La puissance du regard : la différence
La véritable différence entre les trois approches me semble consister en la liberté laissée ou pas au public de co-construire la scène qu’on lui présente.
Je m’explique.
La littérature joue énormément, si ce n’est exclusivement, sur le mécanisme d’analogie, car le langage humain, qu’il soit oral ou écrit, repose sur la propriété fondamentale que les mots sont des symboles, non des axiomes. Ils représentent un concept qui sera compris par tous, mais qui sera compris différemment par tous. Pour mieux me faire comprendre, il suffit de vous demander de fermer les yeux (ou pas, ça peut aussi se faire les yeux ouverts), et de vous représenter un éléphant. Imaginez-le. La grande majorité d’entre nous aura à l’esprit l’image d’un éléphant d’Afrique, avec ses grandes oreilles, ses défenses imposantes, son air majestueux. Mais peut-être qu’une petite partie d’entre nous aura imaginé un éléphant d’Asie, avec des oreilles bien plus petites, des défenses de taille plus modeste, et quelques touches de poils drus sur un crâne plus bosselé. Le mot que j’ai écrit était le même pour tous. Éléphant. Pourtant, l’image mentale et l’ambiance qui colorait cette image, jusqu’à l’environnement même que votre esprit y aura rajouté (tropicale humide ou de savane sèche), auront été aussi différentes pour presque chacune et chacun d’entre nous. Ainsi, quand j’écris une scène, je sais que tous mes mots seront interprétés par mes lectrices et mes lecteurs différemment.
Je peux d’ailleurs en jouer. Car cette propriété fondamentale, si elle peut être un écueil quand il s’agit de faire passer une image très précise, peut devenir une grande force si on accompagne son pouvoir d’évocation. Il est alors très facile de provoquer l’émergence de sentiments, d’émotions, de sensations, en agençant les mots de façon correcte. Il faut pour cela accepter de laisser l’esprit du lecteur ou de la lectrice construire une partie de la scène. Lui permettre de s’approprier les mots et les concepts qu’ils recouvrent. Ainsi, chaque livre est un peu une création partagée entre celui ou celle qui l’écrit et celle ou celui qui le lit. À chaque personne qui ouvrira le livre correspondra une réalité différente du message du livre.
À l’opposé, le cinéma fixe et fige car il repose sur la relative universalité de deux sens physiques, la vue et l’ouïe. Je sais que l’on pourrait aussi discuter ce fait car scientifiquement, il semblerait que notre vision soit aussi une création intérieure permanente d’interprétation de la part de notre cerveau. Néanmoins, cette interprétation est basée non plus sur des symboles humains, mais sur des forces physiques : les longueurs d’onde des couleurs, les contours des ombres et des lumières reflétant ceux des objets, etc. Le mécanisme à l’œuvre ici est donc plus une réception d’un cadre défini, plutôt qu’une co-création.
Lorsque vous et moi regardons le film Excalibur, nous voyons tous et toutes les armures scintiller et briller comme si elles étaient passées au polish. Aucun et aucune d’entre nous ne les a imaginées ternes.
Le cinéma impose sa vision au spectateur. Il commence à lui imposer le cadre de l’image, les mouvements de caméra. Mais il lui impose surtout le contexte des couleurs, les décors, les accessoires et leurs formes, les sons. C’est même tout l’enjeu de cet art majeur que de susciter des émotions à travers des choix fixés.
Le mouvement de la narration dans une œuvre écrite et dans une œuvre filmée est donc totalement déterminé par cette opposition fondamentale. Liberté absolue de celle ou celui qui reçoit et perçoit l’œuvre dans un cas, liberté très surveillée dans l’autre.
Quant au théâtre, il se situe finalement à l’interface des deux.
Le théâtre fige, c’est vrai, car il fixe un cadre de décor et un choix d’accessoires, de costumes. Mais ces choix de mise en scène seront tout d’abord différents d’un metteur en scène à l’autre à partir d’un même texte. Et plus encore, comme il s’agit d’un spectacle vivant, par nature donc changeant à chaque représentation, ces choix peuvent également changer. Si l’on se place maintenant du point de vue du spectateur ou de la spectatrice, certaines choses restent encore du domaine du symbole : le hors-cadre, les effets spéciaux (largement plus rudimentaires qu’au cinéma), et aussi la qualité de l’interprétation par les comédiens. Car si dans le cinéma on peut reprendre une scène autant de fois qu’il le faut pour obtenir exactement l’effet recherché, c’est impossible par nature au théâtre. La performance de l’actrice ou de l’acteur va donc conditionner la précision du symbole et donc la réception par le spectateur ou la spectatrice.
Je soutiens donc que ce qui fait la véritable différence entre les trois arts, c’est la puissance contenue dans la volonté de l’auteur ou de l’autrice. Absolue au cinéma, elle s’édulcore nettement dans le théâtre où les interprètes seront les comédiens, véritables intermédiaires dans la restitution de l’œuvre, et finalement cette puissance est totalement partagée en littérature avec le lecteur ou la lectrice, qui seuls décident quoi faire des mots qu’ils déchiffrent.