2
Le Maître du Haut Château, les mots plus forts que l’image ?

Le Maître du Haut Château, les mots plus forts que l’image ?

Le Maître du Haut Château, les mots plus forts que l’image ?

Philip K. Dick est une de ces personnes dont nous connaissons tous au moins une œuvre, sans forcément connaître son auteur. S’il existe évidemment des gens qui n’ont jamais vu ni Blade Runner, ni Minority Report, ni Total Recall (celui avec Swarzy ou celui avec Collin Farrell), je fais le pari que tous ceux qui liront cet article (sauf peut-être mes parents) auront au moins vu l’un de ces films-là.

Ces adaptations cinématographiques ont toutes pour point commun d’avoir été au départ des fictions littéraires écrites par le même homme : Philip K. Dick.

Et si vous faites partie de ceux qui ont vu tous ces films, vous n’avez pas pu manquer leur indéniable thème commun : la réalité n’est jamais vraiment ce qu’elle paraît être. Un androïde qui fait des rêves, une police préventive qui incarcère les futurs criminels en se basant sur les prémonitions de mutants capables de voir les crimes avant qu’ils ne soient commis, ou un homme dont les rêves se révèlent être des souvenirs d’une vie effacée et dont la vie actuelle n’est faite que de faux souvenirs. Voilà à quoi ressemble une de ces histoires.

Brouiller les codes de la réalité pour en faire presque douter le lecteur, pour l’amener progressivement à adopter le point de vue décalé, dérangeant, profondément déstabilisant du monde fictif qu’il décrit, au point de se demander s’il est si fictif que cela, voilà le talent jusqu’ici inégalé de Philip K. Dick.

Et ce talent a explosé avec une œuvre fondatrice : The Man in the High Castle, roman de plus de 300 pages dont la nouvelle traduction en français est parue en 2012.

Le point de départ de l’univers du roman est une uchronie, un monde alternatif en tous points semblable au nôtre, mais dont le cours historique aurait divergé lors d’un moment charnière.

Dick imagine un monde où, à la suite de l’assassinat réussi de Roosevelt, les Américains n’ont jamais été préparés à la Seconde Guerre mondiale, entraînant la défaite des Alliés face aux puissances de l’Axe en 1948, et le partage du monde entre l’Allemagne Nazie et l’Empire du Soleil levant. Dans ce 1956 alternatif, les anciens États-Unis d’Amérique ont été scindés en trois. Les Japonais ont colonisé la côte ouest devenue les Pacific States of America, les nazis ont annexé la côte est comme partie du Reich, pour ne plus laisser qu’une zone neutre dans les Rocheuses aux vaincus. Dans ce monde, les fusées allemandes jouent le rôle des avions transcontinentaux du nôtre. La logique raciale des nazis a quasiment exterminé l’Afrique, sans parler du sort des juifs. Et l’autre moitié du monde vit sous la férule du Japon, pétri de philosophie zen et de sens du devoir. Dans ce monde, pourtant, un livre fait sensation. Le poids de la sauterelle raconte comment les Alliés ont gagné la guerre en 1945, et comment ce sont les Britanniques qui dominent le monde en 1956. Le livre est bien sûr interdit dans les territoires sous domination allemande, mais circule sous le manteau, jusque dans les Pacific States, où l’éminent M. Tagomi en prend connaissance, lui qui ne jure que par un autre livre, le Yi King. Les enseignements millénaires du Livre des mutations guident la conduite du responsable japonais à travers ses prédictions, comme il guide également d’autres personnages : Franck Frink, le métallurgiste juif, Robert Childan, le marchand d’antiquités américaines, et jusqu’au Maître du Haut Château, l’auteur mystérieux du poids de la sauterelle. Julianna Frink, l’ex-femme de Franck, se met alors en quête d’Hawthorne Abendsen, l’auteur du poids de la sauterelle, alors que le Chancelier du Reich héritier d’Hitler vient de mourir, ouvrant une guerre de succession entre les dignitaires nazis, et qu’un rendez-vous secret doit avoir lieu entre l’énigmatique M. Baynes, un espion allemand, et un haut responsable du gouvernement japonais, sous la protection involontaire de M. Tagomi.

The Man in the High Castle est l’un des rares écrits majeurs de Dick qui n’avait jusque là pas été porté à l’écran. Amazon a comblé cette lacune, en sortant en 2015 la première saison d’une série prometteuse basée sur l’univers et reprenant les personnages.

L’adaptation télévisuelle est intéressante à bien des égards.

D’abord parce qu’elle permet d’accéder à l’univers de façon différente, par le biais de la reconstitution d’époque (si l’on peut dire ça d’une uchronie). Ensuite parce qu’elle remet en perspective la lecture différente qu’on peut faire d’une même œuvre.

Car la série est une interprétation du livre.

Beaucoup de choses différencient les deux : les personnages n’ont pas les mêmes rôles, les mêmes relations, les mêmes ambitions, les mêmes caractères, par exemple. L’ambiance même de la série n’est pas celle du livre, le ton non plus. Et le Yi King comme Le poids de la sauterelle ne sont pas les mêmes dans les deux versions.

À partir d’ici, je vais sans doute dévoiler des choses que vous ne devriez pas connaître si vous voulez garder intact le plaisir de la découverte de l’une ou l’autre. Rebroussez chemin, donc, si vous êtes allergique aux spoilers.

Les personnages

Signe des temps ou vision différente des choses, les personnages de la série ne ressemblent pas vraiment à ceux du livre, même s’ils portent le même nom.

Julianna Frink est sans doute l’un de ceux qui changent le plus. Le roman présente une femme mentalement dérangée que ses sautes d’humeur rendent dangereuse, instable. Elle a quitté Franck, son mari, on ne sait trop pourquoi. Peut-être parce qu’elle ne l’aimait pas, parce qu’il n’était pas assez macho à son goût. Peut-être parce qu’il est juif. Peut-être ne le sait-elle pas elle-même. Elle flotte donc, sans véritable but, jusqu’à ce qu’elle lise Le poids de la sauterelle, qui lui donnera une véritable quête dans laquelle elle se perdra presque (ou se retrouvera presque, c’est selon) : celle de l’auteur, le Maître du haut Château. La Julianna de la série est beaucoup plus une femme de tête, active, moderne, avec des idéaux clairs. Elle est pétrie de culture japonaise, mais se rebelle contre la tutelle imposée par la Kempeitai, la police politique des Orientaux. C’est alors que sa sœur meurt dans ses bras, tuée par la Kempeitai pour avoir fait passer clandestinement une copie d’un film réalisé par le mystérieux Maître du Haut Château, qu’elle décide de remplir la mission à sa place, et se retrouve sur les traces des origines du film.

Elle rencontre toujours Joe Cinnadella, l’agent nazi infiltré pour trouver et éliminer l’auteur du poids de la sauterelle. Mais lui aussi est très différent dans les deux versions.

Dans le livre, c’est une sorte de bellâtre macho, brutal, presque violent, avec un trouble du comportement. Il a une mission et s’y tient, à moitié par idéologie, à moitié pour assouvir ses propres pulsions. Un sale type dont le destin est scellé par Julianna. La série le présente au contraire comme l’un des personnages principaux, avec un dilemme moral. Il est contraint de remplir sa mission. Contraint parce que le général S.S., John Smith, dont il prend ses ordres menace sa compagne et son enfant. Il doit donc infiltrer la Résistance et tuer le réalisateur des films, mais prend soin de ne pas exposer Juliana, comme s’il tentait de ne pas faire de zèle. Il recèle en lui une grande violence, également, mais il n’en apparaît pas psychopathe pour autant.

Ce rôle est dévolu à John Smith, qui mène une existence très american way of life, version nazie. C’est un personnage que l’on ne retrouve pas dans le roman. La série le magnifie en l’érigeant en méchant complexe. Sa vie, centrée autour du Parti, de la Famille et de tout ce qu’il doit accomplir pour protéger les deux, est une caricature de celle qui était présentée en modèle dans les années 60. Celle que les soaps américains ont tant popularisée.

Franck Frink trouve dans le livre sa raison de vivre en créant des bijoux de métal après avoir démissionné de son emploi dans une fabrique de répliques d’armes. Dans la série, il entre en Résistance, après que sa famille ait été gazée par la Kempeitai, presque par erreur, pour faire pression sur lui.

M. Tagomi est l’un des personnages qui changent le moins. Droit, loyal, juste, poli, humain, il est presque le véritable héros de la série, en essayant d’éviter une Guerre mondiale. Dans le livre, il est plus encore attaché au guide que constitue le Yi King. Il s’y réfère en permanence. Le fait qu’il croise Julianna dans la série apporte indéniablement un éclairage nouveau, qui éloigne plus encore le personnage féminin de son modèle dans le livre, et la rend plus humaine elle aussi.

Enfin, Robert Childan, dans la première saison, a un rôle plus secondaire encore que dans le livre. Il sert à montrer la soumission des Américains à la culture et à la façon de penser des Japonais.

Les sept principaux personnages de la saison 1 de The Man in the High Castle (de gauche à droite) : M. Tagomi, Julianna Frink, Franck Frink, Joe Cinnadella, John Smith, Ed McCarthy, l’inspecteur Kido.

Miroir déformé de notre réalité ou histoire d’espionnage fantastique ?

Vous ne serez pas obligés de faire votre choix, puisque chaque œuvre se concentre sur un aspect de l’histoire.

La puissance du livre est la façon dont l’écriture de Dick nous entraîne à l’intérieur d’un système de pensée. Chacun des personnages est imprégné d’une culture qui nous est étrangère en même temps qu’elle nous est familière. L’auteur décrit parfaitement l’Amérique des années 1950, mais les valeurs qui animent ses personnages sont des valeurs étrangères. Childan a si complètement intégré le mode de vie oriental qu’il pense toujours en termes de bienséance, de code, d’honneur. Perdre la face est impensable, devant des inférieurs surtout. Se courber, s’humilier, même, devant un supérieur (un japonais, forcément) est par contre non seulement envisageable, mais même obligatoire. Il est même enclin à renier sa propre culture, acceptant la supériorité du mode de pensée oriental.

De même, les ruminations de Julianna dans le roman, ou les déclarations de Joe Cinnadella, sont-elles façonnées par des esprits qui ont intégré les valeurs d’inégalité raciale comme allant de soi. Le mode de pensée nazie les a si totalement conquis qu’ils en ont du mal à imaginer la possibilité que décrit Le poids de la sauterelle.

Et en même temps, Le poids de la sauterelle fait sauter chez eux (ou pas, selon les personnages), les verrous qui enferment leurs certitudes. Et si les Alliés avaient vraiment gagné la guerre en 1945 ?

La force de Dick est de nous plonger dans ce miroir de nous-mêmes, de nous forcer à poser la question : et si les nazis avaient gagné ?

La description qu’il fait de notre monde dans ce renversement de valeurs est saisissante. Et elle tombe juste. Si juste.

Le roman atteint ainsi une qualité littéraire rare, celle de l’authenticité, de la résonance, deux qualités qui tiennent une place importante dans l’intrigue même.

Quant à la série, aux décors soignés, à la reconstitution réussie de l’époque, elle se concentre plus sur l’intrigue elle-même, et nous plonge plutôt dans l’ambiance d’un film d’espionnage. Le parallèle avec la Guerre Froide, présent dans le roman également, est ici marqué par l’affrontement en sous-main entre les deux puissances dominantes que sont le Japon et l’Allemagne à travers les personnages eux-mêmes. Le renversement des valeurs opère moins. Il existe une Résistance, ce qui n’est pas le cas dans le roman, et l’on s’identifie donc aux résistants, à ceux qui ont gardé leur façon de pensée, notre façon de pensée. Même John Smith, malgré tout, est présenté à la fin de la saison comme quelqu’un qui sera broyé par son intransigeance. On quitte la métaphore pure pour entrer dans le domaine de l’action. La tonalité en devient plus fantastique. Ce n’est plus un livre unique que l’on poursuit, mais bien une série de petits films sur pellicule, montrant des images d’archives authentiques d’un monde où les Alliés ont gagné la guerre. Chaque nouveau film peut être un ferment de révolte à lui tout seul.

La scène pivot du roman se retrouve dans la série, presque à l’identique, quand M. Tagomi se retrouve brièvement propulsé dans le San Francisco de notre réalité, mais le propos des deux médias en transforme la portée. Miroir déformant dans l’un, elle devient point de bascule vers une intrigue attendue dans la deuxième saison pour l’autre.

On pourrait presque se demander si dans la deuxième saison, les personnages ne vont pas être transportés dans notre réalité, pour y rencontrer le Maître du Haut Château à la manière dont Olivia Dunham se retrouve propulsée dans l’autre réalité pour rencontrer son double Folivia dans la série Fringe de J.J. Abrams. On l’attend, mais on serait presque déçus que ce soit le cas.

Une mise en abîme dans une mise en abîme ?

Dans les deux médias, cependant, la mise en abîme fonctionne parfaitement.

On lit un livre qui décrit un univers alternatif au nôtre dans lequel des personnages lisent un livre qui décrit un monde alternatif au leur, qui se trouve être très proche du nôtre…

On regarde une série (donc un film) qui décrit un univers alternatif au nôtre, dans lequel des personnages regardent des films (une série de films) qui décrivent un monde alternatif au leur, qui ressemble au nôtre…

La série n’est pas achevée, on ne sait donc pas quelle conclusion les scénaristes vont y apporter, mais dans le roman, c’est le Yi King lui-même, un livre de 5000 ans, qui a dicté chaque rebondissement, chaque détail, à son auteur, Abendsen. Et Dick lui-même a suivi cette méthode pour écrire le déroulement de son roman.

Le cercle se referme sur une impression à la fois d’harmonie totale et de vertige existentiel.

Existe-t-il une bibliothèque quelque part, recensant tous les livres qui ont été écrits et tous ceux qui seront écrits, et que les auteurs iraient consulter pour savoir ce qu’ils doivent, ou devront, écrire ?

C’est le talent ultime de Philip K. Dick : faire douter de la réalité sans avoir à être affligé, comme il le fût lui, d’une maladie mentale.

Changer notre point de vue sur le monde.

Pour aller plus loin : un fifthy dickien ?

L’œuvre de Philip K. Dick a donc marqué la culture imaginaire de façon radicale, au point que d’autres artistes s’y soient abreuvés, s’en soient inspirés, ou même l’aient copié ou imité.

Et ce mouvement continue d’exister.

C’est ainsi que Saint Épondyle, sur son blog Cosmo Orbüs, lançait il y a peu un concours d’écriture de fifty.

Un fifty est une histoire très courte en 50 mots, pas un de moins, pas un de plus.

Il s’agissait d’écrire un fifty à la manière de Philip K. Dick.

J’ai relevé le gant, et écrit ma propre histoire.

Pour ne pas enlever la primeur à Saint Épondyle, je vous invite à visiter son site, où vous lirez les textes envoyés, et découvrirez le vainqueur (l’Axe ou les Alliés ?).

Vous pourrez trouver mon texte ici même lorsque le concours sera achevé, simplement en cliquant sur la boîte ci-dessous.

The Woman in the High Tower

Elle se souvenait parfaitement de la chute du Mur. Elle y était. Journaliste à la Pravda, elle avait vu les drapeaux rouges sur la porte de Brandebourg. Elle avait couvert ensuite la démission de Bush, déliquescence du Capitalisme. Vertige. À l’écran, le drapeau. Non pas une étoile. Mais cinquante.

Les jurés m’ont placé en sixième place (bien mieux qu’en 666e), ce dont j’avoue être très fier. Car à la lecture des 23 autres textes, ce n’était pas gagné. Pour les lire, et découvrir le podium, rendez-vous à cette adresse.

Star Cowboy, les personnages

Star Cowboy, les personnages

Star Cowboy, les personnages

Nouvelle année, nouvelle expérience.

Comme beaucoup de geeks de ma génération confrontés aux impératifs de la vie d’adulte (plus ou moins) responsable, je rencontre de grandes difficultés à réunir mes amis et compagnons d’aventures suffisamment souvent pour une partie de jeu de rôle. Nous avons donc décidé de tester Roll20, un outil de jeu en ligne.

Parallèlement, j’avais depuis longtemps l’envie de maîtriser des histoires se déroulant dans un monde plus débridé que The Lost Tribe et son ambiance fantastique contemporaine « à la X-Files rencontrent le Loup-Garou de Londres ». Alors que j’avais dans l’idée de m’inspirer des nombreux mangas et animés se déroulant dans des univers de science-fiction ou de space opera, j’ai découvert presque incidemment Mass Effect, la série de jeux vidéo de Bioware.

J’ai tenté de mélanger tout cela dans un univers qui se veut plus pulp que celui de Mass Effect, tout en gardant beaucoup de ses éléments fondateurs. J’y ai aussi incorporé certaines choses venant de la série Babylon 5, qui a marqué le genre en introduisant une intrigue finalement pas si différente de celle de Mass Effect, 20 ans auparavant.

L’année est 2191 après J.-C.

Grâce à des vestiges antiques d’une race extraterrestre disparue depuis plus de 50 000 ans, les Prothéens, découverts sur Mars lors du milieu du XXIe siècle, les Humains ont maîtrisé la technologie du vol supraluminique (SLM), et ont essaimé à travers le système solaire. Empruntant le premier Relais cosmodésique (une sorte de portail permettant de voyager plus vite que la lumière) situé près de Pluton, ils ont découvert une très ancienne station spatiale dans la nébuleuse du Serpent, la Citadelle, vestige elle aussi de la civilisation prothéenne. Ce faisant, ils ont rencontré des explorateurs extraterrestres, des Turiens, qui venaient eux aussi de découvrir la Citadelle. Ce Premier Contact se passa mal du fait d’une méprise tragique, et une guerre s’ensuivit entre les Humains et les Turiens. Le conflit ravagea les deux civilisations et ce ne fut que grâce à la diplomatie et à l’intervention d’autres races extraterrestres (notamment des Asari) que la paix fut restaurée. Pour sceller cette paix, la Citadelle fut choisie comme le siège d’un Conseil Galactique où siègent les Asari, les Turiens et les Humains.

Mais chaque monde a ses propres règles, ses propres systèmes de gouvernement. Et l’expansion spatiale a attiré nombre de bandits, de criminels, d’exclus, de marginaux en rupture de ban. Les nouveaux mondes sont autant d’opportunités d’échapper à la justice ou à l’injustice, de refaire sa vie, de repartir à zéro, voire de faire fortune. Nouvelle frontière, l’espace est ainsi devenu un Far West moderne, où la seule véritable loi est celle du plus fort.

Les Chasseurs de Prime, des individus pas toujours très recommandables, mais toujours au passé trouble, servent donc d’auxiliaires aux forces de l’ordre, pour le meilleur ou pour le pire, parfois les deux en même temps.

Les Personnages des Joueurs sont des chasseurs de prime, voyageant de monde en monde pour traquer des criminels et les livrer à la justice contre une récompense. Leurs motivations ? Parfois, elles ne sont pas si différentes de celles de leurs proies. Échapper à leur passé, reconstruire leur existence, fuir, faire fortune.

Mais la Galaxie est vaste et ses mystères sont infinis, qui pourraient bien changer la vie des Personnages, mais aussi de l’Humanité comme des races extraterrestres.

Je me suis mis également à écrire une série de scénarios que nous allons tester sur Roll20, mes compagnons et moi-même, en suivant les règles que je vous présentais ici pour construire une ambiance de série télé, et là pour écrire des scénarios plus ouverts.

Je vous présenterai donc tout au long de cette année les textes des scénarios eux-mêmes, accompagnés de mes commentaires.

Cette série servira aussi à illustrer de petits tutoriaux pour vous aider à prendre en main Roll20, si comme moi vous êtes technophile, certes, mais un peu déboussolé au premier abord par une partie de jeu de rôle à distance.

En ce qui concerne le système de jeu, mon choix s’est porté sur l’adaptation d’Atomic Robo, le comic book américain, par Evil Hat, sur la base de Fate Core.

D’abord parce que Fate m’a vraiment tapé dans l’œil comme vous avez pu vous en rendre compte, pour sa capacité à aider la construction d’une histoire, pendant l’écriture comme pendant le jeu. Mais aussi parce que les choix faits dans Atomic Robo correspondaient pile aux miens pour Star Cowboy : une ambiance pulp décomplexée, des personnages assez puissants, un mécanisme pour créer des « inventions technologiques » en jeu sans se prendre la tête et en faisant rebondir l’histoire.

J’avais même pensé changer deux ou trois compétences, et finalement j’ai gardé le système intact, sans aucune modification autre que la francisation de ses termes (un grand merci en passant à la communauté Fate francophone de G+ qui a si bien traduit Fate Core).

Si vous lisez l’anglais, je vous conseille donc de vous procurer Atomic Robo. Hélas pour le moment, aucun francophone ne s’est attelé à une traduction, ce qui est bien dommage, car je suis sûr que cela élargirait beaucoup le public de cet univers.

Pour bien appréhender l’univers, vous pouvez déjà partir sur la base de ce que le site Mass Effect Universe en français a compilé.

Je ferai de temps à autre des points pour présenter les différences de l’univers de Star Cowboy avec celui de Mass Effect.

Pour commencer cette série d’articles, je vous présente aujourd’hui les cinq personnages prétirés que j’ai décrits pour mes joueurs, ainsi que leur vaisseau refuge, le Jazzman.

Vous allez donc rencontrer en téléchargeant ce PDF :

  • Ed, l’Intelligence Accidentellement Artificielle du Jazzman, en quête de ses souvenirs perdus.
  • Thane Kryos, un ancien flic drell possédant le redoutable rayon delta greffé sur son bras gauche.
  • Faye Valentine, une joueuse professionnelle de poker au passé aussi trouble que lointain.
  • Spike Spiegel, qui tente d’échapper à ses anciens compagnons de la secte mafieuse des Dragons Rouges.
  • Liara T’sioni, la chasseuse asari qui recherche sa sœur jumelle.

Les fiches de personnages sont celles du début de la série, mais seront certainement amenées à évoluer au cours de l’histoire. Nous ferons ainsi un point sur les changements de chacun des personnages à chaque épisode.

En attendant, je vous souhaite bonne lecture !

Samhain & le Jabberwocky

Samhain & le Jabberwocky

Samhain & le Jabberwocky

La nuit où cela advint, la dernière nuit d’octobre, j’étais devant la grille recouverte de peinture noire antirouille, à ne pas savoir si j’allais franchir le seuil ou rester là les bras ballants des heures durant. Une impulsion étrange m’avait guidé jusque là. Elle s’était allumée, comme une étincelle qui jaillit, à mon réveil. Son éclat avait couvé, comme étouffé par les lumières du jour, pendant que je me concentrais sur mon travail. Mes ses braises avaient rongé peu à peu mon être, jusqu’à remplir totalement mon esprit. Le soir venu, j’avais pris ma voiture comme dans un rêve, et au lieu de suivre le trajet familier jusqu’à la maison isolée qui était devenue mon domicile, j’avais allumé l’écran du guide électronique de positionnement par satellite, entré le nom du petit village qui me trottait dans la tête depuis le matin, et suivi les instructions comme dans un état second.

Il ne s’était écoulé que deux heures avant que je ne me retrouve devant la grille, mais j’avais eu la sensation de traverser plusieurs années, peut-être même plusieurs siècles, comme lorsque l’on franchit une série de longs tunnels. La lumière qui pointe à la sortie semble toujours différente de celle que l’on a quittée à l’entrée.

Je ne savais plus si cette nuit-là appartenait vraiment au temps humain, ou si elle allait s’étendre jusqu’à la fin. La fin du monde. La fin de ma vie.

Étrangement, je m’y sentais bien.

Il ne restait qu’une vague appréhension de ce que je pourrais trouver au-delà de la grille. Dans le cœur de l’enceinte de pierres et de briques dont les pins et les cyprès cachaient le dédale des allées.

L’impulsion était cependant la plus forte. Je ne pouvais plus reculer, arrivé à cet endroit-là, à ce moment-là. Je devais aller au bout.

Le métal grinça légèrement, mais le son fut couvert par le bruit du vent dans les branches des cyprès, qui claquaient de temps à autre, et le froissement des aiguilles de pin les unes contre les autres.

J’ai fait le premier pas, puis le deuxième. Mes chaussures firent crisser le gravier blanc éclairé par la lune. Je n’avais pas froid malgré la température et le vent. Au contraire, l’endroit semblait plus chaud qu’à l’extérieur de l’enceinte sacrée. Les odeurs familières de la terre de mon enfance, les bouffées du parfum des pins, les subtiles odeurs des vignes qui s’étendaient à perte de vue autour des murs, m’enveloppèrent de leurs chauds atours de souvenirs fugaces et fuyants comme des feux-follets.

J’ai trouvé mon chemin comme à tâtons dans ma mémoire, le long des allées bordées de plaques et de stèles.

J’ai trouvé celles que je cherchais, un peu à distance l’une de l’autre. La première, la plus ancienne, constituée d’une simple plaque de béton rugueux, sans aucune décoration autre que la plaque noire qui était gravée de lettres dorées. La deuxième, la plus récente, plus imposante, en granit gris elle aussi ornée d’épitaphes précieuses.

Dans mon souvenir, elles étaient plus petites, plus étranges, plus étrangères.

Mais la nuit où cela advint, la dernière nuit d’octobre, elles paraissaient avoir grandi, s’être changées en mausolées. Elles étaient ouvertes. Ouvertes sur un halo noir et blanc, à la fois sombre et laiteux, qui baignait la totalité du lieu.

J’entendis du bruit.

Comme un murmure discret au début, qui gonfle peu à peu et enfle au fur et à mesure qu’une symphonie se déploie. Puis ce son s’organisa en musique, la musique en note, et les notes prirent un sens. Les mots qui étaient ces notes formèrent des phrases, et les voix me furent familières.

Il ne fallut qu’un pas pour me retrouver dans la clarté ténébreuse.

La longue table s’étendait bien au-delà de ce que je pouvais distinguer, noyée par les lueurs blanches et noires, par les feux qui brûlaient autour, les cierges et les chandeliers, les couleurs des atours et les figures pâles, disparaissant presque sous les monceaux de victuailles qui s’y déroulaient. Viandes, gibiers, pommes, raisins, citrouilles et pâtisseries, hydromel, hypocras, liqueurs de pommes et vins rouges comme le sang y mêlaient leurs couleurs automnales en une harmonie éclatante.

Les figures blafardes se tournèrent vers moi et m’invitèrent à prendre place au banquet. La place d’honneur, celle de l’invité, celle du siège périlleux au centre de l’attention de tous. Le fauteuil de bois et de velours réservé aux vivants.

Je m’installais sans parler, laissant la musique qui résonnait partout autour de nous prononcer les mots que je ne pouvais pas articuler. Il y avait là tant de monde. Tant de monde que je ne connaissais pas vraiment mais avec qui je me sentais des liens. Des liens parfois ténus mais bien réels. Des liens qui prenaient naissance au plus profond de ma chair, dans les substances que charriaient mes artères et dans les étincelles de vie qui naissaient au creux de mes cellules, dans les éclairs qui dansaient dans mon esprit et les brasiers qui couvaient dans mes entrailles. Des liens presque palpables qui reliaient les uns et les autres en une subtile tapisserie qui se déroulait à l’infini le long de la table. Une femme à un homme et le couple à leurs descendants. Parfois les fils s’interrompaient, parfois ils se dédoublaient. Certains traversaient plusieurs générations quand d’autres, plus forts et plus fins à la fois, s’amusaient à se cacher pendant plusieurs éons et resurgissaient lorsqu’on ne les attendait plus. Des fils reliant les mères à leurs filles, d’autres unissant les pères à leurs fils, mais aussi des liens qui courraient des oncles jusqu’aux cousins, des neveux jusqu’aux grands-parents. Mes yeux étaient trop éblouis pour en percevoir l’unité, mais c’est une partie plus intime et plus instinctive qui en pressentit le motif caché, d’une façon aussi fuyante que tout le reste. Durant une fraction de seconde, je compris le dessein qu’en formait le dessin, avant que cette certitude ne s’évanouisse, trop brûlante pour mon esprit encore rattaché aux cordes du vivant, et que mon attention soit ramenée à la convive attablée à ma droite.

J’ai senti mon cœur bondir dans ma poitrine et la voyant me sourire avec une tendresse que j’avais oubliée au fil des années mais que je retrouvais intacte. La Mère de mon Père. Elle était habillée de gris et d’or. Et elle me parla en m’invitant à manger, à boire, à écouter et à parler.

Je pris la coupe posée devant moi. À ma gauche était le Père de ma Mère, souriant lui aussi. Les figures bienveillantes de mon enfance étaient avec eux. Dans le brouhaha joyeux qui s’étendait aussi loin que la lueur, leurs mots s’écoulèrent avec la simplicité et la limpidité des eaux claires d’un étang lunaire. À leurs questions c’est la musique de mes sentiments qui répondit. Quelle était ma vie, que devenaient mes rêves, à qui j’avais lié mon destin, à quels autres fils j’avais entremêlé les miens, à quelles prouesses ou quelles réalisations j’avais dédié mon existence. Que devenaient mes parents, que devenaient mon frère et ma sœur, quelles étaient leurs vies et qu’avaient-ils apporté au monde. Quels étaient nos espoirs, nos projets, de quelle énergie allions-nous inonder la sphère des vivants.

Ils me parlèrent de leurs propres existences passées. Je compris leurs tourments, leurs joies, leurs peurs, leurs décisions, leurs héritages, leurs créations. Je compris leur place dans la tapisserie.

Et je bus le nectar des breuvages éternels, figés par le temps en dehors du temps.

Et je me nourris des mets immortels, sucrés, salés, doux et amers, fixés par les souvenirs des générations.

C’est alors que je reconnus à ma droite le Père de mon Père, commandeur droit assis sur son trône de fer, et à ma gauche la Mère de ma Mère, inflexible sur sa chaise de pierre. Je ressentis la même joie, et je redis ce qui me faisait vivant.

À leur tour ils jouèrent la musique de leur existence disparue, et je compris leur place, et je vis l’amour que j’avais eu pour eux grandir encore en comprenant ce qui restait mystérieux.
Mais enfin le Père de mon Père parla vraiment, sans musique, sans note, sans harmonie.

— Pour qui la Chasse, cette nuit, mon Fils ?

Tous suspendirent leurs gestes et la tapisserie tout entière retint son souffle. C’est le privilège redoutable des vivants que de choisir. Pour qui la Chasse allait-elle se mettre en route.
Des centaines de propositions se bousculaient dans mon esprit, mais aucune ne parvenait à vraiment émerger du chaos de mes pensées.

Puis il fut évident que si chasser il fallait, cela devrait avoir un sens que ce soit moi le Veneur.

— Cette nuit la Chasse ira vers ceux dont les mensonges ont causé de la souffrance.

La figure sévère du Père de mon Père montra de la déception. Celle de la Mère de ma Mère fut plus démonstrative.

— Tu en es sûr ? Tu ne veux pas plutôt chasser les faibles ou les enfants ?

— Non, ceux qui ont menti et causé du tort par leurs mensonges.

Le Père de mon Père frappa son poing sur la table.

— Qu’il en soit ainsi !

Les mets disparurent, les breuvages s’évaporèrent.

La table s’évanouit. Les chaises et les fauteuils s’étaient changés en hautes montures aussi noires que la nuit et aussi blanches que les éclairs. Les Ancêtres étaient tous à cheval, et des chiens monstrueux piaffaient d’impatience en retroussant leurs babines qui salivaient déjà.

Mon propre corps changea. Je m’allongeais démesurément, mon dos, mes bras, mes jambes, mon cou, se couvrirent d’écailles, mon torse peu à peu se changea en un poitrail de plumes, une crête colorée s’ébouriffa dans ma chevelure, mes ongles se changèrent en serres aiguisées. Mes dents furent des crocs acérés. Mes yeux injectés de sang colorèrent mon monde d’une teinture écarlate et mes veines transportèrent la fureur du dragon trop longtemps retenu contre son gré.

Jabberwocky.

Le monstre qui devait mener la Chasse.

Et le cortège fantomatique s’ébranla à mon feulement, les chiens hurlant, les morts sifflant, les défunts chantant, le vent emportant le tout sur ses sabots au galop de son impatience.
Le Royaume Souterrain est partout et nulle part, aussi mon corps fut-il dans les rêves de chaque être humain au même moment, sur toute la surface de la terre. Aussi mon esprit fut-il dans les cœurs de tous au même instant.

Et la Chasse parcourut la nuit en semant la peur sur son chemin. La peur du noir. La terreur des choses tapies dans l’obscurité de la nuit. La panique que la fureur du Monstre ne se déchaîne sur les vivants. La peur de ceux qui sont morts et de leur retour. La terreur de leur colère envers nos actions. La panique de voir leurs visages sévères et leurs cœurs desséchés juger nos existences.

Le Jabberwocky chercha, guidé par son flair, guidé par sa volonté.

Je trouvai des centaines, des milliers, des millions de cœurs impurs.

Le Mensonge lié à chacun comme les fils qui relient chaque humain à ses Ancêtres.

Et la Chasse me suivait.

Les cris de terreur des vivants qui voyaient leurs cauchemars se présenter devant eux, pour les juger et les punir, se mêlaient aux rires cruels des défunts qui se vautraient dans le plaisir de la traque. Ils se sentaient vivre à nouveau, durant une si brève nuit, remplis d’une énergie pulsant dans leurs âmes mortes.

La fureur qui animait le Jabberwocky, cette fureur brûlante et dévorante qui me consumait peu à peu, les alimentait et leur donnait un masque d’horreur qui hanterait longtemps les songes des vivants.

Les heures s’allongèrent, la lune s’éleva puis déclina, et la terreur nous suivait, puis nous précédait.

Mais il en est du Temps comme de la Vie ou de la Mort. Tous ont une fin.

Et ce fut l’aube qui tendit quelques rayons pour stopper de ses chaînes le déferlement de la Chasse.

Et l’enceinte de pierres et de briques fut à nouveau la limite du Royaume Souterrain.

Le Père de mon Père à ma droite, me parla à nouveau.

— Le démon est venu cette nuit, comme chaque année, mais il doit finir son œuvre avant de repartir.

Je ne compris pas tout de suite, mes oreilles n’étaient plus habituées à un son humain, mais à la musique terrible et douce de ce lieu, de la Chasse.

J’avais puni tous ceux dont les mensonges avaient causé de la souffrance à travers le monde. Mon rôle était terminé, et je devais retrouver mon Monde.

Mais les visages blafards étaient plus pâles encore, autour de moi. Leurs mines étaient sévères, pleines d’attente. Leurs yeux vides me transperçaient et fouillaient mon âme.

Moi aussi j’avais menti, comme tous les vivants. Moi aussi j’avais proféré des mensonges qui avaient causé de la souffrance à travers le monde.

Je devais être puni.

Mes griffes s’enfoncèrent dans mon cœur.

Fée du Logis, Chapitre I

Fée du Logis, Chapitre I

Fée du Logis, Chapitre I

Je vous présente ici le premier chapitre d’une histoire dont je vous ai déjà parlé. Fée du Logis est issue d’un rêve que j’ai fait il y a quelques mois, et qui m’a suffisamment marqué pour me donner une envie irrépressible de l’écrire. Une envie, ou même un besoin, tels que j’ai encore interrompu mes autres projets, pourtant nombreux et pourtant plus avancés, plus anciens ou plus attendus (essentiellement par ma femme).

Si je vous livre aujourd’hui cette première partie, c’est que j’avais aussi envie de la partager, car elle me fait découvrir un monde que je ne connaissais pas auparavant en écriture : le quotidien de notre époque. J’ai plus l’habitude de plonger mon encre dans des univers imaginaires de science-fiction ou de fantasy. Cette fois-ci, le décor est très différent, puisqu’il s’agit d’une histoire contemporaine. Je m’aventure donc dans des parages dont Mlle N. est plus coutumière.

Enfin, il s’agira aussi pour moi d’un aiguillon pour ne pas trop traîner, cette fois, à écrire le mot « fin » d’une histoire.

N’hésitez pas à me donner vos avis dans les commentaires…


L’agent immobilier l’attendait près de la porte de bois, sanglé dans son costume un peu trop strict, aussi emprunté que s’il avait enfilé une armure médiévale. Un beau jeune homme d’environ vingt-deux à vingt-cinq ans, à la coupe de cheveux impeccablement maîtrisée et rasé de près comme il se doit. Son regard marron perdu dans la rédaction d’un message sur son smartphone.

Il rangea prestement l’objet dans la poche intérieure de sa veste en voyant soudain Alice venir vers lui, comme pris en faute. Il lui tendit aussitôt sa main pour s’incliner un peu maladroitement vers elle et esquisser un baise-main suranné. Elle en fut malgré elle flattée et agréablement surprise. Elle était bien placée pour savoir que les jeunes de sa génération n’avaient pas la moindre éducation, en général. Celui-ci semblait faire exception à la règle. Même son parfum semblait avoir été choisi avec goût. Elle se surprit à le regarder avec un peu plus d’intérêt. Elle n’avait pas à faire à quelqu’un d’ordinaire. On l’avait prise au sérieux, cette fois-ci. Cela faisait déjà deux jours qu’elle courrait d’agence en agence, d’appartement en appartement. Deux jours qu’elle repartait déçue de ses visites, déçue des lieux dont on lui vantait un peu trop de mérites, déçue des agents trop obséquieux ou trop désinvoltes. Deux jours qu’elle perdait un temps précieux.

C’était le dernier appartement qu’elle avait prévu de visiter avant de se résoudre à rentrer à Paris sans avoir trouvé de point de chute. La dernière agence à laquelle elle avait décidé de faire confiance avant de s’en remettre à la solution d’un hôtel loué pendant deux ou trois mois, le temps de prendre ses marques.

– Mme Daimiault ? Je suis Marc, nous nous sommes parlé au téléphone ce matin. J’espère que vous avez trouvé facilement.
– Très facilement. Les points de repère sont assez simples. Le Musée des Augustins, la Place Saint Georges… même sans connaître Toulouse il serait difficile de se perdre.
– L’appartement dont je vous ai parlé se trouve au deuxième étage. Je vous précède ?

Il ouvrit la porte après avoir donné un tour de clef et ils pénétrèrent sous un porche renaissance dont les arches donnaient sur une cour pavée cernée de balcons, de fenêtres à meneaux et même d’un escalier en colimaçon de pierre qui rappelait celui du château de Blois, avec ses salamandres et ses gargouilles. Tout cela enchâssé dans un écrin de briques récemment débarrassées de leur gangue de pollution, qui donnait à l’endroit une ambiance vénitienne surprenante.

Marc se dirigea sans ralentir vers l’arche qui s’ouvrait sous l’escalier.

– J’espère que le lieu ne vous semble pas trop ancien. Vous aviez bien insisté pour voir des biens avec beaucoup de charme, alors je me suis dit que ce serait peut-être quelque chose qui pourrait convenir. Les propriétaires actuels n’ont, hélas, pas pris grand soin de l’appartement qui leur est tombé en héritage, et seraient heureux de le vendre à quelqu’un qui saurait lui rendre son lustre d’antan. J’ai cru comprendre que vous recherchiez quelque chose dans ce goût-là.
– Pour le moment en tous les cas, vous avez vu juste, Marc. Je ne savais pas que votre ville recelait de telles merveilles architecturales.
– Et pourtant le centre-ville en est rempli. Vous savez, Toulouse a été une ville riche, à la Renaissance. Ah, faites attention, certaines marches peuvent être glissantes, parfois.

L’escalier s’élançait dans le sens antihoraire, ce qui était inhabituel, Alice le savait. Il était largement ouvert sur la cour dont il donnait un point de vue plus enchanteur encore que depuis l’entrée, avec la fontaine de pierre dont l’eau gargouillait agréablement. La lumière orangée du soir d’été qui étendait ses ombres sur la ville donnait une touche plus irréelle encore au tableau. Au fur et à mesure qu’elle en gravissait les marches, Alice se sentait conquise par l’ambiance. La curiosité de ce qui l’attendait dans l’appartement commençait à devenir presque insoutenable. Elle savait que la déception serait véritablement de taille si le lieu devait être inférieur à ce qu’elle commençait à imaginer.

Parvenus au deuxième étage, sur le balcon qui courrait sur tout le long de la cour, abrité par un toit de tuiles soutenu par des colonnes et des arches de style roman, ils firent une pause, le temps que Marc tourne une autre clef dans la serrure d’une autre porte de bois aux ferronneries manifestement très anciennes. Les gonds étaient travaillés de motifs floraux et le heurtoir représentait une figure mythologique, probablement un hippogriffe si elle ne se trompait pas.

Marc la précéda et manœuvra l’interrupteur électrique. Une lumière chiche mais crue dévoila un vaste couloir qui servait de vestibule d’entrée à l’appartement. Elle fit un pas à sa suite, et s’immobilisa aussitôt. C’était là. C’était l’endroit dont elle n’avait pas même osé rêver pour la nouvelle vie qui allait s’ouvrir pour elle et qu’elle redoutait tant.

Les murs, dont les tapisseries dix neuvième étaient déchirées à de larges endroits, étaient soulignés de moulures en plâtre ou en boiseries qui semblaient bien antérieurs à cette époque-là. Les couleurs des peintures étaient ternies, écaillées, le bois était vermoulu du plancher au plafond où des morceaux entiers s’étaient effondrés au sol. Les vitres étaient de verre piqué, parfois brisé, parfois rayé. Il n’y avait aucun meuble dans le vestibule. Mais quelque chose semblait émaner de cet endroit. Quelque chose qui attirait irrésistiblement Alice. Elle se sentait bien dans ce lieu. Elle s’y sentirait bien, elle en avait l’intime conviction. Même pour affronter ce qui allait bientôt être une vie remplie d’épreuves.

Elle finit par suivre Marc qui ouvrait les volets de bois décrépis d’un salon immense au parquet de marqueterie et où trônait une cheminée de pierres et de briques. L’impression d’espace était incroyable, celle d’être revenu quelques siècles en arrière plus encore.

Prenant son silence pour du désappointement, Marc tenta de la rassurer.

– Malgré l’état dans lequel vous le voyez, c’est un immeuble sain. La copropriété suit très sérieusement la solidité des fondations et mandate très régulièrement une société spécialisée qui garantit que la bâtisse dans son ensemble reste conforme aux normes d’habitabilité les plus strictes. Les Bâtiments de France ne permettraient de toute façon pas que l’on badine avec la sécurité ou que l’intégrité du bâtiment puisse être mise en cause.

Alice ne l’écoutait même plus. Elle parcourait les pièces les unes après les autres, tournant les poignées de porte en porcelaine désuètes, admirant les lucarnes percées au deuxième étage, touchant du bout des doigts les fresques défraîchies. Cuisine à l’évier blanc rempli de poussière, baignoire sur pieds à l’émail écaillé, compteur électrique d’un autre âge, chambres de bonnes minuscules, pièces privées des maîtres de maison aussi grandes que des séjours, tout était délicieusement décalé à l’époque d’internet et des réseaux sociaux.

Mais c’est en découvrant la fresque peinte au-dessus d’une petite cheminée qu’elle sut avec certitude qu’elle allait signer le compromis de vente. Elle avait au départ pensé que c’était un véritable tableau, mais en s’approchant elle avait réalisé son erreur. La peinture avait été tracée à même le mur, et si ses cours d’histoire de l’art ne la trompaient pas, l’artiste qui l’avait réalisée avait vécu cinq siècles auparavant, car, elle en était persuadée, le dessin datait de la même époque que la bâtisse elle-même. Elle se trouvait devant une peinture exécutée pendant la Renaissance, par une main experte qui avait déjà intégré les techniques novatrices à l’époque de la perspective. Elle en restait pétrifiée d’admiration. Les visages de la scène champêtre étaient si précis, si étonnamment bien conservés malgré les outrages du temps et de la moisissure, qu’elle aurait pu les reconnaître sur l’instant si elle les avait croisés dans la rue.

– Vous savez, c’est à cause de cette peinture que l’appartement lui-même a été classé. C’est aussi pour cela qu’on appelle cet hôtel particulier l’Oustal del Fauno, l’Hôtel du Faune en occitan. À cause du satyre sur la fresque.
– C’est parfait.

Marc eut l’air surpris.

– Vous… vous êtes sûre ?
– Oui. Je suis prête à faire une offre. Raisonnable, il va sans dire. Mais je crois que ce sera une demeure agréable une fois dépoussiérée et remise en état. Et j’ai besoin que tout soit prêt très vite. Je dois pouvoir emménager ici dans deux mois. C’est vital pour moi.
– Je ne pense pas que cela posera problème. Je contacte les propriétaires actuels et je vous tiens au courant.

Le chemin du retour jusqu’à son hôtel sur la Place du Capitole parut assez irréel. Les images de l’appartement étaient encore vives dans son esprit, et l’ambiance si sereine qu’elle avait ressentie en le visitant parvenait encore à apaiser le bouillonnement de ses pensées. Mais celles-ci reprenaient peu à peu leurs droits, comme si chaque pas qu’elle faisait en dehors de l’Hôtel du Faune la replongeait un peu plus dans la tempête de ces derniers jours. C’était une fin d’après-midi d’été, chaude et ensoleillée, qui donnait à la ville un air de vacances, un air de week-end à Rome qui contrastait avec les pensées tourmentées qui s’agitaient dans son crâne. Les Toulousains flânaient dans les rues avec ce mélange d’insouciance et de fierté que donne le privilège de vivre dans la Ville Rose. Les belles jeunes femmes aux tenues légères minaudaient aux terrasses des cafés. L’une d’elles lisait un manuscrit qu’elle corrigeait en profitant de la douceur de vivre, et soudain la brume qui pesait sur les pensées d’Alice se déchira en un premier lambeau lorsqu’elle la vit répondre à un appel sur son téléphone portable. Sept jours plus tôt, elle était elle-même installée à son bureau de la Sorbonne, à corriger des copies d’examen. Il était déjà tard, et elle aurait dû être rentrée, mais ce soir-là Martin devait assister à une conférence, et elle n’avait pas envie de se retrouver seule chez eux, sans lui. Le téléphone vibra soudain et le numéro qui s’affichait se mettait en correspondance dans son répertoire avec une personne qu’elle n’avait pas entendue depuis plus d’un an. Elle hésita un court instant.

La jeune femme sur la terrasse ensoleillée sembla s’illuminer en entendant la voix de son interlocuteur, se recula dans le dossier de son siège et abandonna ses corrections. Son sourire s’entendait aussi bien qu’il se voyait.

– Olivia ?
– Je ne savais pas si tu allais décrocher. Comment vas-tu ?

La voix était hésitante. Empruntée. Évidemment. Pas facile de renouer le contact.

– Je vais bien. Je suis encore au boulot… Et… toi ?
– Je vais bien aussi… Écoute, si je t’appelle, c’est que…
– C’est à cause d’elle, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est à cause de Maman. Elle est… Elle a besoin de nous. Elle a besoin de toi, Alice.

Alice sentit son cœur se serrer en même temps que sa voix se durcir.

– Elle n’a qu’à m’appeler elle-même, si elle a besoin de moi.
– Alice, elle ne peut pas…

La voix de sa sœur devint un filet presque inaudible.

– Elle est malade.

Ces trois seuls mots eurent un effet inattendu et parfaitement incroyable. Ils parvinrent un instant à fissurer l’épaisse muraille qu’Alice avait érigée autour du concept même de famille. Elle s’entendit prononcer une réponse tout aussi folle.

– J’arrive. Je prends le premier avion.

La jeune femme porta la tasse de café à ses lèvres après avoir raccroché. Elle rayonnait. Alice détourna le regard et, dans une impression désagréable que les rayons du soleil transperçaient enfin l’hébétude cotonneuse dans laquelle elle avait passé les dernières heures, elle remarqua une mère qui devait avoir son âge et sa fille d’environ sept ou huit ans. La complicité était évidente. La petite fille s’accrochait à la main de sa mère tout en gambadant à côté d’elle. Les doigts entremêlés, Alice n’osait pas vraiment regarder le visage de sa mère et ses yeux d’un bleu si dérangeants. Elle resta concentrée un long moment sur cette main déjà ridée, qui tremblait légèrement au rythme des mouvements involontaires de la maladie.

Elle entra enfin dans le hall de l’hôtel et se sentit parcourir les couloirs du service de neurologie. Le professeur Carroll était un homme tout sec qui flottait presque dans sa blouse blanche où un badge déclinait son nom et sa fonction de chef de service. Il lui restait peu de cheveux sur le crâne, coupés très courts, blancs. Il les avait reçues très poliment et avec une grande empathie il les avait priées de s’assoir, avant de les regarder toutes deux dans les yeux pendant quelques secondes.

L’escalier qui menait à sa chambre rappela à sa mémoire la descente des escalators de l’aéroport de Blagnac. Olivia était venue l’attendre. Alice la trouva subtilement changée, depuis un an qu’elle ne l’avait pas vue. Plus empâtée, peut-être, même si cette impression n’était pas due à une prise de poids visible. Son visage paraissait plus marqué. Son allure générale était plus empruntée que dans son souvenir, dans ses vêtements toujours aussi ternes. Ses cheveux blonds coupés courts laissaient cependant son joli visage exprimer des traits séduisants et l’éclat de ses yeux bleus parfaitement dérangeants. Aussi dérangeants que l’étaient les yeux de leur mère. Mais son regard était voilé.

Elle s’avança maladroitement pour embrasser Alice, qui se laissa plus ou moins étreindre. Et sans crier gare, elle éclata en sanglots.

– Que se passe-t-il, Olivia ?
– Je ne sais pas encore. Elle est à l’hôpital et pour le moment les médecins ne veulent rien me dire. J’ai pris rendez-vous avec le chef du service de neurologie. Nous devons le voir demain.

Et, séchant ses larmes :

– Pour le moment, tu dois être exténuée. Je te raconterai dans la voiture. J’ai préparé la chambre d’ami.
– J’ai pris une chambre d’hôtel. Je ne savais pas que tu viendrais me chercher. Et je pense que c’est mieux. N’allons pas trop vite.
– Oui, tu as sans doute raison. Je te dépose où ?
– J’ai pris une chambre sur la Place du Capitole. C’était tout ce qui restait.

Dans sa chambre d’hôtel, sa valise était encore ouverte sur le lit, débordant de vêtements. Elle ne savait plus trop si elle devait la faire ou la défaire. Elle ne parvenait plus à se raccrocher à la réalité, à l’instant présent. Seuls des mots semblaient avoir encore le pouvoir de la ramener à ce qui était l’ici et maintenant. Des mots simples, directs, que Martin et elle échangeaient dès qu’ils le pouvaient depuis une semaine. Des mots sur les écrans rétroéclairés de son téléphone, de sa tablette, de son ordinateur portable. Je pense à toi. Courage. J’ai passé la soirée avec Benjamin. On lui a offert un poste à Montréal. Je t’aime. Il a fait très chaud à Paris. Des mots prononcés avec la voix si envoûtante de Martin à travers le combiné téléphonique. Tu es forte. Je suis là. Nous passerons l’épreuve ensemble. J’ai commencé à faire les cartons. Le poste a l’air intéressant. Je descends sur Toulouse dans quinze jours pour rencontrer le chef de projet. Des mots rassurants. Des mots d’amour.

Et au milieu, des mots de peur. Je prends l’avion pour Toulouse ce soir. Olivia m’a appelée. Maman est malade.

Maman est malade.

La voiture d’Olivia était une de ces berlines au châssis surélevé comme des quatre-quatre. Extrêmement confortable et un brin hautaine. Les sons à l’intérieur y étaient feutrés, comme absorbés par le cuir des sièges. Lorsqu’elles furent sur le périphérique, Olivia commença à raconter les premiers signes de la maladie de leur mère.

– Personne n’y a fait attention au début, bien sûr. Elle a commencé à tomber, d’abord de façon très espacée, puis plus régulièrement, comme si ses jambes ne la portaient plus de façon soudaine. Tu la connais, elle reste souvent seule sans voir personne pendant des semaines, alors beaucoup de choses sont passées inaperçues. Puis elle a eu des difficultés à parler, à mâcher ses aliments. Elle n’a rien dit avant que son dentiste l’envoie consulter son médecin. Et un jour, pendant un repas à la maison avec les parents de Pascal, elle a failli s’étouffer…

Olivia restait concentrée sur la route, sa voix secouée d’émotion. Alice la regardait sans mot dire. Le profil de sa sœur se découpait dans la vitre à contre-jour, seulement éclairé par les lumières intermittentes des éclairages publics. Elle la connaissait bien. Elle savait quelle maîtrise elle pouvait avoir sur elle-même. Son visage restait impassible mais sa voix se brisait par moments.

– Là encore, nous avons cru à une simple maladresse, et aux urgences, l’interne nous a rassurés en nous parlant d’une fausse-route alimentaire. Ce n’est qu’il y a une semaine que quelque chose de grave s’est produit. Elle a tout à coup eu une hallucination… elle… elle a vu papa qui lui parlait. Elle a voulu le suivre à l’extérieur, en robe de chambre, et c’est monsieur Glabelle, quelques centaines de mètres plus loin, qui l’a retrouvée errant sur le bord de la route nationale.

L’image de sa mère s’imposa d’elle-même. Cette femme élancée et élégante, au port altier, toujours tirée à quatre épingles, errant dans la campagne. L’image avait comme un goût d’impossible, comme une mélodie rendue bancale par une fausse note. Tout cela rendait une impression si étrange.

Et comme un fondu enchaîné, un effet spécial dans un film de science-fiction, l’élégante veuve aux traits encore si fins, au regard franc et cassant, à la longue chevelure retenue en un savant chignon blanc se mua progressivement en la vieille malade au teint pâle et aux yeux hagards dont Alice avait tenu la main tremblante, calée dans un fauteuil roulant au rembourrage synthétique. Presque muette d’émotion, Alice s’était contentée de gestes. Elle reconnaissait à peine sa meilleure ennemie dans le corps de cette ombre à moitié vivante. Et pourtant, le regard si bleu parvenait encore par moment à retrouver sa dureté et son acuité, et Alice y retrouvait les souvenirs heureux et moins heureux de son histoire avec sa mère. Une pression imperceptible de la main de Flora Daimiault sur celle de sa fille. Une pression qui n’était pas l’un de ces tremblements incoercibles, mais bien un geste volontaire. Et Alice se retrouva à enlacer sa mère, à l’âge de sept ans, après son premier chagrin d’amour. Elle perçut le goût salé de ses larmes et le contact si rassurant et enveloppant du baiser déposé sur ses cheveux. Un simple éclair dans les yeux de Flora Daimiault et Alice revit le tonnerre qui gronda entre elles lorsque son père, son père si doux et si distant à la fois, était allongé dans un cercueil de bois brillant.

– Ça fait une semaine qu’elle est hospitalisée en neurologie. Ils lui ont fait tout un tas de tests, mais pour le moment ils n’ont pas les résultats. Lorsque je suis allée la voir, elle m’a tout juste reconnue. Elle m’a d’abord prise pour toi. Elle… elle t’a réclamée…

Olivia avait arrêté le moteur devant la grande entrée de l’hôtel, près du palais de briques et de pierres qui faisait la fierté des Toulousains.

Et Alice s’était couchée. Ces deux nuits-là, celle de son arrivée et celle de sa visite de l’Hôtel du Faune, elle ne dormit pas bien, malgré la climatisation qui adoucissait la température de la nuit caniculaire. Ses rêves furent moites, désagréables, mais ne lui laissèrent au matin qu’un vague sentiment de colère et de dégoût. Ses longues heures de veille, au contraire, l’imprégnèrent de leur amertume tenace.

Sans même demander à sa sœur aucun détail supplémentaire, elle avait rassemblé à la hâte ses copies et les avait enfournées dans sa sacoche en cuir dans un désordre indescriptible. Les trois mots avaient agi comme une incantation sur elle, dont la magie avait immédiatement opéré. Elle se jeta pratiquement dans la bouche de métro qui onze stations et un changement plus tard la déposait presque au bas de son immeuble.

Ce n’était pas tant la succession des mots que le ton avec lequel Olivia les avait laissés s’échapper de sa gorge. Une sorte d’urgence s’était propagée dans les artères d’Alice. Une urgence plus forte encore que les rancœurs et les haines.

Puis elle avait rejoint Olivia à l’hôpital.

Le professeur Carroll, peut-être satisfait de son examen silencieux, prit enfin la parole.

– Mesdames, ce que j’ai à vous annoncer n’est pas agréable à entendre. Nous avons réalisé de nombreux examens et la seule conclusion à laquelle nous sommes fondés à nous rendre est que votre mère souffre d’une forme tardive de maladie de Huntington. C’est une maladie neurologique dégénérative, ce qui veut dire que les symptômes vont encore empirer. Et hélas nous ne possédons pas de traitement. La seule chose que nous pouvons faire c’est atténuer la gravité des symptômes afin que les choses se passent du mieux possible et qu’elle ne souffre pas trop. Mais l’évolution sera impossible à arrêter… je suis vraiment désolé…

Le silence pendant deux secondes. Olivia était sidérée, mais on la sentait à fleur de peau. Elle était proche de l’effondrement. Alice déglutit avec peine, la bouche soudain très sèche. Elle parvint tout de même à articuler la question.
– Vous parlez d’évolution… quelle évolution ?

Le médecin mit quelques secondes de plus avant de répondre.

– Cette maladie touche essentiellement deux compartiments de fonctions cérébrales : les zones motrices, pour donner des mouvements incontrôlables comme vous l’avez déjà constaté, des paralysies, ou des difficultés à se mouvoir, et les zones qui sont le siège de fonctions cognitives et comportementales. Dans ce deuxième lot de symptômes, on peut voir des manifestations psychiatriques, comme des dépressions induites, ou des changements de comportement. Et dans de nombreux cas, tout ceci conduit à une forme de démence particulièrement sévère. Il faut vous attendre à ce que votre mère perde la raison à plus ou moins longue échéance.

Le regard si bleu de Flora s’était illuminé lorsque sa fille était entrée dans la chambre aux murs blancs. C’est d’une voix mal assurée, presque chevrotante, qu’elle avait prononcé son nom. Alice était restée muette. Elle s’était approchée du fauteuil, s’était assise sur le lit juste à côté. Elle avait pris la main de sa mère dans les siennes. De longues secondes passèrent, où la mère et la fille se cherchèrent du regard sans jamais trouver le courage de vraiment se regarder. Puis enfin Alice, fixant la main de Flora, parvint à émettre un son.

– Je suis là, maman.
– Je savais que tu viendrais. Je l’avais dit à ta sœur. Je le savais.

Le silence retomba entre elles. Mais Alice trouva la force de plonger ses yeux dans les deux aigues-marines de sa mère. Comme on fend la surface liquide de l’océan, elle fut happée par des abîmes de souvenirs.

Et lorsqu’elle émergea à nouveau, quelques éclaboussures liquides coulaient sur la joue de Flora.

– Ils t’ont expliqué ce qui m’arrivait ?
– Oui, ils m’ont dit. Ne t’inquiète pas. Martin et moi en avons parlé. Nous allons venir nous installer ici.
– Je ne m’inquiète pas pour moi, Malice, mais pour Livia et toi. Vous avez fait le test ?

Le professeur Carroll savait qu’il allait aborder le plus délicat à présent.

– Il y a cependant une autre raison à votre présence ici, dit-il. La maladie de Huntington est une maladie neurologique grave, mais elle est aussi génétique. Chaque personne touchée, homme ou femme, a une chance sur deux d’en transmettre le gène à chacun de ses enfants.

Il fit une pause pour s’assurer que les implications de sa phrase devenaient claires. À en juger par le silence atterré des deux jeunes femmes, c’était bien le cas.

– Il existe un test génétique qui peut détecter cette anomalie dans l’ADN avant que les premiers symptômes n’apparaissent. Bien avant. La maladie met des dizaines d’années avant de se déclarer.
– Mais il n’y a pas de traitement, c’est bien ça, articula Alice ?
– C’est bien ça.
– Alors à quoi donc pourrait nous servir ce test ?

Elle ne sembla retrouver peu à peu ses esprits que dans l’avion d’Air France qui la ramenait vers Paris. La brume qui pesait sur ses pensées se déchirait par lambeaux à mesure que les souvenirs de cette semaine prenaient enfin racine dans sa conscience et qu’elle en comprenait vraiment tous les événements.

Elle était installée dans le siège près du hublot. L’hôtesse dévolue à ce rôle commençait les démonstrations de sécurité qui composent le rituel initiatique de tout voyage en avion avec des gestes mécaniques et presque désabusés. Sa vue se troubla un instant.

À quoi donc pourrait bien servir ce test ? La question avait tourné dans son esprit depuis qu’elle l’avait posée au neurologue et elle n’avait toujours pas de réponse. Elle n’avait pas d’enfant, n’en voulait pas spécialement et n’en avait jamais vraiment voulu. Martin lui en parlait de temps à autre, mais c’était surtout pour évoquer sa propre enfance. Et de son enfance, Alice n’avait pas toujours de très bons souvenirs. Tout juste des impressions fugaces de petits bonheurs éphémères noyés dans une gangue de discipline permanente. Les jeux avec Olivia. Les promenades dans la campagne avec leur père, à pied ou en vélo. Le goût des gâteaux au chocolat que Flora confectionnait avec les œufs frais et le lait que leur apportait Marcel Glabelle, le voisin le plus ancien de la famille. Il possédait une petite ferme tout près de la demeure familiale et lorsqu’Olivia et Alice étaient enfants, il les laissait jouer dans la grange où il entreposait son foin. C’était le temps de l’insouciance. Le temps où leur père était encore en vie.

Quand elle pensait à son père, elle pensait toujours d’abord à un moment bien précis. Elle devait avoir sept ou huit ans. Ils étaient tous les quatre partis faire un pique-nique à quelques kilomètres de Toulouse, dans les paysages vallonnés qui longent le Canal du Midi, près du Lauragais. Il faisait un soleil éclatant, et les deux sœurs s’amusaient à se courir après. Victor leur avait montré le petit bois près duquel ils avaient étalé leur nappe. Et l’idée d’une exploration s’était imposée d’elle-même. Elle était retournée dans ce bois, adulte, et s’était rendu compte combien son esprit d’enfant l’avait magnifié et agrandi, lui donnant des proportions extraordinaires. Mais à l’époque, elle avait vu ce bois comme une forêt profonde et mystérieuse qui l’avait attirée et au sein de laquelle elle pouvait découvrir de fabuleux trésors. Elle s’était imaginé parcourir un royaume hors du temps. Si bien qu’elle avait, au détour d’un bosquet, perdu de vue ses parents et sa sœur, et que, soudain, elle se crut perdue. Les bruits et les odeurs de la nature l’avaient tout entière absorbée. Mais elle n’avait pas eu peur. Pas vraiment. Et lorsqu’une forme haute surmontée de cornes s’était avancée en contre-jour vers elle, elle avait cru rencontrer un faune ou un homme-cerf. Un bref instant, elle avait retenu son souffle, consciente que la créature pouvait s’enfuir ou lui vouloir du mal. Puis un rayon de soleil vint frapper le visage du faune, et elle réalisa le tour que la lumière lui avait joué quand elle reconnut son père qui la cherchait. Ce qu’elle avait pris pour des cornes ou des bois de cerf étaient des branches basses qui venaient couronner sa tête en une illusion de surimpression. Mais pendant des semaines, elle se demanda souvent si son père était bien un être humain, et pas une créature féérique veillant sur Olivia et elle. Ses disputes avec Flora et son suicide quelques mois plus tard lui infligèrent un démenti cinglant. Elle grandit brutalement tout en pleurant toutes les larmes de son corps et en nourrissant une haine de plus en plus grande de sa mère. Mais ce jour-là, dans ce bois, elle s’était sentie transportée, et elle avait compris combien son père pouvait être quelqu’un de merveilleux. Il était toujours doux et posé. Il racontait souvent des histoires, des contes et des légendes, il avait une façon de voir la vie tellement personnelle et décalée, tout en références et en beauté. Même l’événement le plus insignifiant était pour lui une source d’émerveillement qu’il s’efforçait de partager avec ses filles et avec sa femme. Alice ne percevait pas, à cet âge-là, que ce côté lumineux était sans doute la seule chose qui le maintenait vivant. Car il avait aussi un revers sombre, des crises de larmes et de prostration, lorsque les traumatismes de la guerre en Bosnie revenaient le hanter. Il faisait tout son possible pour ne pas les montrer à ses filles, mais elles savaient d’instinct que certains regards, certaines paroles, pouvaient déclencher chez leur père des moments difficiles. Alice s’imaginait alors que sa nature féérique le conduisait à des douleurs atroces lorsqu’il passait de trop longs moments dans la réalité des humains. La vérité était que les choses qu’il avait vues et faites dans son passé le hantaient, le rongeaient. Il se retirait alors dans son bureau, qui devenait un territoire interdit. Alice avait appris à en avoir peur, comme si les portes d’un enfer y avaient été cachées.

Elle comprit soudain, le regard perdu dans la vitre du hublot, que cette image irréelle de son père aux bois de cerf ne l’avait jamais quittée. Elle sut pourquoi l’Hôtel du Faune serait sa nouvelle demeure une fois revenue à Toulouse. La fresque au-dessus de la cheminée représentait une danse joyeuse de nymphes et de satyres au creux d’un bois dense et mystérieux, tandis qu’un couple singulier trônait au centre d’un dais formé par les branches entrelacées d’un arbre vénérable. Une fée blanche aux yeux vairons, et un faune couronné de bois de cerf.

À Suivre…