique classique. Des choses banales comme un simple rhume, mais aussi tout un champ de pathologies plus méconnues : les désordres psychiatriques, les mal-êtres, les maladies auto-immunes, les syndromes douloureux chroniques (fibromyalgies).

Le médecin se retrouve à une place à laquelle il n’est plus habitué. Une place où l’humilité est de règle devant la Nature et le combat n’est plus seulement une affaire de techniques mais avant tout le résultat de la relation que le soignant noue avec son patient. Suivre quelqu’un depuis plusieurs années en épuisant toutes les ressources de l’arsenal thérapeutique moderne, en se confrontant avec lui ou elle au mur de l’échec, ça fait vraiment réfléchir sur ce que le serpent de la connaissance peut faire sans celui de l’humanité.

Comment les patients vivent ces traitements longs, aux effets secondaires parfois lourds ? Pour eux, le bénéfice et le risque que nous sommes habitués à peser dans nos choix médicaux, deviennent si proches l’un de l’autre que l’on peut parfois les confondre.

Pour ne rien arranger, les patients comme les soignants sont maintenant devenus suspicieux envers les laboratoires pharmaceutiques et les autorités de santé. Souvent à raison, hélas.

Ainsi, tout en utilisant notre savoir « moderne », certains d’entre nous cherchent à travers les neurosciences, la psychologie clinique, voire même d’autres paradigmes de soin comme les médecines traditionnelles (chinoises, ayurvédiques, orientales) les concepts qui sont en train de bouleverser notre façon d’exercer.

La démarche même de quelqu’un comme Bernard Fontanille dans une série documentaire diffusée par Arte est symptomatique de cette remise en cause de notre façon de penser les choses. Aller voir comment dans d’autres cultures que la notre, on voit et pratique l’art de soigner, sans se mettre a priori au-dessus de ces concepts parfois bien éloignés des nôtres.

Attention, il ne s’agit pas de refuser les progrès de la médecine occidentale, de sombrer dans un extrémisme idiot ou de verser dans des croyances qui confineraient au charlatanisme.

Il ne s’agit pas d’abandonner la « médecine fondée sur les preuves » qui structure la prise en charge médicale actuelle. Il faut au contraire renforcer l’évaluation de nos pratiques, renforcer la prévention. Se baser sur les conclusions scientifiques de la revue Prescrire, par exemple, est désormais une obligation si l’on veut soigner de façon saine et efficace.

Mais il faut avoir la lucidité de sortir des seuls concepts de manque/excès de substances, de déséquilibres chimiques.

Les thérapies dites brèves, cognitivo-comportementales, l’hypnose Ericksonienne, l’ostéopathie, la HTSMA, l’EMDR : toutes ces approches ont comme point commun de ré-humaniser le soin en postulant qu’on ne soigne pas quelqu’un si on ne le considère pas comme un système global. Une approche dite « holistique » qui à mon sens manque cruellement à notre vision occidentale.

Penser qu’on guérit un dépressif avec seulement l’aide des molécules chimiques est scientifiquement dépassé.

Le patient atteint de dépression n’est pas qu’un cerveau privé de nor-adrénaline ou de sérotonine. Il a des ressources en lui qu’il s’agit d’exploiter à son bénéfice. Ainsi, ce confrère qui a déclenché ma réflexion m’expliquait comment en prescrivant de contrôler non pas l’impulsion de nourriture mais plutôt l’expression de cette impulsion (« vous ne pouvez pas vous empêcher de manger ? Bien, alors préparez à l’avance ce que vous allez manger »), il avait permis à une boulimique d’arrêter seule une partie de ses symptômes, alors que toutes les autres approches avaient échoué.

Le patient lui-même possède souvent certaines clefs de son mieux-être. Le rôle du soignant est de les découvrir et de les lui faire utiliser pour améliorer l’efficacité des autres thérapeutiques.

La seule chose que nous devons tenir pour essentielle c’est la balance bénéfice-risque, le fameux « primum non nocere » de nos pères. L’hypnose a permis à une patiente d’arrêter de fumer alors qu’elle risquait de faire un accident vasculaire cérébral si elle poursuivait son addiction ? Très bien, on utilisera l’hypnose Ericksonienne. La psychanalyse ne permet pas d’obtenir d’amélioration dans le traitement de l’autisme ? Exit la psychanalyse…

Il faut pour cela se fier à notre propre appréciation clinique, à notre art de soigner, aussi bien qu’aux outils statistiques.

Quelques questions

D’autres paramètres entrent encore dans l’équation de la réinvention du soin dans notre culture : les technologies de l’information qui explosent, l’émergence d’une relation transformée grâce à (ou à cause de) l’internet. Et quelques autres questions que je me pose et dont je n’ai pas vraiment la réponse :

Le corps social dans son ensemble est-il prêt à dé-sacraliser les possibilités qu’offre la médecine occidentale ? Après tout, nous sommes tous des patients en puissance. Penser qu’on peut tout réparer par la technique est un réflexe puissamment ancré en chacun de nous. Notre société est technologiste, pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Les médecins sont-ils prêts quant à eux à abandonner le « tout protocole » pour assumer à nouveau que leur subjectivité peut les guider sans être toujours une source d’erreur ?

Les êtres humains sont-ils prêts à accepter qu’il ont une responsabilité à exercer dans la conduite de leur propre vie, y compris et surtout dans ce qu’il y a de plus intime en eux ? On voit trop souvent des patients déléguer leur décision au médecin. Certaines personnes à qui j’ai expliqué longuement chaque conséquence des alternatives qui s’offrent à elles me demandent encore :

« Mais vous, Docteur ? Vous choisiriez quoi à ma place ? »

Répondre que ce n’est pas moi qui vais passer sur la table d’opération ou qui vais avoir les effets secondaires d’un traitement, et que ce n’est certainement pas à moi de dire ce qui est « le bon choix » est très inconfortable à entendre pour beaucoup.

La liberté, surtout la liberté de choix, reste le véritable défi.

Dans la mémoire du Serpent à Plumes

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