Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich
Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich
Il en est de certains films comme de certaines œuvres mythiques : leur inexistence est plus puissante encore que leur réalité.
Ainsi, les textes perdus de Platon qui décrivaient l’Atlantide, les livres qui brûlèrent avec la Grande Bibliothèque d’Alexandrie, les codex aztèques ou mayas que les conquistadores ont détruits.
Ainsi, le film que Terry Gilliam n’a jamais pu achever sur Don Quichotte, qui donna naissance à Lost in la Mancha.
Ainsi, le film qu’Alejandro Jodorowsky n’a jamais tourné, celui qui s’inspirait du Dune de Frank Herbert.
Un cinéaste s’est intéressé à ce film, à sa préparation, à son histoire, dans un documentaire qui tente d’en transmettre l’esprit.
Le livre (lien vers Decitre, pour acheter en France…) de Frank Herbert est déjà en soi une œuvre culte.
Racontant une histoire se déroulant dans huit mille ans, il décrit un monde à la fois étrange et familier, avec un luxe de détails et une cohérence exceptionnelle. Il est surtout l’occasion pour son auteur de développer des thèses philosophiques, mystiques, politiques, qu’il ne fera que prolonger dans les autres livres du cycle.
L’histoire de Paul Atréides, rejeton du Duc Léto qui n’aurait jamais dû voir le jour puisque sa mère avait reçu l’ordre de son couvent Bene Gesserit de ne donner que des filles à son puissant époux, est une épopée à la fois intérieure et dramatique. Il y perce le secret de l’Épice, cette substance vitale pour la civilisation puisqu’elle permet le voyage interstellaire et développe les pouvoirs psychiques. Cette substance aussi précieuse que l’est le pétrole ou l’électricité pour notre civilisation, et qui ne se trouve que dans une seule planète dans tout l’univers, la désertique Dune, de son nom véritable Arrakis.
On comprend qu’une telle trame ait pu parler à Jodorowsky, sorte de chaman un peu échevelé pétri de légendes, de mystique, de substances psychoactives et de visions hallucinatoires.
Le moindre des attraits du documentaire est d’ailleurs de nous faire découvrir les films précédents de cet artiste à la fois cinéaste, dramaturge, scénariste et conteur. Une série de films étranges et kitsch à souhait.
À travers les entretiens avec toutes les personnes impliquées dans la préproduction du film : Jodorowsky lui-même, mais aussi son fils qui âgé d’à peine douze ans à l’époque devait jouer le rôle de Paul Atréides, son producteur, le français Michel Seydoux, le storyboarder, l’artiste conceptuel, le responsable des effets spéciaux, le documentaire nous fait toucher du doigt le processus délicat de la création d’un film.
Mais surtout, et c’est vraiment à mon sens l’intérêt majeur de ce documentaire, il nous montre ce que ce film mort-né aurait pu être : un monstre du cinéma. Une Œuvre fondatrice.
Jodorowsky avait convaincu des personnalités aussi dissemblables que Salvador Dali ou Mike Jagger d’interpréter des rôles aussi importants que l’Empereur Padishah Shaddam IV et le dérangé Feyd Gauta. Orson Welles lui-même devait apparaître.
H.R. Giger, le créateur cauchemardesque des monstres et des décors d’Alien et de Prometheus, devait superviser de nombreux concepts, tout comme Mœbius/Jean Giraud.
Les plans prévus ne furent pour certains vraiment tournés pour la première fois que dans des films ultérieurs, considérés à leur époque comme des jalons dans l’histoire du cinéma pour leur audace visuelle.
Il donna naissance à des plans de Star Wars, par exemple, comme la très fameuse contre-plongée fixe avec le destroyer impérial avançant vers le centre du cadre.
Le fait que ce film n’ait jamais vu le jour, mais ait infusé ses idées, ses solutions, ses audaces techniques comme scénaristiques dans d’autres en fait une matrice, une source d’inspiration d’autant plus infinie qu’elle n’est pas fixée. Car le film n’existera jamais tel qu’il fut pensé, et chacun peut donc se le construire à son idée, à son image. D’où sa puissance.
On sait ce qu’il advint ensuite des droits cinématographiques. Ce fut David Lynch qui reprit le flambeau, avec une tout autre vision, qui pour ma part reste tout de même une réussite, car on y retrouve quelques-unes de ses obsessions. Je n’ignore pas que les Lynchiens considèrent ce film comme étant la tâche dans la filmographie du Maître, mais je ne partage pas leur opinion.
En achevant la projection du documentaire, une fois la dernière image éteinte, je me suis senti empli à nouveau d’une énergie créatrice débordante. La volonté inébranlable de Jodorosky d’aller au bout de ses idées, de ne pas s’arrêter à l’échec qu’il put ressentir lorsque les studios lui refusèrent un budget pour tourner, la force de sa vision, m’ont rempli de confiance.
Cette volonté d’aller au bout de son projet sans se préoccuper des obstacles dont fit preuve Jodorowsky m’a ramené quelques années en arrière.
Certains de mes amis l’avaient baptisée en se moquant gentiment de ma confiance inébranlable : la Phœnix Attitude.
En y réfléchissant à nouveau, je me rends compte que, loin d’être une inconscience désinvolte, cette attitude est le cœur même de la création artistique. Certes, nous pouvons tous traverser des périodes de doute, penser que ce qui est sorti de tant d’heures de travail ne vaut finalement rien, n’a pas la qualité recherchée, ne plaira pas, ne nous plaît pas, sur le moment. Mais tous ceux qui créent, artisans ou artistes, ont en commun l’incroyable ténacité dont fit preuve Jodorowsky. Ils décident simplement d’entrer dans un état de conscience modifié, une autohypnose qui met volontairement de côté toutes les perceptions liées à l’échec potentiel de leur travail. Et ils avancent, armés de leur confiance, de leur culot parfois (et il en fallut pour aborder Mike Jagger ou pour traiter avec Dali).
Je n’ai pas fini de méditer sur ce film…
Et si vous voulez en savoir plus, à part le voir à votre tour, vous pouvez faire un tour sur la série d’articles que lui a consacré Emmanuel Gouvernaire sur son blog.