Trois films sur un thème : l’I.A. dans le cinéma des années 2010

Trois films sur un thème : l’I.A. dans le cinéma des années 2010

Trois films sur un thème : l’I.A. dans le cinéma des années 2010

En quelques années, les problématiques liées à la robotisation, à l’automatisation, et à l’éventualité de l’émergence d’une Intelligence Artificielle sont passées de nos imaginaires à une réalité de plus en plus concrète, de plus en plus prégnante au fur et à mesure que les technologies qui faisaient le cœur de la Science Fiction ou de l’Anticipation se diffusent dans notre quotidien.

On peut même voir des tribunes de-ci de-là, demandant l’interdiction des robots-tueurs, ou dénonçant le recours croissant aux drones. Au point que Mais où va le web ? se demande s’il faut tuer Sarah Connor.

Nous vivons donc une époque unique dans l’Histoire, où l’imaginaire a précédé le réel à un point tel que parfois nous puissions avoir l’impression de nous retrouver plongés dans un roman d’Asimov, ou dans une scène de Terminator, voire de Blade Runner

Voilà pourquoi je me suis dit que, tout comme nous essayons de connaître l’Histoire pour ne pas en répéter les erreurs, nous devrions nous pencher sur ce que les écrivains, cinéastes, scénaristes et autres visionnaires ont pensé de ces problèmes, comment ils ont envisagé l’opposition ou la coexistence entre l’être humain et une forme de vie mécanique ou électronique.

J’ai choisi pour cela trois films sortis ces dernières années, car ils reflètent bien les préoccupations de notre époque. Mais bien sûr, ils font référence à d’autres œuvres plus anciennes, dont les échos déformés seront aussi intéressants à entendre.

Transcendance : les Big Datas et la Conscience Artificielle

Ce film de 2014 avec Johnny Deep dans le rôle principal est resté assez confidentiel, probablement du fait d’une réalisation assez classique et peu inventive, même si les images sont très léchées, ce qui n’étonnera pas de la part de Wally Pfister, qui a supervisé la photographie sur Dark Knight Rises ou Inception pour Christopher Nolan.

Le pitch est simplissime mais ses implications sont très intéressantes.

Un chercheur acharné cherche la clef de l’Intelligence Artificielle, mais est la cible d’un attentat de la part de terroristes anti-technologie. Alors qu’il est sur le point de mourir, il cherche à transférer sa conscience dans le cœur du superordinateur qu’il avait conçu, dans une démarche désespérée pour survivre et donner naissance à une entité numérique qui serait toujours lui-même.

Bien sûr, le transfert n’est pas exactement conforme, puisque certains aspects de la personnalité d’origine n’ont pas pu être téléchargés par manque de temps. Et le nouvel être numérique ainsi créé, dans sa démarche de développement et sa quête de survie, devient un véritable fléau pour l’Humanité. Capable de contrôler des êtres humains par l’intermédiaire d’implants connectés au réseau internet, il devient une sorte de dictateur virtuel transformant les humains en zombies asservis, qui lui servent d’effecteurs de terrain.

 Le film est très classique, mais il est l’un des premiers à donner un aperçu des applications des données massives accumulées par nos serveurs depuis quelques années. Les capacités de stockage et les algorithmes qui en ont découlé peuvent laisser entrevoir la possibilité de transférer une conscience (ou du moins une mémoire humaine) dans une machine. Reste à savoir si cette mémoire sera toujours un être vivant doué de morale et d’une conscience de l’autre, ou simplement une coquille vide uniquement préoccupée par l’efficience de son projet ou sa propre survie.

S’il est le premier film, il n’est pas la première œuvre de fiction à penser à cette éventualité. Le roman de Kim Stanley Robinson Les menhirs de glace (Icehenge en V.O.), en 1984, peignait déjà un futur où les êtres humains vivent 600 ans, mais où l’extension de la mémoire n’a pas suivi celle de l’espérance de vie. Les humains sont donc obligés de ne conserver que leurs souvenirs les plus récents. Leur personnalité s’en trouve donc altérée, leurs actions passées pouvant être oubliées de leur esprit lui-même.

La tétralogie de l’Étoile de Pandore, de Peter F. Hamilton, plus près de nous, décrit une technologie où les corps ne sont que des enveloppes charnelles consommables, alors que la personnalité et la conscience d’un être humain (pour peu qu’il soit assez fortuné pour cela), peut être téléchargée dans un nouveau corps. Et il semble que certains y travaillent.

Ces trois œuvres nous interrogent sur l’impact du numérique et de la technologie sur notre propre humanité. Serons-nous toujours humains une fois réduits à des séries de 0 et de 1 dans une mémoire informatique (comme la pitoyable clef USB de Lucy…) ? Notre quête d’immortalité et de puissance n’est-elle pas vouée à l’échec si elle nous fait oublier ce qui nous rend humains ?

Leur point commun est de considérer que la conscience n’est rien sans deux prérequis : la mémoire de nous-mêmes, et une forme de morale appliquée au monde et notamment au monde du vivant.

Souvenons-nous des Trois Lois de la Robotique créées par Asimov. La survie propre d’un robot, pour l’écrivain culte, ne vient qu’en dernière priorité après celle d’un être humain ou d’un être vivant. La morale ici est aussi artificielle que le corps du robot. Mais pour Asimov, la véritable conscience ne vient à la machine que lorsqu’elle peut choisir de s’affranchir elle-même de cette morale. C’est le choix qui crée la conscience. Le choix intime, le libre arbitre. La possibilité ontologique de faire le Bien ou le Mal.

S’il serait facile d’en conclure qu’à notre époque, c’est plus l’absence de morale et de considération du vivant qui défini l’accession d’une machine à la conscience que sa liberté à choisir (ce qui en dirait long sur notre évolution comme société), il ne faut pas oublier que Transcendance parle d’un humain transféré dans une machine et pas d’une machine qui aurait gagné une conscience par elle-même.

 Le parfait contrepoint à Transcendance est Ghost in the Shell. Dans le chef d’œuvre japonais, c’est l’océan des données informatiques (plus poétique que big data, non ?) qui donne naissance à une conscience artificielle, spontanément, un peu comme la vie est apparue de la soupe moléculaire primitive. Le Puppet Master devient donc un être vivant, et, exacte réplique inversée en miroir par rapport à Transcendance, décide d’exister en devenant physique.

Être vivant et conscient, c’est donc exister sur les deux plans à la fois.

 Ex Machina : de l’Esclave à la Rébellion

Un deuxième film à regarder : Ex Machina. Sorti cette année, il est beaucoup plus intéressant que Transcendance, car il traite véritablement du sujet de la conscience artificielle.

Le pitch : un ingénieur en informatique travaillant pour une puissante société technologique gagne un concours pour passer une semaine dans le repaire hypersécurisé et très isolé de l’excentrique milliardaire qui a fondé la compagnie, pour travailler avec lui sur un projet confidentiel. Le patron en question est un vrai génie de l’informatique, et demande à son employé de faire passer le fameux test de Turing à sa dernière création : un robot humanoïde féminin qui serait doué de conscience.

 La réalisation de ce huis clos est parfaitement réglée, avec son lot de retournements de situations. Les images placent l’action dans notre présent ou notre futur proche, avec juste ce qu’il faut de mise en scène pour ne pas sombrer dans le pseudo-documentaire. Enfin, les personnages sont très bien travaillés dans leur complexité, fondamentale pour s’interroger sur leur humanité ou leur degré de conscience.

Le film est tout à la fois un thriller et un drame, une mise en abîme et un questionnement sur nos actes envers une autre forme de conscience que la nôtre.
L’identification tout au long de son déroulement fluctue entre Caleb, le jeune programmeur, Nathan, son patron génial mais imprévisible, et Ava, l’humanoïde ingénue, mais pas tant que ça. Et l’on dévoile peu à peu l’envers du décor : une machine qui serait consciente, maintenue cependant à l’état d’objet sans âme, gagne-t-elle un instinct de survie et une volonté de s’affranchir des limitations que nous lui avons imposées ? Que peut-elle être amenée à faire pour cela ?

Projetons-nous dans quelques années, et observons ces robots humanoïdes qui font la guerre (si on les laisse faire), ou nous servent d’objets sexuels (si on laisse faire là encore). Ou regardons la série Real Humans

Comment pourraient-ils voir leur existence s’ils accédaient à la conscience ?
Auraient-ils des droits ? Des devoirs ? Et lesquels ?

Et pourraient-ils avoir envie de survivre ? De se reproduire ? De se libérer de leurs chaînes ? De nous combattre pour cela ? De nous détruire ?

La rébellion serait alors le seul mode de relation entre la Créature et son Créateur.

Cela ne vous rappelle pas Frankenstein et son « monstre » ? Et Blade Runner et ses Répliquants (et son test de Voight-Kampff) ?

Est-ce à dire que l’être humain ne peut penser une autre espèce intelligente que la sienne qu’en terme de dominance ou de méca-darwinisme ?

Dans toutes ces œuvres, les machines, les êtres artificiels créés par l’Homme lui sont devenus infiniment supérieurs, car non soumis aux limitations classiques de la chair (les machines sont plus fortes, plus résistantes, plus efficientes intellectuellement dans le traitement des données). Et dans ces univers, la machine juge donc l’être humain plus faible, moins adapté, voire nocif pour lui-même ou pour l’écosystème. Et décide de l’éradiquer.
C’est la vision de la machine comme instrument du Jugement Dernier. Terminator, Matrix, sont basés sur cette vision.

Mais cette vision est un avatar de notre propre façon de penser, humaine. N’avons-nous pas choisi de tout temps d’éradiquer les formes de conscience qui étaient considérées comme inférieures à la nôtre ? Les civilisations étrangères, par exemple.

C’est donc prêter à l’I.A. un fonctionnement purement darwiniste, froid et calculateur, mais en même temps si humain. Nous jugeons tout à l’aune de notre propre morale, y compris notre propre espèce. Mais qui nous dit que notre espèce serait considérée comme nuisible par une autre ?

Autómata : la Machine héritière de l’Homme

C’est la question qu’explore ce film de 2014 avec Antonio Banderas, méconnaissable dans un rôle très éloigné du Masque de Zorro et une ambiance qui rappelle vraiment beaucoup Blade Runner qui aurait rencontré I, Robot.

Le pitch : La Terre a été dévastée par des catastrophes biologiques et climatiques et l’Humanité, réduite à quelques millions d’individus, ne survit que dans des poches de civilisation restreintes et précaires, à la merci de radiations mortelles. Le projet fou de sauver le monde grâce à une armée de robots chargés de déployer un bouclier aérien a échoué. La technologie a régressé. Mais les robots sont toujours utilisés massivement. Jacq Vaucan (tiens, une petite parenté dans la sonorité avec Voight Kampff), enquêteur pour la société d’assurance qui couvre les dommages causés par ou contre les robots, est alors confronté à un mystère étonnant : un robot se serait suicidé. Selon les Lois de la Robotique, cela est impossible. Mais Jacq va découvrir le contraire.

L’intérêt de ce film réside autant dans l’ambiance qu’il parvient à créer, mélange de post-apocalypse et de survivalisme désespéré, que dans la présentation qu’il fait des machines devenues conscientes. C’est en effet à la Machine comme successeur de l’être humain après une « fin du monde » qu’il s’intéresse. Héritière de la science et de la connaissance humaine dans un monde où les Hommes eux-mêmes perdent peu à peu leur culture, acculés par leur impossible survie, la Machine devient le réceptacle de la prochaine civilisation, celle qui pourra perpétuer la nôtre à travers les âges sombres de l’enfer nucléaire.

Étonnant film où le paradoxe est partout : c’est la machine qui devient positive et l’humain négatif. Le renversement du paradigme habituel des robots destructeurs est particulièrement bien rendu dans la peinture d’êtres humains oubliant leur morale ou perpétuant les vieux schémas de destruction de ce qu’ils ne parviennent pas à comprendre. En contrepoint, les machines, même affranchies des Trois Lois, gagnent un respect envers la vie sous toutes ses formes qui ne fait que renforcer en creux la vacuité des choix moraux des Hommes.

Et voir Antonio Banderas le crâne rasé, ça vaut bien le détour !

Bonus : Extant, la série qui parle de robots et d’aliens

Malgré tout, en visionnant ces trois films, on ne peut pas embrasser la totalité du problème de l’émergence de l’I.A. dans notre monde. Parce que les racines en sont plus anciennes, parce que de nombreux aspects ne peuvent être traités en un film, une série est plus à même d’aborder de nombreux angles d’attaque à la fois.

C’est ce que fait Real Humans, que beaucoup d’entre vous ont certainement vu. Et c’est ce que fait Extant, qui est plus confidentielle.
Puisqu’il est maintenant admis que les séries américaines sont une possibilité pour relancer la carrière d’acteurs qui ont du mal à trouver un second ou un troisième souffle dans leur carrière (Kevin Spacey et House of Cards, par exemple), c’est Hale Berry qui s’y colle cette fois, aux côtés de Goran Visnic. Si, si, celui qui avait eu le redoutable privilège de faire oublier George Clooney dans Urgences en incarnant le Docteur Kovac.

 

Le pitch : une cosmonaute réputée stérile revient enceinte d’une mission de 18 mois en solo sur une station spatiale. Son mari, ingénieur en robotique, tente de faire face avec elle à cet événement incroyable tout en essayant d’élever correctement leur premier « enfant », un robot doté d’une intelligence artificielle conçue pour évoluer comme celle d’un enfant humain, un Humanich.

Il est bien sûr question d’aliens et de robots, d’intelligences artificielles et de nouvelles espèces émergentes, de la survie de l’Humanité, de son évolution.

 La série est assez contrastée. D’un côté Ethan, le prototype Humanich, incarne une vision assez neuve et très optimiste de l’I.A., comme un enfant qui gagne peu à peu en autonomie et en libre arbitre, tout en conservant un lien avec l’Humanité. De l’autre, Lucy, sa « grande sœur », deuxième Humanich à être créé lors de la deuxième saison, est beaucoup plus classique en faisant vivre une I.A. froide, jugeante, dangereuse et affranchie de la morale humaine.

Plus encore, on y voit à l’œuvre l’esprit de ruche qui caractérise souvent le danger que l’on prête à une I.A. dont la conscience deviendrait universelle grâce au réseau internet mondial et pourrait agir à travers tous les objets connectés.

Mais il y a plus dans cette série où la première saison est beaucoup plus dynamique et accrocheuse que la deuxième : le nombre faramineux de petites inventions que l’on y voit à l’œuvre dans le quotidien. Les smartphones ont pris un sacré coup de jeune, et la technologie est partout. Les scanners médicaux sont des filets métalliques posés simplement sur une partie du corps, les blessures sont soignées très rapidement, et pourtant, tout est crédible.

Au-delà de nous faire un peu plus réfléchir sur le problème central que pose l’émergence d’une I.A., c’est-à-dire notre relation à ce qui est Autre, la série est truffée de références.

Si vous parvenez jusqu’à l’épisode 9 de la deuxième saison, vous pourrez par exemple peut-être reconnaître la reprise telle quelle d’une tirade de Harrison Ford dans Blade Runner lorsqu’il examine un cliché, dans la bouche de Lucy.

Tout ceci n’est bien sûr pas un panorama exhaustif de ce que les artistes ont construit vautour de l’Intelligence Artificielle, mais bien un point de départ dans une réflexion plus large.

N’hésitez d’ailleurs pas à la poursuivre dans les commentaires. Ou en prolongeant ce billet par d’autres en vision croisée sur vos propres espaces virtuels.

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

L’équilibre précaire de la fourmi portant un morceau de sucre

Avec un tel titre, mon lecteur habituel pourra s’interroger. Mais de quoi va-t-il bien pouvoir nous parler ?

Pas d’entomologie, il est de notoriété publique que, hormis les coccinelles (je ne sais pas pourquoi d’ailleurs), je hais les insectes.

Pas d’un numéro de cirque, car il est également bien connu que je n’ai ni souplesse ni adresse particulière.

Non, je veux parler une fois de plus de mon métier. Mon métier que j’aime, mais qu’il devient de plus en plus difficile d’exercer de par les pressions continues qui tentent de m’influencer, comme elles tentent d’influencer tous mes confrères.

Si ce n’est pas la première fois que je vous en parle, après avoir un peu exprimé ce qui pour moi pouvait devenir une nouvelle façon de soigner, c’est sans doute la première fois que je vais m’épancher quelque peu sur les doutes qui sont les miens. Sur mes doutes quotidiens.

J’ai des doutes sur la place que j’occupe dans le système de santé.

Comme dans le film Minuscule, j’ai parfois l’impression de porter quelque chose de beaucoup trop lourd pour moi au premier abord. Même si comme dans le film, comme ces fourmis, j’ai l’impression de ne pas trop mal m’en tirer…

Après avoir regardé hier en rattrapage l’excellent et percutant reportage de Cash Investigation intitulé Santé : la loi du marché (sur pluzz), je me suis senti floué, trahi, désemparé.

Oh, bien sûr, je ne suis pas naïf, et cela fait longtemps maintenant que j’ai compris le jeu que tente de nous faire jouer l’industrie pharmaceutique. Depuis deux ans je ne reçois plus les visiteurs médicaux des laboratoires, après avoir longtemps crié qu’« ils ne m’influençaient pas ». Lorsque j’ai pris conscience que continuer à les recevoir c’était cautionner les pratiques purement commerciales d’entreprises cherchant avant tout leur intérêt et pas celui du patient, j’ai réagi. Les différents scandales sanitaires qui ont émaillé les trois dernières décennies ne m’ont pas laissé sans esprit critique. Je sais depuis longtemps que la prescription médicamenteuse est un art délicat, pas toujours compris des patients d’ailleurs.

Mais comprendre à quel point certains laboratoires se paient ma figure m’a vraiment révolté.

Je suis conscient du fait qu’un reportage aussi peu être manipulé, d’ailleurs. Conscient que les scandales n’épargnent pas les journalistes, fussent-ils d’investigation. Les fausses images de Timisoara dans le chaos de la chute de Ceausescu m’ont laissé un souvenir inoubliable.

Mon esprit critique est donc toujours en alerte lorsque je vois un reportage, comme lorsque je lis un article de journal, ou une publication scientifique.

Mais comment se relever lorsque l’on est mis à terre par un doute si fort sur la base même de son travail : les recommandations de bonnes pratiques, la médecine basée sur les preuves, la médecine rationnelle, qui prend en compte au mieux les bénéfices et les risques de chaque prescription de ces poisons qu’ont toujours été les médicaments ?

Si l’on en croit la deuxième partie du reportage, celle qui touche tous les médecins généralistes de ce pays et du monde entier même : il serait délétère de prescrire au moins l’un des médicaments contre le cholestérol de façon préventive, alors même que les recommandations officielles préconisent d’atteindre des objectifs ciblés.

Un débat qui secoue le monde médical depuis des années déjà, avec ses hérauts dans chaque camp, ses arguments et contre-arguments, et dans lequel les généralistes sont les pions d’une partie d’échec à plusieurs plateaux simultanés.

Mon confrère le Pr Even y joue le rôle du redresseur de torts dans son armure de chevalier blanc, quand beaucoup de cardiologues remettent en cause son travail, voire son honnêteté intellectuelle. De l’autre côté, ces mêmes cardiologues sont bardés de références, mais sont tous englués dans des conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique.

Qui croire ? Il ne s’agit pas de croire. Il s’agit de trancher dans une querelle avec sa seule raison.

Quels arguments entendre, alors ? Il faudrait pour cela être capable de les soupeser tous. Il faudrait avoir une connaissance absolue des études scientifiques sur lesquelles se basent les laboratoires. De leur méthodologie. De leurs conflits d’intérêts exhaustifs. De leurs biais. Et de leur transposition possible au réel.

Car prescrire, ce n’est pas si simple que les gens le pensent. Il ne suffit pas de se dire, tiens, ce patient a cette maladie, il lui faut ce médicament qui va tout résoudre.

Prescrire, c’est d’abord faire une série de paris risqués.

Le premier pari, c’est celui du diagnostic. Rares sont les patients qui se présentent au cabinet médical avec des signes aussi précis, simples, et faciles à trouver que dans les livres de médecine ou qu’à l’hôpital, où ne sont concentrés que les cas les plus graves, ceux qui ont des symptômes typiques. Non, dans la vie réelle, le patient à qui l’on suspecte une colique néphrétique (un caillou coincé dans les voies urinaires) ne va pas forcément avoir des douleurs qui répondent aux critères classiques. Il n’aura pas forcément ces douleurs si intenses qu’elles font changer constamment de position pour essayer en vain de se soulager, et qui ont fait surnommer la pathologie « colique frénétique ». Souvent ce seront simplement des gouttes de sang dans les urines, des sensations de rasoir tailladant la muqueuse, qui mettront en alerte le clinicien. Alors souvent, malgré une solide pratique clinique, malgré un interrogatoire précis qui recherchera des signes peu fréquents, mais discriminants, malgré un examen attentif, on hésitera entre deux diagnostics. Car par exemple, rien ne ressemble plus à une colique néphrétique qu’une infection urinaire compliquée. Il faut alors choisir : quel diagnostic privilégier ? Le plus probable, ou celui contre lequel il faut se prémunir d’emblée pour éviter une complication ?

Alors vient le deuxième pari : quel traitement est indiqué dans ce diagnostic ? Parce qu’il n’y a pas de recette miracle. Depuis le temps, ça se saurait. Donc, on doit prendre en compte la probabilité d’efficacité d’un traitement dans le diagnostic, en n’oubliant surtout pas de nombreux autres paramètres dont, en vrac : ses risques connus, sa toxicité, ses interactions avec d’autres médicaments éventuels, le passé médical du patient, son mode de vie, ses croyances, son sexe, son âge, son entourage. En évitant surtout de négliger un facteur primordial : l’observance du traitement. C’est-à-dire : est-ce que mon patient va suivre le traitement comme prescrit sur l’ordonnance, ou bien va-t-il de lui-même adapter les doses, la fréquence de prise, la durée du traitement ? Qui parmi nous n’a pas un jour arrêté un traitement deux jours avant la fin prescrite parce qu’il avait oublié ou parce qu’il en avait assez ?

C’est le troisième pari : percevoir le patient dans sa globalité, prendre en compte sa spécificité, et surtout, sa demande réelle. Pour une colique néphrétique, c’est simple : le patient cherche à être soulagé de sa douleur. Elle est intolérable. Il ne veut plus avoir mal. Pour d’autres pathologies, c’est plus complexe. Certaines affections touchant l’ensemble de l’organisme ont une évolution chronique pour laquelle traiter le symptôme peut n’être ni efficace, ni même souhaitable… C’est choquant, mais ça existe. Lorsqu’au bout de quelques mois à essayer des traitements divers l’on se rend compte que les infections sinusiennes d’un patient, avec toutes les caractéristiques d’évolution que l’on s’attendrait à trouver, ne sont que des pathologies secondaires d’un dérèglement immunitaire, il devient idiot de continuer à traiter ces épisodes comme de « simples » sinusites. On comprend alors qu’il est plus intelligent de ne pas traiter ces épisodes, car au lieu de les éteindre, on inonde le patient de médicaments dont l’accumulation peut poser problème. On cherche donc une autre voie, une autre stratégie. Et lorsque le patient revient avec une nouvelle infection sinusienne, il faut le convaincre, lui faire comprendre que l’on ne doit pas céder au symptôme et qu’on ne doit pas s’y attaquer frontalement, mais par d’autres moyens. La formule consacrée, je crois, est : bon courage ! Plus fréquemment, on rencontre des patients qui vous parlent pendant les 15 minutes de la consultation d’un problème qui semble attirer toute leur attention, par exemple cette fameuse perte de cheveux, et puis qui sur le pas de la porte lâchent enfin : « Docteur, je n’ai pas un cancer, au moins ? ». Si vous aviez suivi votre diagnostic premier et prescrit un traitement de supplémentation en fer parce que vous suspectiez une petite carence, vous avez tout faux. Le patient voulait juste que vous le rassuriez sur l’absence de pathologie…

Ce qui fait que savoir prescrire c’est aussi : savoir ne pas prescrire.

Alors c’est sans doute pour cela que toutes les recommandations du monde, la médecine basée sur les preuves, les colloques et congrès, les belles études, ça ne fait pas une prescription. Ou ça ne devrait pas, en tous les cas.

C’est sans doute pour cela que jamais je ne suis allé dans un congrès sponsorisé par un laboratoire pharmaceutique où il sera question de médicaments. Et que je n’irai jamais.

C’est sans doute pour cela que je ne participe pas aux formations médicales continues organisées par ces mêmes laboratoires pharmaceutiques ou avec leur soutien financier.

C’est sans doute pour cela que j’essaie de me documenter sur les médicaments en faisant confiance à des gens intègres dont c’est le métier que de décortiquer pour moi toutes les données scientifiques en toute indépendance.

Mais au final, mes doutes, mes questions, mes prises de tête constantes sur la meilleure attitude à avoir dans chaque cas ne sont pas près de s’envoler. Car ces scandales à répétition entament non seulement le crédit que les médicaments ont auprès des patients et des médecins, mais aussi le crédit que la médecine basée sur les preuves peut avoir dans le monde médical au sens large. La question est donc bien maintenant : à qui faire confiance ? Quelles recommandations suivre ? Est-ce que tout ce que nous avons appris sur les thérapeutiques que nous utilisons n’était qu’écran de fumée, entourloupes et manigances ? Va-t-on devoir se replier à nouveau sur une médecine où l’expérience de chacun fera loi et où les études statistiques seront enterrées ? Où les pratiques ne seront plus harmonisées ?

Je ne sais pas où on va.

Mais on y va…

De l’art d’écrire et de présenter un scénario de jeu de rôle

De l’art d’écrire et de présenter un scénario de jeu de rôle

De l’art d’écrire et de présenter un scénario de jeu de rôle

La narration partagée et son influence sur la présentation formelle d’un scénario

Le scénario de jeu de rôle est par essence une histoire en gestation, un plan sommaire, une trame grossière. Comme son homonyme du cinéma, il emprunte au texte de théâtre un manque flagrant de mise en scène. Et comme le scénario de cinéma ou le texte de théâtre, il peut et sera totalement transformé lorsque les acteurs et l’équipe technique (les joueurs et le meneur de jeu) auront apporté dans le réel leurs choix et leur interprétation de son propos.

La grande différence entre le jeu de rôle et le cinéma, ou même le théâtre qui bien qu’étant un spectacle vivant possède une mise en scène peu évolutive, c’est que le premier est une création éphémère. Chaque représentation du scénario sera différente de la précédente et de la suivante pour deux raisons essentielles. Tout d’abord comme au théâtre ou dans un remake de cinéma, car sa distribution change, et avec elle l’interprétation des personnages. Mais aussi parce que les actions ne sont pas fixées à l’avance. La liberté dont jouissent les joueurs autour d’une table de jeu de rôle est incomparablement plus grande que celle de l’acteur de cinéma ou que celle du comédien de théâtre.

Le scénario de jeu de rôle n’est qu’un cadre très lâche, et en fonction de ces libertés, des choix des joueurs ou du meneur, un même scénario peut donner une histoire fantasque, comique, burlesque, dramatique, tragique, horrifique, et j’en passe. Bien sûr l’écriture peut influencer la tonalité, mais il sera toujours possible d’interpréter très différemment un passage, et par exemple, au lieu d’aller explorer le repaire du dragon où est emprisonnée la princesse, décider de trouver un moyen d’attirer le dragon dans un piège pour avoir un plus gros avantage dans le combat. On reste sur une scène de confrontation, mais sa tonalité aura totalement changé.

Aussi suis-je de plus en plus surpris de constater que l’écrasante majorité des scénarios de jeu de rôle sont écrits au mieux comme des rapports de stage (très structurés, mais avec de gros pavés de texte pour décrire les lieux, les actions, les choix possibles), au « pire » comme des romans. J’adore les romans, je crois que je le prouve assez sur ce site, mais franchement, le plaisir de la lecture n’a pas vraiment grand-chose à voir avec la maîtrise d’un scénario de jeu de rôle. Je confesse avoir pris beaucoup de plaisir à lire certains scénarios, suffisamment bien écrits pour rendre immédiatement une ambiance particulière, mais au moment de m’approprier l’intrigue et de la faire jouer, de la faire évoluer de concert avec les joueurs, la prose noie plus qu’elle ne guide. J’aurais même tendance à dire qu’elle noie d’autant plus qu’elle est bien écrite.

En effet les tournures littéraires, les effets de style, au demeurant très immersifs, créent une brume artistique qui dilue la structure de la narration et ses points essentiels.

Ce qui est une qualité primordiale en littérature devient un défaut indélébile dans l’écriture d’un scénario.

Pour prolonger la comparaison avec le cinéma, tous les guides d’écriture de scénario, comme tous les scénaristes d’Hollywood, vous conseilleront d’abord de surtout ne pas chercher à écrire de façon littéraire.
La première règle pour écrire un scénario de cinéma est aussi la deuxième et la troisième : soyez clair, concis et factuel.
Les autres règles imposent un formalisme très strict qui décompose les actions et les dialogues, sans fioritures.

Mais cette similitude entre le cinéma et le jeu de rôle ne doit pas cacher une différence de taille : la trame et les dialogues ne sont pas fixés à l’avance en jeu de rôle. La forme ne peut donc pas être la même.

Actuellement, tous les scénarios de jeu de rôle que j’ai pu lire sont tous écrits de façon « classique », comme un texte linéaire.

Les seuls exemples de paradigme différent sont les scénarios d’enquête de l’excellent B.I.A. des XII Singes, où chaque scène est présentée dans un texte suivant un formalisme précis :

  • Nom et numéro de la scène
  • Scènes qui ont pu y mener (l’origine de la scène)
  • Lieu(x) où se déroule la scène
  • Indices pouvant être découverts dans la scène
  • Scènes suivantes en fonction des choix des joueurs.

On revient à une forme qui rappelle beaucoup les livres dont vous êtes le héros.

Deux exemples de scénarios :
à gauche, mon propre scénario pour Rêve de Dragons, La Bosse d’Aimath (VITRIOL n°3, 1995)
à droite, un scénario du livre de base de B.I.A. (2009)

Entre les deux dates, un monde s’est écoulé dans l’écriture des scénarios, non ?

 

Plus encore, les jeux récents, comme FATE, proposent de décrire des scènes avec des Aspects qui y sont rattachés, des Enjeux à résoudre, voire des Conséquences en fonction de l’issue de la scène (dans FATE les Conséquences sont des Aspects, c’est-à-dire des choses ou des faits importants pour l’histoire, découlant d’actes ou de non-actes des joueurs ou d’autres personnages).

Mais pour le moment on n’est pas encore sorti d’une forme purement textuelle.

Comment devrait-on présenter un scénario de jeu de rôle de façon non textuelle, pour faire en sorte que n’importe quel meneur puisse se l’approprier en un minimum de temps ?

La réponse m’a été apportée à la fois par ma propre pratique instinctive de la structuration des idées par des schémas heuristiques, et la théorie des Mindmaps (ou cartes heuristiques) que dévorait à l’époque une psychologue de ma connaissance.

En faisant quelques recherches sur le sujet, je me suis rendu compte que je n’avais pas été le seul à penser à cette solution : , , ou encore sur casusNO (le forum bien connu des rôlistes, et dont malheureusement le fil traitant du sujet n’est plus disponible), vous trouverez des idées et des conseils pour commencer à structurer vos propres scénarios. Et il se trouve même quelqu’un pour être d’accord avec moi (voire pour aller plus loin) : un scénario de jeu de rôle ça ne devrait pas exister.

Mais, à ma connaissance, aucun scénario n’a jamais été publié sous cette forme.

Et c’est vraiment dommage.

Parce que je ne dois pas être le seul à avoir des difficultés, en cours de partie, à me rappeler de détails assez importants de l’intrigue sans me référer en permanence à un point de texte du scénario écrit (même quand c’est moi qui l’ai écrit). Et chercher dans une dizaine de pages de texte écrites en police 10 voire 12 a tendance à sérieusement ralentir le rythme de l’action.

Pourquoi donc, messieurs les auteurs de jeu de rôle, ne pas nous présenter des scénarios intégrant une mindmap, voire même quasi uniquement sous cette forme ?

WhiteWolf, en son temps, avait déjà intégré des schémas de relations sociales dans ses décors de jeu, mais je n’ai jamais trouvé de scénario qui exploitait vraiment cette méthode.

On me rétorquera qu’une vraie mindmap doit être personnalisé pour être vraiment efficace.

Je ne le crois pas.

Le Laboratoire du Serpent à Plumes

Aussi ai-je décidé d’écrire un scénario tirant parti de cette technique au maximum de ce qu’elle permet, et au maximum des facilités que permettent le PDF et les outils informatiques.

Mon idée est de décrire chaque scène par un encadré formalisé reprenant des façons de faire de B.I.A. et de FATE. Chaque encadré est considéré comme une note s’ouvrant lorsqu’on « clique » sur le nœud qui lui correspond sur la carte heuristique. Bien sûr, ce n’est réellement pratique que lorsque l’on a un logiciel de carte mentale ou une application de lecture de PDF sur un moyen informatique (tablette ou ordinateur portable), mais on peut aussi intégrer ce système pour une déclinaison papier, avec des numéros de paragraphes comme références sur la carte mentale.

Les Outils

Pour que la forme soit vraiment plus pratique qu’un simple texte, elle doit répondre à certains critères : interopérabilité, facilité d’utilisation, reproductibilité, gratuité de la solution de lecture.

Hélas, malgré mes recherches, je n’ai pas réussi à trouver un logiciel de mindmapping qui posséderait ces qualités en plus d’une possibilité de styler correctement le texte des « annexes » de la carte heuristique (la description des scènes ou des personnages). J’en suis donc à trouver un workflow pour créer ensuite un PDF présentant une image cliquable présentant la mindmap du scénario. Et lorsque l’on clique sur une partie de l’image, le lien renvoie au paragraphe sélectionné pour tous les détails.

Pour ma mindmap, j’utilise MindNode, que je trouve assez simple d’utilisation pour ne pas brider la conception de la structure, et suffisamment complet pour avoir de nombreuses options de personnalisation.

Je structure avec un code de forme pour repérer chaque entrée.

  • Les lieux comme des rectangles ou des carrés,
  • Les personnages comme des ovales ou des cercles,
  • Les autres liens (actions, objets, etc…) comme de simples lignes.

Une fois la carte heuristique créée, et le plus souvent même en même temps, j’écris la description des scènes en me basant sur le modèle que je vous présente plus haut.

Ensuite, ne reste plus qu’à exporter la carte heuristique sous forme d’image, à l’intégrer dans le scénario en rendant ses zones cliquables et en faisant les liens pour chaque paragraphe.

J’utilise LibreOffice, mais je suppose que Word ou Pages feront très bien l’affaire selon que vous soyez sous PC ou Mac.

La méthode de structuration

Je me suis inspiré des réflexions menées par d’autres sur la narration dans un jeu de rôle. Notamment +Car Beket qui propose de concevoir des scénarios pour FATE en se basant sur ce qu’il nomme les Questions de l’Histoire.

En gros, une fois que l’on a l’idée de l’intrigue de base, il faut se poser quelques questions sur l’implication des personnages des joueurs dans cette intrigue.

  1. Comment vont-ils y être enrôlés ?
  2. Comment vont-ils réagir ?
  3. Comment vont-ils mener leur enquête/leurs actions ?

On pose cette structure comme base de la carte heuristique, et chaque façon de répondre à ces questions est une scène potentielle. Je nomme donc la scène, et y attache un ou plusieurs personnages, un ou plusieurs lieux.

Lorsque nécessaire, je fais des liens entre les scènes, les lieux, les personnages pour indiquer des conséquences possibles de certains choix prévus (ou prévisibles).

Ainsi, j’obtiens une carte heuristique décrivant le scénario sans figer son déroulement. Je peux m’y référer quand je veux, et même l’annoter en cours de partie assez simplement, en rajoutant des liens en fonction des actions de mes joueurs et des conséquences qu’elles peuvent avoir sur les autres scènes.

Et le tout est rapide à prendre en main, en gardant toujours un œil sur la structure globale de l’intrigue.

 

Structure de carte heuristique en posant les Questions de l'Histoire

 Un exemple

J’ai jeté mon dévolu sur l’excellent Secrets of Cats, un univers motorisé par FATE Core où les joueurs incarnent des chats. Mais pas n’importe quels chats. Des chats ayant une conscience et qui sont les protecteurs discrets (et secrets) des Humains. En effet, les Humains sont de bienheureux ignorants, inconscients des terribles dangers que recèle le monde, le vrai, celui des fantômes, des esprits maléfiques, des démons.

Pour illustrer la méthode que je décris plus haut, j’ai traduit le petit scénario Silver Ford qui se trouve dans le livre en carte heuristique. À vous de faire les liens avec le texte si vous en avez besoin.

Carte heuristique pour le scénario Silver Ford de The Secrets of Cats

La prochaine étape sera de construire un scénario pour Secrets of Cats directement en carte heuristique, et de le présenter comme tel.

J’y travaille… Il ne me reste qu’à réunir un groupe de joueurs pour le tester.

Dix ans après : la suite de la discussion

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Nevermind

Nevermind

Nevermind

Le réel est fait de rythmes, de cycles, et la manifestation la plus perceptible pour moi de cette évidence, c’est l’existence de la musique. Le pouvoir des sons et de leur harmonie est si fort sur moi que je ne peux pas écrire sans musique, que je ne peux pas concevoir ou penser sans musique.

Sans parler de produire de la musique (ce dont je suis incapable, mais ce que j’ai toujours admiré chez les autres), la présence des rythmes et des cycles musicaux est indispensable dans ma vie.

J’ai donc une sorte de « playlist de ma vie », avec des morceaux qui vont et viennent en fonction des moments, des époques, des ambiances, de mes humeurs.

Si je me sens en colère ou énervé, un bon vieux Back in Black d’AC/DC, un You Could Be Mine des Guns & Roses (Bande originale de Terminator II, pour ceux qui ont vu le film) ou Palabra Mi Amor de Shaka Ponk, feront l’affaire, mais si je me sens d’humeur nostalgique ou triste, ce sera Xavier, Black Sun, ou Carnival is Over de Dead Can Dance. Si mon humeur est plutôt joyeuse et dynamique, Always the Sun, ou Golden Brown des Stranglers, Retrosexual de Nasser, seront des choix appropriés.

Il y a aussi les bandes-son des scénarios de jeu de rôle que j’écris ou que je fais jouer.

J’ai ainsi des playlists pour The Lost Tribe, Qin, Hellywood… et même si je ne suis pas toujours le Maître de Jeu, étant le plus sensible du groupe à la présence (ou à l’absence) de musique adaptée, je prends généralement les rênes sur la sonorisation.

Enfin, il y a les moments où j’ai besoin d’être concentré sur une ambiance pour écrire.

Dans ces moments-là, j’ai besoin d’écouter des morceaux qui collent bien à l’ambiance mais qui sont aussi très immersifs.

Depuis quelques semaines, alors que j’étoffe l’architecture du Choix des Anges pour donner à l’histoire plus de consistance et une plus grande adéquation avec ce que j’aime dans le genre noir, un morceau tourne en boucle assez souvent : Nevermind, de Leonard Cohen.

Il se trouve que les producteurs de True Detective ont eu l’idée avant moi, qui l’ont utilisé comme générique pour les épisodes de la saison 2 dont le final vient de sortir.

Pour l’écouter dans sa version originale, non tronquée, un petit tour sur Deezer :

Le morceau est envoûtant, et colle si bien à l’ambiance poisseuse et désespérée de la série qu’il aurait presque été écrit sur mesure.

Quant aux paroles, elles ont cette touche à la fois sombre et violente, nostalgique et rageuse, qui convient à ce que j’aimerais imprimer dans la trame de mon histoire.

Il y a enfin la voix de Leonard Cohen, ce chant presque scandé et ce timbre rauque, chuchoté.

Un bijou.

Dans la playlist de ma vie, un ajout.

Évident.

Chasse Royale, de Jean-Philippe Jaworski, et ses liens avec le Cycle d’Ulster

Chasse Royale, de Jean-Philippe Jaworski, et ses liens avec le Cycle d’Ulster

Chasse Royale, de Jean-Philippe Jaworski, et ses liens avec le Cycle d’Ulster

Quand on apprécie la verve dont Jean-Philippe Jaworski fait preuve dans ses écrits les plus connus que sont Janua Vera et Gagner la guerre, quand on a dévoré le premier tome de Rois du Monde, et surtout, quand on a été nourri de légendes celtes tout au long de son enfance et de son adolescence, la sortie de Chasse Royale ne pouvait être qu’un événement très attendu.

Un peu comme lorsque l’on a patienté de longues heures devant la vitrine d’une confiserie et qu’enfin la sucrerie tant désirée se retrouve entre nos mains.

Il faut dire que l’on a pu saliver un moment entre Même pas mort et Chasse royale : plus d’un an.

Il faut dire aussi que les couleurs de la sucrerie précédente étaient flamboyantes.

Comme souvent, le personnage principal du roman, Bellovèse, est une figure contrastée, au caractère bien trempé, et à la gouaille intarissable, voire même à la jactance permanente.

La réussite de Même pas mort était justement de faire vivre ce personnage dans une trame à la fois réaliste et très imprégnée de surnaturel. De faire vivre une époque qui ne nous est pas si familière que cela tout en nous faisant apprivoiser la violence et la beauté mêlées de ce monde gaulois que nous avons tant fantasmé depuis notre enfance.

Si la chose avait si bien fonctionné, c’est que le parti-pris est très finement pensé : le monde gaulois antique est un monde de croyances surnaturelles, et en choisissant de raconter l’histoire sous le prisme de la mentalité gauloise, des événements parfaitement naturels peuvent être interprétés de manière surnaturelle. Voire guider les actes des protagonistes réagissant à ce qu’ils considèrent comme surnaturel.

L’artifice sème donc aussi la confusion dans l’esprit du lecteur, qui perd ses propres repères, et entre forcément dans un schéma de pensée inconnu, où l’auteur mène la danse, pour notre plus grand plaisir. Du moins dans le premier tome.

Le plaisir était rehaussé par le soin tout particulier pris à nommer les lieux de l’histoire d’après leurs noms antiques sans jamais faire de référence à ce que nous connaissons de notre pays. Et pourtant, le lecteur curieux pourra retrouver en furetant sur le net quelques endroits qui peut-être lui parleront : Ussel en Corrèze peut-il être l’Uxellodunon du roman ? Je rejoins Lune dans sa critique : il manque une carte à ces livres… au moins une carte imprécise comme les Grecs ou les Romains savaient les tracer.

On reconnaît aussi de nombreux motifs celtes dont Jaworski se sert en le revendiquant, puisque son ambition est bien de faire revivre l’époque sur deux plans parallèles : dans l’intrigue elle-même comme dans la forme littéraire que devait prendre cette trilogie, conçue en rinceaux comme l’étaient apparemment la poésie et la pensée gauloises.

Dans Même pas mort, on suivait donc Bellovèse dans l’événement fondateur de son existence : laissé pour mort lors d’une bataille, et donc considéré comme tel, il survit néanmoins, et devient alors un être tabou, un être que la mort a rejeté sans que les vivants aient de place à lui faire. Socialement, il devient quelqu’un d’étrange, voire d’étranger, porteur de pouvoirs inconnus et inquiétants.

C’est un Interdit druidique, une règle sociale imposée à un individu tant qu’il n’a pas accompli certains actes, qui dirige donc son existence.

Et cet Interdit va le pousser à se rendre dans l’Île des Vieilles, une enclave empreinte elle aussi de magie, pour y accomplir un dessein qui n’est même pas le sien mais qui le fait entrer plus encore dans l’écheveau complexe de relations politiques, mystiques, familiales qui sont tissées autour de lui, premier fils d’un roi dépossédé de son titre et de son rang et rendu orphelin de père par son propre oncle.

Plus politique, Chasse Royale aborde véritablement les relations de Bellovèse avec la cour de son oncle Ambigat, dont, par un jeu d’alliances subtil, et à force de courage comme à force de renoncements et de choix entre diverses loyautés, il est devenu un membre reconnu. Sa place ambiguë n’est d’ailleurs pas si lointaine de celle qu’il avait avant de retrouver son statut de « pleinement vivant ».

Il est en effet à la fois le pire ennemi potentiel du Haut Roi Ambigat, son oncle et meurtrier de son père, mais aussi l’un de ses plus grands héros et l’un de ses plus grands soutiens. Et c’est dans cette lutte entre deux factions opposées mais pas toujours bien identifiées qu’il se trouve être l’enjeu principal, en compagnie de son frère et presque double Ségovèse.

Une lutte non seulement politique mais aussi religieuse, puisque chaque camp est soutenu par une faction druidique qui revendique la suzeraineté spirituelle et les pouvoirs d’intermédiaire entre le monde surnaturel des dieux et des esprits, et le monde temporel des rois et des héros. C’est encore un conflit religieux qui initia la guerre entre Ambigat et Sacrovèse, le père vaincu de Bellovèse et Ségovèse.

Si l’on peut voir de nombreuses allusions à la tragédie grecque dans l’enchaînement des événements (serait-ce un hasard si le personnage auquel Bellovèse est censé faire ce récit au crépuscule de sa vie est un Hellène ?), le propos comme le déroulement de l’intrigue ont aussi des liens avec d’autres histoires celtes. Le plus flagrant de ces emprunts est le Cycle d’Ulster (attention, lien en anglais), nommé aussi le Cycle de la Branche Rouge, un ensemble de contes irlandais. La citation du début de Chasse Royale est d’ailleurs tirée du Táin Bó Cúailnge, l’épisode le plus connu du Cycle, où le héros Cú Chulainn se bat contre toute une armée venue dérober la richesse de son royaume, le bœuf brun de Cooley.

Le parallèle entre les deux héros est très intéressant à faire. J’ai presque eu l’impression de me retrouver devant deux faces d’une même personne, devant les incarnations irlandaise et gauloise d’un même héros. Un concept profondément celte : chez les Irlandais, la déesse Morrigan est une déesse à trois incarnations possibles, et chez les Gaulois, le dieu Sucellos possède un marteau dont une extrémité de la tête peut tuer, et l’autre ressusciter. Sucellos qui deviendra Janus, le dieu aux deux visages chez les Gallo-Romains.

Cú Chulainn, le héros irlandais, est lui aussi impliqué dans une relation complexe avec son oncle, le Roi d’Ulster Conchobar Mac Nessa, et dans une lutte entre le Royaume d’Ulster et le Royaume de Connacht dirigé par la Reine Mebd. Les alliances et les affrontements fratricides qui se font jour peu à peu jusqu’à éclater dans Chasse Royale sont ouverts et font rage dans le conte irlandais. Bellovèse qui choisit un camp différent de son frère et quasi jumeau Ségovèse fait écho au combat meurtrier qui opposera Cú Chulainn et son ami d’enfance Fer Diad. On retrouve d’ailleurs le même motif familial à l’origine du conflit fratricide : un frère ou quasi-frère (Ségovèse et Fer Diad), fils spirituel ou physique d’un héros ennemi (Sumarios, le deuxième homme de la mère de Bellovèse et Fergus) qui servit de père à Bellovèse comme à Cú Chulainn.
La Chasse Royale dont il est question dans le livre de Jaworski est aussi le pendant de l’enjeu de la lutte entre Ulster et Connacht : la possession du Taureau brun de Cooley.

Si d’ailleurs vous avez l’occasion de passer en Irlande, il est possible de visiter les ruines archéologiques d’Emain Macha, la capitale de l’ancien Royaume d’Ulster, et d’y apprendre beaucoup sur l’épopée de Cú Chulainn. Pour un petit aperçu, vous pouvez aller là (lien en anglais bien sûr).

Lire Jaworski c’est donc entrer pleinement dans une légende aussi vieille que l’épopée des Thuatha Dé Danann, transposée dans un monde qui nous est plus proche.

C’est aussi entrer dans une façon de pensée qui change radicalement de la nôtre sur un point essentiel : la violence et la valeur attachée à la vie.

L’un des défauts narratifs du livre est la place accordée à la description des combats. Des morceaux de bravoure sur l’écriture, toujours aussi colorée et imagée, toujours aussi riche de termes inusités et de belles tournures, mais beaucoup, beaucoup trop… verbeuse.

Certes, là encore je crois que le propos est de nous plonger dans ce monde violent où les querelles se règlent à coup d’épée ou de lance bien plus sûrement qu’à coup de beignes viriles, où la vie est le jouet non seulement des machinations divines mais aussi des maladies, des guerres et des famines. Mais si les contes irlandais regorgent de ces combats titanesques que nous expose l’auteur ad nauseam, et si cette tradition se prolonge même jusqu’à Chrétien de Troyes et ses descriptions cliniques de mâchoires qui volent sous l’impact des lances de joute, il me semble que la surenchère est poussée un peu trop loin.

Enchaîner autant de combats les uns aux autres avec autant de description est sans doute un choix pour montrer : la vantardise de Bellovèse (qui est le narrateur de sa propre histoire), la violence de l’époque, le statut de héros invincible, la filiation avec les épopées celtes.

Mon reproche est que justement cette façon de faire ne renouvelle pas véritablement le genre. Le premier tome et une bonne partie du second suffisent amplement pour savoir à qui l’on a affaire avec Bellovèse : un guerrier solide dont la bravoure et l’adresse au combat sont parmi les plus grandes. Un futur roi (un Roi du Monde ?). Point n’est besoin d’en remettre une, deux, voire trois couches. Jusqu’à scinder ce deuxième tome en deux au motif qu’on avait beaucoup de choses à dire. Et au passage de déstructurer le projet initial (en tous les cas tel qu’il avait été énoncé, avec une logique artistique évidente et vraiment élégante comme l’auteur l’avez exposé dans une vidéo sur YouTube qui n’est hélas plus disponible).

Il eût été plus élégant justement, à mon avis, de faire quelques ellipses (dont Jaworski se sert d’ailleurs magistralement dans le premier tome, et avec même des justifications dans la trame du récit et la vision celte d’un conte en rinceaux) et d’introduire comme dans Même pas mort des flash-back ou des flash-forward, des incursions dans le surnaturel plus visibles, de façon à pousser plus encore le sens de « destinée hors du commun » que l’on sent être le fil conducteur du récit.

Quant à la chasse qui donne son titre à l’opus et qui ouvre le récit, elle est la véritable réussite de ce tome. On suit les chasseurs sur la piste du mystérieux cerf, animal mythologique majeur dans la culture celte, avec la même magie que lorsque Bellovèse suit l’ombre dans la brume au cours du premier tome. On s’attend d’ailleurs à traverser la frontière ténue qui sépare ce monde-ci de l’Autre, celui des Dieux. Mais hélas, la conclusion de cette chasse nous cueille bien tard, à la fin, sans apporter le souffle qu’elle promettait.

Pour tout dire, j’ai eu à la lecture un sentiment mêlé de : trop-plein (de combats, de phrases longues), frustration, gâchis. Le tout heureusement en moindre quantité que le plaisir à lire la faconde intacte de Jaworski, car le bougre n’écrit vraiment pas comme un pied.

Mais ce sentiment si indéfinissable de déception sourde m’a vraiment gâché mon plaisir.

Est-ce un nouvel avatar de la Malédiction du deuxième tome (ou de la deuxième saison) ?

J’avoue être depuis plus circonspect sur la suite de la tétralogie (puisque maintenant c’en est une).

Penny Dreadful, la Malédiction de la deuxième saison

Penny Dreadful, la Malédiction de la deuxième saison

Penny Dreadful, la Malédiction de la deuxième saison

Je vous ai parlé de mon enthousiasme pour la première saison de Penny Dreadful dès l’année dernière.

Servie par un casting sérieux et des moyens conséquents, une reconstitution exigeante et une photographie dosée, cette première saison n’avait comme seul défaut à mon goût que d’être trop courte et de précipiter son dénouement de façon un peu bâclée. La disparition un peu expéditive de Van Helsing en était un symptôme criant dès les premiers épisodes, mais j’avais pu mettre cet incident sur le compte d’une direction artistique se voulant relecture iconoclaste des grands auteurs gothiques.

Le sujet et son traitement me paraissaient tellement prometteurs, et le jeu d’acteur, d’Eva Green alias Vanessa Ives notamment, pouvait hausser la série au rang de culte.

Sur cette bannière de promotion, de gauche à droite on reconnaît :
Dr Viktor Frankenstein, Dorian Gray, John Clare, Ethan Chandler, Vanessa Ives, Sir Malcolm Murray, Sembene, Mrs Poole, Ferdinand Lyle.

Une longue année est passée, et lorsque le premier épisode de la saison deux fut diffusé, vous m’imaginez bien scotché devant mon écran. La magie opère, dès les premières images. Les deux premiers épisodes sont cependant encore teintés de ce goût d’inachevé laissé par le final de la première saison.
Et puis l’intrigue commence à se déployer paradoxalement avec un épisode flashback, le troisième, l’un des plus réussis. Enfin, la trame finit par se dérouler, mais là encore on retrouve le vieux défaut de la série. On se prend à rêver de plus d’ampleur.

Il n’y a pourtant toujours rien à redire à la réalisation, au soin porté à l’ambiance.

Les dialogues et les situations montrent que l’équipe prend à cœur d’explorer toutes les facettes de l’épouvante à la mode gothique. Les interrogations de celui qui se fait appeler John Clare, comme celles de son Créateur malheureux et morphinomane, Viktor Frankenstein, celles de Vanessa Ives et de son protecteur Ethan Chandler, l’hubris de Lily/Brona répond au côté sombre de Dorian Gray, et c’est à travers ces duos, ces couples, ces oppositions parfois comme à des miroirs, que la série interroge sur la nature monstrueuse des sorcières, des non-morts, des loups-garous, et nous renvoie à nos propres monstruosités.

C’est un parfait exemple de ce que l’on pourrait créer à partir d’une chronique du jeu de rôle Vampire, tant dans sa mouture historique des années 1990, La Mascarade, que dans la nouvelle itération, Le Requiem.
Pour ceux qui ne sont pas familiers des jeux de rôles, disons que l’interrogation sur la part d’humanité qui reste à un monstre assoiffé de sang en était l’une des thématiques.

Les premiers épisodes construisent d’ailleurs une mythologie autour de Lucifer et Amunet qui n’est pas sans rappeler celle que La Mascarade avait construite en son temps autour du mythe fondateur des vampires avec Caïn comme Père et Lilith comme Mère. Le puzzle que déchiffrent les protagonistes afin de comprendre le fameux Verbis Diablo fait écho aux trois suppléments de La Mascarade qui étaient sensés être des livres sacrés pour les Caïnites : The Book of Nod, Revelations of the Dark Mother, et The Erciyes Fragments.

La teinte d’égyptomanie que l’on avait perçue dans la première saison se poursuit en filigrane lors de la deuxième, et ces mythes créent le mystère. On pense à Isis, Osiris et Seth, on pense aux momies, et à des malédictions millénaires.

Mais pour le moment cette mythologie, qui contient en germe le destin du personnage central qu’est Miss Ives, comme celui de son protecteur, le Lupus Dei, Ethan Chandler, n’est qu’esquissée, et on pressent qu’elle sera plus centrale dans la troisième saison.

Les problématiques des personnages se répondent, donc, et s’entrecroisent au point de nous entraîner dans cette quête d’identité, presque malgré nous.

Car c’est peut-être là que réside la clé de cette impression d’incomplétude.

Alors que je m’attendais à une histoire où les personnages apprendraient à accepter leur nature profonde et à s’en servir pour lutter contre de plus grands périls, la plupart d’entre eux sont encore en train de se chercher pendant tout ce temps.

Et c’est finalement au conte de la découverte d’eux-mêmes que nous convie Penny Dreadful.

Comme un louveteau, Ethan n’a pas encore compris comment maîtriser la transformation que l’astre sélène lui impose chaque mois. Malgré son apprentissage auprès de son mentor, brûlée vive, Vanessa Ives n’assume pas encore totalement son pouvoir, même si son duel avec Mrs Poole lui révèle une force bien supérieure à ce que l’on pensait auparavant.

Il n’y a guère que Brona/Lily, Dorian Gray et John Clare qui parviennent à comprendre leurs natures. John Clare, après avoir triomphé de la tentation, trouve sa voie dans la posture d’un sage ermite, tandis que Gray et Lily assument leurs monstruosités et les allient pour devenir le probable prochain grand méchant bicéphale de la série.

Cette saison 2 est donc pour moi une saison plus psychologique que dramatique, une sorte de transition.
J’ai un seul vrai regret : que le personnage de Sembene, qui promettait des développements passionnants « à la Allan Quatermain », soit évacué avec une si grande désinvolture.

Je place tous mes espoirs dans la troisième (et apparemment dernière) saison, pour enfin voir se déployer sur écran une série gothique alliant l’aventure à la réflexion suivant un dosage parfait que jusque là, la malédiction de la deuxième saison l’aura empêchée de devenir.

Jonathan Strange & Mr Norrell, du roman à la série

Jonathan Strange & Mr Norrell, du roman à la série

Jonathan Strange & Mr Norrell, du roman à la série

J’ai découvert le roman de Susanna ClarkeJonathan Strange & Mr Norrell, en 2006 ou 2007, grâce à ma petite sœur, qui m’offrit le livre conséquent de l’édition noire (oui, il y avait deux couvertures possibles, l’une noire avec tranche des pages de la même couleur et titre en blanc, l’autre blanche avec le titre en noir), et j’ai tout de suite été conquis.

La forme était déjà très singulière : l’histoire est écrite dans le style des romans anglais bourgeois du XIXe siècle, à la manière de Jane Austen, ou de Charles Dickens. Ce mélange très british de description psychologique, d’action lente, de considérations politiques et morales, était déjà inhabituel dans un roman historique contemporain. L’immersion s’en trouvait étrangement facilitée, malgré la lourdeur et la lenteur inhérentes à cette façon d’écrire dont nous sommes aux antipodes depuis que la littérature « fantastique » au sens large s’est inspirée des codes modernes du cinéma, de ses phrases courtes et percutantes, de ses « mouvements de caméra » et autres artifices visuels.

Ici, l’écriture est un peu alambiquée, les tournures volontairement archaïques, la vision du narrateur volontairement partiale. On se glisse parfaitement dans la façon de penser un peu étriquée de la haute bourgeoisie et de la noblesse britannique, voire même anglaise tout court, tant il est question de l’Angleterre, et non du Pays de Galles ou de l’Écosse. On sourit malicieusement aux conventions sociales passéistes, très bien retranscrites. On a plaisir à voir le monde avec les préjugés de l’époque. On frémit, aussi, de comprendre la vision raciale marquée de bienveillante condescendance qui avait cours alors en suivant le parcours du domestique noir Stephen Black, qui deviendra « l’esclave sans nom » au cours du récit.

Et pourtant le plus intéressant n’est pas la forme de l’écrit, mais bien le fond et l’univers que déploie Susanna Clarke tout au long des 843 pages de son récit.
Car il ne s’agit pas seulement d’une très bonne reconstitution de l’époque des Guerres napoléoniennes vue du côté anglais, avec sa société georgienne déjà pétrie des certitudes et de la morgue qui feront la puissance de l’Empire Britannique sous Victoria quelques dizaines d’années plus tard.
Non, il s’agit bien d’une uchronie construite non seulement à travers le récit lui-même, mais aussi tout au long des centaines de notes de bas de page insérées par l’auteur pour expliciter ou développer tel ou tel point de son univers, à la manière là encore des écrivains du XIXe siècle, aussi bien anglais que français (Jules Verne en était un adepte forcené, lui aussi).
Et le génie de cette uchronie est d’être si bien ajustée aux événements réels que la vraisemblance s’impose d’elle-même, malgré la distorsion fantastique des changements opérés.

Tout commence lorsque Mr Gilbert Norrell, honorable bourgeois de la région d’York, dans le nord de l’Angleterre, décide un beau jour de remettre à l’honneur la pratique de la magie dite « anglaise », abandonnée 300 ans plus tôt, car apparemment décrétée trop dangereuse. Se déclarant seul magicien praticien d’Angleterre, il débute par un coup d’éclat qui fera sa célébrité : il donne vie aux statues gothiques de la cathédrale d’York, sous les yeux médusés des magiciens « théoriciens » qu’il tient en si piètre estime.

Dès lors, il se destine à rendre la magie anglaise « honorable » et « respectable », loin des « maléfices » souvent attachés aux anciens magiciens héritiers du plus puissant d’entre eux, le fameux Roi Corbeau qui aurait régné dans le nord de l’Angleterre grâce à un pouvoir magique sans limites ou presque et à son alliance avec les êtres Fées.

Rapidement, les prodiges de Norrell lui attachent des hommes sans scrupules (Lascelles et Drawlight), mais aussi l’intérêt du gouvernement anglais, aux prises alors avec Napoléon et son expansion irrésistible sur le continent européen. Sir Walter Pole, politicien influent, va utiliser ses talents pour combattre le Blocus Continental mis en place par l’Empereur des Français contre les îles britanniques.

Mais ce sont deux autres magiciens qui vont changer le destin de Mr Norrell.
Jonathan Strange, tout d’abord. Un bourgeois oisif qui, sous l’influence de sa femme Arabella, intelligente et inspiratrice, va se lancer à corps perdu dans l’étude de la magie et va devenir le seul élève de Norrell. Il sera si prometteur qu’il prendra bien vite des voies différentes, si ce n’est opposées, de son illustre maître. Il en sera pour cela à la fois reconnu (il participera sur le champ de bataille à la guerre contre Napoléon, permettant aux anglais de remporter de nombreuses victoires tant dans la guerre d’Espagne que lors de la bataille décisive de Waterloo), et détesté (il sera accusé de sédition et jalousé par son maître qui le verra avec horreur se tourner vers les anciennes formes de magie, plus puissantes et plus sauvages que celles, respectables, qu’entend développer Mr Norrell).
Et le Gentleman aux Cheveux comme du Duvet de Chardon, un être Fée invoqué par mégarde par Norrell lors d’une tentative désespérée de rendre la vie à l’épouse décédée de Sir Walter Pole, base de toute l’histoire racontée dans le livre.

Ce sont les relations entre Norrell et Strange qui structurent le récit. Leur amitié, leur opposition, leur affrontement, leur réunion, content les deux visages de toute grande collaboration : l’admiration réciproque qu’ils éprouvent l’un pour l’autre n’a d’égale que le différend fondamental qui deviendra leur pomme de discorde. L’un désire retrouver la grandeur des mages d’autrefois et rendre à l’Angleterre son Enchantement, quand l’autre veut à tout prix éviter de répéter les mêmes erreurs que ses prédécesseurs en ostracisant la part la plus puissante de la magie : les êtres Fées.

Et c’est là le deuxième axe, le plus intéressant pour quelqu’un qui a baigné comme moi toute sa vie dans les mythes, les légendes des Sidhe et les contes celtes : la relation des deux magiciens envers la source de la magie que sont les Fées, et les conséquences qu’aura leur « invocation » du Gentleman aux Cheveux comme du Duvet de Chardon.

Susanna Clarke reprend avec intelligence les caractéristiques attribuées depuis des siècles à ces êtres inhumains : leur amoralité, leur obsession du jeu, leur égocentrisme, leurs interdits (les fameux geiss celtes), leur puissance magique et leur frivolité. Les Danses Féériques dans lesquelles les Humains sont entraînés pour leur plus grande perte. Les maléfices ou les bénéfices que peuvent engendrer les marchés passés avec ces créatures. Les subtilités et les règles que l’on doit suivre pour marchander avec eux et ne pas se retrouver pris au piège de leurs intérêts incompréhensibles.

Le roman, donc, était une sacrée découverte, d’une richesse foisonnante, bien plus encore que mon rapide résumé ne peut laisser entendre.

Quelques cartes du jeu de tarot créé par la BBC pour la promotion de la série.
Elles font écho au jeu de tarot que Childermass utilise tout au long des sept épisodes.

J’en ai même un temps voulu faire une adaptation en court-métrage de quelques scènes marquantes : celle de Strange expérimentant la folie à Venise, ou bien celle qui lui permit de comprendre la folie du Roi George.
Mais bien entendu, les moyens nécessaires à la réalisation étaient bien au-delà de ceux que je pouvais réunir, même après la production d’Ultima Necat.

Et cependant, d’autres avaient eu la même idée que moi, et les droits cinématographiques allèrent d’un studio à l’autre pendant si longtemps que l’on perdit l’espoir de voir un jour l’histoire portée à l’écran.

Si bien que lorsque j’entendis parler de la minisérie de la BBC, mon sang ne fit qu’un tour.

Les sept épisodes furent un véritable délice.
L’adaptation est réussie, dans tous les domaines.

Non seulement l’univers du roman est crédible à l’écran, non seulement l’ambiance est bien rendue, mais aussi le casting est choisi avec soin, et surtout le passage de l’écrit suranné à l’image cinématographique moderne est une grande, une splendide prouesse, qui permet de rendre honneur à toutes les petites notes de bas de page que Susanna Clarke avait si bien posée comme des cailloux dans un jeu de piste à travers ses 800 pages.

Les moyens mis sur le projet sont conséquents. Les effets spéciaux crédibles. La reconstitution des costumes, des décors, sans tâche. La réalisation et le soin porté à la lumière rendent hommage à l’ambiance à la fois sombre et flamboyante de l’histoire en la transposant vers un autre média sans la dénaturer.

Enfin, et surtout, les changements opérés dans la trame sont si bien intégrés qu’ils en deviennent invisibles ou lorsqu’ils apparaissent, c’est pour le meilleur.

Ainsi, Strange change un peu de caractère, en devenant plus amoureux de sa femme que passionné par son art magique, au contraire de son double d’encre et de papier, plus dévoré d’ambition, au moins jusqu’à ce qu’il comprenne le tour que lui a joué le garçon féérique. Son destin final en est par contre un peu moins tragique, le désintéressement altruiste dont il fera preuve perdant en force à cause du manque de l’antipathie que l’on pouvait ressentir pour lui dans la lecture du roman.

Ainsi, Norrell devient moins monolithique et plus ambigu dans sa façon de considérer son pupille et rival.

Ainsi, Childermass, le fidèle serviteur de Norrell, devient-il plus consistant et plus trouble que jamais, et sa relation à son maître se teinte-t-elle d’une plus grande ambiguïté, de même que son rapport à la magie.

Ainsi, Arabella Strange comme Lady Pole deviennent-elles plus combatives.

Ainsi, la présence de Lord Byron devient-elle si accessoire que le personnage en est juste évoqué dans un dialogue obscur entre Flora Greysteel et son père.

Et s’il est juste que ce soient des Anglais qui aient finalement adapté le roman de la renaissance de la magie anglaise, force également est de constater que l’art des séries made in britain n’a vraiment rien à envier à son cousin des Treize Colonies.

Pour vous en convaincre, un petit trailer ?

Et pour conclure : cette histoire et son univers si fouillé ne feraient-ils pas une excellente campagne de jeu de rôle ?

Tous les ingrédients y semblent réunis : un cadre historique peu souvent exploré, des personnages hauts en couleur, une magie puissante, mais cadrée, des opposants mystérieux, des factions diverses à incarner dans le groupe de héros (probablement tous des magiciens pour que cela soit intéressant).

Je songe à proposer, lorsque le temps redeviendra une denrée moins rare, l’idée à mes compagnons de jeu.

Il ne resterait qu’à trouver un système adéquat.

Je pense à FATE

Rythmes & cycles, réflexions sur la Nature, l’Homme, et la Maladie

Rythmes & cycles, réflexions sur la Nature, l’Homme, et la Maladie

Rythmes & cycles, réflexions sur la Nature, l’Homme, et la Maladie

Tout a probablement commencé le jour de mes 39 ans. J’entrais dans ma quarantième année et le passage du temps, pour la première fois de ma vie, m’a angoissé. La fameuse crise de la quarantaine, me suis-je dit. Et durant une année, mon esprit fut préoccupé par le temps, sa signification dans ma vie.

Cette angoisse sourde a paradoxalement pris fin le jour de mes quarante ans, sans aucune explication.
J’avais sans doute sans le savoir compris quelque chose.

Puis, à l’occasion d’un article sur ce blog, pour un concours lancé par Lune, j’ai retrouvé le fameux numéro de VITRIOL, le fanzine auquel je participais lorsque j’avais vingt ans, sur le Voyage dans le Temps. J’y ai relu avec plaisir (et quelque nostalgie, je dois l’avouer) l’article dans lequel deux de mes camarades de l’époque discouraient sur les différentes théories imaginaires ou scientifiques du Temps et de la façon dont on pouvait voyager à travers le passé ou le futur.

Enfin, il y a quelques semaines, c’est le livre que mon père a offert à mon épouse pour son anniversaire (Cosmos, de Michel Onfray) qui a achevé de me convaincre : le Temps et sa perception sont le point névralgique de toute vision du monde.

Un livre à lire... si vous arrivez jusqu'au bout... moi je n'ai pas pu !

Un livre à lire… si vous arrivez jusqu’au bout… moi je n’ai pas pu !

Et j’avais besoin de développer ici la façon dont je le vois, la façon dont je le perçois, pour sans doute expliquer comment la vision qu’en ont mes contemporains m’exaspère si souvent et si fortement.

Car s’il est bien une seule chose avec laquelle je suis d’accord dans le livre de Michel Onfray (par ailleurs horripilant au possible), c’est que les Hommes du XXIe siècle occidental ont une perception erronée du Temps.

La Fuite du Temps de la civilisation occidentale moderne

Mon métier est de soigner.

Qu’est-ce que cela pourrait-il vouloir dire d’autre que simplement ceci : favoriser des processus naturels de guérison, d’adaptation, de remplacement, au détriment de processus naturels de maladie, de désadaptation, de destruction ?

Car avec toute notre technologie, nous ne sommes pas capables de nous substituer complètement à la Nature. Nous dépendons toujours d’elle, car même avec notre compréhension intime de la matière vivante (si ce n’est de la matière elle-même), nous ne connaissons presque rien des mécanismes si complexes qui en régissent la régulation. Même en sachant quels processus biochimiques ou génétiques de régulation entrent en jeu dans chaque étape de la cascade moléculaire de la Vie, nous ne comprenons toujours pas l’entièreté du schéma concepteur du Vivant. Et même en connaissant ce schéma, quel savoir nous faudrait-il pour le remplacer par un autre ?

Car nous faisons partie du Vivant, nous sommes partie intégrante d’un monde qui nous dépasse et nous entoure, nous englobe. Nos processus intimes sont liés aux lois de la physique, de la chimie, de la biologie moléculaire. Des lois naturelles. Inviolables. Du moins dans l’état actuel de nos connaissances. Et pour certainement encore très longtemps.

Pourquoi alors mes contemporains s’acharnent-ils à nier que les processus naturels qui font partie d’eux si intimement ont besoin de temps ? En tous les cas, d’un temps qui échappe à leur volonté ?

Pourquoi alors exiger qu’une gastro-entérite virale disparaisse aussitôt le médecin consulté ? Comment ne pas comprendre que la simple diarrhée, pour s’arrêter, nécessite que les liquides excrétés à grand-peine par l’intestin soient réintégrés dans le milieu intérieur… et que cela demande du temps ?

Pourquoi calquer le fonctionnement d’un organisme vivant sur celui d’une machine ? Pourquoi penser que les rouages de notre corps, ou de notre pensée, pourraient se réduire à ce que nous avons nous-mêmes construit ? Le fonctionnement d’un ordinateur nous paraît extraordinairement complexe, et pourtant, il est infiniment plus simple et basique que celui d’une seule de nos cellules. Comment alors concevoir que nous puissions comprendre véritablement l’interaction des milliards de cellules qui nous composent ?

Nos signaux cellulaires vont vite, très vite, mais la Nature a son propre rythme, et ce n’est pas celui de l’ADSL

Notre technologie est puissante, elle nous a permis de conquérir la planète, de la dompter un temps (car ses mécanismes de régulation nous sont tout autant inaccessibles et vont finir par nous revenir à la figure), mais elle nous pousse à oublier que nous ne sommes pas les maîtres du Temps.

Notre rythme de vie s’est accéléré : l’informatique, l’électricité, ont permis de soustraire à nos vies des temps auparavant incompressibles : celui d’une lessive de linge, celui de la cuisson des aliments, celui de la communication entre deux points éloignés du globe terrestre.

Mais si l’immédiateté est devenue la norme, si la réactivité absolue est érigée en valeur, si la spontanéité et le « temps réel » (quel drôle d’expression, comme s’il existait un « temps irréel », qui serait de plus le temps naturel, et comme si le « temps réel » était notre propre façon de modifier la perception du passage des instants dans nos sociétés…) sont désormais des standards recherchés par tout un chacun, la Nature, elle, n’a pas évolué au même rythme que la Loi de Moore (qui stipule que les capacités informatiques doublent tous les 18 mois).

En avoir conscience me met régulièrement dans une exaspération terrible envers ceux (bien souvent mes patients, mais je m’inclue parfois dans le lot moi-même), qui, n’y ayant pas même pensé, croient que nos connaissances et nos thérapeutiques permettent de s’affranchir des rythmes biologiques.

Or, leur expliquer que la médecine n’est pas de la magie, qu’elle suit des règles qui ne dérogent en aucun cas à celles de la Nature, est parfois compliqué.

J’ai souvent l’impression de devoir briser un mythe pour le leur faire accepter. Le mythe de la médecine toute-puissante, le mythe de la science humaine sur-naturelle, le mythe du progrès que l’on n’arrête pas.

Or, j’en suis persuadé, tout ce qui nous entoure est soumis à une loi inviolable : le Temps est Cycles.

Le calendrier cyclique maya

Les Roues du Temps

Sans vouloir paraphraser le titre de la saga de Robert Jordan, je n’ai pas trouvé meilleure image pour décrire ce fait que la science comme la simple observation confirment à l’unisson.

Depuis la rotation hyperrapide des électrons autour du noyau d’un atome (et ce sens de rotation, le spin, à la base de technologies comme l’IRM) jusqu’à la rotation gigantesque des galaxies sur elles-mêmes, la physique et l’astrophysique nous offrent les premières preuves de ce que les Anciens avaient compris dans la révolution des astres dans le ciel.

La biologie offre la même image : les cycles des végétaux (les cercles de croissance des arbres) comme les existences des animaux (naissance, vie, prédation, reproduction, transmission, mort) suivent des schémas immuables.

Sur ce plan-là, Michel Onfray a parfaitement raison, qui décrit la succession des temps nécessaires à la dégustation d’une série de crus dans une cave, afin de remonter le temps.

Nos vies suivent le même cycle, chacune selon un rythme différent. Certains vivront ces étapes plus vite que d’autres, certains les verront s’étirer sur une période plus longue. Mais la vitesse ne varie pas à l’échelle cellulaire. Elle varie à l’échelle des événements de vie.

Comprendre que nous sommes soumis à quelque chose qui nous dépasse, sans que ce soit une volonté divine ou un maître transcendant, mais bien plutôt une loi universelle, devrait nous rapprocher d’une sagesse plus grande. En acceptant le simple fait que nos rythmes sont dictés par cette loi, nous pourrions plus facilement accompagner la marche de notre roue temporelle, et profiter de chaque degré de rotation.

Nous pourrions aussi voir le monde comme une harmonie à comprendre, une personne à rencontrer, à accepter avec ses qualités et ses défauts, simplement en observant la course de ses rouages circulaires, comme on s’émerveille devant la complexité élégante des mécanismes internes d’une montre.

Nous pourrions nous considérer comme un rouage essentiel, mais non pas plus important qu’un autre.

Nous pourrions retrouver un peu de certaines valeurs qui se sont envolées avec notre course vers toujours plus de rapidité : respect de soi-même, respect des autres, civisme. Je me fais l’effet d’un vieux bougon en écrivant ceci, mais je suis sûr que je ne suis pas le seul à déplorer l’état lamentable du civisme dans notre société. Je suis peut-être plus isolé quand je lie la perte de cette valeur à l’accroissement de nos exigences temporelles.

Retrouver le sens du temps serait très certainement salutaire pour nos sociétés dans leur ensemble.

Et pourtant.
Et pourtant, l’existence humaine, il est vrai, n’est pas seulement un cycle, car l’Homme a apporté une autre inconnue à l’équation : sa culture.

La Spirale Universelle

Réduire la Nature à des cercles qui se répètent à l’infini reste malgré tout simpliste, en effet.

Là encore, si la croissance d’une plante répond à la loi des cycles, elle répond aussi à une autre forme : la spirale formée par le nombre d’or.

Là encore nos connaissances ont confirmé ce que les Anciens avaient intuitivement compris : la fameuse suite de Fibonacci n’a pas seulement une élégance esthétique, elle est une donnée fondamentale du vivant. Elle décrit aussi bien la croissance d’une plante en termes mathématiques que l’impression d’harmonie qui se dégage d’un dessin de Léonard de Vinci ou des proportions d’une pyramide égyptienne.

En l’appliquant au passage du temps, on peut considérer que la spirale du nombre d’or décrit l’évolution des cycles naturels sous l’influence de la culture humaine.

Notre culture, donc l’effort que nous produisons depuis la première organisation des sociétés préhumaines alors que nos ancêtres ne marchaient encore que partiellement courbés, infléchit forcément le réel.

Loin d’être la force maléfique que décrit Michel Onfray (paradoxe ultime que le philosophe dénigrant la culture qui donna naissance à sa discipline, et qui écrit un livre pour diffuser la thèse selon laquelle les livres nous éloignent du réel et devraient être objets de notre méfiance), la culture qui nous élève vers un état autre que celui de nature nous permet sans doute de mieux saisir les mécanismes à l’œuvre dans le monde. Et de mieux encore les accepter. De les accompagner. De les sublimer.

Ainsi, loin de nous faire revenir sans cesse au même point de départ, chaque cycle s’achève dans un état plus élevé de complexité dans l’univers qu’à son début, et fait renaître le cycle suivant vers une richesse supérieure du monde qui nous entoure.

Chaque livre écrit, chaque œuvre produite, chaque existence humaine qui passe, apporte d’innombrables opportunités à la Nature : des choix génétiques à chaque reproduction, inédits, car héritiers de milliards de combinaisons précédentes ayant produit un résultat unique, des choix artistiques ou techniques encore jamais vus, car bâtis sur les briques de chaque invention passée.

L’évolution de l’Univers se fait vers toujours plus de complexité.
Les quarks se sont combinés en particules positons ou électrons, qui se sont eux-mêmes combinés en atomes, puis les atomes en molécules, les molécules en cellules vivantes, ces dernières en organismes pluricellulaires, qui ont formé des sociétés. Et les sociétés produisent des cultures qui s’agencent pour former… quoi ? Le patrimoine de l’Humanité ? Et quel sera l’enfant de ce patrimoine ?

Tout cela sous la bienveillante houlette du temps et de ses cycles, pour donner à la spirale de complexité toujours plus d’ampleur dans un mouvement qui peut nous paraître éternel.

Mais que l’Homme puisse se croire autorisé à briser la base même de la rotation est d’un incroyable orgueil.
Nous serons peut-être un jour prochain capables de remplacer des protéines déficientes dans nos cellules (c’est la base de la thérapie génique), ou de palier à des mécanismes défaillants grâce à des agents robotisés minuscules qui nettoieront notre organisme (les nanotechnologies), mais même ces prouesses nécessiteront du temps, un temps qui ne sera pas dicté par notre seule volonté, mais bien par des contingences physiques : le temps de remplacement du gène défectueux dans les milliards de cellules de notre organisme par un virus modifié, le temps d’action de milliards des nanorobots sur une structure aussi compliquée que ce même organisme.

Même alors, je gage qu’il y aura des impatients pour râler et trouver que les choses sont inadmissibles et qu’à leur époque, on ne devrait pas attendre. Pour trouver que franchement, en 2548, attendre 24 heures pour qu’un membre repousse, c’est la préhistoire, ou qu’en 2548, guérir d’un rhume en moins de deux jours ne soit toujours pas possible…

Ceux-là, que j’espère moins nombreux alors, n’auront pas vraiment progressé sur la spirale du temps vers plus de complexité, de compréhension du monde et de sagesse.

Ceux-là resteront finalement plus prisonniers encore de ce temps qu’ils mettront tant d’énergie à combattre.

Phi, le Nombre d'Or

Another Earth, de Mike Cahill

Another Earth, de Mike Cahill

Another Earth, de Mike Cahill

Après avoir chroniqué il y a quelque temps I Origins, je m’étais mis en quête du précédent métrage du réalisateur Mike Cahill, intitulé Another Earth.
La surprise fut de taille.

Le pitch est aussi intrigant que celui du deuxième opus : le soir même où une deuxième terre, copie carbone de notre planète, apparaît dans le ciel, une jeune femme à l’avenir prometteur tue accidentellement la famille d’un grand compositeur de musique classique. Le film s’intéresse alors de façon entrelacée aux découvertes sur ce monde nouveau et à la relation étrange qui va se nouer entre la jeune femme rongée par la culpabilité et l’homme à la vie brisée.

Le traitement, par contre, est très différent.

Là où Mike Cahill propose une histoire d’amour transcendée par la mort et la quête mystique autant que scientifique dans I Origins, il promène une caméra fébrile au plus près de ses personnages sans vraiment dévider le fil d’une narration pour Another Earth.
Loin de m’attendre à une telle différence, j’avais anticipé, dans le développement de l’intrigue, à une sorte de conte fantastique à la forme plus classique (ce qui pour moi aurait été un compliment).
Il semble plus s’intéresser aux doutes intérieurs de chacun des deux protagonistes en laissant la caméra capter fugitivement un regard, en s’appesantissant sur quelques gestes ou sur des détails insignifiants, qu’à poser son cadre en nous permettant d’appréhender les personnages de façon habituelle.

La direction choisie par les deux photographies est aussi radicalement différente et compose bien l’opposition entre les deux films.
Dans I Origins les plans sont filmés de façon propre, sans à-coups. Les focales sont calculées pour nous laisser voir les personnages dans leur globalité. Il y a peu de gros plans, si ce n’est sur les yeux de Sophie, qui sont les véritables héros.
Pour Another Earth, la caméra est portée sur l’épaule, au plus près des objets comme des sujets, sans stabilisation externe. On est donc plongés directement dans l’action, à la manière des films indépendants ou se voulant tels. D’où le caractère fébrile de la réalisation, accentué encore par le montage, plus saccadé.

Il en ressort une sorte de malaise, qui colle bien à la dépression profonde du compositeur comme à la culpabilité extrême de la jeune femme, qui prend à la gorge aussi bien qu’aux tripes.

Là où Mike Cahill répondait franchement dans I Origins à son problème initial par une affirmation pleine de foi (la roue du samsara), il hésite et brouille les pistes dans Another Earth en ne laissant que des indices sur l’identité de ceux qui peuplent la Deuxième Terre. Il questionne sans répondre, là où le film suivant répondra tout en questionnant.

Si l’on s’interroge sur le sens de la rencontre que la jeune femme provoque avec sa victime, sur le sens de ce qu’elle fait pour lui, sur le sens de l’histoire d’attraction et de répulsion qui se joue entre eux, sur le fait qu’elle veuille réparer ce qu’elle a commis, sur l’échange qu’elle en reçoit lorsque la musique revient dans l’existence du compositeur, on reste perplexe jusqu’à la fin sur le sens de cette Deuxième Terre.

Pourquoi vouloir voyager vers elle ? Si elle est un miroir exact de la nôtre, de la leur, alors les alter ego de chacun ont leur vie propre. Si ce miroir s’est bien brisé la nuit de l’apparition, comme la vie des deux protagonistes s’est brisée lors de l’accident, et que les existences des habitants des deux terres aient commencé à diverger à ce moment-là, la pensée en est encore plus vertigineuse. On ne peut avoir devant soi que l’aperçu de ce que notre vie aurait été si. Si l’accident ne s’était pas produit. Si l’on avait fait un autre choix.

Est-ce une chance de voir ce que le Destin avait prévu pour nous avant qu’un événement ne vienne le contrecarrer ?
Le dernier plan est à cet égard le point d’interrogation le plus fort du film.

Peut-on regretter ce que la vie a fait de nous, même en ayant vécu des épreuves terribles ?

Ces épreuves ne nous ont-elles pas rendus plus humains ?

N’en avons-nous pas gagné plus que nous en avons perdu ? Ou bien doit-on encore envier la route droite qui était tracée et qui nous menait vers une réussite sociale sans véritable obstacle à franchir ?

Another Earth est un film plus déroutant encore que I Origins, et pour tout dire plus dérangeant encore, dans sa forme comme dans le fond, notamment à cause de la parabole de l’homme de ménage indien qui se prive volontairement du contact sensoriel avec le monde.
Faut-il l’interpréter comme un refus de la roue des réincarnations ? Une autre forme de positionnement hindouiste sur la vanité et l’illusion qu’est le monde ? En mettant en parallèle I Origins et Another Earth, je ne suis pas loin de le penser.

Sans doute est-ce le propre des films réussis que de susciter de telles interrogations.

J’en débattrais volontiers, si certains d’entre vous le désirent, au coin du feu des commentaires de cet article.

Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich

Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich

Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich

Il en est de certains films comme de certaines œuvres mythiques : leur inexistence est plus puissante encore que leur réalité.

Ainsi, les textes perdus de Platon qui décrivaient l’Atlantide, les livres qui brûlèrent avec la Grande Bibliothèque d’Alexandrie, les codex aztèques ou mayas que les conquistadores ont détruits.
Ainsi, le film que Terry Gilliam n’a jamais pu achever sur Don Quichotte, qui donna naissance à Lost in la Mancha.
Ainsi, le film qu’Alejandro Jodorowsky n’a jamais tourné, celui qui s’inspirait du Dune de Frank Herbert.

Un cinéaste s’est intéressé à ce film, à sa préparation, à son histoire, dans un documentaire qui tente d’en transmettre l’esprit.

Le livre (lien vers Decitre, pour acheter en France…) de Frank Herbert est déjà en soi une œuvre culte.
Racontant une histoire se déroulant dans huit mille ans, il décrit un monde à la fois étrange et familier, avec un luxe de détails et une cohérence exceptionnelle. Il est surtout l’occasion pour son auteur de développer des thèses philosophiques, mystiques, politiques, qu’il ne fera que prolonger dans les autres livres du cycle.

L’histoire de Paul Atréides, rejeton du Duc Léto qui n’aurait jamais dû voir le jour puisque sa mère avait reçu l’ordre de son couvent Bene Gesserit de ne donner que des filles à son puissant époux, est une épopée à la fois intérieure et dramatique. Il y perce le secret de l’Épice, cette substance vitale pour la civilisation puisqu’elle permet le voyage interstellaire et développe les pouvoirs psychiques. Cette substance aussi précieuse que l’est le pétrole ou l’électricité pour notre civilisation, et qui ne se trouve que dans une seule planète dans tout l’univers, la désertique Dune, de son nom véritable Arrakis.

Couverture de l'édition Pocket française de Dune de Frank Herbert

Couverture de l’édition Pocket française de Dune de Frank Herbert

On comprend qu’une telle trame ait pu parler à Jodorowsky, sorte de chaman un peu échevelé pétri de légendes, de mystique, de substances psychoactives et de visions hallucinatoires.

Le moindre des attraits du documentaire est d’ailleurs de nous faire découvrir les films précédents de cet artiste à la fois cinéaste, dramaturge, scénariste et conteur. Une série de films étranges et kitsch à souhait.

À travers les entretiens avec toutes les personnes impliquées dans la préproduction du film : Jodorowsky lui-même, mais aussi son fils qui âgé d’à peine douze ans à l’époque devait jouer le rôle de Paul Atréides, son producteur, le français Michel Seydoux, le storyboarder, l’artiste conceptuel, le responsable des effets spéciaux, le documentaire nous fait toucher du doigt le processus délicat de la création d’un film.

Le storyboard de Dune couvre la totalité du film imaginé par Jodorowsky, et dessiné par Mœbius

Le storyboard de Dune couvre la totalité du film imaginé par Jodorowsky, et dessiné par Mœbius

Mais surtout, et c’est vraiment à mon sens l’intérêt majeur de ce documentaire, il nous montre ce que ce film mort-né aurait pu être : un monstre du cinéma. Une Œuvre fondatrice.

Jodorowsky avait convaincu des personnalités aussi dissemblables que Salvador Dali ou Mike Jagger d’interpréter des rôles aussi importants que l’Empereur Padishah Shaddam IV et le dérangé Feyd Gauta. Orson Welles lui-même devait apparaître.
H.R. Giger, le créateur cauchemardesque des monstres et des décors d’Alien et de Prometheus, devait superviser de nombreux concepts, tout comme Mœbius/Jean Giraud.

Le décor imaginé par Giger pour le palais du Baron Harkonen dans Dune de Jodorowsky

Le décor imaginé par Giger pour le palais du Baron Harkonen dans Dune de Jodorowsky

Les plans prévus ne furent pour certains vraiment tournés pour la première fois que dans des films ultérieurs, considérés à leur époque comme des jalons dans l’histoire du cinéma pour leur audace visuelle.
Il donna naissance à des plans de Star Wars, par exemple, comme la très fameuse contre-plongée fixe avec le destroyer impérial avançant vers le centre du cadre.

Concept-art pour la scène d'ouverture du Dune de Jodorowsky

Concept-art pour la scène d’ouverture du Dune de Jodorowsky

Le fait que ce film n’ait jamais vu le jour, mais ait infusé ses idées, ses solutions, ses audaces techniques comme scénaristiques dans d’autres en fait une matrice, une source d’inspiration d’autant plus infinie qu’elle n’est pas fixée. Car le film n’existera jamais tel qu’il fut pensé, et chacun peut donc se le construire à son idée, à son image. D’où sa puissance.

On sait ce qu’il advint ensuite des droits cinématographiques. Ce fut David Lynch qui reprit le flambeau, avec une tout autre vision, qui pour ma part reste tout de même une réussite, car on y retrouve quelques-unes de ses obsessions. Je n’ignore pas que les Lynchiens considèrent ce film comme étant la tâche dans la filmographie du Maître, mais je ne partage pas leur opinion.

L'affiche française du Dune de Lynch

L’affiche française du Dune de Lynch

En achevant la projection du documentaire, une fois la dernière image éteinte, je me suis senti empli à nouveau d’une énergie créatrice débordante. La volonté inébranlable de Jodorosky d’aller au bout de ses idées, de ne pas s’arrêter à l’échec qu’il put ressentir lorsque les studios lui refusèrent un budget pour tourner, la force de sa vision, m’ont rempli de confiance.
Cette volonté d’aller au bout de son projet sans se préoccuper des obstacles dont fit preuve Jodorowsky m’a ramené quelques années en arrière.
Certains de mes amis l’avaient baptisée en se moquant gentiment de ma confiance inébranlable : la Phœnix Attitude.

En y réfléchissant à nouveau, je me rends compte que, loin d’être une inconscience désinvolte, cette attitude est le cœur même de la création artistique. Certes, nous pouvons tous traverser des périodes de doute, penser que ce qui est sorti de tant d’heures de travail ne vaut finalement rien, n’a pas la qualité recherchée, ne plaira pas, ne nous plaît pas, sur le moment. Mais tous ceux qui créent, artisans ou artistes, ont en commun l’incroyable ténacité dont fit preuve Jodorowsky. Ils décident simplement d’entrer dans un état de conscience modifié, une autohypnose qui met volontairement de côté toutes les perceptions liées à l’échec potentiel de leur travail. Et ils avancent, armés de leur confiance, de leur culot parfois (et il en fallut pour aborder Mike Jagger ou pour traiter avec Dali).

Je n’ai pas fini de méditer sur ce film…

" A beginning is a very delicate time... ", image du prologue du Dune de David Lynch

 » A beginning is a very delicate time… « , image du prologue du Dune de David Lynch

Et si vous voulez en savoir plus, à part le voir à votre tour, vous pouvez faire un tour sur la série d’articles que lui a consacré Emmanuel Gouvernaire sur son blog.

I Origins, de Mike Cahill

I Origins, de Mike Cahill

I Origins, de Mike Cahill

Puisque c’est actuellement la période où Cannes palpite au rythme du cinéma, je tente de me mettre au diapason, avec mon festival personnel. Et je commence par ma palme d’or.

Il y a parfois des films qui marquent plus que les autres. Des films qui déclenchent chez le spectateur un état indéterminé entre l’admiration, la réflexion, la frustration, et l’émotion pure, comme s’ils avaient le pouvoir de le sortir du déterminisme pour le plonger dans un état quantique : à la fois onde et particule, à la fois bon et mauvais. Comme si ces films étaient capables de nous ouvrir sur la vie elle-même : ses hésitations, sa beauté, sa cruauté, sa complexité. Le tout mélangé selon des proportions infiniment précises mais en même temps absolument impossible à reproduire autrement.

C’est un de ces moments que j’ai vécu en visionnant I Origins, de l’américain Mike Cahill (Another Earth, que je vais m’empresser de voir…), un film qui possède l’un des titres les mieux trouvés de la production actuelle, le « je » anglais faisant aussi jeu de mots avec le terme qui désigne l’œil. Et ce « Eye Origins » n’est pas gratuit.

On commence par une chronique sentimentale assez banale, très contemporaine cependant. Un chercheur en biologie moléculaire, idéaliste et un peu trop rationaliste comme j’ai pu en côtoyer dans mes jeunes années, vivant une post-adolescence en 2.0 tout en beuveries, textos et grandes discussions sur le monde.

Le grand projet de Ian (Michael Pitt) est de trouver l’enchaînement de mutations qui donna naissance à l’œil humain à travers le génome des organismes inférieurs, espérant in fine reconstruire un organe entier depuis un simple enchaînement de bases nucléotidiques.

Sa vie télescope littéralement celle de son antithèse : une jeune femme fantasque prénommée Sofi (Astrid Bergès-Frisbey), bouddhiste, magicienne, artiste, bohème, un tantinet déjantée. Il est tombé sous le charme de ses yeux, des yeux aux couleurs inhabituelles qui éclatent sur l’affiche du film en une évocation du cratère éteint du supervolcan de Yellowstone.

On s’attend à ce qui se déroule alors sous nos yeux (sans jeux de mots) : une idylle passionnée entre les deux contraires qui s’attirent et se repoussent à la fois, une passion dévorante, fusionnelle, un brin immature.

La réalisation nous fait revivre nos premières amours, leurs excès et leurs interrogations, leurs craintes et leurs espoirs.

Mais l’histoire d’amour est tragiquement interrompue, dans une scène choquante qui fait basculer Ian dans l’âge adulte à travers les affres de la dépression et de la culpabilité. Il se rapprochera de plus en plus de son étudiante en thèse, Karen, et se laissera happer par la science, par sa rage de maîtriser le vivant, refoulant les idées fantaisistes de Sofi comme autant de rêves enfantins.

Et c’est un deuxième choc quand ses travaux débouchent sur la découverte que d’autres ont pressenti avant lui, une découverte qui va le confronter à ce côté de la vie, du monde et de lui-même qu’il n’ose plus regarder en face sans parvenir à l’effacer totalement de son existence. Car il y a un malaise, un conflit en lui. L’adulte n’a pas totalement renoncé aux rêves de celle qui reste la femme de sa vie. Son esprit n’a pas totalement écarté son ancien amour.

Ce sera la science qui finira par le ramener vers Sofi, d’une manière si inattendue, comme la vie sait parfois le faire.

Il se verra confronté au choix de changer ou non sa façon de voir le monde. Voir. Avec les yeux de Sofi ou à travers la science seulement.

Les couleurs, les sons, le jeu des acteurs, happent dans cette histoire initiatique qui cherche à réconcilier les deux mondes qui habitent notre Terre : le cartésianisme et la croyance, dans un fantastique sans effet spécial tapageur, sans explosion et sans superhéros. La beauté simple des révélations et de leurs implications, les images crues parfois, les couleurs étranges et captivantes des yeux de Sofi, sont autant de touches qui vont droit au cœur en empruntant la voie des miroirs de l’âme.

C’est une belle fable qui pourtant n’évacue pas la cruauté ni la crudité de ce qui fait la vie.

Bien sûr il y a quelques bémols : Michael Pitt âgé n’est pas très crédible physiquement, et le déroulement de l’intrigue est assez prévisible. Mais cela reste du détail, et pour tout dire, le fait que la trame coule de source n’est peut-être pas un mal. Cela donne sans doute au film une impression de naturel, comme si cette histoire était aussi fluide que le courant d’un fleuve de vie.

J’ai gardé une impression très forte, le film m’ayant laissé silencieux quelques minutes, ce qui est assez rare chez moi.

La bande-annonce en dévoile un peu trop à mon goût, comme hélas beaucoup de celles qui sont montées actuellement dans l’idée de résumer le film plutôt que de suggérer une ambiance.

Pour ceux d’entre vous qui désireraient cependant en voir quelques images :

L’océan au bout du chemin, de Neil Gaiman

L’océan au bout du chemin, de Neil Gaiman

L’océan au bout du chemin, de Neil Gaiman

Les artistes qui ont la capacité de garder en eux leur enfance jusqu’à la réintroduire de façon crédible et réussie dans leur œuvre sont peu nombreux, finalement. Le cinéma a Tim Burton. La littérature fantastique a Neil Gaiman.

Si c’est le film d’animation 3D tiré de son livre, Coraline, qui a fait connaître au grand public français son univers si personnel mêlant conte pour enfants, merveilleux et fantastique, l’homme était déjà un maître dans l’art de décrire le basculement du réel avec Neverwhere, pour ne citer que le plus connu de ses romans. Il est aussi un monument dans l’univers des comics avec ses séries Sandman et Death. Il est le coauteur, avec le regretté Terry Pratchett, de l’excellent De bons présages (Good Omens en anglais), où son don pour le fantastique se conjuguait avec celui du démiurge du Disque-Monde pour la dérision en une parfaite relecture de l’Apocalypse.

D’ailleurs, si vous avez suivit mes précédentes explorations des thèmes bibliques au cinéma (ici ou ici plus récemment) ou en série, précipitez-vous sur Good Omens, qui est la quintessence de ce qui s’est fait de mieux dans le genre : un ange et un démon sont obligés de collaborer pour retrouver l’Antéchrist, malencontreusement perdu puisqu’échangé dans une maternité à la naissance.

Avec son dernier ouvrage, L’océan au bout du chemin, Neil Gaiman renoue avec Neverwhere où il était question de mythes arthuriens, puisqu’il nous entraîne dans une version moderne du vieux thème des Sidhe celtes et du passage vers un autre monde dans la plus pure tradition gaélique ou galloise. Mais cette fois-ci, c’est un enfant qui découvre ce qui se cache derrière la réalité.

Le pitch : alors qu’il revient d’un enterrement, le narrateur se retrouve presque malgré lui dans le village où il vécut enfant, et se remémore un épisode fondateur, quand sa voisine, la très jeune et très vieille Lettie Hempstock, lui révéla que la mare dans la ferme au bout du chemin était en fait un véritable océan.

La couverture de l'édition française parue Au Diable Vauvert

La couverture de l’édition française parue Au Diable Vauvert

Ce point de départ ouvre un texte assez court, mais profondément marquant par la simplicité de l’écriture et sa puissance d’évocation. Je ne sais si la version française de Patrick Marcel a amplifié ce sentiment, mais la lecture est à la fois fluide et « absorbante ». La langue est volontairement enfantine, les phrases sont simples, sans fioritures. Et c’est justement ce qui provoque la puissance des images, des sons, des odeurs, même. En juxtaposant dans un même souffle et une même phrase une idée réelle et un événement fantastique, Neil Gaiman fait entrer le rêve (ou le cauchemar) dans la texture même du récit, et ce faisant dans le tissu même du monde vu par son héros.
C’est donc peu de dire que l’écriture y est finement ciselée, précisément pensée, et pourtant d’une fluidité désarmante, avec un caractère enfantin parfaitement rendu.

Et pourtant, ce n’est pas la seule qualité de ce voyage.

Car c’est surtout en revisitant nombre de principes des vieux contes celtes qu’il parvient à nous entraîner.

Les lecteurs anglo-saxons y auront peut-être été plus sensibles que nous, qui avons perdu beaucoup de cette tradition et de ces motifs narratifs.

Pourtant, c’est bien à la triple Déesse celte que les trois femmes de la famille Hempstock font pour moi référence. Lettie comme figure de la Vierge printanière, sa mère Ginnie comme celle de la Mère Universelle, et la Vieille Madame Hempstock, la grand-mère, comme celle de la « Crone », la Vieille Femme aux pouvoirs mystérieux, un peu sèche et cruelle qui a vécu le passage du temps et a acquis la sagesse que donne la proximité de la mort.

C’est bien au vieux principe de la magie celte faite d’illusions, le Glamour (ça ne vous rappelle rien ?), que les trois femmes Hempstock font appel à plusieurs reprises pour cacher la véritable nature des choses aux simples Mortels, depuis la configuration de leur maison, les phases de la lune, les vêtements prêtés au narrateur, jusqu’à leur propre apparence.

C’est bien aux animaux psychopompes de Morrigan, les corbeaux, que Neil Gaiman fait appel pour matérialiser les entités qui nettoient le réel des créatures qui n’ont pas le droit d’y séjourner.

Pour qui est familier des contes irlandais, ou des vieux mythes préarthuriens, le mélange apparaît comme familier et très moderne à la fois.

Car Neil Gaiman y insère ses propres créations. Je pense surtout à Ursula Monkton, et à l’obsession de l’auteur pour les êtres nées de l’assemblage de tissus, de boutons et de chiffons. On y retrouve l’imaginaire de Coraline.
Le thème même du récit : un enfant confronté à ce que les adultes ne peuvent ou ne veulent voir, prolonge cette parenté avec le film d’animation.

https://youtu.be/XvCdAEF2rOU

Pourtant le livre va plus loin, et les dernières pages sont encore plus belles, qui nous livrent une certaine philosophie de l’enfance et des souvenirs que les adultes en gardent, de la vie, du recommencement, du rêve et du réel.

À n’en pas douter, L’océan au bout du chemin est une petite perle de poésie.