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Trois films sur un thème : l’I.A. dans le cinéma des années 2010

Trois films sur un thème : l’I.A. dans le cinéma des années 2010

Trois films sur un thème : l’I.A. dans le cinéma des années 2010

En quelques années, les problématiques liées à la robotisation, à l’automatisation, et à l’éventualité de l’émergence d’une Intelligence Artificielle sont passées de nos imaginaires à une réalité de plus en plus concrète, de plus en plus prégnante au fur et à mesure que les technologies qui faisaient le cœur de la Science Fiction ou de l’Anticipation se diffusent dans notre quotidien.

On peut même voir des tribunes de-ci de-là, demandant l’interdiction des robots-tueurs, ou dénonçant le recours croissant aux drones. Au point que Mais où va le web ? se demande s’il faut tuer Sarah Connor.

Nous vivons donc une époque unique dans l’Histoire, où l’imaginaire a précédé le réel à un point tel que parfois nous puissions avoir l’impression de nous retrouver plongés dans un roman d’Asimov, ou dans une scène de Terminator, voire de Blade Runner

Voilà pourquoi je me suis dit que, tout comme nous essayons de connaître l’Histoire pour ne pas en répéter les erreurs, nous devrions nous pencher sur ce que les écrivains, cinéastes, scénaristes et autres visionnaires ont pensé de ces problèmes, comment ils ont envisagé l’opposition ou la coexistence entre l’être humain et une forme de vie mécanique ou électronique.

J’ai choisi pour cela trois films sortis ces dernières années, car ils reflètent bien les préoccupations de notre époque. Mais bien sûr, ils font référence à d’autres œuvres plus anciennes, dont les échos déformés seront aussi intéressants à entendre.

Transcendance : les Big Datas et la Conscience Artificielle

Ce film de 2014 avec Johnny Deep dans le rôle principal est resté assez confidentiel, probablement du fait d’une réalisation assez classique et peu inventive, même si les images sont très léchées, ce qui n’étonnera pas de la part de Wally Pfister, qui a supervisé la photographie sur Dark Knight Rises ou Inception pour Christopher Nolan.

Le pitch est simplissime mais ses implications sont très intéressantes.

Un chercheur acharné cherche la clef de l’Intelligence Artificielle, mais est la cible d’un attentat de la part de terroristes anti-technologie. Alors qu’il est sur le point de mourir, il cherche à transférer sa conscience dans le cœur du superordinateur qu’il avait conçu, dans une démarche désespérée pour survivre et donner naissance à une entité numérique qui serait toujours lui-même.

Bien sûr, le transfert n’est pas exactement conforme, puisque certains aspects de la personnalité d’origine n’ont pas pu être téléchargés par manque de temps. Et le nouvel être numérique ainsi créé, dans sa démarche de développement et sa quête de survie, devient un véritable fléau pour l’Humanité. Capable de contrôler des êtres humains par l’intermédiaire d’implants connectés au réseau internet, il devient une sorte de dictateur virtuel transformant les humains en zombies asservis, qui lui servent d’effecteurs de terrain.

 Le film est très classique, mais il est l’un des premiers à donner un aperçu des applications des données massives accumulées par nos serveurs depuis quelques années. Les capacités de stockage et les algorithmes qui en ont découlé peuvent laisser entrevoir la possibilité de transférer une conscience (ou du moins une mémoire humaine) dans une machine. Reste à savoir si cette mémoire sera toujours un être vivant doué de morale et d’une conscience de l’autre, ou simplement une coquille vide uniquement préoccupée par l’efficience de son projet ou sa propre survie.

S’il est le premier film, il n’est pas la première œuvre de fiction à penser à cette éventualité. Le roman de Kim Stanley Robinson Les menhirs de glace (Icehenge en V.O.), en 1984, peignait déjà un futur où les êtres humains vivent 600 ans, mais où l’extension de la mémoire n’a pas suivi celle de l’espérance de vie. Les humains sont donc obligés de ne conserver que leurs souvenirs les plus récents. Leur personnalité s’en trouve donc altérée, leurs actions passées pouvant être oubliées de leur esprit lui-même.

La tétralogie de l’Étoile de Pandore, de Peter F. Hamilton, plus près de nous, décrit une technologie où les corps ne sont que des enveloppes charnelles consommables, alors que la personnalité et la conscience d’un être humain (pour peu qu’il soit assez fortuné pour cela), peut être téléchargée dans un nouveau corps. Et il semble que certains y travaillent.

Ces trois œuvres nous interrogent sur l’impact du numérique et de la technologie sur notre propre humanité. Serons-nous toujours humains une fois réduits à des séries de 0 et de 1 dans une mémoire informatique (comme la pitoyable clef USB de Lucy…) ? Notre quête d’immortalité et de puissance n’est-elle pas vouée à l’échec si elle nous fait oublier ce qui nous rend humains ?

Leur point commun est de considérer que la conscience n’est rien sans deux prérequis : la mémoire de nous-mêmes, et une forme de morale appliquée au monde et notamment au monde du vivant.

Souvenons-nous des Trois Lois de la Robotique créées par Asimov. La survie propre d’un robot, pour l’écrivain culte, ne vient qu’en dernière priorité après celle d’un être humain ou d’un être vivant. La morale ici est aussi artificielle que le corps du robot. Mais pour Asimov, la véritable conscience ne vient à la machine que lorsqu’elle peut choisir de s’affranchir elle-même de cette morale. C’est le choix qui crée la conscience. Le choix intime, le libre arbitre. La possibilité ontologique de faire le Bien ou le Mal.

S’il serait facile d’en conclure qu’à notre époque, c’est plus l’absence de morale et de considération du vivant qui défini l’accession d’une machine à la conscience que sa liberté à choisir (ce qui en dirait long sur notre évolution comme société), il ne faut pas oublier que Transcendance parle d’un humain transféré dans une machine et pas d’une machine qui aurait gagné une conscience par elle-même.

 Le parfait contrepoint à Transcendance est Ghost in the Shell. Dans le chef d’œuvre japonais, c’est l’océan des données informatiques (plus poétique que big data, non ?) qui donne naissance à une conscience artificielle, spontanément, un peu comme la vie est apparue de la soupe moléculaire primitive. Le Puppet Master devient donc un être vivant, et, exacte réplique inversée en miroir par rapport à Transcendance, décide d’exister en devenant physique.

Être vivant et conscient, c’est donc exister sur les deux plans à la fois.

 Ex Machina : de l’Esclave à la Rébellion

Un deuxième film à regarder : Ex Machina. Sorti cette année, il est beaucoup plus intéressant que Transcendance, car il traite véritablement du sujet de la conscience artificielle.

Le pitch : un ingénieur en informatique travaillant pour une puissante société technologique gagne un concours pour passer une semaine dans le repaire hypersécurisé et très isolé de l’excentrique milliardaire qui a fondé la compagnie, pour travailler avec lui sur un projet confidentiel. Le patron en question est un vrai génie de l’informatique, et demande à son employé de faire passer le fameux test de Turing à sa dernière création : un robot humanoïde féminin qui serait doué de conscience.

 La réalisation de ce huis clos est parfaitement réglée, avec son lot de retournements de situations. Les images placent l’action dans notre présent ou notre futur proche, avec juste ce qu’il faut de mise en scène pour ne pas sombrer dans le pseudo-documentaire. Enfin, les personnages sont très bien travaillés dans leur complexité, fondamentale pour s’interroger sur leur humanité ou leur degré de conscience.

Le film est tout à la fois un thriller et un drame, une mise en abîme et un questionnement sur nos actes envers une autre forme de conscience que la nôtre.
L’identification tout au long de son déroulement fluctue entre Caleb, le jeune programmeur, Nathan, son patron génial mais imprévisible, et Ava, l’humanoïde ingénue, mais pas tant que ça. Et l’on dévoile peu à peu l’envers du décor : une machine qui serait consciente, maintenue cependant à l’état d’objet sans âme, gagne-t-elle un instinct de survie et une volonté de s’affranchir des limitations que nous lui avons imposées ? Que peut-elle être amenée à faire pour cela ?

Projetons-nous dans quelques années, et observons ces robots humanoïdes qui font la guerre (si on les laisse faire), ou nous servent d’objets sexuels (si on laisse faire là encore). Ou regardons la série Real Humans

Comment pourraient-ils voir leur existence s’ils accédaient à la conscience ?
Auraient-ils des droits ? Des devoirs ? Et lesquels ?

Et pourraient-ils avoir envie de survivre ? De se reproduire ? De se libérer de leurs chaînes ? De nous combattre pour cela ? De nous détruire ?

La rébellion serait alors le seul mode de relation entre la Créature et son Créateur.

Cela ne vous rappelle pas Frankenstein et son « monstre » ? Et Blade Runner et ses Répliquants (et son test de Voight-Kampff) ?

Est-ce à dire que l’être humain ne peut penser une autre espèce intelligente que la sienne qu’en terme de dominance ou de méca-darwinisme ?

Dans toutes ces œuvres, les machines, les êtres artificiels créés par l’Homme lui sont devenus infiniment supérieurs, car non soumis aux limitations classiques de la chair (les machines sont plus fortes, plus résistantes, plus efficientes intellectuellement dans le traitement des données). Et dans ces univers, la machine juge donc l’être humain plus faible, moins adapté, voire nocif pour lui-même ou pour l’écosystème. Et décide de l’éradiquer.
C’est la vision de la machine comme instrument du Jugement Dernier. Terminator, Matrix, sont basés sur cette vision.

Mais cette vision est un avatar de notre propre façon de penser, humaine. N’avons-nous pas choisi de tout temps d’éradiquer les formes de conscience qui étaient considérées comme inférieures à la nôtre ? Les civilisations étrangères, par exemple.

C’est donc prêter à l’I.A. un fonctionnement purement darwiniste, froid et calculateur, mais en même temps si humain. Nous jugeons tout à l’aune de notre propre morale, y compris notre propre espèce. Mais qui nous dit que notre espèce serait considérée comme nuisible par une autre ?

Autómata : la Machine héritière de l’Homme

C’est la question qu’explore ce film de 2014 avec Antonio Banderas, méconnaissable dans un rôle très éloigné du Masque de Zorro et une ambiance qui rappelle vraiment beaucoup Blade Runner qui aurait rencontré I, Robot.

Le pitch : La Terre a été dévastée par des catastrophes biologiques et climatiques et l’Humanité, réduite à quelques millions d’individus, ne survit que dans des poches de civilisation restreintes et précaires, à la merci de radiations mortelles. Le projet fou de sauver le monde grâce à une armée de robots chargés de déployer un bouclier aérien a échoué. La technologie a régressé. Mais les robots sont toujours utilisés massivement. Jacq Vaucan (tiens, une petite parenté dans la sonorité avec Voight Kampff), enquêteur pour la société d’assurance qui couvre les dommages causés par ou contre les robots, est alors confronté à un mystère étonnant : un robot se serait suicidé. Selon les Lois de la Robotique, cela est impossible. Mais Jacq va découvrir le contraire.

L’intérêt de ce film réside autant dans l’ambiance qu’il parvient à créer, mélange de post-apocalypse et de survivalisme désespéré, que dans la présentation qu’il fait des machines devenues conscientes. C’est en effet à la Machine comme successeur de l’être humain après une « fin du monde » qu’il s’intéresse. Héritière de la science et de la connaissance humaine dans un monde où les Hommes eux-mêmes perdent peu à peu leur culture, acculés par leur impossible survie, la Machine devient le réceptacle de la prochaine civilisation, celle qui pourra perpétuer la nôtre à travers les âges sombres de l’enfer nucléaire.

Étonnant film où le paradoxe est partout : c’est la machine qui devient positive et l’humain négatif. Le renversement du paradigme habituel des robots destructeurs est particulièrement bien rendu dans la peinture d’êtres humains oubliant leur morale ou perpétuant les vieux schémas de destruction de ce qu’ils ne parviennent pas à comprendre. En contrepoint, les machines, même affranchies des Trois Lois, gagnent un respect envers la vie sous toutes ses formes qui ne fait que renforcer en creux la vacuité des choix moraux des Hommes.

Et voir Antonio Banderas le crâne rasé, ça vaut bien le détour !

Bonus : Extant, la série qui parle de robots et d’aliens

Malgré tout, en visionnant ces trois films, on ne peut pas embrasser la totalité du problème de l’émergence de l’I.A. dans notre monde. Parce que les racines en sont plus anciennes, parce que de nombreux aspects ne peuvent être traités en un film, une série est plus à même d’aborder de nombreux angles d’attaque à la fois.

C’est ce que fait Real Humans, que beaucoup d’entre vous ont certainement vu. Et c’est ce que fait Extant, qui est plus confidentielle.
Puisqu’il est maintenant admis que les séries américaines sont une possibilité pour relancer la carrière d’acteurs qui ont du mal à trouver un second ou un troisième souffle dans leur carrière (Kevin Spacey et House of Cards, par exemple), c’est Hale Berry qui s’y colle cette fois, aux côtés de Goran Visnic. Si, si, celui qui avait eu le redoutable privilège de faire oublier George Clooney dans Urgences en incarnant le Docteur Kovac.

 

Le pitch : une cosmonaute réputée stérile revient enceinte d’une mission de 18 mois en solo sur une station spatiale. Son mari, ingénieur en robotique, tente de faire face avec elle à cet événement incroyable tout en essayant d’élever correctement leur premier « enfant », un robot doté d’une intelligence artificielle conçue pour évoluer comme celle d’un enfant humain, un Humanich.

Il est bien sûr question d’aliens et de robots, d’intelligences artificielles et de nouvelles espèces émergentes, de la survie de l’Humanité, de son évolution.

 La série est assez contrastée. D’un côté Ethan, le prototype Humanich, incarne une vision assez neuve et très optimiste de l’I.A., comme un enfant qui gagne peu à peu en autonomie et en libre arbitre, tout en conservant un lien avec l’Humanité. De l’autre, Lucy, sa « grande sœur », deuxième Humanich à être créé lors de la deuxième saison, est beaucoup plus classique en faisant vivre une I.A. froide, jugeante, dangereuse et affranchie de la morale humaine.

Plus encore, on y voit à l’œuvre l’esprit de ruche qui caractérise souvent le danger que l’on prête à une I.A. dont la conscience deviendrait universelle grâce au réseau internet mondial et pourrait agir à travers tous les objets connectés.

Mais il y a plus dans cette série où la première saison est beaucoup plus dynamique et accrocheuse que la deuxième : le nombre faramineux de petites inventions que l’on y voit à l’œuvre dans le quotidien. Les smartphones ont pris un sacré coup de jeune, et la technologie est partout. Les scanners médicaux sont des filets métalliques posés simplement sur une partie du corps, les blessures sont soignées très rapidement, et pourtant, tout est crédible.

Au-delà de nous faire un peu plus réfléchir sur le problème central que pose l’émergence d’une I.A., c’est-à-dire notre relation à ce qui est Autre, la série est truffée de références.

Si vous parvenez jusqu’à l’épisode 9 de la deuxième saison, vous pourrez par exemple peut-être reconnaître la reprise telle quelle d’une tirade de Harrison Ford dans Blade Runner lorsqu’il examine un cliché, dans la bouche de Lucy.

Tout ceci n’est bien sûr pas un panorama exhaustif de ce que les artistes ont construit vautour de l’Intelligence Artificielle, mais bien un point de départ dans une réflexion plus large.

N’hésitez d’ailleurs pas à la poursuivre dans les commentaires. Ou en prolongeant ce billet par d’autres en vision croisée sur vos propres espaces virtuels.

Chasse Royale, de Jean-Philippe Jaworski, et ses liens avec le Cycle d’Ulster

Chasse Royale, de Jean-Philippe Jaworski, et ses liens avec le Cycle d’Ulster

Chasse Royale, de Jean-Philippe Jaworski, et ses liens avec le Cycle d’Ulster

Quand on apprécie la verve dont Jean-Philippe Jaworski fait preuve dans ses écrits les plus connus que sont Janua Vera et Gagner la guerre, quand on a dévoré le premier tome de Rois du Monde, et surtout, quand on a été nourri de légendes celtes tout au long de son enfance et de son adolescence, la sortie de Chasse Royale ne pouvait être qu’un événement très attendu.

Un peu comme lorsque l’on a patienté de longues heures devant la vitrine d’une confiserie et qu’enfin la sucrerie tant désirée se retrouve entre nos mains.

Il faut dire que l’on a pu saliver un moment entre Même pas mort et Chasse royale : plus d’un an.

Il faut dire aussi que les couleurs de la sucrerie précédente étaient flamboyantes.

Comme souvent, le personnage principal du roman, Bellovèse, est une figure contrastée, au caractère bien trempé, et à la gouaille intarissable, voire même à la jactance permanente.

La réussite de Même pas mort était justement de faire vivre ce personnage dans une trame à la fois réaliste et très imprégnée de surnaturel. De faire vivre une époque qui ne nous est pas si familière que cela tout en nous faisant apprivoiser la violence et la beauté mêlées de ce monde gaulois que nous avons tant fantasmé depuis notre enfance.

Si la chose avait si bien fonctionné, c’est que le parti-pris est très finement pensé : le monde gaulois antique est un monde de croyances surnaturelles, et en choisissant de raconter l’histoire sous le prisme de la mentalité gauloise, des événements parfaitement naturels peuvent être interprétés de manière surnaturelle. Voire guider les actes des protagonistes réagissant à ce qu’ils considèrent comme surnaturel.

L’artifice sème donc aussi la confusion dans l’esprit du lecteur, qui perd ses propres repères, et entre forcément dans un schéma de pensée inconnu, où l’auteur mène la danse, pour notre plus grand plaisir. Du moins dans le premier tome.

Le plaisir était rehaussé par le soin tout particulier pris à nommer les lieux de l’histoire d’après leurs noms antiques sans jamais faire de référence à ce que nous connaissons de notre pays. Et pourtant, le lecteur curieux pourra retrouver en furetant sur le net quelques endroits qui peut-être lui parleront : Ussel en Corrèze peut-il être l’Uxellodunon du roman ? Je rejoins Lune dans sa critique : il manque une carte à ces livres… au moins une carte imprécise comme les Grecs ou les Romains savaient les tracer.

On reconnaît aussi de nombreux motifs celtes dont Jaworski se sert en le revendiquant, puisque son ambition est bien de faire revivre l’époque sur deux plans parallèles : dans l’intrigue elle-même comme dans la forme littéraire que devait prendre cette trilogie, conçue en rinceaux comme l’étaient apparemment la poésie et la pensée gauloises.

Dans Même pas mort, on suivait donc Bellovèse dans l’événement fondateur de son existence : laissé pour mort lors d’une bataille, et donc considéré comme tel, il survit néanmoins, et devient alors un être tabou, un être que la mort a rejeté sans que les vivants aient de place à lui faire. Socialement, il devient quelqu’un d’étrange, voire d’étranger, porteur de pouvoirs inconnus et inquiétants.

C’est un Interdit druidique, une règle sociale imposée à un individu tant qu’il n’a pas accompli certains actes, qui dirige donc son existence.

Et cet Interdit va le pousser à se rendre dans l’Île des Vieilles, une enclave empreinte elle aussi de magie, pour y accomplir un dessein qui n’est même pas le sien mais qui le fait entrer plus encore dans l’écheveau complexe de relations politiques, mystiques, familiales qui sont tissées autour de lui, premier fils d’un roi dépossédé de son titre et de son rang et rendu orphelin de père par son propre oncle.

Plus politique, Chasse Royale aborde véritablement les relations de Bellovèse avec la cour de son oncle Ambigat, dont, par un jeu d’alliances subtil, et à force de courage comme à force de renoncements et de choix entre diverses loyautés, il est devenu un membre reconnu. Sa place ambiguë n’est d’ailleurs pas si lointaine de celle qu’il avait avant de retrouver son statut de « pleinement vivant ».

Il est en effet à la fois le pire ennemi potentiel du Haut Roi Ambigat, son oncle et meurtrier de son père, mais aussi l’un de ses plus grands héros et l’un de ses plus grands soutiens. Et c’est dans cette lutte entre deux factions opposées mais pas toujours bien identifiées qu’il se trouve être l’enjeu principal, en compagnie de son frère et presque double Ségovèse.

Une lutte non seulement politique mais aussi religieuse, puisque chaque camp est soutenu par une faction druidique qui revendique la suzeraineté spirituelle et les pouvoirs d’intermédiaire entre le monde surnaturel des dieux et des esprits, et le monde temporel des rois et des héros. C’est encore un conflit religieux qui initia la guerre entre Ambigat et Sacrovèse, le père vaincu de Bellovèse et Ségovèse.

Si l’on peut voir de nombreuses allusions à la tragédie grecque dans l’enchaînement des événements (serait-ce un hasard si le personnage auquel Bellovèse est censé faire ce récit au crépuscule de sa vie est un Hellène ?), le propos comme le déroulement de l’intrigue ont aussi des liens avec d’autres histoires celtes. Le plus flagrant de ces emprunts est le Cycle d’Ulster (attention, lien en anglais), nommé aussi le Cycle de la Branche Rouge, un ensemble de contes irlandais. La citation du début de Chasse Royale est d’ailleurs tirée du Táin Bó Cúailnge, l’épisode le plus connu du Cycle, où le héros Cú Chulainn se bat contre toute une armée venue dérober la richesse de son royaume, le bœuf brun de Cooley.

Le parallèle entre les deux héros est très intéressant à faire. J’ai presque eu l’impression de me retrouver devant deux faces d’une même personne, devant les incarnations irlandaise et gauloise d’un même héros. Un concept profondément celte : chez les Irlandais, la déesse Morrigan est une déesse à trois incarnations possibles, et chez les Gaulois, le dieu Sucellos possède un marteau dont une extrémité de la tête peut tuer, et l’autre ressusciter. Sucellos qui deviendra Janus, le dieu aux deux visages chez les Gallo-Romains.

Cú Chulainn, le héros irlandais, est lui aussi impliqué dans une relation complexe avec son oncle, le Roi d’Ulster Conchobar Mac Nessa, et dans une lutte entre le Royaume d’Ulster et le Royaume de Connacht dirigé par la Reine Mebd. Les alliances et les affrontements fratricides qui se font jour peu à peu jusqu’à éclater dans Chasse Royale sont ouverts et font rage dans le conte irlandais. Bellovèse qui choisit un camp différent de son frère et quasi jumeau Ségovèse fait écho au combat meurtrier qui opposera Cú Chulainn et son ami d’enfance Fer Diad. On retrouve d’ailleurs le même motif familial à l’origine du conflit fratricide : un frère ou quasi-frère (Ségovèse et Fer Diad), fils spirituel ou physique d’un héros ennemi (Sumarios, le deuxième homme de la mère de Bellovèse et Fergus) qui servit de père à Bellovèse comme à Cú Chulainn.
La Chasse Royale dont il est question dans le livre de Jaworski est aussi le pendant de l’enjeu de la lutte entre Ulster et Connacht : la possession du Taureau brun de Cooley.

Si d’ailleurs vous avez l’occasion de passer en Irlande, il est possible de visiter les ruines archéologiques d’Emain Macha, la capitale de l’ancien Royaume d’Ulster, et d’y apprendre beaucoup sur l’épopée de Cú Chulainn. Pour un petit aperçu, vous pouvez aller là (lien en anglais bien sûr).

Lire Jaworski c’est donc entrer pleinement dans une légende aussi vieille que l’épopée des Thuatha Dé Danann, transposée dans un monde qui nous est plus proche.

C’est aussi entrer dans une façon de pensée qui change radicalement de la nôtre sur un point essentiel : la violence et la valeur attachée à la vie.

L’un des défauts narratifs du livre est la place accordée à la description des combats. Des morceaux de bravoure sur l’écriture, toujours aussi colorée et imagée, toujours aussi riche de termes inusités et de belles tournures, mais beaucoup, beaucoup trop… verbeuse.

Certes, là encore je crois que le propos est de nous plonger dans ce monde violent où les querelles se règlent à coup d’épée ou de lance bien plus sûrement qu’à coup de beignes viriles, où la vie est le jouet non seulement des machinations divines mais aussi des maladies, des guerres et des famines. Mais si les contes irlandais regorgent de ces combats titanesques que nous expose l’auteur ad nauseam, et si cette tradition se prolonge même jusqu’à Chrétien de Troyes et ses descriptions cliniques de mâchoires qui volent sous l’impact des lances de joute, il me semble que la surenchère est poussée un peu trop loin.

Enchaîner autant de combats les uns aux autres avec autant de description est sans doute un choix pour montrer : la vantardise de Bellovèse (qui est le narrateur de sa propre histoire), la violence de l’époque, le statut de héros invincible, la filiation avec les épopées celtes.

Mon reproche est que justement cette façon de faire ne renouvelle pas véritablement le genre. Le premier tome et une bonne partie du second suffisent amplement pour savoir à qui l’on a affaire avec Bellovèse : un guerrier solide dont la bravoure et l’adresse au combat sont parmi les plus grandes. Un futur roi (un Roi du Monde ?). Point n’est besoin d’en remettre une, deux, voire trois couches. Jusqu’à scinder ce deuxième tome en deux au motif qu’on avait beaucoup de choses à dire. Et au passage de déstructurer le projet initial (en tous les cas tel qu’il avait été énoncé, avec une logique artistique évidente et vraiment élégante comme l’auteur l’avez exposé dans une vidéo sur YouTube qui n’est hélas plus disponible).

Il eût été plus élégant justement, à mon avis, de faire quelques ellipses (dont Jaworski se sert d’ailleurs magistralement dans le premier tome, et avec même des justifications dans la trame du récit et la vision celte d’un conte en rinceaux) et d’introduire comme dans Même pas mort des flash-back ou des flash-forward, des incursions dans le surnaturel plus visibles, de façon à pousser plus encore le sens de « destinée hors du commun » que l’on sent être le fil conducteur du récit.

Quant à la chasse qui donne son titre à l’opus et qui ouvre le récit, elle est la véritable réussite de ce tome. On suit les chasseurs sur la piste du mystérieux cerf, animal mythologique majeur dans la culture celte, avec la même magie que lorsque Bellovèse suit l’ombre dans la brume au cours du premier tome. On s’attend d’ailleurs à traverser la frontière ténue qui sépare ce monde-ci de l’Autre, celui des Dieux. Mais hélas, la conclusion de cette chasse nous cueille bien tard, à la fin, sans apporter le souffle qu’elle promettait.

Pour tout dire, j’ai eu à la lecture un sentiment mêlé de : trop-plein (de combats, de phrases longues), frustration, gâchis. Le tout heureusement en moindre quantité que le plaisir à lire la faconde intacte de Jaworski, car le bougre n’écrit vraiment pas comme un pied.

Mais ce sentiment si indéfinissable de déception sourde m’a vraiment gâché mon plaisir.

Est-ce un nouvel avatar de la Malédiction du deuxième tome (ou de la deuxième saison) ?

J’avoue être depuis plus circonspect sur la suite de la tétralogie (puisque maintenant c’en est une).

Penny Dreadful, la Malédiction de la deuxième saison

Penny Dreadful, la Malédiction de la deuxième saison

Penny Dreadful, la Malédiction de la deuxième saison

Je vous ai parlé de mon enthousiasme pour la première saison de Penny Dreadful dès l’année dernière.

Servie par un casting sérieux et des moyens conséquents, une reconstitution exigeante et une photographie dosée, cette première saison n’avait comme seul défaut à mon goût que d’être trop courte et de précipiter son dénouement de façon un peu bâclée. La disparition un peu expéditive de Van Helsing en était un symptôme criant dès les premiers épisodes, mais j’avais pu mettre cet incident sur le compte d’une direction artistique se voulant relecture iconoclaste des grands auteurs gothiques.

Le sujet et son traitement me paraissaient tellement prometteurs, et le jeu d’acteur, d’Eva Green alias Vanessa Ives notamment, pouvait hausser la série au rang de culte.

Sur cette bannière de promotion, de gauche à droite on reconnaît :
Dr Viktor Frankenstein, Dorian Gray, John Clare, Ethan Chandler, Vanessa Ives, Sir Malcolm Murray, Sembene, Mrs Poole, Ferdinand Lyle.

Une longue année est passée, et lorsque le premier épisode de la saison deux fut diffusé, vous m’imaginez bien scotché devant mon écran. La magie opère, dès les premières images. Les deux premiers épisodes sont cependant encore teintés de ce goût d’inachevé laissé par le final de la première saison.
Et puis l’intrigue commence à se déployer paradoxalement avec un épisode flashback, le troisième, l’un des plus réussis. Enfin, la trame finit par se dérouler, mais là encore on retrouve le vieux défaut de la série. On se prend à rêver de plus d’ampleur.

Il n’y a pourtant toujours rien à redire à la réalisation, au soin porté à l’ambiance.

Les dialogues et les situations montrent que l’équipe prend à cœur d’explorer toutes les facettes de l’épouvante à la mode gothique. Les interrogations de celui qui se fait appeler John Clare, comme celles de son Créateur malheureux et morphinomane, Viktor Frankenstein, celles de Vanessa Ives et de son protecteur Ethan Chandler, l’hubris de Lily/Brona répond au côté sombre de Dorian Gray, et c’est à travers ces duos, ces couples, ces oppositions parfois comme à des miroirs, que la série interroge sur la nature monstrueuse des sorcières, des non-morts, des loups-garous, et nous renvoie à nos propres monstruosités.

C’est un parfait exemple de ce que l’on pourrait créer à partir d’une chronique du jeu de rôle Vampire, tant dans sa mouture historique des années 1990, La Mascarade, que dans la nouvelle itération, Le Requiem.
Pour ceux qui ne sont pas familiers des jeux de rôles, disons que l’interrogation sur la part d’humanité qui reste à un monstre assoiffé de sang en était l’une des thématiques.

Les premiers épisodes construisent d’ailleurs une mythologie autour de Lucifer et Amunet qui n’est pas sans rappeler celle que La Mascarade avait construite en son temps autour du mythe fondateur des vampires avec Caïn comme Père et Lilith comme Mère. Le puzzle que déchiffrent les protagonistes afin de comprendre le fameux Verbis Diablo fait écho aux trois suppléments de La Mascarade qui étaient sensés être des livres sacrés pour les Caïnites : The Book of Nod, Revelations of the Dark Mother, et The Erciyes Fragments.

La teinte d’égyptomanie que l’on avait perçue dans la première saison se poursuit en filigrane lors de la deuxième, et ces mythes créent le mystère. On pense à Isis, Osiris et Seth, on pense aux momies, et à des malédictions millénaires.

Mais pour le moment cette mythologie, qui contient en germe le destin du personnage central qu’est Miss Ives, comme celui de son protecteur, le Lupus Dei, Ethan Chandler, n’est qu’esquissée, et on pressent qu’elle sera plus centrale dans la troisième saison.

Les problématiques des personnages se répondent, donc, et s’entrecroisent au point de nous entraîner dans cette quête d’identité, presque malgré nous.

Car c’est peut-être là que réside la clé de cette impression d’incomplétude.

Alors que je m’attendais à une histoire où les personnages apprendraient à accepter leur nature profonde et à s’en servir pour lutter contre de plus grands périls, la plupart d’entre eux sont encore en train de se chercher pendant tout ce temps.

Et c’est finalement au conte de la découverte d’eux-mêmes que nous convie Penny Dreadful.

Comme un louveteau, Ethan n’a pas encore compris comment maîtriser la transformation que l’astre sélène lui impose chaque mois. Malgré son apprentissage auprès de son mentor, brûlée vive, Vanessa Ives n’assume pas encore totalement son pouvoir, même si son duel avec Mrs Poole lui révèle une force bien supérieure à ce que l’on pensait auparavant.

Il n’y a guère que Brona/Lily, Dorian Gray et John Clare qui parviennent à comprendre leurs natures. John Clare, après avoir triomphé de la tentation, trouve sa voie dans la posture d’un sage ermite, tandis que Gray et Lily assument leurs monstruosités et les allient pour devenir le probable prochain grand méchant bicéphale de la série.

Cette saison 2 est donc pour moi une saison plus psychologique que dramatique, une sorte de transition.
J’ai un seul vrai regret : que le personnage de Sembene, qui promettait des développements passionnants « à la Allan Quatermain », soit évacué avec une si grande désinvolture.

Je place tous mes espoirs dans la troisième (et apparemment dernière) saison, pour enfin voir se déployer sur écran une série gothique alliant l’aventure à la réflexion suivant un dosage parfait que jusque là, la malédiction de la deuxième saison l’aura empêchée de devenir.

Jonathan Strange & Mr Norrell, du roman à la série

Jonathan Strange & Mr Norrell, du roman à la série

Jonathan Strange & Mr Norrell, du roman à la série

J’ai découvert le roman de Susanna ClarkeJonathan Strange & Mr Norrell, en 2006 ou 2007, grâce à ma petite sœur, qui m’offrit le livre conséquent de l’édition noire (oui, il y avait deux couvertures possibles, l’une noire avec tranche des pages de la même couleur et titre en blanc, l’autre blanche avec le titre en noir), et j’ai tout de suite été conquis.

La forme était déjà très singulière : l’histoire est écrite dans le style des romans anglais bourgeois du XIXe siècle, à la manière de Jane Austen, ou de Charles Dickens. Ce mélange très british de description psychologique, d’action lente, de considérations politiques et morales, était déjà inhabituel dans un roman historique contemporain. L’immersion s’en trouvait étrangement facilitée, malgré la lourdeur et la lenteur inhérentes à cette façon d’écrire dont nous sommes aux antipodes depuis que la littérature « fantastique » au sens large s’est inspirée des codes modernes du cinéma, de ses phrases courtes et percutantes, de ses « mouvements de caméra » et autres artifices visuels.

Ici, l’écriture est un peu alambiquée, les tournures volontairement archaïques, la vision du narrateur volontairement partiale. On se glisse parfaitement dans la façon de penser un peu étriquée de la haute bourgeoisie et de la noblesse britannique, voire même anglaise tout court, tant il est question de l’Angleterre, et non du Pays de Galles ou de l’Écosse. On sourit malicieusement aux conventions sociales passéistes, très bien retranscrites. On a plaisir à voir le monde avec les préjugés de l’époque. On frémit, aussi, de comprendre la vision raciale marquée de bienveillante condescendance qui avait cours alors en suivant le parcours du domestique noir Stephen Black, qui deviendra « l’esclave sans nom » au cours du récit.

Et pourtant le plus intéressant n’est pas la forme de l’écrit, mais bien le fond et l’univers que déploie Susanna Clarke tout au long des 843 pages de son récit.
Car il ne s’agit pas seulement d’une très bonne reconstitution de l’époque des Guerres napoléoniennes vue du côté anglais, avec sa société georgienne déjà pétrie des certitudes et de la morgue qui feront la puissance de l’Empire Britannique sous Victoria quelques dizaines d’années plus tard.
Non, il s’agit bien d’une uchronie construite non seulement à travers le récit lui-même, mais aussi tout au long des centaines de notes de bas de page insérées par l’auteur pour expliciter ou développer tel ou tel point de son univers, à la manière là encore des écrivains du XIXe siècle, aussi bien anglais que français (Jules Verne en était un adepte forcené, lui aussi).
Et le génie de cette uchronie est d’être si bien ajustée aux événements réels que la vraisemblance s’impose d’elle-même, malgré la distorsion fantastique des changements opérés.

Tout commence lorsque Mr Gilbert Norrell, honorable bourgeois de la région d’York, dans le nord de l’Angleterre, décide un beau jour de remettre à l’honneur la pratique de la magie dite « anglaise », abandonnée 300 ans plus tôt, car apparemment décrétée trop dangereuse. Se déclarant seul magicien praticien d’Angleterre, il débute par un coup d’éclat qui fera sa célébrité : il donne vie aux statues gothiques de la cathédrale d’York, sous les yeux médusés des magiciens « théoriciens » qu’il tient en si piètre estime.

Dès lors, il se destine à rendre la magie anglaise « honorable » et « respectable », loin des « maléfices » souvent attachés aux anciens magiciens héritiers du plus puissant d’entre eux, le fameux Roi Corbeau qui aurait régné dans le nord de l’Angleterre grâce à un pouvoir magique sans limites ou presque et à son alliance avec les êtres Fées.

Rapidement, les prodiges de Norrell lui attachent des hommes sans scrupules (Lascelles et Drawlight), mais aussi l’intérêt du gouvernement anglais, aux prises alors avec Napoléon et son expansion irrésistible sur le continent européen. Sir Walter Pole, politicien influent, va utiliser ses talents pour combattre le Blocus Continental mis en place par l’Empereur des Français contre les îles britanniques.

Mais ce sont deux autres magiciens qui vont changer le destin de Mr Norrell.
Jonathan Strange, tout d’abord. Un bourgeois oisif qui, sous l’influence de sa femme Arabella, intelligente et inspiratrice, va se lancer à corps perdu dans l’étude de la magie et va devenir le seul élève de Norrell. Il sera si prometteur qu’il prendra bien vite des voies différentes, si ce n’est opposées, de son illustre maître. Il en sera pour cela à la fois reconnu (il participera sur le champ de bataille à la guerre contre Napoléon, permettant aux anglais de remporter de nombreuses victoires tant dans la guerre d’Espagne que lors de la bataille décisive de Waterloo), et détesté (il sera accusé de sédition et jalousé par son maître qui le verra avec horreur se tourner vers les anciennes formes de magie, plus puissantes et plus sauvages que celles, respectables, qu’entend développer Mr Norrell).
Et le Gentleman aux Cheveux comme du Duvet de Chardon, un être Fée invoqué par mégarde par Norrell lors d’une tentative désespérée de rendre la vie à l’épouse décédée de Sir Walter Pole, base de toute l’histoire racontée dans le livre.

Ce sont les relations entre Norrell et Strange qui structurent le récit. Leur amitié, leur opposition, leur affrontement, leur réunion, content les deux visages de toute grande collaboration : l’admiration réciproque qu’ils éprouvent l’un pour l’autre n’a d’égale que le différend fondamental qui deviendra leur pomme de discorde. L’un désire retrouver la grandeur des mages d’autrefois et rendre à l’Angleterre son Enchantement, quand l’autre veut à tout prix éviter de répéter les mêmes erreurs que ses prédécesseurs en ostracisant la part la plus puissante de la magie : les êtres Fées.

Et c’est là le deuxième axe, le plus intéressant pour quelqu’un qui a baigné comme moi toute sa vie dans les mythes, les légendes des Sidhe et les contes celtes : la relation des deux magiciens envers la source de la magie que sont les Fées, et les conséquences qu’aura leur « invocation » du Gentleman aux Cheveux comme du Duvet de Chardon.

Susanna Clarke reprend avec intelligence les caractéristiques attribuées depuis des siècles à ces êtres inhumains : leur amoralité, leur obsession du jeu, leur égocentrisme, leurs interdits (les fameux geiss celtes), leur puissance magique et leur frivolité. Les Danses Féériques dans lesquelles les Humains sont entraînés pour leur plus grande perte. Les maléfices ou les bénéfices que peuvent engendrer les marchés passés avec ces créatures. Les subtilités et les règles que l’on doit suivre pour marchander avec eux et ne pas se retrouver pris au piège de leurs intérêts incompréhensibles.

Le roman, donc, était une sacrée découverte, d’une richesse foisonnante, bien plus encore que mon rapide résumé ne peut laisser entendre.

Quelques cartes du jeu de tarot créé par la BBC pour la promotion de la série.
Elles font écho au jeu de tarot que Childermass utilise tout au long des sept épisodes.

J’en ai même un temps voulu faire une adaptation en court-métrage de quelques scènes marquantes : celle de Strange expérimentant la folie à Venise, ou bien celle qui lui permit de comprendre la folie du Roi George.
Mais bien entendu, les moyens nécessaires à la réalisation étaient bien au-delà de ceux que je pouvais réunir, même après la production d’Ultima Necat.

Et cependant, d’autres avaient eu la même idée que moi, et les droits cinématographiques allèrent d’un studio à l’autre pendant si longtemps que l’on perdit l’espoir de voir un jour l’histoire portée à l’écran.

Si bien que lorsque j’entendis parler de la minisérie de la BBC, mon sang ne fit qu’un tour.

Les sept épisodes furent un véritable délice.
L’adaptation est réussie, dans tous les domaines.

Non seulement l’univers du roman est crédible à l’écran, non seulement l’ambiance est bien rendue, mais aussi le casting est choisi avec soin, et surtout le passage de l’écrit suranné à l’image cinématographique moderne est une grande, une splendide prouesse, qui permet de rendre honneur à toutes les petites notes de bas de page que Susanna Clarke avait si bien posée comme des cailloux dans un jeu de piste à travers ses 800 pages.

Les moyens mis sur le projet sont conséquents. Les effets spéciaux crédibles. La reconstitution des costumes, des décors, sans tâche. La réalisation et le soin porté à la lumière rendent hommage à l’ambiance à la fois sombre et flamboyante de l’histoire en la transposant vers un autre média sans la dénaturer.

Enfin, et surtout, les changements opérés dans la trame sont si bien intégrés qu’ils en deviennent invisibles ou lorsqu’ils apparaissent, c’est pour le meilleur.

Ainsi, Strange change un peu de caractère, en devenant plus amoureux de sa femme que passionné par son art magique, au contraire de son double d’encre et de papier, plus dévoré d’ambition, au moins jusqu’à ce qu’il comprenne le tour que lui a joué le garçon féérique. Son destin final en est par contre un peu moins tragique, le désintéressement altruiste dont il fera preuve perdant en force à cause du manque de l’antipathie que l’on pouvait ressentir pour lui dans la lecture du roman.

Ainsi, Norrell devient moins monolithique et plus ambigu dans sa façon de considérer son pupille et rival.

Ainsi, Childermass, le fidèle serviteur de Norrell, devient-il plus consistant et plus trouble que jamais, et sa relation à son maître se teinte-t-elle d’une plus grande ambiguïté, de même que son rapport à la magie.

Ainsi, Arabella Strange comme Lady Pole deviennent-elles plus combatives.

Ainsi, la présence de Lord Byron devient-elle si accessoire que le personnage en est juste évoqué dans un dialogue obscur entre Flora Greysteel et son père.

Et s’il est juste que ce soient des Anglais qui aient finalement adapté le roman de la renaissance de la magie anglaise, force également est de constater que l’art des séries made in britain n’a vraiment rien à envier à son cousin des Treize Colonies.

Pour vous en convaincre, un petit trailer ?

Et pour conclure : cette histoire et son univers si fouillé ne feraient-ils pas une excellente campagne de jeu de rôle ?

Tous les ingrédients y semblent réunis : un cadre historique peu souvent exploré, des personnages hauts en couleur, une magie puissante, mais cadrée, des opposants mystérieux, des factions diverses à incarner dans le groupe de héros (probablement tous des magiciens pour que cela soit intéressant).

Je songe à proposer, lorsque le temps redeviendra une denrée moins rare, l’idée à mes compagnons de jeu.

Il ne resterait qu’à trouver un système adéquat.

Je pense à FATE

Another Earth, de Mike Cahill

Another Earth, de Mike Cahill

Another Earth, de Mike Cahill

Après avoir chroniqué il y a quelque temps I Origins, je m’étais mis en quête du précédent métrage du réalisateur Mike Cahill, intitulé Another Earth.
La surprise fut de taille.

Le pitch est aussi intrigant que celui du deuxième opus : le soir même où une deuxième terre, copie carbone de notre planète, apparaît dans le ciel, une jeune femme à l’avenir prometteur tue accidentellement la famille d’un grand compositeur de musique classique. Le film s’intéresse alors de façon entrelacée aux découvertes sur ce monde nouveau et à la relation étrange qui va se nouer entre la jeune femme rongée par la culpabilité et l’homme à la vie brisée.

Le traitement, par contre, est très différent.

Là où Mike Cahill propose une histoire d’amour transcendée par la mort et la quête mystique autant que scientifique dans I Origins, il promène une caméra fébrile au plus près de ses personnages sans vraiment dévider le fil d’une narration pour Another Earth.
Loin de m’attendre à une telle différence, j’avais anticipé, dans le développement de l’intrigue, à une sorte de conte fantastique à la forme plus classique (ce qui pour moi aurait été un compliment).
Il semble plus s’intéresser aux doutes intérieurs de chacun des deux protagonistes en laissant la caméra capter fugitivement un regard, en s’appesantissant sur quelques gestes ou sur des détails insignifiants, qu’à poser son cadre en nous permettant d’appréhender les personnages de façon habituelle.

La direction choisie par les deux photographies est aussi radicalement différente et compose bien l’opposition entre les deux films.
Dans I Origins les plans sont filmés de façon propre, sans à-coups. Les focales sont calculées pour nous laisser voir les personnages dans leur globalité. Il y a peu de gros plans, si ce n’est sur les yeux de Sophie, qui sont les véritables héros.
Pour Another Earth, la caméra est portée sur l’épaule, au plus près des objets comme des sujets, sans stabilisation externe. On est donc plongés directement dans l’action, à la manière des films indépendants ou se voulant tels. D’où le caractère fébrile de la réalisation, accentué encore par le montage, plus saccadé.

Il en ressort une sorte de malaise, qui colle bien à la dépression profonde du compositeur comme à la culpabilité extrême de la jeune femme, qui prend à la gorge aussi bien qu’aux tripes.

Là où Mike Cahill répondait franchement dans I Origins à son problème initial par une affirmation pleine de foi (la roue du samsara), il hésite et brouille les pistes dans Another Earth en ne laissant que des indices sur l’identité de ceux qui peuplent la Deuxième Terre. Il questionne sans répondre, là où le film suivant répondra tout en questionnant.

Si l’on s’interroge sur le sens de la rencontre que la jeune femme provoque avec sa victime, sur le sens de ce qu’elle fait pour lui, sur le sens de l’histoire d’attraction et de répulsion qui se joue entre eux, sur le fait qu’elle veuille réparer ce qu’elle a commis, sur l’échange qu’elle en reçoit lorsque la musique revient dans l’existence du compositeur, on reste perplexe jusqu’à la fin sur le sens de cette Deuxième Terre.

Pourquoi vouloir voyager vers elle ? Si elle est un miroir exact de la nôtre, de la leur, alors les alter ego de chacun ont leur vie propre. Si ce miroir s’est bien brisé la nuit de l’apparition, comme la vie des deux protagonistes s’est brisée lors de l’accident, et que les existences des habitants des deux terres aient commencé à diverger à ce moment-là, la pensée en est encore plus vertigineuse. On ne peut avoir devant soi que l’aperçu de ce que notre vie aurait été si. Si l’accident ne s’était pas produit. Si l’on avait fait un autre choix.

Est-ce une chance de voir ce que le Destin avait prévu pour nous avant qu’un événement ne vienne le contrecarrer ?
Le dernier plan est à cet égard le point d’interrogation le plus fort du film.

Peut-on regretter ce que la vie a fait de nous, même en ayant vécu des épreuves terribles ?

Ces épreuves ne nous ont-elles pas rendus plus humains ?

N’en avons-nous pas gagné plus que nous en avons perdu ? Ou bien doit-on encore envier la route droite qui était tracée et qui nous menait vers une réussite sociale sans véritable obstacle à franchir ?

Another Earth est un film plus déroutant encore que I Origins, et pour tout dire plus dérangeant encore, dans sa forme comme dans le fond, notamment à cause de la parabole de l’homme de ménage indien qui se prive volontairement du contact sensoriel avec le monde.
Faut-il l’interpréter comme un refus de la roue des réincarnations ? Une autre forme de positionnement hindouiste sur la vanité et l’illusion qu’est le monde ? En mettant en parallèle I Origins et Another Earth, je ne suis pas loin de le penser.

Sans doute est-ce le propre des films réussis que de susciter de telles interrogations.

J’en débattrais volontiers, si certains d’entre vous le désirent, au coin du feu des commentaires de cet article.